Les Mille et Une Nuits/Histoire de Noureddin Ali, et de Bedreddin Hassan

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HISTOIRE
DE NOUREDDIN ALI, ET DE BEDREDDIN HASSAN.


« Commandeur des croyans, il y avoit autrefois en Égypte un sultan, grand observateur de la justice, bienfaisant, miséricordieux, libéral. Sa valeur le rendoit redoutable à ses voisins. Il aimoit les pauvres, et protégeoit les savans qu’il élevoit aux premières charges. Le visir de ce sultan étoit un homme prudent, sage, pénétrant, consommé dans les belles-lettres et dans toutes les sciences. Ce ministre avoit deux fils très-bien faits, et qui marchoient l’un et l’autre sur ses traces : l’aîné se nommoit Schemseddin[1] Mohammed, et le cadet Noureddin Ali. Ce dernier principalement avoit tout le mérite qu’on peut avoir. Le visir leur père étant mort, le sultan les envoya chercher, et les ayant fait revêtir tous deux d’une robe de visir ordinaire : « J’ai bien du regret, leur dit-il, de la perte que vous venez de faire. Je n’en suis pas moins touché que vous-mêmes. Je veux vous le témoigner ; et comme je sais que vous demeurez ensemble, et que vous êtes parfaitement unis, je vous gratifie l’un et l’autre de la même dignité. Allez, et imitez votre père. »

» Les deux nouveaux visirs remercièrent le sultan de sa bonté, et se retirèrent chez eux, où ils prirent soin des funérailles de leur père. Au bout d’un mois, ils firent leur première sortie ; ils allèrent pour la première fois au conseil du sultan, et depuis ils continuèrent d’y assister régulièrement les jours qu’il s’assembloit. Toutes les fois que le sultan alloit à la chasse, un des deux frères l’accompagnoit, et ils avoient alternativement cet honneur. Un jour qu’ils s’entretenoient après le souper de choses indifférentes, c’étoit la veille d’une chasse où l’aîné devoit suivre le sultan, ce jeune homme dit à son cadet : « Mon frère, puisque nous ne sommes point encore mariés, ni vous ni moi, et que nous vivons dans une si bonne union, il me vient une pensée : épousons tous deux en un même jour deux sœurs que nous choisirons dans quelque famille qui nous conviendra. Que dites-vous de cette idée ? » « Je dis, mon frère, répondit Noureddin Ali, qu’elle est bien digne de l’amitié qui nous unit. On ne peut pas mieux penser, et pour moi, je suis prêt à faire tout ce qu’il vous plaira. » « Oh, ce n’est pas tout encore, reprit Schemseddin Mohammed, mon imagination va plus loin. Supposé que nos femmes conçoivent la première nuit de nos noces, et qu’ensuite elles accouchent en un même jour, la vôtre d’un fils, et la mienne d’une fille, nous les marierons ensemble quand ils seront en âge. » « Ah pour cela, s’écria Noureddin Ali, il faut avouer que ce projet est admirable ! Ce mariage couronnera notre union, et j’y donne volontiers mon consentement. Mais, mon frère, ajouta-t-il, s’il arrivoit que nous fissions ce mariage, prétendriez-vous que mon fils donnât une dot à votre fille ? » « Cela ne souffre pas de difficulté, repartit l’aîné, et je suis persuadé qu’outre les conventions ordinaires du contrat de mariage, vous ne manqueriez pas d’accorder en son nom, au moins trois mille sequins, trois bonnes terres et trois esclaves. » « C’est de quoi je ne demeure pas d’accord, dit le cadet. Ne sommes-nous pas frères et collègues, revêtus tous deux du même titre d’honneur ? D’ailleurs, ne savons-nous pas bien vous et moi ce qui est juste ? Le mâle étant plus noble que la femelle, ne seroit-ce pas à vous à donner une grosse dot à votre fille ? À ce que je vois, vous êtes homme à faire vos affaires aux dépens d’autrui. »

» Quoique Noureddin Ali dit ces paroles en riant, son frère, qui n’avoit pas l’esprit bien fait, en fut offensé. « Malheur à votre fils, dit-il avec emportement, puisque vous l’osez préférer à ma fille. Je m’étonne que vous ayez été assez hardi pour le croire seulement digne d’elle. Il faut que vous ayez perdu le jugement pour vouloir aller de pair avec moi, en disant que nous sommes collègues. Apprenez, téméraire, qu’après votre imprudence, je ne voudrois pas marier ma fille avec votre fils, quand vous lui donneriez plus de richesses que vous n’en avez. » Cette plaisante querelle de deux frères sur le mariage de leurs enfans qui n’étoient pas encore nés, ne laissa pas d’aller fort loin. Schemseddin Mohammed s’emporta jusqu’aux menaces. « Si je ne devois pas, dit-il, accompagner demain le sultan, je vous traiterois comme vous le méritez ; mais à mon retour, je vous ferai connoître s’il appartient à un cadet de parler à son aîné aussi insolemment que vous venez de faire. » À ces mots, il se retira dans son appartement, et son frère alla se coucher dans le sien.

» Schemseddin Mohammed se leva le lendemain de grand matin, et se rendit au palais, d’où il sortit avec le sultan, qui prit son chemin au-dessus du Caire, du côté des pyramides. Pour Noureddin Ali, il avoit passé la nuit dans de grandes inquiétudes ; et après avoir bien considéré qu’il n’étoit pas possible qu’il demeurât plus long-temps avec un frère qui le traitoit avec tant de hauteur, il forma une résolution. Il fit préparer une bonne mule, se munit d’argent, de pierreries et de quelques vivres ; et ayant dit à ses gens qu’il alloit faire un voyage de deux ou trois jours, et qu’il vouloit être seul, il partit.

» Quand il fut hors du Caire, il marcha par le désert vers l’Arabie. Mais sa mule venant à succomber sur la route, il fut obligé de continuer son chemin à pied. Par bonheur, un courrier qui alloit à Balsora, l’ayant rencontré, le prit en croupe derrière lui. Lorsque le courrier fut arrivé à Balsora, Noureddin Ali mit pied à terre, et le remercia du plaisir qu’il lui avoit fait. Comme il alloit par les rues cherchant où il pourroit se loger, il vit venir un seigneur, accompagné d’une nombreuse suite, et à qui tous les habitans faisoient de grands honneurs en s’arrêtant par respect jusqu’à ce qu’il fût passé. Noureddin Ali s’arrêta comme les autres. C’étoit le grand-visir du sultan de Balsora qui se montroit dans la ville pour y maintenir par sa présence le bon ordre et la paix.

» Ce ministre ayant jeté les yeux par hasard sur le jeune homme, lui trouva la physionomie engageante ; il le regarda avec complaisance ; et comme il passoit près de lui, et qu’il le voyoit en habit de voyageur, il s’arrêta pour lui demander qui il étoit et d’où il venoit. « Seigneur, lui répondit Noureddin Ali, je suis d’Égypte, né au Caire, et j’ai quitté ma patrie par un si juste dépit contre un de mes parens, que j’ai résolu de voyager par tout le monde, et de mourir plutôt que d’y retourner. « Le grand-visir, qui étoit un vénérable vieillard, ayant entendu ces paroles, lui dit : « Mon fils, gardez-vous bien d’exécuter votre dessein. Il n’y a dans le monde que de la misère ; et vous ignorez les peines qu’il vous faudra souffrir. Venez, suivez-moi plutôt, je vous ferai peut-être oublier le sujet qui vous a contraint d’abandonner votre pays. »

» Noureddin Ali suivit le grand-visir de Balsora, qui ayant bientôt connu ses belles qualités, le prit en affection, de manière qu’un jour l’entretenant en particulier, il lui dit : « Mon fils, je suis, comme vous voyez, dans un âge si avancé, qu’il n’y a pas d’apparence que je vive encore long-temps. Le ciel m’a donné une fille unique qui n’est pas moins belle que vous êtes bien fait, et qui est présentement en âge d’être mariée. Plusieurs des plus puissans seigneurs de cette cour me l’ont déjà demandée pour leurs fils ; mais je n’ai pu me résoudre à la leur accorder. Pour vous, je vous aime, et vous trouve si digne de mon alliance, que vous préférant à tous ceux qui l’ont recherchée, je suis prêt à vous accepter pour gendre. Si vous recevez avec plaisir l’offre que je vous fais, je déclarerai au sultan mon maître que je vous ai adopté par ce mariage, et je le supplierai de m’accorder pour vous la survivance de ma dignité de grand-visir dans le royaume de Balsora. En même temps, comme je n’ai plus besoin que de repos dans l’extrême vieillesse où je suis, je ne vous abandonnerai pas seulement la disposition de tous mes biens, mais même l’administration des affaires de l’état. »

» Le grand-visir de Balsora n’eut pas achevé ce discours rempli de bonté et de générosité, que Noureddin Ali se jeta à ses pieds ; et dans des termes qui marquoient la joie et la reconnoissance dont son cœur étoit pénétré, il témoigna qu’il étoit disposé à faire tout ce qu’il lui plairoit. Alors le grand visir appela les principaux officiers de sa maison, leur ordonna de faire orner la grande salle de son hôtel, et préparer un grand repas. Ensuite il envoya prier tous les seigneurs de la cour et de la ville, de vouloir bien prendre la peine de se rendre chez lui. Lorsqu’ils y furent tous assemblés, comme Noureddin Ali l’avoit informé de sa qualité, il dit à ces seigneurs, car il jugea à propos de parler ainsi, pour satisfaire ceux dont il avoit refusé l’alliance : « Je suis bien aise, Seigneurs, de vous apprendre une chose que j’ai tenue secrète jusqu’à ce jour. J’ai un frère qui est grand visir du sultan d’Égypte, comme j’ai l’honneur de l’être du sultan de ce royaume. Ce frère n’a qu’un fils qu’il n’a pas voulu marier à la cour d’Égypte ; et il me l’a envoyé pour épouser ma fille, afin de réunir par-là nos deux branches. Ce fils que j’ai reconnu pour mon neveu à son arrivée, et que je fais mon gendre, est ce jeune seigneur que vous voyez ici et que je vous présente. Je me flatte que vous voudrez bien lui faire l’honneur d’assister à ses noces, que j’ai résolu de célébrer aujourd’hui. » Nul de ces seigneurs ne pouvant trouver mauvais qu’il eût préféré son neveu à tous les grands partis qui lui avoient été proposés, répondirent tous qu’il avoit raison de faire ce mariage ; qu’ils seroient volontiers témoins de la cérémonie, et qu’ils souhaitoient que Dieu lui donnât encore de longues années pour voir les fruits de cette heureuse union.

En cet endroit, Scheherazade voyant paroître le jour, interrompit sa narration, qu’elle reprit ainsi la nuit suivante :

XCIVe NUIT.

Sire, dit-elle, le grand visir Giafar, continuant l’histoire qu’il racontoit au calife :

» Les seigneurs, poursuivit-il, qui s’étoient assemblés chez le grand visir de Balsora, n’eurent pas plutôt témoigné à ce ministre la joie qu’ils avoient du mariage de sa fille avec Noureddin Ali, qu’on se mit à table. On y demeura très-long-temps. Sur la fin du repas, on servit des confitures, dont chacun, selon la coutume, ayant pris ce qu’il put emporter, les cadis entrèrent avec le contrat de mariage à la main. Les principaux seigneurs le signèrent ; après quoi toute la compagnie se retira.

» Lorsqu’il n’y eut plus personne que les gens de la maison, le grand visir chargea ceux qui avoient soin du bain qu’il avoit commandé de tenir prêt, d’y conduire Noureddin Ali, qui y trouva du linge qui n’avoit point encore servi, d’une finesse et d’une propreté qui faisoit plaisir à voir, aussi bien que toutes les autres choses nécessaires. Quand on eut lavé et frotté l’époux, il voulut reprendre l’habit qu’il venoit de quitter ; mais on lui en présenta un autre de la dernière magnificence. Dans cet état, et parfumé d’odeurs les plus exquises, il alla retrouver le grand visir son beau-père, qui fut charmé de sa bonne mine, et qui l’ayant fait asseoir auprès de lui : « Mon fils, lui dit-il, vous m’avez déclaré qui vous êtes, et le rang que vous teniez à la cour d’Égypte ; vous m’avez dit même que vous avez eu un démêlé avec votre frère, et que c’est pour cela que vous vous êtes éloigné de votre pays ; je vous prie de me faire la confidence entière, et de m’apprendre le sujet de votre querelle. Vous devez présentement avoir une parfaite confiance en moi, et ne me rien cacher. »

» Noureddin Ali lui raconta toutes les circonstances de son différend avec son frère. Le grand visir ne put entendre ce récit sans éclater de rire. « Voilà, dit-il, la chose du monde la plus singulière ! Est-il possible mon fils, que votre querelle soit allée jusqu’au point que vous dites pour un mariage imaginaire ? Je suis fâché que vous vous soyez brouillé pour une bagatelle avec votre frère aîné. Je vois pourtant que c’est lui qui a eu tort de s’offenser de ce que vous ne lui avez dit que par plaisanterie, et je dois rendre grâces au ciel d’un différend qui me procure un gendre tel que vous. Mais, ajouta le vieillard, la nuit est déjà avancée, et il est temps de vous retirer. Allez, ma fille votre épouse, vous attend. Demain je vous présenterai au sultan. J’espère qu’il vous recevra d’une manière dont nous aurons lieu d’être tous deux satisfaits. » Noureddin Ali quitta son beau-père pour se rendre à l’appartement de sa femme.

» Ce qu’il y a de remarquable, continua le grand visir Giafar, c’est que le même jour que ces noces se faisoient à Balsora, Schemseddin Mohammed se marioit aussi au Caire ; et voici le détail de son mariage :

» Après que Noureddin Ali se fut éloigné du Caire dans l’intention de n’y plus retourner, Schemseddin Mohammed, son aîné, qui étoit allé à la chasse avec le sultan d’Égypte, étant de retour au bout d’un mois, (le sultan s’étoit laissé emporter à l’ardeur de la chasse, et avoit été absent durant tout ce temps là) il courut à l’appartement de Noureddin Ali ; mais il fut fort étonné d’apprendre, que sous prétexte d’aller faire un voyage de deux ou trois journées, il étoit parti sur une mule le jour même de la chasse du sultan, et que depuis ce temps-là il n’avoit point paru. Il en fut d’autant plus fâché, qu’il ne douta pas que les duretés qu’il lui avoit dites, ne fussent la cause de son éloignement. Il dépêcha un courrier qui passa par Damas, et alla jusqu’à Alep ; mais Noureddin étoit alors à Balsora. Quand le courrier eut rapporté à son retour qu’il n’en avoit appris aucune nouvelle, Schemseddin Mohammed se proposa de l’envoyer chercher ailleurs, et en attendant, il prit la résolution de se marier. Il épousa la fille d’un des premiers et des plus puissans seigneurs du Caire, le même jour que son frère se maria avec la fille du grand visir de Balsora.

