Les Merveilleux Voyages de Marco Polo dans l’Asie du XIIIe siècle/Partie II/Chapitre 33

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XXXIII

Le Caraïan et ses serpents monstrueux


La province de Caraïan[1] produit du blé et du riz, mais le blé y est mauvais et les habitants ne font pas de pain ; ils se nourrissent de riz ; ils en fabriquent aussi un breuvage limpide et de goût excellent. Comme monnaie, ils se servent de coquillages blancs comme de la porcelaine qu’on trouve dans la mer et qui viennent des Indes. Ils mangent la viande crue. Ils prennent le foie au moment où on le retire de l’animal, le coupent en menus morceaux et le mettent dans une sauce faite d’eau chaude et d’épices.

Les ruisseaux et les lacs contiennent en abondance des paillettes d’or. L’or est commun dans le pays et ne vaut que six fois l’argent.

Dans cette contrée vivent des serpents d’une grosseur si démesurée que leur aspect épouvante ceux qui les voient. Ils sont d’une laideur étonnante. Ils ont dix pas de long, tantôt plus, tantôt moins. Ils sont gros comme une tonne. Ils ont deux jambes par devant, près de la tête, mais n’ont pas de pattes, sinon une griffe semblable à celle d’un lion ou d’un faucon. Leur tête est énorme et leurs yeux plus grands qu’un grand pain. Leur gueule est assez large pour engloutir un homme. Ils sont si affreux et si féroces qu’il n’existe pas d’homme ou d’animal qui ne les redoute.

Voici comment on les capture. Le jour, ils restent sous terre à cause de la grande chaleur. La nuit, ils sortent pour se nourrir et dévorent toutes les bêtes qu’ils peuvent atteindre. Ils vont boire aux rivières, aux ruisseaux et aux lacs. Leur poids est tel que leur queue trace dans le sable un sillon profond comme si on avait traîné un tonneau plein. Les chasseurs, qui savent que les serpents suivront au retour le même chemin, disposent leur piège sur cette piste. Ils fichent très profondément en terre un pieu, et y adaptent un fer tranchant comme un rasoir. Puis ils recouvrent le tout de terre pour en cacher la vue aux serpents. Ils placent plusieurs de ces engins sur les voies des serpents. Quand ceux-ci passent, le fer leur entre par le ventre et les fend jusqu’au nombril. Ils meurent sur le champ. Les chasseurs leur ôtent le fiel des entrailles et le vendent très cher. C’est un remède merveilleux. Si on en fait avaler gros comme le poids d’un petit denier à un homme mordu par un chien enragé, il est aussitôt guéri. Si quelqu’un a la gale ou un furoncle, il suffit pour le guérir de mettre sur le mal un peu de ce fiel. On vend aussi la chair, car les gens du pays la mangent volontiers. Quand ces serpents ont grand faim, ils vont quelquefois au gîte des lions, des ours, et d’autres bêtes puissantes. Là, ils dévorent les petits sans que les parents puissent les défendre. Ils dévorent aussi les hommes qu’ils attrapent.

Dans cette province de Caxaïan, on élève des chevaux de grande taille qu’on va vendre aux Indes. On leur coupe l’extrémité de la queue pour qu’ils ne puissent en frapper leurs cavaliers. Les habitants montent à cheval comme en France ; ils ont des armures de cuir bouilli, des lances, des boucliers et des arbalètes ; ils se servent de flèches empoisonnées. Avant la conquête du grand Khan, s’ils recevaient comme hôte quelque étranger qui leur parût de bonne mine, ils l’empoisonnaient.

Ce n’était pas pour le voler, mais ils croyaient que l’esprit du mort restait dans la maison où on l’avait fait mourir. Depuis trente-cinq ans que le grand Khan les a conquis, il les a forcés à abandonner cet usage.

  1. Le Yun-nân.