Les Mendiants de Paris/9

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G. Roux (Paris) (p. 54-57).

IX

le retour du bois

Dès que les deux amis furent en chemin, la beauté du soir, la pureté de l’air, que l’élan rapide de la voiture faisait largement respirer, dissipèrent la fatigue d’Herman et renvoyèrent dans le vague d’un songe la pénible rencontre qu’ils venaient de faire.

L’heure s’avançait ; la population s’était retirée de la grande promenade ombragée, dont les lumières s’éteignaient peu à peu dans les allées silencieuses ; la calèche roulait sur un sable fin, d’où ne s’élevait aucun bruit.

Comme elle était vers le milieu des Champs-Élysées, une sensation agréable se fit jour dans l’âme d’Herman, aussi mobile qu’impressionnable.

De l’allée latérale de droite s’élevait, une musique simple, pittoresque, un chant accompagné de harpe. Le silence, la solitude d’alentour, en rendaient les notes distinctes et vibrantes.

Une voix de femme chantait la romance à la mode dans les carrefours : Une fleur pour réponse. Jamais timbre plus pur, plus frais, plus suave, n’avait frappé l’oreille d’Herman. Il tira le cordon pour faire arrêter la voiture, et entendit avec un plaisir infini, ce refrain délicieux dans la bouche qui le chantait.

Donnez-moi cette fleur chérie
Qui toucha votre main.

On ne pouvait apercevoir la musicienne ambulante : un cercle de petit public silencieux et attentif l’entourait ; l’ondulation des têtes, autant que l’ombre répandue, empêchait le regard d’arriver jusqu’à celle qui chantait ; seulement, au centre de l’ellipse, dans la lueur du bout de chandelle posé à terre, on voyait la cime dorée d’une harpe, de cet instrument antique toujours divin ou populaire, qui, maintenant exilé parmi les bohémiens, prêté sa poésie aux concerts des places publiques ; puis autour de ce sommet de l’instrument, le vent amenait parfois une longue boucle de cheveux noirs ou le pli flottant d’une écharpe bleue.

Cette mélodie isolée, en plein air, à une heure attardée, ce chant naïf et populaire avaient un attrait si doux, que Rocheboise ni même Dubreuil ne pensèrent à s’éloigner tant que la chanteuse modula sa romance. Il leur prit même fantaisie d’entendre un second morceau, ils descendirent de voiture et entrèrent dans l’allée, tout en se tenant à distance du menu peuple, qui entourait, la musicienne.

Mais comme ils espéraient entendre la jolie voix de plus près, il se fit un mouvement parmi les auditeurs qui apportaient leur sou dans la sébile, puis, la petite bohémienne sortit du cercle, et comme elle s’en allait du côté opposé au leur, ils ne purent pas même l’apercevoir en ce moment.

Les jeunes gens continuèrent cependant de descendre l’allée dans laquelle, ils se trouvaient.

Ils avaient fait à peine une vingtaine de pas, lorsqu’ils entendirent, une voix qui disait derrière eux :

— Monsieur ! monsieur ! vous perdez votre bourse.

Ils se retournèrent et un homme tendit, en effet, à Herman sa bourse, qu’il avait déjà tirée pour donner une pièce à la chanteuse, lorsque celle-ci s’était, éloignée, et qu’en continuant son chemin il avait laissée tomber de ses doigts.

Le pauvre homme mettait tant de simplicité et un ton si poli à rapporter cette bourse, qu’Herman ne crut pas devoir récompenser cette loyauté si naturelle et qui semblait s’ignorer elle-même, en lui offrant de l’argent. Mais comme le brave homme, en le quittant, retournait s’installer près d’une petite boutique dressée dans l’avenue, Herman s’approcha de son étalage pour y faire quelques emplettes et le payer ainsi plus délicatement de sa peine.

La boutique consistait en une table d’un pied carré, couverte de petites figures de saints, de reliquaires, de sabliers, et surmontée d’une ficelle, à laquelle pendaient grand nombre de médailles et de chapelets.

Un de ces objets frappa les regards d’Herman : il reconnut là des médailles à l’image de la Vierge, semblables à celle dont il avait gardé le souvenir, l’ayant vue au cou de la jolie quêteuse.

Il les fit remarquer à Léon en lui parlant à demi-voix.

Le marchand entendit pourtant quelques mots au hasard, car il dit aussitôt :

— La congrégation de Marie… Ah ! certainement c’est une œuvre bien méritoire que celle-là, et que la bénédiction de Dieu accompagne… J’en dois avoir sur moi le tableau édifiant… Si ces messieurs voulaient y jeter les yeux…

Il tendit des imprimés portant les statuts de cette petite société religieuse, les noms et les adresses des personnes qui en faisaient partie…

Herman, y ayant porté machinalement les yeux, vit un nom ajouté à la plume, et qui était celui d’Hélène Hubert.

— Tiens, regarde, dit-il à Léon, comme pour lui reprocher les doutes qu’il avait manifestés la veille.

— Oui, répondit celui-ci, Hélène Hubert.

— Ah ! ces messieurs connaissent mademoiselle Hubert, dit encore le marchand : une bien sainte fille !… qui fait l’édification de la société… La maison des orphelines reçoit bien des secours par ses mains… C’est une vérité à dire.

— Aussi bonne que belle ! dit Herman avec chaleur. Je l’aiderai certainement dans ses charités… Eh bien ! mon brave homme, ajouta-t-il en s’adressant au marchand, votre complaisance à me rapporter ma bourse n’aura pas été perdue pour les malheureux… Je veux m’occuper aussi de la maison des orphelines.

Puis Herman s’étant aperçu que le pauvre marchand était infirme, sans remarquer sa figure, que d’ailleurs le faible luminaire de la boutique dévoilait à peine, il le paya très-largement les deux ou trois sabliers qu’il venait d’acheter, et s’éloigna.

La calèche ramena enfin les deux jeunes gens à l’hôtel, après cette promenade infiniment prolongée par l’incident du bois de Boulogne.

Dès qu’Herman fut remonté dans sa chambré, il regarda de nouveau le prospectus de la congrégation de Marie, sur lequel était indiquée, comme il l’avait espéré, la demeure de mademoiselle Hélène Hubert.