» Ce n’est pas tout, Commandeur des croyans, poursuivit Giafar : voici ce qui arriva encore. Au bout de neuf mois, la femme de Schemseddin Mohammed accoucha d’une fille au Caire, et le même jour, celle de Noureddin Ali mit au monde à Balsora un garçon, qui fut nommé Bedreddin Hassan. Le grand visir de Balsora donna des marques de sa joie par de grandes largesses, et par les réjouissances publiques qu’il fit faire pour la naissance de son petit-fils. Ensuite, pour marquer à son gendre combien il étoit content de lui, il alla au palais supplier très-humblement le sultan d’accorder à Noureddin Ali la survivance de sa charge, afin, dit-il, qu’avant sa mort il eût la consolation de voir son gendre grand visir à sa place.

» Le sultan, qui avoit vu Noureddin Ali avec bien du plaisir lorsqu’il lui avoit été présenté après son mariage, et qui depuis ce temps-là en avoit toujours ouï parler fort avantageusement, accorda la grâce qu’on demandoit pour lui, avec tout l’agrément qu’on pouvoit souhaiter. Il le fit revêtir en sa présence de la robe du grand visir.

» La joie du beau-père fut comblée le lendemain, lorsqu’il vit son gendre présider au conseil en sa place, et faire toutes les fonctions de grand visir. Noureddin Ali s’en acquitta si bien, qu’il sembloit avoir toute sa vie exercé cette charge. Il continua dans la suite d’assister au conseil toutes les fois que les infirmités de la vieillesse ne permirent pas à son beau-père de s’y trouver. Ce bon vieillard mourut quatre ans après ce mariage, avec la satisfaction de voir un rejeton de sa famille, qui promettoit de la soutenir long-temps avec éclat.

» Noureddin Ali lui rendit les derniers devoirs avec toute l’amitié et la reconnoissance possible ; et sitôt que Bedreddin Hassan, son fils, eut atteint l’âge de sept ans, il le mit entre les mains d’un excellent maître, qui commença à l’élever d’une manière digne de sa naissance. Il est vrai qu’il trouva dans cet enfant un esprit vif, pénétrant, et capable de profiter de tous les bons enseignemens qu’il lui donnoit…

Scheherazade alloit continuer ; mais s’apercevant qu’il étoit jour, elle mit fin à son discours. Elle reprit la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

XCVe NUIT.

Sire, le grand visir Giafar poursuivant l’histoire qu’il racontoit au calife :

» Deux ans après, dit-il, que Bedreddin Hassan eut été mis entre les mains de ce maître, qui lui enseigna parfaitement bien à lire, il lui apprit l’Alcoran par cœur. Noureddin Ali, son père, lui donna d’autres maîtres qui cultivèrent son esprit de telle sorte, qu’à l’âge de douze ans, il n’avoit plus besoin de leur secours. Alors comme tous les traits de son visage étoient formés, il faisoit l’admiration de tous ceux qui le regardoient.

» Jusque-là, Noureddin Ali n’avoit songé qu’à le faire étudier, et ne l’avoit point encore montré dans le monde. Il le mena au palais pour lui procurer l’honneur de faire la révérence au sultan, qui le reçut très-favorablement. Les premiers qui le virent dans les rues, furent si charmés de sa beauté, qu’ils en firent des exclamations de surprise, et qu’ils lui donnèrent mille bénédictions.

» Comme son père se proposoit de le rendre capable de remplir un jour sa place, il n’épargna rien pour cela, et il le fit entrer dans les affaires les plus difficiles, afin de l’y accoutumer de bonne heure. Enfin, il ne négligeoit aucune chose pour l’avancement d’un fils qui lui étoit si cher ; et il commençoit à jouir déjà du fruit de ses peines, lorsqu’il fut attaqué tout-à-coup d’une maladie dont la violence fut telle, qu’il sentit fort bien qu’il n’étoit pas éloigné du dernier de ses jours. Aussi ne se flatta-t-il pas, et il se disposa d’abord à mourir en vrai musulman. Dans ce moment précieux, il n’oublia pas son cher fils Bedreddin ; il le fit appeler, et lui dit : « Mon fils, vous voyez que le monde est périssable ; il n’y a que celui où je vais bientôt passer, qui soit véritablement durable. Il faut que vous commenciez dès-à-présent à vous mettre dans les mêmes dispositions que moi : préparez-vous à faire ce passage sans regret, et sans que votre conscience puisse rien vous reprocher sur les devoirs d’un musulman, ni sur ceux d’un parfait honnête homme. Pour votre religion, vous en êtes suffisamment instruit, et par ce que vous en ont appris vos maîtres, et par vos lectures. À l’égard de l’honnête homme, je vais vous donner quelques instructions que vous tâcherez de mettre à profit. Comme il est nécessaire de se connoître soi-même, et que vous ne pouvez bien avoir cette connoissance que vous ne sachiez qui je suis, je vais vous l’apprendre :

» J’ai pris naissance en Égypte, poursuivit-il ; mon père, votre aïeul, étoit premier ministre du sultan de ce royaume. J’ai moi-même eu l’honneur d’être un des visirs de ce même sultan avec mon frère, votre oncle, qui, je crois, vit encore, et qui se nomme Schemseddin Mohammed. Je fus obligé de me séparer de lui, et je vins en ce pays où je suis parvenu au rang que j’ai tenu jusqu’à présent. Mais vous apprendrez toutes ces choses plus amplement dans un cahier que j’ai à vous donner. »

» En même temps, Noureddin Ali tira ce cahier qu’il avoit écrit de sa propre main et qu’il portoit toujours sur soi, et le donnant à Bedreddin Hassan : « Prenez, lui dit-il, vous le lirez à votre loisir ; vous y trouverez, entr’autres choses, le jour de mon mariage et celui de votre naissance. Ce sont des circonstances dont vous aurez peut-être besoin dans la suite, et qui doivent vous obliger à le garder avec soin. » Bedreddin Hassan, sensiblement affligé de voir son père dans l’état où il étoit, touché de ses discours, reçut le cahier les larmes aux yeux, en lui promettant de ne s’en dessaisir jamais.

» En ce moment, il prit à Noureddin Ali une foiblesse qui fit croire qu’il alloit expirer. Mais il revint à lui, et reprenant la parole : « Mon fils, lui dit-il, la première maxime que j’ai à vous enseigner, c’est « de ne vous pas donner au commerce de toutes sortes de personnes. Le moyen de vivre en sûreté, c’est de se donner entièrement à soi-même, et de ne se pas communiquer facilement.

» La seconde, de ne faire violence à qui que ce soit ; car en ce cas tout le monde se révolteroit contre vous ; et vous devez regarder le monde comme un créancier à qui vous devez de la modération, de la compassion et de la tolérance.

» La troisième, de ne dire mot quand on vous chargera d’injures. On est hors de danger (dit le proverbe), lorsque l’on garde le silence. C’est particulièrement en cette occasion que vous devez le pratiquer. Vous savez aussi à ce sujet qu’un de nos poètes dit que le silence est l’ornement et la sauvegarde de la vie ; qu’il ne faut pas, en parlant, ressembler à la pluie d’orage qui gâte tout. On ne s’est jamais repenti de s’être tû, au lieu que l’on a souvent été fâché d’avoir parlé.

» La quatrième, de ne pas boire de vin ; car c’est la source de tous les vices.

» La cinquième, de bien ménager vos biens ; si vous ne les dissipez pas, ils vous serviront à vous préserver de la nécessité. Il ne faut pas pourtant en avoir trop, ni être avare : pour peu que vous en ayez et que vous le dépensiez à propos, vous aurez beaucoup d’amis ; mais si au contraire vous avez de grandes richesses, et que vous en fassiez un mauvais usage, tout le monde s’éloignera de vous et vous abandonnera. »

» Enfin, Noureddin Ali continua jusqu’au dernier moment de sa vie, à donner de bons conseils à son fils ; et quand il fut mort, on lui fit des obsèques magnifiques…

Scheherazade, à ces paroles, apercevant le jour, cessa de parler et remit au lendemain la suite de cette histoire.

XCVIe NUIT.

La sultane des Indes ayant été réveillée par sa sœur Dinarzade à l’heure ordinaire, elle reprit la parole, et l’adressant à Schariar :

Sire, dit-elle, le calife ne s’ennuyoit pas d’écouter le grand visir Giafard, qui poursuivit ainsi son histoire :

On enterra donc, dit-il, Noureddin Ali avec tous les honneurs dus à sa dignité. Bedreddin Hassan de Balsora, c’est ainsi qu’on le surnomma, à cause qu’il étoit né dans cette ville, eut une douleur inconcevable de la mort de son père. Au lieu de passer un mois, selon la coutume, il en passa deux dans les pleurs et dans la retraite, sans voir personne, et sans sortir même pour rendre ses devoirs au sultan de Balsora, lequel, irrité de cette négligence, et la regardant comme une marque de mépris pour sa cour et pour sa personne, se laissa transporter de colère. Dans sa fureur, il fit appeler le nouveau grand visir ; car il en avoit nommé un dès qu’il avoit appris la mort de Noureddin Ali ; il lui ordonna de se transporter à la maison du défunt, et de la confisquer avec toutes ses autres maisons, terres et effets, sans rien laisser à Bedreddin Hassan, dont il commanda même qu’on se saisît.

» Le nouveau grand visir, accompagné d’un grand nombre d’huissiers du palais, de gens de justice et d’autres officiers, ne différa pas de se mettre en chemin pour aller exécuter sa commission. Un des esclaves de Bedreddin Hassan qui étoit par hasard parmi la foule, n’eut pas plutôt appris le dessein du visir, qu’il prit les devans et courut en avertir son maître. Il le trouva assis sous le vestibule de sa maison, aussi affligé que si son père n’eût fait que de mourir. Il se jeta à ses pieds tout hors d’haleine ; et après lui avoir baisé le bas de la robe : « Sauvez-vous, Seigneur, lui dit-il, sauvez-vous promptement. » « Qu’y a-t-il, lui demanda Bedreddin, en levant la tête ? Quelle nouvelle m’apportes-tu ? » « Seigneur, répondit-il, il n’y a pas de temps à perdre. Le sultan est dans une horrible colère contre vous, et on vient de sa part confisquer tout ce que vous avez, et même se saisir de votre personne. »

» Le discours de cet esclave fidèle et affectionné mit l’esprit de Bedreddin Hassan dans une grande perplexité. « Mais ne puis-je, dit-il, avoir le temps de rentrer et de prendre au moins quelqu’argent et des pierreries ? » « Seigneur, répliqua l’esclave, le grand visir sera dans un moment ici. Partez tout-à-l’heure, sauvez-vous. » Bedreddin Hassan se leva vîte du sofa où il étoit, mit les pieds dans ses babouches ; et après s’être couvert la tête d’un bout de sa robe pour se cacher le visage, s’enfuit sans savoir de quel côté il devoit tourner ses pas, pour échapper au danger qui le menaçoit. La première pensée qui lui vint, fut de gagner en diligence la plus prochaine porte de la ville. Il courut sans s’arrêter jusqu’au cimetière public ; et comme la nuit s’approchoit, il résolut de l’aller passer au tombeau de son père. C’étoit un édifice d’assez grande apparence en forme de dôme, que Noureddin Ali avoit fait bâtir de son vivant ; mais il rencontra en chemin un juif fort riche qui étoit banquier et marchand de profession. Il revenoit d’un lieu où quelqu’affaire l’avoit appelé, et il s’en retournoit dans la ville. Ce juif ayant reconnu Bedreddin, s’arrêta et le salua fort respectueusement…

En cet endroit le jour venant à paroître, imposa silence à Scheherazade, qui reprit son discours la nuit suivante.

XCVIIe NUIT.

Sire, dit-elle, le calife écoutoit avec beaucoup d’attention le grand-visir Giafar, qui continua de cette manière :

» Le juif, poursuivit-il, qui se nommoit Isaac, après avoir salué Bedreddin Hassan, et lui avoir baisé la main, lui dit : « Seigneur, oserois-je prendre la liberté de vous demander où vous allez à l’heure qu’il est, seul en apparence, un peu agité ? Y a-t-il quelque chose qui vous fasse de la peine ? « « Oui, répondit Bedreddin : je me suis endormi tantôt, et dans mon sommeil, mon père m’est apparu. Il avoit le regard terrible, comme s’il eût été dans une grande colère contre moi. Je me suis réveillé en sursaut et plein d’effroi, et je suis parti aussitôt pour venir faire ma prière sur son tombeau. » « Seigneur, reprit le juif qui ne pouvoit pas savoir pourquoi Bedreddin Hassan étoit sorti de la ville, comme le feu grand visir votre père et mon seigneur, d’heureuse mémoire, avoit chargé en marchandises plusieurs vaisseaux qui sont encore en mer et qui vous appartiennent, je vous supplie de m’accorder la préférence sur tout autre marchand. Je suis en état d’acheter argent comptant la charge de tous vos vaisseaux ; et pour commencer, si vous voulez bien m’abandonner celle du premier qui arrivera à bon port, je vais vous compter mille sequins. Je les ai ici dans ma bourse, et je suis prêt à vous les livrer d’avance. » En disant cela, il tira une grande bourse qu’il avoit sous son bras par-dessous sa robe, et la lui montra cachetée de son cachet.

» Bedreddin Hassan, dans l’état où il étoit, chassé de chez lui, et dépouillé de tout ce qu’il avoit au monde, regarda la proposition du juif comme une faveur du ciel. Il ne manqua pas de l’accepter avec beaucoup de joie. « Seigneur, lui dit alors le juif, vous me donnez donc pour mille sequins le chargement du premier de vos vaisseaux qui arrivera dans ce port ? » « Oui, je vous le vends mille sequins, répondit Bedreddin Hassan, et c’est une chose faite. » Le juif aussitôt lui mit entre les mains la bourse de mille sequins, en s’offrant de les compter. Bedreddin lui en épargna la peine, en lui disant qu’il s’en fioit bien à lui. « Puisque cela est ainsi, reprit le juif, ayez la bonté, Seigneur, de me donner un mot d’écrit du marché que nous venons de faire. » En disant cela, il tira son écritoire qu’il avoit à la ceinture ; et après en avoir pris une petite canne bien taillée pour écrire, il la lui présenta avec un morceau de papier qu’il trouva dans son porte-lettres, et pendant qu’il tenoit le cornet, Bedreddin Hassan écrivit ces paroles :

« Cet écrit est pour rendre témoignage que Bedreddin Hassan de Balsora a vendu au juif Isaac, pour la somme de mille sequins qu’il a reçus, le chargement du premier de ses navires qui abordera dans ce port. »

bedreddin hassan de Balsora.


» Après avoir fait cet écrit, il le donna au juif, qui le mit dans son porte-lettres, et qui prit ensuite congé de lui. Pendant qu’Isaac poursuivoit son chemin vers la ville, Bedreddin Hassan continua le sien vers le tombeau de son père Noureddin Ali. En y arrivant, il se prosterna la face contre terre ; et les yeux baignés de larmes, il se mit à déplorer sa misère. « Hélas ! disoit-il, infortuné Bedreddin, que vas-tu devenir ? Où iras-tu chercher un asile contre l’injuste prince qui te persécute ? N’étoit-ce pas assez d’être affligé de la mort d’un père si chéri, falloit-il que la fortune ajoutât un nouveau malheur à mes justes regrets ? » Il demeura long-temps dans cet état ; mais enfin il se releva ; et ayant appuyé sa tête sur le sépulcre de son père, ses douleurs se renouvelèrent avec plus de violence qu’auparavant, et il ne cessa de soupirer et de se plaindre jusqu’à ce que succombant au sommeil, il leva la tête de dessus le sépulcre, et s’étendit tout de son long sur le pavé où il s’endormit.

» Il goûtoit à peine la douceur du repos, lorsqu’un génie qui avoit établi sa retraite dans ce cimetière pendant le jour, se disposant à courir le monde cette nuit, selon sa coutume, aperçut ce jeune homme dans le tombeau de Noureddin Ali. Il y entra ; et comme Bedreddin étoit couché sur le dos, il fut frappé, ébloui de l’éclat de sa beauté…

Le jour qui paroissoit ne permit pas à Scheherazade de poursuivre cette histoire ; mais le lendemain à l’heure ordinaire, elle continua de cette sorte :

XCVIIIe NUIT.

» Quand le génie, reprit le grand visir Giafard, eut attentivement considéré Bedreddin Hassan, il dit en lui-même : « À juger de cette créature par sa bonne mine, ce ne peut être qu’un ange du paradis terrestre, que Dieu envoie pour mettre le monde en combustion par sa beauté. » Enfin, après l’avoir bien regardé, il s’éleva fort haut dans l’air, où il rencontra par hasard une fée. Ils se saluèrent l’un et l’autre ; ensuite le génie dit à la fée : « Je vous prie de descendre avec moi jusqu’au cimetière où je demeure, et je vous ferai voir un prodige de beauté, qui n’est pas moins digne de votre admiration que de la mienne. » La fée y consentit : ils descendirent tous deux en un instant ; et lorsqu’ils furent dans le tombeau : « Hé bien, dit le génie à la fée, en lui montrant Bedreddin Hassan, avez-vous jamais vu un jeune homme mieux fait et plus beau que celui-ci ? »

» La fée examina Bedreddin avec attention ; puis se tournant vers le génie : « Je vous avoue, lui répondit-elle, qu’il est très-bien fait ; mais je viens de voir au Caire tout-à-l’heure un objet encore plus merveilleux, dont je vais vous entretenir si vous voulez m’écouter. » « Vous me ferez un très-grand plaisir, répliqua le génie. » « Il faut donc que vous sachiez, reprit la fée (car je vais prendre la chose de loin), que le sultan d’Égypte a un visir qui se nomme Schemseddin Mohammed, et qui a une fille âgée d’environ vingt ans. C’est la plus belle et la plus parfaite personne dont on ait jamais ouï parler. Le sultan, informé par la voix publique de la beauté de cette jeune demoiselle, fit appeler le visir, son père, un de ces derniers jours, et lui dit : « J’ai appris que vous avez une fille à marier ; j’ai envie de l’épouser : ne voulez-vous pas bien me l’accorder ? » Le visir, qui ne s’attendoit pas à cette proposition, en fut un peu troublé ; mais il n’en fut pas ébloui ; et au lieu de l’accepter avec joie, ce que d’autres à sa place n’auroient pas manqué de faire, il répondit au sultan : « Sire, je ne suis pas digne de l’honneur que votre majesté me veut faire, et je la supplie très-humblement de ne pas trouver mauvais que je m’oppose à son dessein. Vous savez que j’avois un frère nommé Noureddin Ali, qui avoit comme moi l’honneur d’être un de vos visirs. Nous eûmes ensemble une querelle qui fut cause qu’il disparut tout-à-coup, et je n’ai point eu de ses nouvelles depuis ce temps-là, si ce n’est que j’ai appris, il y a quatre jours, qu’il est mort à Balsora dans la dignité de grand visir du sultan de ce royaume. Il a laissé un fils ; et comme nous nous engageâmes autrefois tous deux à marier nos enfans ensemble, supposé que nous en eussions, je suis persuadé qu’il est mort dans l’intention de faire ce mariage. C’est pourquoi de mon côté, je voudrois accomplir ma promesse, et je conjure votre majesté de me le permettre. Il y a dans cette cour beaucoup d’autres seigneurs qui ont des filles comme moi, et que vous pouvez honorer de votre alliance. »

» Le sultan d’Égypte fut irrité au dernier point contre Schemseddin Mohammed…

Scheherazade se tut en cet endroit, parce qu’elle vit paroître le jour. La nuit suivante, elle reprit le fil de sa narration, et dit au sultan des Indes, en faisant toujours parler le visir Giafar au calife Haroun Alraschild :

XCIXe NUIT.

» Le sultan d’Égypte, choqué du refus et de la hardiesse de Schemseddin Mohammed, lui dit avec un transport de colère qu’il ne put retenir : « Est-ce donc ainsi que vous répondez à la bonté que j’ai de vouloir bien m’abaisser jusqu’à faire alliance avec vous ? Je saurai me venger de la préférence que vous osez donner sur moi à un autre ; et je jure que votre fille n’aura pas d’autre mari que le plus vil et le plus mal fait de tous mes esclaves. » En achevant ces mots, il renvoya brusquement le visir, qui se retira chez lui plein de confusion, et cruellement mortifié. Aujourd’hui le sultan a fait venir un de ses palfreniers qui est bossu par devant et par derrière, et laid à faire peur ; et après avoir ordonné à Schemseddin Mohammed de consentir au mariage de sa fille avec cet esclave, il a fait dresser et signer le contrat par des témoins en sa présence. Les préparatifs de ces bizarres noces sont achevés ; et à l’heure que je vous parle, tous les esclaves des seigneurs de la cour d’Égypte sont à la porte d’un bain, chacun avec un flambeau à la main. Ils attendent que le palefrenier bossu qui y est, et qui s’y lave, en sorte, pour le mener chez son épouse, qui, de son côté, est déjà coiffée et habillée. Dans le moment que je suis partie du Caire, les dames assemblées se disposoient à la conduire, avec tous ses ornemens nuptiaux, dans la salle où elle doit recevoir le bossu, et où elle l’attend présentement. Je l’ai vue, et je vous assure qu’on ne peut la regarder sans admiration. »

» Quand la fée eut cessé de parler, le génie lui dit : « Quoi que vous puissiez dire, je ne puis me persuader que la beauté de cette fille surpasse celle de ce jeune homme. » « Je ne veux pas disputer contre vous, repliqua la fée, je vous confesse qu’il mériteroit d’épouser la charmante personne qu’on destine au bossu ; et il me semble que nous ferions une action digne de nous, si, nous opposant à l’injustice du sultan d’Égypte, nous pouvions substituer ce jeune homme à la place de l’esclave. » « Vous avez raison, repartit le génie ; vous ne sauriez croire combien je vous sais bon gré de la pensée qui vous est venue. Trompons, j’y consens, la vengeance du sultan d’Égypte ; consolons un père affligé, et rendons sa fille aussi heureuse qu’elle se croit misérable. Je n’oublierai rien pour faire réussir ce projet ; et je suis persuadé que vous ne vous y épargnerez pas ; je me charge de le porter au Caire sans qu’il se réveille, et je vous laisse le soin de le porter ailleurs quand nous aurons exécuté notre entreprise. »

» Après que la fée et le génie eurent concerté ensemble tout ce qu’ils vouloient faire, le génie enleva doucement Bedreddin, et le transportant par l’air d’une vîtesse inconcevable, il alla le poser à la porte d’un logement public et voisin du bain, d’où le bossu étoit près de sortir, avec la suite des esclaves qui l’attendoient.

« Bedreddin Hassan, s’étant réveillé en ce moment, fut fort surpris de se voir au milieu d’une ville qui lui étoit inconnue. Il voulut crier pour demander où il étoit ; mais le génie lui donna un petit coup sur l’épaule, et l’avertit de ne dire mot. Ensuite lui mettant un flambeau à la main : « Allez, lui dit-il, mêlez-vous parmi ces gens que vous voyez à la porte de ce bain, et marchez avec eux jusqu’à ce que vous entriez dans une salle où l’on va célébrer des noces. Le nouveau marié est un bossu que vous reconnoîtrez aisément. Mettez-vous à sa droite en entrant, et dès-à-présent, ouvrez la bourse de sequins que vous avez dans votre sein, pour les distribuer aux joueurs d’instrumens, aux danseurs et aux danseuses dans la marche. Lorsque vous serez dans la salle, ne manquez pas d’en donner aussi aux femmes esclaves que vous verrez autour de la mariée, quand elles s’approcheront de vous. Mais toutes les fois que vous mettrez la main dans la bourse, retirez-la pleine de sequins, et gardez-vous de les épargner. Faites exactement tout ce que je vous dis avec une grande présence d’esprit ; ne vous étonnez de rien ; ne craignez personne, et vous reposez du reste sur une puissance supérieure qui en dispose à son gré. »

Le jeune Bedreddin, bien instruit de tout ce qu’il avoit à faire, s’avança vers la porte du bain. La première chose qu’il fit, fut d’allumer son flambeau à celui d’un esclave ; puis se mêlant parmi les autres, comme s’il eût appartenu à quelque seigneur du Caire, il se mit en marche avec eux, et accompagna le bossu qui sortit du bain, et monta sur un cheval de l’écurie du sultan…

Le jour qui parut, imposa silence à Scheherazade, qui remit la suite de cette histoire au lendemain.

Ce NUIT.

Sire, dit-elle, le visir Giafar continuant de parler au calife :

» Bedreddin Hassan, poursuivit-il, se trouvant près des joueurs d’instrumens, des danseurs et des danseuses qui marchoient immédiatement devant le bossu, tiroit de temps en temps de sa bourse des poignées de sequins qu’il leur distribuoit. Comme il faisoit ses largesses avec une grâce sans pareille et un air très-obligeant, tous ceux qui les recevoient, jetoient les yeux sur lui ; et dès qu’ils l’avoient envisagé, ils le trouvoient si bien fait et si beau, qu’ils ne pouvoient plus en détourner leurs regards.

» On arriva enfin à la porte du visir Schemseddin Hassan, qui étoit bien éloigné de s’imaginer que son neveu fût si près de lui. Des huissiers, pour empêcher la confusion, arrêtèrent tous les esclaves qui portoient des flambeaux, et ne voulurent pas les laisser entrer. Ils repoussèrent même Bedreddin Hassan ; mais les joueurs d’instrumens pour qui la porte étoit ouverte, s’arrêtèrent en protestant qu’ils n’entreroient pas si on ne le laissoit entrer avec eux. « Il n’est pas du nombre des esclaves, disoient-ils, il n’y a qu’à le regarder pour en être persuadé. C’est, sans doute, un jeune étranger qui veut voir par curiosité les cérémonies que l’on observe aux noces en cette ville. » En disant cela, ils le mirent au milieu d’eux, et le firent entrer malgré les huissiers. Ils lui ôtèrent son flambeau qu’ils donnèrent au premier qui se présenta ; et après l’avoir introduit dans la salle, ils le placèrent à la droite du bossu, qui s’assit sur un trône magnifiquement orné près de la fille du visir.

» On la voyoit parée de tous ses atours ; mais il paroissoit sur son visage une langueur, ou plutôt une tristesse mortelle, dont il n’étoit pas difficile de deviner la cause, en voyant à côté d’elle un mari si difforme et si peu digne de son amour. Le trône de ces époux si mal assortis étoit au milieu d’un sofa. Les femmes des émirs, des visirs, des officiers de la chambre du sultan, et plusieurs autres dames de la cour et de la ville, étoient assises de chaque côté un peu plus bas, chacune selon son rang, et toutes habillées d’une manière si avantageuse et si riche, que c’étoit un spectacle très-agréable à voir. Elles tenoient de grandes bougies allumées.

» Lorsqu’elles virent entrer Bedreddin Hassan, elles jetèrent les yeux sur lui ; et admirant sa taille, son air et la beauté de son visage, elles ne pouvoient se lasser de le regarder. Quand il fut assis, il n’y en eut pas une qui ne quittât sa place pour s’approcher de lui et le considérer de plus près ; et il n’y en eut guère qui, en se retirant pour aller reprendre leurs places, ne se sentissent agitées d’un tendre mouvement.

» La différence qu’il y avoit entre Bedreddin Hassan et le palefrenier bossu, dont la figure faisoit horreur, excita des murmures dans l’assemblée. « C’est à ce beau jeune homme, s’écrièrent les dames, qu’il faut donner notre épousée, et non pas à ce vilain bossu. » Elles n’en demeurèrent pas là ; elles osèrent faire des imprécations contre le sultan, qui, abusant de son pouvoir absolu, unissoit la laideur avec la beauté. Elles chargèrent aussi d’injures le bossu, et lui firent perdre contenance, au grand plaisir des spectateurs, dont les huées interrompirent pour quelque temps la symphonie qui se faisoit entendre dans la salle. À la fin, les joueurs d’instrumens recommencèrent leurs concerts, et les femmes qui avoient habillé la mariée, s’approchèrent d’elle…

En prononçant ces dernières paroles, Scheherazade remarqua qu’il étoit jour. Elle garda aussitôt le silence ; et la nuit suivante, elle reprit ainsi son discours :


Note du Traducteur. La cent et unième et la cent deuxième Nuits sont employées dans l’original à la description de sept robes et de sept parures différentes, dont la fille du visir Schemseddin Mohammed changea au son des instrumens. Comme cette description ne m’a point paru agréable, et que d’ailleurs elle est accompagnée de vers, qui ont, à la vérité, leur beauté en arabe, mais que les Français ne pourroient goûter, je n’ai pas jugé à propos de traduire ces deux Nuits.

CIIIe NUIT.

Sire, dit Scheherazade au sultan des Indes, votre majesté n’a pas oublié que c’est le grand visir Giafar qui parle au calife Haroun Alraschid.

» À chaque fois, poursuivit-il, que la nouvelle mariée changeoit d’habits, elle se levoit de sa place, et suivie de ses femmes, passoit devant le bossu sans daigner le regarder, et alloit se présenter devant Bedreddin Hassan, pour se montrer à lui dans ses nouveaux atours. Alors Bedreddin Hassan, suivant l’instruction qu’il avoit reçue du génie, ne manquoit pas de mettre la main dans sa bourse, et d’en tirer des poignées de sequins qu’il distribuoit aux femmes qui accompagnoient la mariée. Il n’oublioit pas les joueurs et les danseurs, il leur en jetoit aussi. C’étoit un plaisir de voir comme ils se poussoient les uns les autres pour en ramasser ; ils lui en témoignèrent de la reconnoissance, et lui marquoient par signes qu’ils voudroient que la jeune épouse fût pour lui, et non pas pour le bossu. Les femmes qui étoient autour d’elle, lui disoient la même chose ; et ne se soucioient guère d’être entendues du bossu, à qui elles faisoient mille niches ; ce qui divertissoit fort tous les spectateurs.

» Lorsque la cérémonie de changer d’habits tant de fois fut achevée, les joueurs d’instrumens cessèrent de jouer, et se retirèrent en faisant signe à Bedreddin Hassan de demeurer. Les dames firent la même chose en se retirant après eux avec tous ceux qui n’étoient pas de la maison. La mariée entra dans un cabinet où ses femmes la suivirent pour la déshabiller, et il ne resta plus dans la salle que le palefrenier bossu, Bedreddin Hassan, et quelques domestiques. Le bossu, qui en vouloit furieusement à Bedreddin qui lui faisoit ombrage, le regarda de travers, et lui dit : « Et toi, qu’attends-tu ? Pourquoi ne te retires-tu pas comme les autres ? Marche. » Comme Bedreddin n’avoit aucun prétexte pour demeurer là, il sortit assez embarrassé de sa personne ; mais il n’étoit pas hors du vestibule, que le génie et la fée se présentèrent à lui, et l’arrêtèrent. « Où allez-vous, lui dit le génie ? Demeurez : le bossu n’est plus dans la salle, il en est sorti pour quelque besoin ; vous n’avez qu’à y rentrer et vous introduire dans la chambre de la mariée. Lorsque vous serez seul avec elle, dites-lui hardiment que vous êtes son mari ; que l’intention du sultan a été de se divertir du bossu ; et que pour apaiser ce mari prétendu, vous lui avez fait apprêter un bon plat de crême dans son écurie. Dites-lui là-dessus tout ce qui vous viendra dans l’esprit pour la persuader. Étant fait comme vous êtes, cela ne sera pas difficile, et elle sera ravie d’avoir été trompée si agréablement. Cependant nous allons donner ordre que le bossu ne rentre pas, et ne vous empêche point de passer la nuit avec votre épouse ; car c’est la vôtre et non pas la sienne. »

» Pendant que le génie encourageoit ainsi Bedreddin, et l’instruisoit de ce qu’il devoit faire, le bossu étoit véritablement sorti de la salle. Le génie s’introduisit où il étoit, prit la figure d’un gros chat noir, et se mit à miauler d’une manière épouvantable. Le bossu cria après le chat, et frappa des mains pour le faire fuir ; mais le chat, au lieu de se retirer, se roidit sur ses pattes, fit briller des yeux enflammés, et regarda fièrement le bossu en miaulant plus fort qu’auparavant, et en grandissant de manière qu’il parut bientôt gros comme un ânon. Le bossu, à cet objet, voulut crier au secours ; mais la frayeur l’avoit tellement saisi, qu’il demeura la bouche ouverte sans pouvoir proférer une parole. Pour ne pas lui donner de relâche, le génie se changea à l’instant en un puissant buffle, et sous cette forme, lui cria d’une voix qui redoubla sa peur : Vilain bossu. À ces mots, l’effrayé palefrenier se laissa tomber sur le pavé, et se couvrant la tête de sa robe pour ne pas voir cette bête effroyable, il lui répondit en tremblant : « Prince souverain des buffles, que demandez-vous de moi ? » « Malheur à toi, lui repartit le génie : tu as la témérité d’oser te marier avec ma maîtresse ! » « Eh, Seigneur, dit le bossu, je vous supplie de me pardonner : si je suis criminel, ce n’est que par ignorance ; je ne savois pas que cette dame eût un buffle pour amant. Commandez-moi ce qui vous plaira, je vous jure que je suis prêt à vous obéir. » « Par la mort, répliqua le génie, si tu sors d’ici, ou que tu ne gardes pas le silence jusqu’à ce que le soleil se lève ; si tu dis le moindre mot, je t’écraserai la tête. Alors, je te permets de sortir de cette maison ; mais je t’ordonne de te retirer bien vîte sans regarder derrière toi ; et si tu as l’audace d’y revenir, il t’en coûtera la vie. » En achevant ces paroles, le génie se transforma en homme, prit le bossu par les pieds ; et après l’avoir levé la tête en bas contre le mur : « Si tu branles, ajouta-t-il, avant que le soleil soit levé, comme je te l’ai déjà dit, je te prendrai par les pieds, et je te casserai la tête en mille pièces contre cette muraille. »

» Pour revenir à Bedreddin Hassan, encouragé par le génie et par la présence de la fée, il étoit rentré dans la salle et s’étoit coulé dans la chambre nuptiale, où il s’assit en attendant le succès de son aventure. Au bout de quelque temps la mariée arriva, conduite par une bonne vieille, qui s’arrêta à la porte, exhortant le mari à bien faire son devoir, sans regarder si c’étoit le bossu ou un autre ; après quoi elle la ferma et se retira.

» La jeune épouse fut extrêmement surprise de voir au lieu du bossu, Bedreddin Hassan qui se présenta à elle de la meilleure grâce du monde. « Hé quoi, mon cher ami, lui dit-elle, vous êtes ici à l’heure qu’il est ? Il faut donc que vous soyez camarade de mon mari ? » « Non, Madame, répondit Bedreddin, je suis d’une autre condition que ce vilain bossu. » « Mais, reprit-elle, vous ne prenez pas garde que vous parlez mal de mon époux. » « Lui, votre époux, Madame, repartit-il ! Pouvez-vous conserver si long-temps cette pensée ? Sortez de votre erreur : tant de beautés ne seront pas sacrifiées au plus méprisable de tous les hommes. C’est moi, Madame, qui suis l’heureux mortel à qui elles sont réservées. Le sultan a voulu se divertir en faisant cette supercherie au visir votre père, et il m’a choisi pour votre véritable époux. Vous avez pu remarquer combien les dames, les joueurs d’instrumens, les danseurs, vos femmes et tous les gens de votre maison se sont réjouis de cette comédie. Nous avons renvoyé le malheureux bossu, qui mange à l’heure qu’il est un plat de crême dans son écurie, et vous pouvez compter que jamais il ne paroîtra devant vos beaux yeux. »

» À ce discours, la fille du visir, qui étoit entrée plus morte que vive dans la chambre nuptiale, changea de visage, prit un air gai, qui la rendit si belle, que Bedreddin en fut charmé. « Je ne m’attendois pas, lui dit-elle, à une surprise si agréable, et je m’étois déjà condamnée à être malheureuse tout le reste de ma vie. Mais mon bonheur est d’autant plus grand, que je vais posséder en vous un homme digne de ma tendresse. » En disant cela, elle acheva de se déshabiller, et se mit au lit. De son côté, Bedreddin Hassan, ravi de se voir possesseur de tant de charmes, se déshabilla promptement. Il mit son habit sur un siége et sur la bourse que le juif lui avoit donnée, laquelle étoit encore pleine, malgré tout ce qu’il en avoit tiré. Il ôta son turban, pour en prendre un de nuit qu’on avoit préparé pour le bossu, et il alla se coucher en chemise et en caleçon[2]. Le caleçon étoit de satin bleu, et attaché avec un cordon tissu d’or…

L’aurore qui se faisoit voir, obligea Scheherazade à s’arrêter. La nuit suivante, ayant été réveillée à l’heure ordinaire, elle reprit le fil de cette histoire, et la continua dans ces termes :

CIVe NUIT.

» Lorsque les deux amans se furent endormis, poursuivit le grand-visir Giafar, le génie, qui avoit rejoint la fée, lui dit qu’il étoit temps d’achever ce qu’ils avoient si bien commencé et conduit jusqu’alors. « Ne nous laissons pas surprendre, ajouta-t-il, par le jour qui paroîtra bientôt ; allez et enlevez le jeune homme sans l’éveiller. »

» La fée se rendit dans la chambre des amans, qui dormoient profondément, enleva Bedreddin Hassan dans l’état où il étoit, c’est-à-dire, en chemise et en caleçon ; et volant avec le génie d’une vîtesse merveilleuse jusqu’à la porte de Damas en Syrie, ils y arrivèrent précisément dans le temps que les ministres des mosquées préposés pour cette fonction, appeloient le peuple à haute voix à la prière de la pointe du jour[3]. La fée posa doucement à terre Bedreddin, et le laissant près de la porte, s’éloigna avec le génie.

» On ouvrit la porte de la ville, et les gens qui s’étoient déjà assemblés en grand nombre pour sortir, furent extrêmement surpris de voir Bedreddin Hassan étendu par terre, en chemise et en caleçon. L’un disoit : « Il a tellement été pressé de sortir de chez sa maîtresse, qu’il n’a pas eu le temps de s’habiller. » « Voyez un peu, disoit l’autre, à quels accidens on est exposé : il aura passé une bonne partie de la nuit à boire avec ses amis ; il se sera enivré, sera sorti ensuite pour quelque nécessité, et au lieu de rentrer, il sera venu jusqu’ici sans savoir ce qu’il faisoit, et le sommeil l’y aura surpris. » D’autres en parloient autrement, et personne ne pouvoit deviner par quelle aventure il se trouvoit là. Un petit vent qui commençoit alors à souffler, leva sa chemise, et laissa voir sa poitrine qui étoit plus blanche que la neige. Ils furent tous tellement étonnés de cette blancheur, qu’ils firent un cri d’admiration qui réveilla le jeune homme. Sa surprise ne fut pas moins grande que la leur de se voir à la porte d’une ville où il n’étoit jamais venu, et environné d’une foule de gens qui le considéroient avec attention. « Messieurs, leur dit-il, apprenez-moi de grâce où je suis, et ce que vous souhaitez de moi ? » L’un d’eux prit la parole, et lui répondit : « Jeune homme, on vient d’ouvrir la porte de cette ville ; et en sortant, nous vous avons trouvé couché ici dans l’état où vous voilà. Nous nous sommes arrêtés à vous regarder. Est-ce que vous avez passé ici la nuit ? Et savez-vous bien que vous êtes à une des portes de Damas ? » « À une des portes de Damas, répliqua Bedreddin ! Vous vous moquez de moi : en me couchant cette nuit, j’étois au Caire. » À ces mots, quelques-uns touchés de compassion, dirent que c’étoit dommage qu’un jeune homme si bien fait eût perdu l’esprit, et ils passèrent leur chemin.

« Mon fils, lui dit un bon vieillard, vous n’y pensez pas : puisque vous êtes ce matin à Damas, comment pouviez-vous être hier au soir au Caire ? Cela ne peut pas être. » « Cela est pourtant très-vrai, repartit Bedreddin ; et je vous jure même que je passai toute la journée d’hier à Balsora. » À peine eut-il achevé ces paroles, que tout le monde fit un grand éclat de rire, et se mit à crier : « C’est un fou, c’est un fou. » Quelques-uns néanmoins le plaignoient à cause de sa jeunesse ; et un homme de la compagnie lui dit : « Mon fils, il faut que vous ayez perdu la raison ; vous ne songez pas à ce que vous dites : est-il possible qu’un homme soit le jour à Balsora, la nuit au Caire, et le matin à Damas ? Vous n’êtes pas sans doute bien éveillé ; rappelez vos esprits. » « Ce que je dis, reprit Bedreddin Hassan, est si véritable, qu’hier au soir j’ai été marié dans la ville du Caire.» Tous ceux qui avoient ri auparavant, redoublèrent leurs ris à ce discours. « Prenez-y bien garde, lui dit la même personne qui venoit de lui parler, il faut que vous ayez rêvé tout cela, et que cette illusion vous soit restée dans l’esprit. » « Je sais bien ce que je dis, répondit le jeune homme. Dites-moi vous-même comment il est possible que je sois allé en songe au Caire, où je suis persuadé que j’ai été effectivement, où l’on a par sept fois amené devant moi mon épouse parée d’un nouvel habillement chaque fois ; et où enfin j’ai vu un affreux bossu qu’on prétendoit lui donner ? Apprenez-moi encore ce que sont devenus ma robe, mon turban et la bourse de sequins que j’avois au Caire ? »

» Quoiqu’il assurât que toutes ces choses étoient réelles, les personnes qui l’écoutoient n’en firent que rire ; ce qui le troubla, de sorte qu’il ne savoit plus lui-même ce qu’il devoit penser de tout ce qui lui étoit arrivé…

Le jour qui commençoit à éclairer l’appartement de Schahriar, imposa silence à Scheherazade, qui continua ainsi son récit le lendemain :

CVe NUIT.

» Sire, continua le visir Giafar, après que Bedreddin Hassan se fut opiniâtré à soutenir que tout ce qu’il avoit dit, étoit véritable, il se leva pour entrer dans la ville, et tout le monde le suivit en criant : « C’est un fou, c’est un fou. » À ces cris, les uns mirent la tête aux fenêtres, les autres se présentèrent à leurs portes ; et d’autres se joignant à ceux qui environnoient Bedreddin, crioient comme eux : « C’est un fou, sans savoir de quoi il s’agissoit. » Dans l’embarras où étoit ce jeune homme, il arriva devant la maison d’un pâtissier qui ouvroit sa boutique, et il entra dedans pour se dérober aux huées du peuple qui le suivoit.

» Ce pâtissier avoit été autrefois chef d’une troupe d’Arabes vagabonds qui détroussoient les caravanes ; et quoiqu’il fût venu s’établir à Damas, où il ne donnoit aucun sujet de plainte contre lui, il ne laissoit pas d’être craint de tous ceux qui le connoissoient. C’est pourquoi dès le premier regard qu’il jeta sur la populace qui suivoit Bedreddin, il la dissipa. Le pâtissier voyant qu’il n’y avoit plus personne, fit plusieurs questions au jeune homme ; il lui demanda qui il étoit, et ce qui l’avoit amené à Damas. Bedreddin Hassan ne lui cacha ni sa naissance ni la mort du grand visir son père ; il lui conta ensuite de quelle manière il étoit sorti de Balsora, et comment, après s’être endormi la nuit précédente sur le tombeau de son père, il s’étoit trouvé à son réveil au Caire, où il avoit épousé une dame. Enfin, il lui marqua la surprise où il étoit de se voir à Damas sans pouvoir comprendre toutes ces merveilles.

« Votre histoire est des plus surprenantes, lui dit le pâtissier ; mais si vous voulez suivre mon conseil, vous ne ferez confidence à personne de toutes les choses que vous venez de me dire, et vous attendrez patiemment que le ciel daigne finir les disgrâces dont il permet que vous soyez affligé. Vous n’avez qu’à demeurer avec moi jusqu’à ce temps-là ; et comme je n’ai pas d’enfans, je suis prêt à vous reconnoître pour mon fils, si vous y consentez. Après que je vous aurai adopté, vous irez librement par la ville, et vous ne serez plus exposé aux insultes de la populace. »

» Quoique cette adoption ne fît pas honneur au fils d’un grand visir, Bedreddin ne laissa pas d’accepter la proposition du pâtissier, jugeant bien que c’étoit le meilleur parti qu’il devoit prendre dans la situation où étoit sa fortune. Le pâtissier le fit habiller, prit des témoins, et alla déclarer devant un cadi qu’il le reconnoissoit pour son fils ; après quoi Bedreddin demeura chez lui sous le simple nom de Hassan, et apprit la pâtisserie.

» Pendant que cela se passoit à Damas, la fille de Schemseddin Mohammed se réveilla ; et ne trouvant pas Bedreddin auprès d’elle, crut qu’il s’étoit levé sans vouloir interrompre son repos, et qu’il reviendroit bientôt. Elle attendoit son retour, lorsque le visir Schemseddin Mohammed, son père, vivement touché de l’affront qu’il croyoit avoir reçu du sultan d’Égypte, vint frapper à la porte de son appartement, résolu de pleurer avec elle sa triste destinée. Il l’appela par son nom ; et elle n’eut pas plutôt entendu sa voix, qu’elle se leva pour lui aller ouvrir la porte. Elle lui baisa la main, et le reçut d’un air si satisfait, que le visir, qui s’attendoit à la trouver baignée de pleurs et aussi affligée que lui, en fut extrêmement surpris. « Malheureuse, lui dit-il en colère, est-ce ainsi que tu parois devant moi ? Après l’affreux sacrifice que tu viens de consommer, peux-tu m’offrir un visage si content ?…

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce que le jour parut. La nuit suivante, elle reprit son discours, et dit au sultan des Indes :

CVIe NUIT.

Sire, le grand visir Giafar continuant de raconter l’histoire de Bedreddin Hassan :

» Quand la nouvelle mariée, poursuivit-il, vit que son père lui reprochoit la joie qu’elle faisoit paroître, elle lui dit : « Seigneur, ne me faites point, de grâce, un reproche si injuste : ce n’est pas le bossu que je déteste plus que la mort ; ce n’est pas ce monstre que j’ai épousé. Tout le monde lui a fait tant de confusion, qu’il a été contraint de s’aller cacher, et de faire place à un jeune homme charmant, qui est mon véritable mari. » « Quelle fable me contez-vous, interrompit brusquement Schemseddin Mohammed ? Quoi, le bossu n’a pas couché cette nuit avec vous ? » « Non, Seigneur, répondit-elle, je n’ai point couché avec d’autres personnes qu’avec le jeune homme dont je vous parle, qui a de grands yeux et de grands sourcils noirs. » À ces paroles, le visir perdit patience, et se mit dans une furieuse colère contre sa fille. « Ah, méchante, lui dit-il, voulez-vous me faire perdre l’esprit par le discours que vous me tenez ? » « C’est vous, mon père, repartit-elle, qui me faites perdre l’esprit à moi-même par votre incrédulité. » « Il n’est donc pas vrai, répliqua le visir, que le bossu… « Hé, laissons là le bossu, interrompit-elle avec précipitation. Maudit soit le bossu ! Entendrai-je toujours parler du bossu ? Je vous le répète encore, mon père, ajouta-t-elle, je n’ai point passé la nuit avec lui, mais avec le cher époux que je vous dis, et qui ne doit pas être loin d’ici. »

» Schemseddin Mohammed sortit pour l’aller chercher ; mais au lieu de le trouver, il fut dans une surprise extrême de rencontrer le bossu qui avoit la tête en bas, les pieds en haut, dans la même situation où l’avoit mis le génie. « Que veut dire cela, lui dit-il ? Qui vous a mis en cet état ? » Le bossu, reconnoissant le visir, lui répondit : « Ah, ah, c’est donc vous qui vouliez me donner en mariage la maîtresse d’un buffle, l’amoureuse d’un vilain génie ? Je ne serai pas votre dupe, et vous ne m’y attraperez pas. »

Scheherazade en étoit là lorsqu’elle aperçut la première lumière du jour. Quoiqu’il n’y eût pas long-temps qu’elle parlât, elle n’en dit pas davantage cette nuit. Le lendemain, elle reprit ainsi la suite de sa narration, et dit au sultan des Indes :

CVIIe NUIT.

Sire, le grand visir Giafar poursuivant son histoire :

» Schemseddin Mohammed, continua-t-il, crut que le bossu extravaguoit quand il l’entendit parler de cette sorte, et il lui dit : « Ôtez-vous de là, mettez-vous sur vos pieds. » « Je m’en garderai bien, repartit le bossu, à moins que le soleil ne soit levé. Sachez qu’étant venu ici hier au soir, il parut tout-à-coup devant moi un chat noir, qui devint insensiblement gros comme un buffle ; je n’ai pas oublié ce qu’il me dit. C’est pourquoi allez à vos affaires et me laissez ici. » Le visir, au lieu de se retirer, prit le bossu par les pieds, et l’obligea à se relever. Cela étant fait, le bossu sortit en courant de toute sa force, sans regarder derrière lui ; il se rendit au palais, se fit présenter au sultan d’Égypte, et le divertit fort en lui racontant le traitement que lui avoit fait le génie.

» Schemseddin Mohammed retourna dans la chambre de sa fille, plus étonné et plus incertain qu’auparavant de ce qu’il vouloit savoir. « Hé bien, fille abusée, lui dit-il, ne pouvez-vous m’éclaircir davantage sur une aventure qui me rend interdit et confus ? » « Seigneur, répondit-elle, je ne puis vous apprendre autre chose que ce que j’ai déjà eu l’honneur de vous dire. Mais voici, ajouta-t-elle, l’habillement de mon époux qu’il a laissé sur cette chaise, il vous donnera peut-être l’éclaircissement que vous cherchez. » En disant ces paroles, elle présenta le turban de Bedreddin au visir, qui le prit, et qui après l’avoir bien examiné de tous côtés : « Je le prendrois, dit-il, pour un turban de visir, s’il n’étoit à la mode de Moussoul. » Mais s’apercevant qu’il y avoit quelque chose de cousu entre l’étoffe et la doublure, il demanda des ciseaux ; ayant décousu, il trouva un papier plié. C’étoit le cahier que Noureddin Ali avoit donné en mourant à Bedreddin, son fils, qui l’avoit caché en cet endroit pour le mieux conserver. Schemseddin Mohammed ayant ouvert le cahier, reconnut le caractère de son frère Noureddin Ali, et lut ce titre : Pour mon fils Bedreddin Hassan. Avant qu’il pût faire ses réflexions, sa fille lui mit entre les mains la bourse qu’elle avoit trouvée sous l’habit. Il l’ouvrit aussi, et elle étoit remplie de sequins, comme je l’ai déjà dit ; car malgré les largesses que Bedreddin Hassan avoit faites, elle étoit toujours demeurée pleine par les soins du génie et de la fée. Il lut ces mots sur l’étiquette de la bourse : Mille sequins appartenant au juif Isaac ; et ceux-ci au-dessus, que le juif avoit écrits avant que de se séparer de Bedreddin Hassan : Livré à Bedreddin Hassan pour le chargement qu’il m’a vendu du premier des vaisseaux qui ont ci-devant appartenu à Noureddin Ali, son père, d’heureuse mémoire, lorsqu’il aura abordé en ce port. Il n’eut pas achevé cette lecture, qu’il fit un cri, et s’évanouit…

Scheherazade vouloit continuer ; mais le jour parut, et le sultan des Indes se leva, résolu d’entendre la suite de cette histoire.

CVIIIe NUIT.

Le lendemain, Scheherazade ayant repris la parole, dit à Schahriar, en continuant à faire parler le visir Giafar :

» Sire, le visir Schemseddin Mohammed étant revenu de son évanouissement par le secours de sa fille et des femmes qu’elle avoit appelées : « Ma fille, dit-il, ne vous étonnez pas de l’accident qui vient de m’arriver : la cause en est telle, qu’à peine y pourrez-vous ajouter foi. Cet époux qui a passé la nuit avec vous, est votre cousin, le fils de Noureddin Ali. Les mille sequins qui sont dans cette bourse, me font souvenir de la querelle que j’eus avec ce cher frère ; c’est sans doute le présent de noce qu’il vous fait. Dieu soit loué de toutes choses, et particulièrement de cette aventure merveilleuse qui montre si bien sa puissance. » Il regarda ensuite l’écriture de son frère, et la baisa plusieurs fois en versant une grande abondance de larmes. « Que ne puis-je, disoit-il, aussi bien que je vois ces traits qui me causent tant de joie, voir ici Noureddin lui-même, et me réconcilier avec lui ! »

» Il lut le cahier d’un bout à l’autre : il y trouva les dates de l’arrivée de son frère à Balsora, de son mariage, de la naissance de Bedreddin Hassan ; et lorsqu’après avoir confronté à ces dates celles de son mariage et de la naissance de sa fille au Caire, il eut admiré le rapport qu’il y avoit entr’elles, et fait enfin réflexion que son neveu étoit son gendre, il se livra tout entier à la joie. Il prit le cahier et l’étiquette de la bourse, les alla montrer au sultan, qui lui pardonna le passé, et qui fut tellement charmé du récit de cette histoire, qu’il la fit mettre par écrit avec ses circonstances, pour la faire passer à la postérité.

» Cependant le visir Schemseddin Mohammed ne pouvoit comprendre pourquoi son neveu avoit disparu ; il espéroit néanmoins le voir arriver à tous momens, et il l’attendoit avec la dernière impatience pour l’embrasser. Après l’avoir inutilement attendu pendant sept jours, il le fit chercher par tout le Caire ; mais il n’en apprit aucune nouvelle, quelques perquisitions qu’il en pût faire. Cela lui causa beaucoup d’inquiétude. « Voilà, disoit-il, une aventure fort singulière : jamais personne n’en a éprouvé une pareille. »

» Dans l’incertitude de ce qui pouvoit arriver dans la suite, il crut devoir mettre lui-même par écrit l’état où étoit alors sa maison ; de quelle manière les noces s’étoient passées ; comment la salle et la chambre de sa fille étoient meublées. Il fit aussi un paquet du turban, de la bourse et du reste de l’habillement de Bedreddin, et renferma sous la clef…

La sultane Scheherazade fut obligée d’en demeurer là, parce qu’elle vit que le jour paroissoit. Sur la fin de la nuit suivante, elle poursuivit cette histoire dans ces termes :

CIXe NUIT.

Sire, le grand visir Giafar continuant de parler au calife :

» Au bout de quelques jours, dit-il, la fille du visir Schemseddin Mohammed s’aperçut qu’elle étoit grosse ; et en effet, elle accoucha d’un fils dans le terme de neuf mois. On donna une nourrice à l’enfant, avec d’autres femmes et des esclaves pour le servir, et son aïeul le nomma Agib[4].

» Lorsque ce jeune Agib eut atteint l’âge de sept ans, le visir Schemseddin Mohammed, au lieu de lui faire apprendre à lire au logis, l’envoya à l’école chez un maître qui avoit une grande réputation, et deux esclaves avoient soin de le conduire et de le ramener tous les jours. Agib jouoit avec ses camarades. Comme ils étoient tous d’une condition au-dessous de la sienne, ils avoient beaucoup de déférence pour lui ; et en cela, ils se régloient sur le maître d’école qui lui passoit bien des choses qu’il ne leur pardonnoit pas à eux. La complaisance aveugle qu’on avoit pour Agib, le perdit : il devint fier, insolent ; il vouloit que ses compagnons souffrissent tout de lui, sans vouloir rien souffrir d’eux. Il dominoit partout ; et si quelqu’un avoit la hardiesse de s’opposer à ses volontés, il lui disoit mille injures, et alloit souvent jusqu’aux coups. Enfin, il se rendit insupportable à tous les écoliers, qui se plaignirent de lui au maître d’école. Il les exhorta d’abord à prendre patience ; mais quand il vit qu’ils ne faisoient qu’irriter par-là l’insolence d’Agib, et fatigué lui-même des peines qu’il lui faisoit : « Mes enfans, dit-il à ses écoliers, je vois bien qu’Agib est un petit insolent ; je veux vous enseigner un moyen de le mortifier de manière qu’il ne vous tourmentera plus ; je crois même qu’il ne reviendra plus à l’école. Demain, lorsqu’il sera venu et que vous voudrez jouer ensemble, rangez-vous autour de lui, et que quelqu’un dise tout haut :

« Nous voulons jouer, mais c’est à condition que ceux qui joueront, diront leur nom, celui de leur mère et de leur père. Nous regarderons comme des bâtards ceux qui refuseront de le faire, et nous ne souffrirons pas qu’ils jouent avec nous. »

» Le maître d’école leur fit comprendre l’embarras où ils jetteroient Agib par ce moyen, et ils se retirèrent chez eux pleins de joie.

» Le lendemain, dès qu’ils furent tous assemblés, ils ne manquèrent pas de faire ce que leur maître leur avoit enseigné ; ils environnèrent Agib, et l’un d’entr’eux prenant la parole : « Jouons, dit-il, à un jeu ; mais à condition que celui qui ne pourra pas dire son nom, le nom de sa mère et de son père, n’y jouera pas. » Ils répondirent tous, et Agib lui-même, qu’ils y consentoient. Alors celui qui avoit parlé, les interrogea l’un après l’autre, et ils satisfirent tous à la condition, excepté Agib, qui répondit : « Je me nomme Agib, ma mère s’appelle Dame de beauté, et mon père Schemseddin Mohammed, visir du sultan. »

» À ces mots, tous les enfans s’écrièrent : « Agib, que dites-vous ? Ce n’est point là le nom de votre père : c’est celui de votre grand-père. » « Que Dieu vous confonde, répliqua-t-il, en colère ! Quoi, vous osez dire que le visir Schemseddin Mohammed n’est pas mon père ! » Les écoliers lui repartirent avec de grands éclats de rire : « Non, non ; il n’est que votre aïeul, et vous ne jouerez pas avec nous ; nous nous garderons bien même de nous approcher de vous. » En disant cela, ils s’éloignèrent de lui en le raillant, et ils continuèrent de rire entr’eux. Agib fut mortifié de leurs railleries, et se mit à pleurer.

» Le maître d’école qui étoit aux écoutes, et qui avoit tout entendu, entra sur ces entrefaites, et s’adressant à Agib : « Agib, lui dit-il, ne savez-vous pas encore que le visir Schemseddin Mohammed n’est pas votre père ? Il est votre aïeul, père de votre mère Dame de beauté. Nous ignorons, comme vous, le nom de votre père ; nous savons seulement que le sultan avoit voulu marier votre mère avec un de ses palfreniers qui étoit bossu, mais qu’un génie coucha avec elle. Cela est fâcheux pour vous, et doit vous apprendre à traiter vos camarades avec moins de fierté que vous n’avez fait jusqu’à présent… »

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’il étoit jour, mit fin à son discours. Elle en reprit le fil la nuit suivante, et dit au sultan des Indes :

CXe NUIT.

» Sire, le petit Agib, piqué des plaisanteries de ses compagnons, sortit brusquement de l’école, et retourna au logis en pleurant. Il alla d’abord à l’appartement de sa mère Dame de beauté, laquelle, alarmée de le voir si affligé, lui en demanda le sujet avec empressement. Il ne put répondre que par des paroles entrecoupées de sanglots, tant il étoit pressé de sa douleur ; et ce ne fut qu’à plusieurs reprises qu’il put raconter la cause mortifiante de son affliction. Quand il eut achevé : « Au nom de Dieu, ma mère, ajouta-t-il, dites-moi, s’il vous plaît, qui est mon père ? » « Mon fils, répondit-elle, votre père est le visir Schemseddin Mohammed, qui vous embrasse tous les jours. » « Vous ne me dites pas la vérité, reprit-il, ce n’est pas mon père, c’est le vôtre. Mais moi, de quel père suis-je fils ? » À cette demande, Dame de beauté rappelant dans sa mémoire la nuit de ses noces, suivie d’un si long veuvage, commença à répandre des larmes, en regrettant amèrement la perte d’un époux aussi aimable que Bedreddin.

» Dans le temps que Dame de beauté pleuroit d’un côté, et Agib de l’autre, le visir Schemseddin Mohammed entra, et voulut savoir la cause de leur affliction. Dame de beauté la lui apprit, et lui raconta la mortification qu’Agib avoit reçue à l’école. Ce récit toucha vivement le visir, qui joignit ses pleurs à leurs larmes, et qui, jugeant par-là que tout le monde tenoit des discours contre l’honneur de sa fille, en fut au désespoir. Frappé de cette cruelle pensée, il alla au palais du sultan ; et après s’être prosterné à ses pieds, il le supplia très-humblement de lui accorder la permission de faire un voyage dans les provinces du levant, et particulièrement à Balsora, pour aller chercher son neveu Bedreddin Hassan, disant qu’il ne pouvoit souffrir qu’on pensât dans la ville qu’un génie eût couché avec sa fille Dame de beauté. Le sultan entra dans les peines du visir, approuva sa résolution, et lui permit de l’exécuter : il lui fit même expédier une patente par laquelle il prioit, dans les termes les plus obligeans, les princes et les seigneurs des lieux où pourroit être Bedreddin, de consentir que le visir l’emmenât avec lui.

« Schemseddin Mohammed ne trouva pas de paroles assez fortes pour remercier dignement le sultan de la bonté qu’il avoit pour lui. Il se contenta de se prosterner devant ce prince une seconde fois ; mais les larmes qui couloient de ses yeux, marquèrent assez sa reconnoissance. Enfin, il prit congé du sultan, après lui avoir souhaité toutes sortes de prospérités. Lorsqu’il fut de retour au logis, il ne songea qu’à disposer toutes choses pour son départ. Les préparatifs en furent faits avec tant de diligence, qu’au bout de quatre jours, il partit, accompagné de sa fille Dame de beauté, et d’Agib, son petit-fils…

Scheherazade s’apercevant que le jour commençoit à paroître, cessa de parler en cet endroit. Le sultan des Indes se leva fort satisfait du récit de la sultane, et résolut d’entendre la suite de cette histoire. Scheherazade contenta sa curiosité la nuit suivante, et reprit la parole dans ces termes :

CXIe NUIT.

Sire, le grand-visir Giafar adressant toujours la parole au calife Haroun Alraschild :

» Schemseddin Mohammed, dit-il, prit la route de Damas avec sa fille Dame de beauté, et Agib, son petit-fils. Ils marchèrent dix-neuf jours de suite sans s’arrêter en nul endroit ; mais le vingtième, étant arrivés dans une fort belle prairie peu éloignée des portes de Damas, ils mirent pied à terre, et firent dresser leurs tentes sur le bord d’une rivière qui passe au travers de la ville, et rend ses environs très-agréables.

» Le visir Schemseddin Mohammed déclara qu’il vouloit séjourner deux jours dans ce beau lieu, et que le troisième il continueroit son voyage. Cependant il permit aux gens de sa suite d’aller à Damas. Ils profitèrent presque tous de cette permission, les uns poussés par la curiosité de voir une ville dont ils avoient ouï parler si avantageusement, les autres pour y vendre des marchandises d’Égypte qu’ils avoient apportées, ou pour y acheter des étoffes et des raretés du pays. Dame de beauté, souhaitant que son fils Agib eût aussi la satisfaction de se promener dans cette célèbre ville, ordonna à l’eunuque noir qui servoit de gouverneur à cet enfant, de l’y conduire et de bien prendre garde qu’il ne lui arrivât quelqu’accident.

» Agib, magnifiquement habillé, se mit en marche avec l’eunuque, qui avoit à la main une grosse canne. Ils ne furent pas plutôt entrés dans la ville, qu’Agib, qui étoit beau comme le jour, attira sur lui les yeux de tout le monde. Les uns sortoient de leurs maisons pour le voir de plus près, les autres mettoient la tête aux fenêtres ; et ceux qui passoient dans les rues, ne se contentoient pas de s’arrêter pour le regarder, ils l’accompagnoient pour avoir le plaisir de le considérer plus long-temps. Enfin, il n’y avoit personne qui ne l’admirât et qui ne donnât mille bénédictions au père et à la mère qui avoient mis au monde un si bel enfant. L’eunuque et lui arrivèrent par hasard devant la boutique où étoit Bedreddin Hassan ; et là, ils se virent entourés d’une si grande foule de peuple, qu’ils furent obligés de s’arrêter.

» Le pâtissier qui avoit adopté Bedreddin Hassan, étoit mort depuis quelques années, et lui avoit laissé, comme à son héritier, sa boutique avec tous ses autres biens. Bedreddin étoit donc alors maître de la boutique, et il exerçoit la profession de pâtissier si habilement, qu’il étoit en grande réputation dans Damas. Voyant que tant de monde assemblé devant sa porte, regardoit avec beaucoup d’attention Agib et l’eunuque noir, il se mit à les regarder aussi…

Scheherazade, à ces mots, voyant paroître le jour, se tut ; Schahriar se leva fort impatient de savoir ce qui se passeroit entre Agib et Bedreddin. La sultane satisfit son impatience sur la fin de la nuit suivante, et reprit ainsi la parole :

CXIIe NUIT.

» Bedreddin Hassan, poursuivit le visir Giafar, ayant jeté les yeux particulièrement sur Agib, se sentit aussitôt tout ému sans savoir pourquoi. Il n’étoit pas frappé, comme le peuple, de l’éclatante beauté de ce jeune garçon ; son trouble et son émotion avoient une autre cause qui lui étoit inconnue. C’étoit la force du sang qui agissoit dans ce tendre père, lequel, interrompant ses occupations, s’approcha d’Agib, et lui dit d’un air engageant : « Petit Seigneur, qui m’avez gagné l’âme, faites-moi la grâce d’entrer dans ma boutique et de manger quelque chose de ma façon, afin que pendant ce temps-là j’aie le plaisir de vous admirer à mon aise. » Il prononça ces paroles avec tant de tendresse, que les larmes lui en vinrent aux jeux. Le petit Agib en fut touché, et se tourna vers l’eunuque : « Ce bon-homme, lui dit-il, a une physionomie qui me plaît ; et il me parle d’une manière si affectueuse, que je ne puis me défendre de faire ce qu’il souhaite. Entrons chez lui, et mangeons de sa pâtisserie. » « Ah vraiment, lui dit l’esclave, il feroit beau voir qu’un fils de visir, comme vous, entrât dans la boutique d’un pâtissier pour y manger ; ne croyez pas que je le souffre. » « Hélas, mon petit Seigneur, s’écria alors Bedreddin Hassan, on est bien cruel de confier votre conduite à un homme qui vous traite avec tant de dureté. » Puis s’adressant à l’eunuque : « Mon bon ami, ajouta-t-il, n’empêchez pas ce jeune seigneur de m’accorder la grâce que je lui demande : ne me donnez pas cette mortification. Faites-moi plutôt l’honneur d’entrer avec lui chez moi ; et par-là, vous ferez connoître que si vous êtes brun au-dehors comme la châtaigne, vous êtes blanc aussi au-dedans comme elle. Savez-vous bien, poursuivit-il, que je sais le secret de vous rendre blanc, de noir que vous êtes ? » L’eunuque se mit à rire à ce discours, et demanda à Bedreddin ce que c’étoit que ce secret. « Je vais vous l’apprendre, répondit-il. « Aussitôt il lui récita des vers à la louange des eunuques noirs, disant que c’étoit par leur ministère que l’honneur des sultans, des princes et de tous les grands étoit en sûreté. L’eunuque fut charmé de ces vers ; et cessant de résister aux prières de Bedreddin, laissa entrer Agib dans sa boutique, et y entra aussi lui-même.

» Bedreddin Hassan sentit une extrême joie d’avoir obtenu ce qu’il avoit désiré avec tant d’ardeur ; et se remettant au travail qu’il avoit interrompu : « Je faisois, dit-il, des tartes à la crême ; il faut, s’il vous plaît, que vous en mangiez ; je suis persuadé que vous les trouverez excellentes : car ma mère qui les fait admirablement bien, m’a appris à les faire, et l’on vient en prendre chez moi de tous les endroits de cette ville. » En achevant ces mots, il tira du four une tarte à la crême ; et après avoir mis dessus des grains de grenade et du sucre, il la servit devant Agib, qui la trouva délicieuse. L’eunuque, à qui Bedreddin en présenta aussi, en porta le même jugement.

» Pendant qu’ils mangeoient tous deux, Bedreddin Hassan examinoit Agib avec une grande attention ; et se représentant en le regardant qu’il avoit peut-être un semblable fils de la charmante épouse dont il avoit été sitôt et si cruellement séparé, cette pensée fit couler de ses yeux quelques larmes. Il se préparoit à faire des questions au petit Agib sur le sujet de son voyage à Damas ; mais cet enfant n’eut pas le temps de satisfaire sa curiosité, parce que l’eunuque qui le pressoit de s’en retourner sous les tentes de son aïeul, l’emmena dès qu’il eut mangé. Bedreddin Hassan ne se contenta pas de les suivre de l’œil, il ferma sa boutique promptement, et marcha sur leurs pas…

Scheherazade, en cet endroit, remarquant qu’il étoit jour, cessa de poursuivre cette histoire. Schahriar se leva, résolu de l’entendre toute entière, et de laisser vivre la sultane jusqu’à ce temps-là.

CXIIIe NUIT.

Le lendemain avant le jour, Dinarzade réveilla sa sœur, qui reprit ainsi son discours :

» Bedreddin Hassan, continua le visir Giafar, courut donc après Agib et l’eunuque, et les joignit avant qu’ils fussent arrivés à la porte de la ville. L’eunuque s’étant aperçu qu’il les suivoit, en fut extrêmement surpris. « Importun que vous êtes, lui dit-il en colère, que demandez-vous ? » « Mon bon ami, lui répondit Bedreddin, ne vous fâchez pas, j’ai hors de la ville une petite affaire dont je me suis souvenu, et à laquelle il faut que j’aille donner ordre. » Cette réponse n’apaisa point l’eunuque, qui, se tournant vers Agib, lui dit : « Voilà ce que vous m’avez attiré. Je l’avois bien prévu, que je me repentirois de ma complaisance : vous avez voulu entrer dans la boutique de cet homme ; je ne suis pas sage de vous l’avoir permis. » « Peut-être, dit Agib, a-t-il effectivement affaire hors de la ville ; et les chemins sont libres pour tout le monde. » En disant cela, ils continuèrent de marcher l’un et l’autre sans regarder derrière eux, jusqu’à ce qu’étant arrivés près des tentes du visir, ils se retournèrent pour voir si Bedreddin les suivoit toujours. Alors Agib remarquant qu’il étoit à deux pas de lui, rougit et pâlit successivement, selon les divers mouvemens qui l’agitoient. Il craignoit que le visir, son aïeul, ne vînt à savoir qu’il étoit entré dans la boutique d’un pâtissier, et qu’il y avoit mangé. Dans cette crainte, ramassant une assez grosse pierre qui se trouva à ses pieds, il la lui jeta, le frappa au milieu du front, et lui couvrit le visage de sang ; après quoi se mettant à courir de toute sa force, il se sauva sous les tentes avec l’eunuque, qui dit à Bedreddin Hassan, qu’il ne devoit pas se plaindre de ce malheur qu’il avoit mérité et qu’il s’étoit attiré lui-même.

» Bedreddin reprit le chemin de la ville en étanchant le sang de sa plaie avec son tablier qu’il n’avoit pas ôté. « J’ai tort, disoit-il en lui-même, d’avoir abandonné ma maison pour faire tant de peine à cet enfant ; car il ne m’a traité de cette manière, que parce qu’il a cru sans doute que je méditois quelque dessein funeste contre lui. » Étant arrivé chez lui, il se fit panser, et se consola de cet accident, en faisant reflexion qu’il y avoit sur la terre une infinité de gens encore plus malheureux que lui…

Le jour qui paroissoit, imposa silence à la sultane des Indes. Schahriar se leva en plaignant Bedreddin, et fort impatient de savoir la suite de cette histoire.

CXIVe NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Scheherazade adressant la parole au sultan des Indes : Sire, dit-elle, le grand-visir Giafar poursuivit ainsi l’histoire de Bedreddin Hassan :

» Bedreddin, dit-il, continua d’exercer sa profession de pâtissier à Damas, et son oncle Schemseddin Mohammed en partit trois jours après son arrivée. Il prit la route d’Emese, d’où il se rendit à Hamach[5], et de là à Alep où il s’arrêta deux jours. D’Alep il alla passer l’Euphrate, entra dans la Mésopotamie ; et après avoir traversé Mardin, Moussoul, Sengira, Diarbekir[6] et plusieurs autres villes, arriva enfin à Balsora, où d’abord il fit demander audience au sultan, qui ne fut pas plutôt informé du rang de Schemseddin Mohammed, qu’il la lui donna. Il le reçut même très-favorablement, et lui demanda le sujet de son voyage à Balsora. « Sire, répondit le visir Schemseddin Mohammed, je suis venu pour apprendre des nouvelles du fils de Noureddin Ali, mon frère, qui a eu l’honneur de servir votre majesté. » « Il y a long-temps que Noureddin Ali est mort, reprit le sultan. À l’égard de son fils, tout ce qu’on vous en pourra dire, c’est qu’environ deux mois après la mort de son père, il disparut tout-à-coup, et que personne ne l’a vu depuis ce temps-là, quelque soin que j’aie pris de le faire chercher. Mais sa mère, qui est fille d’un de mes visirs, vit encore. » Schemseddin Mohammed lui demanda la permission de la voir et de l’emmener en Égypte. Le sultan y ayant consenti, il ne voulut pas différer au lendemain à se donner cette satisfaction ; il se fit enseigner où demeuroit cette dame, et se rendit chez elle à l’heure même, accompagné de sa fille et de son petit-fils.

» La veuve de Noureddin Ali demeuroit toujours dans l’hôtel où avoit demeuré son mari jusqu’à sa mort. C’étoit une très-belle maison, superbement bâtie et ornée de colonnes de marbre ; mais Schemseddin Mohammed ne s’arrêta pas à l’admirer. En arrivant, il baisa la porte et un marbre sur lequel étoit écrite en lettres d’or le nom de son frère. Il demanda à parler à sa belle-sœur. Les domestiques lui dirent qu’elle étoit dans un petit édifice en forme de dôme, qu’ils lui montrèrent au milieu d’une cour très-spacieuse. En effet, cette tendre mère avoit coutume d’aller passer la meilleure partie du jour et de la nuit dans cet édifice qu’elle avoit fait bâtir pour représenter le tombeau de Bedreddin Hassan qu’elle croyoit mort, après l’avoir si long-temps attendu en vain. Elle y étoit alors occupée à pleurer ce cher fils, et Schemseddin Mohammed la trouva ensevelie dans une affliction mortelle.

» Il lui fit son compliment ; et après l’avoir suppliée de suspendre ses larmes et ses gémissemens, il lui apprit qu’il avoit l’honneur d’être son beau-frère, et lui dit la raison qui l’avoit obligé de partir du Caire, et de venir à Balsora…

En achevant ces mots, Scheherazade voyant paroître le jour, cessa de poursuivre son récit ; mais elle en reprit le fil de cette sorte sur la fin de la nuit suivante :

CXVe NUIT.

» Schemseddin Mohammed, continua le visir Giafar, après avoir instruit sa belle-sœur de tout ce qui s’étoit passé au Caire la nuit des noces de sa fille, après lui avoir conté la surprise que lui avoit causée la découverte du cahier cousu dans le turban de Bedreddin, lui présenta Agib et Dame de beauté.

» Quand la veuve de Noureddin Ali, qui étoit demeurée assise comme une femme qui ne prenoit plus de part aux choses du monde, eut compris par le discours qu’elle venoit d’entendre, que le cher fils qu’elle regrettoit tant, pouvoit vivre encore, elle se leva, embrassa très-étroitement Dame de beauté et son petit-fils Agib ; et reconnoissant, dans ce dernier, les traits de Bedreddin, elle versa des larmes d’une nature bien différente de celles qu’elle répandoit depuis si long-temps. Elle ne pouvoit se lasser de baiser ce jeune homme, qui, de son côté recevoit ses embrassemens avec toutes les démonstrations de joie dont il étoit capable. « Madame, dit Schemseddin Mohammed, il est temps de finir vos regrets et d’essuyer vos larmes : il faut vous disposer à venir en Égypte avec nous. Le sultan de Balsora me permet de vous emmener, et je ne doute pas que vous n’y consentiez. J’espère que nous rencontrerons enfin votre fils mon neveu ; et si cela arrive, son histoire, la vôtre, celle de ma fille et la mienne, mériteront d’être écrites pour être transmises à la postérité. »

» La veuve de Noureddin Ali écouta cette proposition avec plaisir, et fit travailler dès ce moment aux préparatifs de son départ. Pendant ce temps-là, Schemseddin Mohammed demanda une seconde audience ; et ayant pris congé du sultan, qui le renvoya comblé d’honneurs, avec un présent considérable pour le sultan d’Égypte, il partit de Balsora, et reprit le chemin de Damas.

» Lorsqu’il fut près de cette ville, il fit dresser ses tentes hors de la porte par laquelle il devoit entrer, et dit qu’il y séjourneroit trois jours, pour faire reposer son équipage, et pour acheter ce qu’il trouveroit de plus curieux et de plus digne d’être présenté au sultan d’Égypte.

» Pendant qu’il étoit occupé à choisir lui-même les plus belles étoffes que les principaux marchands avoient apportées sous ses tentes, Agib pria l’eunuque noir, son conducteur, de le mener promener dans la ville, disant qu’il souhaitoit voir les choses qu’il n’avoit pas eu le temps de voir en passant, et qu’il seroit bien aise aussi d’apprendre des nouvelles du pâtissier à qui il avoit donné un coup de pierre. L’eunuque y consentit, marcha vers la ville avec lui, après en avoir obtenu la permission de sa mère, Dame de beauté.

» Ils entrèrent dans Damas par la porte du palais, qui étoit la plus proche des tentes du visir Schemseddin Mohammed. Ils parcoururent les grandes places, les lieux publics et couverts où se vendoient les marchandises les plus riches, et virent l’ancienne mosquée des Ommiades[7], dans le temps qu’on s’y assembloit pour faire la prière d’entre le midi et le coucher du soleil. Ils passèrent ensuite devant la boutique de Bedreddin Hassan, qu’ils trouvèrent encore occupé à faire des tartes à la crême. « Je vous salue, lui dit Agib, regardez-moi : vous souvenez-vous de m’avoir vu ? » À ces mots, Bedreddin jeta les jeux sur lui ; et le reconnoissant (ô surprenant effet de l’amour paternel !) il sentit la même émotion que la première fois : il se troubla ; et au lieu de lui répondre, il demeura long-temps sans pouvoir proférer une seule parole. Néanmoins ayant rappelé ses esprits : « Mon petit Seigneur, lui dit-il, faites-moi la grâce d’entrer encore une fois chez moi avec votre gouverneur : venez goûter d’une tarte à la crême. Je vous supplie de me pardonner la peine que je vous fis en vous suivant hors de la ville : je ne me possédois pas, je ne savois ce que je faisois ; vous m’entraîniez après vous sans que je pusse résister à une si douce violence…

Scheherazade cessa de parler en cet endroit, parce qu’elle vit paroître le jour. Le lendemain, elle reprit de cette manière la suite de son discours :

CXVIe NUIT.

» Commandeur des croyans, poursuivit le visir Giafar, Agib étonné d’entendre ce que lui disoit Bedreddin, répondit : « Il y a de l’excès dans l’amitié que vous me témoignez, et je ne veux point entrer chez vous que vous ne vous soyez engagé par serment à ne me pas suivre quand j’en serai sorti. Si vous me le promettez et que vous soyez homme de parole, je vous reviendrai voir encore demain, pendant que le visir mon aïeul achètera de quoi faire présent au sultan d’Égypte. » « Mon petit seigneur, reprit Bedreddin Hassan, je ferai tout ce que vous m’ordonnerez. » À ces mots, Agib et l’eunuque entrèrent dans la boutique.

» Bedreddin leur servit aussitôt une tarte à la crême, qui n’étoit pas moins délicate ni moins excellente que celle qu’il leur avoit présentée la première fois. « Venez, lui dit Agib, asseyez-vous auprès de moi et mangez avec nous. » Bedreddin s’étant assis, voulut embrasser Agib pour lui marquer la joie qu’il avoit de se voir à ses côtés ; mais Agib le repoussa en lui disant : « Tenez-vous en repos, votre amitié est trop vive. Contentez-vous de me regarder et de m’entretenir. » Bedreddin obéit, et se mit à chanter une chanson dont il composa sur-le-champ les paroles à la louange d’Agib. Il ne mangea point, et ne fit autre chose que servir ses hôtes. Lorsqu’ils eurent achevé de manger, il leur présenta à laver[8] et une serviette très-blanche pour s’essuyer les mains. Il prit ensuite un vase de sorbet, et leur en prépara plein une grande porcelaine où il mit de la neige[9] fort propre. Puis présentant la porcelaine au petit Agib : « Prenez, lui dit-il : c’est un sorbet de rose, le plus délicieux qu’on puisse trouver dans toute cette ville ; jamais vous n’en avez goûté de meilleur. » Agib en ayant bu avec plaisir, Bedreddin Hassan, reprit la porcelaine et la présenta aussi à l’eunuque, qui but à longs traits toute la liqueur jusqu’à la dernière goutte.

» Enfin Agib et son gouverneur rassasiés, remercièrent le pâtissier de la bonne chère qu’il leur avoit faite, et se retirèrent en diligence, parce qu’il étoit déjà un peu tard. Ils arrivèrent sous les tentes de Schemseddin Mohammed, et allèrent d’abord à celle des dames. La grand’mère d’Agib fut ravie de le revoir ; et comme elle avait toujours son fils Bedreddin dans l’esprit, elle ne put retenir ses larmes en embrassant Agib. « Ah mon fils, lui dit-elle, ma joie seroit parfaite, si j’avois le plaisir d’embrasser votre père Bedreddin Hassan, comme je vous embrasse. » Elle se mettoit alors à table pour souper ; elle le fit asseoir auprès d’elle, lui fit plusieurs questions sur sa promenade ; et en lui disant qu’il ne devoit pas manquer d’appétit, elle lui servit un morceau d’une tarte à la crême qu’elle avoit elle-même faite, et qui étoit excellente ; car on a déjà dit qu’elle les savoit mieux faire que les meilleurs pâtissiers. Elle en présenta aussi à l’eunuque ; mais ils en avoient tellement mangé l’un et l’autre chez Bedreddin, qu’ils n’en pouvoient pas seulement goûter…

Le jour qui paroissoit, empêcha Scheherazade d’en dire davantage cette nuit ; mais sur la fin de la suivante, elle continua son récit dans ces termes :

CXVIIe NUIT.

» Agib eut à peine touché au morceau de tarte à la crême qu’on lui avoit servi, que feignant de ne le pas trouver à son goût, il le laissa tout entier ; et Schaban[10], (c’est le nom de l’eunuque), fit la même chose. La veuve de Noureddin Ali s’aperçut du peu de cas que son petit-fils faisoit de sa tarte. « Hé quoi, mon fils, lui dit-elle, est-il possible que vous méprisiez ainsi l’ouvrage de mes propres mains ? Apprenez que personne au monde n’est capable de faire de si bonnes tartes à la crême, excepté votre père Bedreddin Hassan, à qui j’ai enseigné le grand art d’en faire de pareilles. » « Ah, ma bonne grande mère, s’écria Agib, permettez-moi de vous dire que si vous n’en savez pas faire de meilleures, il y a un pâtissier dans cette ville qui vous surpasse dans ce grand art : nous venons d’en manger chez lui une qui vaut beaucoup mieux que celle-ci. »

» À ces paroles, la grand’mère regardant l’eunuque de travers : « Comment Schaban, lui dit-elle avec colère ! Vous a-t-on commis la garde de mon petit-fils pour le mener manger chez des pâtissiers comme un gueux ? » « Madame, répondit l’eunuque, il est bien vrai que nous nous sommes entretenus quelque temps avec un pâtissier, mais nous n’avons pas mangé chez lui. » « Pardonnez-moi, interrompit Agib, nous sommes entrés dans sa boutique, et nous y avons mangé d’une tarte à la crême. » La dame, plus irritée qu’auparavant contre l’eunuque, se leva de table assez brusquement, courut à la tente de Schemseddin Mohammed, qu’elle informa du délit de l’eunuque, dans des termes plus propres à animer le visir contre le délinquant, qu’à lui faire excuser sa faute.

» Schemseddin Mohammed, qui étoit naturellement emporté, ne perdit pas une si belle occasion de se mettre en colère. Il se rendit à l’instant sous la tente de sa belle-sœur, et dit à l’eunuque : « Quoi, malheureux, tu as la hardiesse d’abuser de la confiance que j’ai en toi ! » Schaban, quoique suffisamment convaincu par le témoignage d’Agib, prit le parti de nier encore le fait. Mais l’enfant soutenant toujours le contraire : « Mon grand père, dit-il à Schemseddin Mohammed, je vous assure que nous avons si bien mangé l’un et l’autre, que nous n’avons pas besoin de souper : le pâtissier nous a même régalés d’une grande porcelaine de sorbet. » « Hé bien, méchant esclave, s’écria le visir en se tournant vers l’eunuque, après cela, ne veux-tu pas convenir que vous êtes entrés tous deux chez un pâtissier, et que vous y avez mangé ? » Schaban eut encore l’effronterie de jurer que cela n’étoit pas vrai. « Tu es un menteur, lui dit alors le visir : je crois plutôt mon petit-fils que toi. Néanmoins si tu peux manger toute cette tarte à la crême qui est sur la table, je serai persuadé que tu dis la vérité. « 

» Schaban, quoiqu’il en eût jusqu’à la gorge, se soumit à cette épreuve, et prit un morceau de la tarte à la crême ; mais il fut obligé de le retirer de sa bouche, car le cœur lui souleva. Il ne laissa pas pourtant de mentir encore, en disant qu’il avoit tant mangé le jour précédent, que l’appétit ne lui étoit pas encore revenu. Le visir irrité de tous les mensonges de l’eunuque, et convaincu qu’il étoit coupable, le fit coucher par terre, et commanda qu’on lui donnât la bastonnade. Le malheureux poussa de grands cris en souffrant ce châtiment, et confessa la vérité. « Il est vrai, s’écria-t-il, que nous avons mangé une tarte à la crême chez un pâtissier, et elle étoit cent fois meilleure que celle qui est sur cette table. »

» La veuve de Noureddin Ali crut que c’étoit par dépit contr’elle et pour la mortifier, que Schaban louoit la tarte du pâtissier. C’est pourquoi s’adressant à lui : « Je ne puis croire, dit-elle, que les tartes à la crême de ce pâtissier soient plus excellentes que les miennes. Je veux m’en éclaircir ; tu sais où il demeure ; va chez lui et m’apportes une tarte à la crême tout-à-l’heure. » En parlant ainsi, elle fit donner de l’argent à l’eunuque pour acheter la tarte, et il partit. Étant arrivé à la boutique de Bedreddin : « Bon pâtissier, lui dit-il, tenez, voilà de l’argent, donnez-moi une tarte à la crême ; une de nos dames souhaite d’en goûter. » Il y en avoit alors de toutes chaudes ; Bedreddin choisit la meilleure, et la donnant à l’eunuque : « Prenez celle-ci, dit-il, je vous la garantis excellente, et je puis vous assurer que personne au monde n’est capable d’en faire de semblables, si ce n’est ma mère qui vit peut-être encore. »

» Schaban revint en diligence sous les tentes avec sa tarte à la crême. Il la présenta à la veuve de Noureddin Ali, qui la prit avec empressement. Elle en rompit un morceau pour le manger ; mais elle ne l’eut pas plutôt porté à sa bouche, qu’elle fit un grand cri et qu’elle tomba évanouie. Schemseddin Mohammed qui étoit présent, fut extrêmement étonné de cet accident ; il jeta de l’eau lui-même au visage de sa belle-sœur, et s’empressa fort à la secourir. Dès qu’elle fut revenue de sa foiblesse : « Ô dieu, s’écria-t-elle, il faut que ce soit mon fils, mon cher fils Bedreddin, qui ait fait cette tarte… »

La clarté du jour, en cet endroit vint imposer silence à Scheherazade. Le sultan des Indes se leva pour faire sa prière et aller tenir son conseil ; et la nuit suivante, la sultane poursuivit ainsi l’histoire de Bedreddin Hassan :

CXVIIIe NUIT.

» Quand le visir Schemseddin Mohammed eut entendu dire à sa belle-sœur qu’il falloit que ce fût Bedreddin Hassan qui eût fait la tarte à la crême que l’eunuque venoit d’apporter, il sentit une joie inconcevable ; mais venant à faire réflexion que cette joie étoit sans fondement, et que selon toutes les apparences, la conjecture de la veuve de Noureddin devoit être fausse, il lui dit : « Mais, Madame, pourquoi avez-vous cette opinion ? Ne se peut-il pas trouver un pâtissier au monde qui sache aussi bien faire des taries à la crême que votre fils ? » « Je conviens, répondit-elle, qu’il y a peut-être des pâtissiers capables d’en faire d’aussi bonnes ; mais comme je les fais d’une manière toute singulière, et que nul autre que mon fils n’a ce secret, il faut absolument que ce soit lui qui ait fait celle-ci. Réjouissons-nous, mon frère, ajouta-t-elle avec transport, nous avons enfin trouvé ce que nous cherchons et desirons depuis si long-temps. » « Madame, répliqua le visir, modérez, je vous prie, votre impatience, nous saurons bientôt ce que nous en devons penser. Il n’y a qu’à faire venir ici le pâtissier : si c’est Bedreddin Hassan, vous le reconnoîtrez bien, ma fille et vous. Mais il faut que vous vous cachiez toutes deux, et que vous le voyiez sans qu’il vous voye ; car je ne veux pas que notre reconnoissance se fasse à Damas : j’ai dessein de la prolonger jusqu’à ce que nous soyons de retour au Caire, où je me propose de vous donner un divertissement très-agréable. »

» En achevant ces paroles, il laissa les dames sous leur tente, et se rendit sous la sienne. Là il fit venir cinquante de ses gens, et leur dit : « Prenez chacun un bâton, et suivez Schaban qui va vous conduire chez un pâtissier de cette ville. Lorsque vous y serez arrivés, rompez, brisez tout ce que vous trouverez dans sa boutique. S’il vous demande pourquoi vous faites ce désordre, demandez-lui seulement si ce n’est pas lui qui a fait la tarte à la crême qu’on a été prendre chez lui. S’il vous répond qu’oui, saisissez-vous de sa personne, liez-le bien et me l’amenez ; mais gardez-vous de le frapper ni de lui faire le moindre mal. Allez, et ne perdez pas de temps. »

» Le visir fut promptement obéi ; ses gens armés de bâtons et conduits par l’eunuque noir, se rendirent en diligence chez Bedreddin Hassan, où ils mirent en pièces les plats, les chaudrons, les casseroles, les tables, et tous les autres meubles et ustensiles qu’ils trouvèrent, et inondèrent sa boutique de sorbet, de crême et de confitures. À ce spectacle, Bedreddin Hassan fort étonné, leur dit d’un ton de voix pitoyable : « Hé bonnes gens, pourquoi me traitez-vous de la sorte ? De quoi s’agit-il ? Qu’ai-je fait ? » « N’est-ce pas vous, dirent-ils, qui avez fait la tarte à la crême que vous avez vendue à l’eunuque que vous voyez ? » « Oui, c’est moi-même, répondit-il ; qu’y trouve-t-on à dire ? Je défie qui que ce soit d’en faire une meilleure. » Au lieu de lui repartir, ils continuèrent de briser tout, et le four même ne fut pas épargné.

» Cependant les voisins étant accourus au bruit, et fort surpris de voir cinquante hommes armés commettre un pareil désordre, demandoient le sujet d’une si grande violence ; et Bedreddin encore une fois dit à ceux qui la lui faisoient : « Apprenez-moi, de grâce, quel crime je puis avoir commis, pour rompre et briser ainsi tout ce qu’il y a chez moi ? » « N’est-ce pas vous, répondirent-ils, qui avez fait la tarte à la crême que vous avez vendue à cet eunuque ? » « Oui, oui, c’est moi, repartit-il, je soutiens qu’elle est bonne, et je ne mérite pas le traitement injuste que vous me faites. » Ils se saisirent de sa personne sans l’écouter ; et après lui avoir arraché la toile de son turban, ils s’en servirent pour lui lier les mains derrière le dos ; puis le tirant par force de sa boutique, ils commencèrent à l’emmener.

» La populace qui s’étoit assemblée là, touchée de compassion pour Bedreddin, prit son parti, et voulut s’opposer au dessein des gens de Schemseddin Mohammed ; mais il survint en ce moment des officiers du gouverneur de la ville, qui écartèrent le peuple et favorisèrent l’enlèvement de Bedreddin, parce que Schemseddin Mohammed étoit allé chez le gouverneur de Damas pour l’informer de l’ordre qu’il avoit donné, et pour lui demander main-forte ; et ce gouverneur qui commandoit sur toute la Syrie au nom du sultan d’Égypte, n’avoit eu garde de rien refuser au visir de son maître. On entraînoit donc Bedreddin malgré ses cris et ses larmes…

Scheherazade n’en put dire davantage à cause du jour qu’elle vit paroître ; mais le lendemain, elle reprit sa narration, et dit au sultan des Indes :

CXIXe NUIT.

Sire, le visir Giafar continuant de parler au calife :

» Bedreddin Hassan, dit-il, avoit beau demander en chemin aux personnes qui l’emmenoient, ce que l’on avoit trouvé dans sa tarte à la crême, on ne lui répondoit rien. Enfin il arriva sous les tentes, où on le fit attendre jusqu’à ce que Schemseddin Mohammed fût revenu de chez le gouverneur de Damas.

» Le visir étant de retour, demanda des nouvelles du pâtissier ; on le lui amena. « Seigneur, lui dit Bedreddin les larmes aux yeux, faites-moi la grâce de me dire en quoi je vous ai offensé. » « Ah, malheureux, répondit le visir, n’est-ce pas toi qui as fait la tarte à la crême que tu m’as envoyée ? » « J’avoue que c’est moi, repartit Bedreddin. Quel crime ai-je commis en cela ? « « Je te châtierai comme tu le mérites, répliqua Schemseddin Mohammed, et il t’en coûtera la vie pour avoir fait une si méchante tarte. « « Hé bon Dieu, s’écria Bedreddin, qu’est-ce que j’entends ! Est-ce un crime digne de mort d’avoir fait une méchante tarte à la crême ? » « Oui, dit le visir, et tu ne dois pas attendre de moi un autre traitement. »

» Pendant qu’ils s’entretenoient ainsi tous deux, les dames, qui s’étoient cachées, observoient avec attention Bedreddin, qu’elles n’eurent pas de peine à reconnoître, malgré le long temps quelles ne l’avoient vu. La joie qu’elles en eurent, fut telle, qu’elles en tombèrent évanouies. Quand elles furent revenues de leur évanouissement, elles vouloient s’aller jeter au cou de Bedreddin ; mais la parole qu’elles avoient donnée au visir de ne se point montrer, l’emporta sur les plus tendres mouvemens de l’amour et de la nature.

» Comme Schemseddin Mohammed avoit résolu de partir cette même nuit, il fit plier les tentes et préparer les voitures pour se mettre en marche ; et à l’égard de Bedreddin, il ordonna qu’on le mît dans une caisse bien fermée, et qu’on le chargeât sur un chameau. D’abord que tout fut prêt pour le départ, le visir et les gens de sa suite se mirent en chemin. Ils marchèrent le reste de la nuit et le jour suivant sans se reposer. Ils ne s’arrêtèrent qu’à l’entrée de la nuit. Alors on tira Bedreddin Hassan de sa caisse pour lui faire prendre de la nourriture ; mais on eut soin de le tenir éloigné de sa mère et de sa femme ; et pendant vingt jours que dura le voyage, on le traita de la même manière.

» En arrivant au Caire, on campa aux environs de la ville par ordre du visir Schemseddin Mohammed, qui se fit amener Bedreddin, devant lequel il dit à un charpentier qu’il avoit fait venir : « Va chercher du bois et dresse promptement un poteau. » « Hé, Seigneur, dit Bedreddin, que prétendez-vous faire de ce poteau ? » « T’y attacher, repartit le visir, et te faire ensuite promener par tous les quartiers de la ville, afin qu’on voie en ta personne un indigne pâtissier qui fait des tartes à la crême sans y mettre de poivre. » À ces mots, Bedreddin Hassan s’écria d’une manière si plaisante, que Schemseddin Mohammed eut bien de la peine à garder son sérieux : « Grand Dieu, c’est donc pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crême, qu’on veut me faire souffrir une mort aussi cruelle qu’ignominieuse ! »

En achevant ces mots, Scheherazade remarquant qu’il étoit jour, se tut, et Schahriar se leva en riant de tout son cœur de la frayeur de Bedreddin, et fort curieux d’entendre la suite de cette histoire, que la sultane reprit de cette sorte le lendemain avant le jour :

CXXe NUIT.

Sire, le calife Haroun Alraschild, malgré sa gravité, ne put s’empêcher de rire quand le visir Giafar lui dit que Schemseddin Mohammed menaçoit de faire mourir Bedreddin pour n’avoir pas mis du poivre dans la tarte à la crême qu’il avoit vendue à Schaban.

« Hé quoi, disoit Bedreddin, faut-il qu’on ait tout rompu et brisé dans ma maison, qu’on m’ait emprisonné dans une caisse, et qu’enfin on s’apprête à m’attacher à un poteau ; et tout cela parce que je ne mets pas de poivre dans une tarte à la crême ! Hé grand Dieu, qui a jamais ouï parler d’une pareille chose ? Sont-ce là des actions de Musulmans, de personnes qui font profession de probité, de justice, et qui pratiquent toutes sortes de bonnes œuvres ? » En disant cela, il fondoit en larmes ; puis recommençant ses plaintes : « Non, reprenoit-il, jamais personne n’a été traité si injustement ni si rigoureusement. Est-il possible qu’on soit capable d’ôter la vie à un homme pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crême ? Que maudites soient toutes les tartes à la crême, aussi bien que l’heure où je suis né ! Plût à Dieu que je fusse mort en ce moment ! »

» Le désolé Bedreddin ne cessa de se lamenter ; et lorsqu’on apporta le poteau et les clous pour l’y clouer, il poussa de grands cris à ce spectacle terrible : « Ô ciel, dit-il, pouvez-vous souffrir que je meure d’un trépas infâme et douloureux ? Et cela pour quel crime ! Ce n’est point pour avoir volé, ni pour avoir tué, ni pour avoir renié ma religion : c’est pour n’avoir pas mis de poivre dans une tarte à la crême ! »

» Comme la nuit étoit alors déjà assez avancée, le visir Schemseddin Mohammed fit remettre Bedreddin dans sa caisse, et lui dit : « Demeure là jusqu’à demain ; le jour ne se passera pas que je ne te fasse mourir. » On emporta la caisse, et l’on en chargea le chameau qui l’avoit apportée depuis Damas. On rechargea en même temps tous les autres chameaux ; et le visir étant monté à cheval, fit marcher devant lui le chameau qui portoit son neveu, et entra dans la ville, suivi de tout son équipage. Après avoir passé plusieurs rues où personne ne parut, parce que tout le monde s’étoit retiré, il se rendit à son hôtel, où il fit décharger la caisse, avec défense de l’ouvrir que lorsqu’il l’ordonneroit.

» Tandis qu’on déchargeoit les autres chameaux, il prit en particulier la mère de Bedreddin Hassan et sa fille ; et s’adressant à la dernière : « Dieu soit loué, lui dit-il, ma fille, de ce qu’il nous a fait si heureusement rencontrer votre cousin et votre mari. Vous vous souvenez bien apparemment de l’état où étoit votre chambre la première nuit de vos noces : allez, faites-y mettre toutes choses comme elles étoient alors. Si pourtant vous ne vous en souveniez pas, je pourrois y suppléer par l’écrit que j’en ai fait faire. De mon côté, je vais donner ordre au reste. »

» Dame de beauté alla exécuter avec joie ce que venoit de lui ordonner son père, qui commença aussi à disposer toutes choses dans la salle, de la même manière qu’elles étoient lorsque Bedreddin Hassan s’y étoit trouvé avec le palefrenier bossu du sultan d’Égypte. À mesure qu’il lisoit l’écrit, ses domestiques mettoient chaque meuble à sa place. Le trône ne fut pas oublié, non plus que les bougies allumées. Quand tout fut préparé dans la salle, le visir entra dans la chambre de sa fille, où il posa l’habillement de Bedreddin avec la bourse de sequins. Cela étant fait, il dit à Dame beauté : « Déshabillez-vous, ma fille, et vous couchez. Dès que Bedreddin sera entré dans cette chambre, plaignez-vous de ce qu’il a été dehors trop long-temps, et dites lui que vous avez été bien étonnée en vous réveillant de ne le pas trouver auprès de vous. Pressez-le de se remettre au lit, et demain matin vous nous divertirez, votre belle-mère et moi, en nous rendant compte de ce qui se sera passé entre vous et lui cette nuit. » À ces mots, il sortit de l’appartement de sa fille, et lui laissa la liberté de se coucher…

Scheherazade vouloit poursuivre son récit, mais le jour qui commença à paroître, l’en empêcha.

CXXIe NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, le sultan des Indes, qui avoit une extrême impatience d’apprendre comment se dénoueroit l’histoire de Bedreddin, réveilla lui-même Scheherazade, et l’avertit de la continuer ; ce qu’elle fit en ces termes :

» Schemseddin Mohammed, dit le visir Giafar au calife, fit sortir de la salle tous les domestiques qui y étoient, et leur ordonna de s’éloigner, à la réserve de deux ou trois qu’il fit demeurer. Il les chargea d’aller tirer Bedreddin hors de la caisse, de le mettre en chemise et en caleçon, de le conduire en cet état dans la salle, de l’y laisser tout seul, et d’en fermer la porte.

» Bedreddin Hassan, quoiqu’accablé de douleur, s’étoit endormi pendant tout ce temps-là, si bien que les domestiques du visir l’eurent plutôt tiré de la caisse, mis en chemise et en caleçon, qu’il ne fut réveillé ; et ils le transportèrent dans la salle si brusquement, qu’ils ne lui donnèrent pas le loisir de se reconnoître. Quand il se vit seul dans la salle, il promena sa vue de toutes parts ; et les choses qu’il voyoit, rappelant dans sa mémoire le souvenir de ses noces, il s’aperçut avec étonnement que c’étoit la même salle où il avoit vu le palefrenier bossu. Sa surprise augmenta encore, lorsque s’étant approché doucement de la porte d’une chambre qu’il trouva ouverte, il vit dedans son habillement au même endroit où il se souvenoit de l’avoir mis la nuit de ses noces. « Bon Dieu, dit-il en se frottant les yeux, suis-je endormi, suis-je éveillé ? »

» Dame de beauté qui l’observoit, après s’être divertie de son étonnement, ouvrit tout-à-coup les rideaux de son lit, et avançant la tête : « Mon cher Seigneur, lui dit-elle d’un ton assez tendre, que faites-vous à la porte ? Venez vous recoucher. Vous avez demeuré dehors bien long-temps. J’ai été fort surprise en me réveillant de ne vous pas trouver à mes côtés. » Bedreddin Hassan changea de visage, lorsqu’il reconnut que la dame qui lui parloit, étoit cette charmante personne avec laquelle il se souvenoit d’avoir couché. Il entra dans la chambre ; mais au lieu d’aller au lit, comme il étoit plein des idées de tout ce qui lui étoit arrivé depuis dix ans, et qu’il ne pouvoit se persuader que tous ces événemens se fussent passés en une seule nuit, il s’approcha de la chaise où étoient ses habits et la bourse de sequins ; et après les avoir examinés avec beaucoup d’attention : « Par le grand Dieu vivant, s’écria-t-il, voilà des choses que je ne puis comprendre ! » La dame, qui prenoit plaisir à voir son embarras, lui dit : « Encore une fois, Seigneur, venez vous remettre au lit. À quoi vous amusez-vous ? » À ces paroles, il s’avança vers Dame de beauté : « Je vous supplie, madame, lui dit-il, de m’apprendre s’il y a long-temps que je suis auprès de vous. » « La question me surprend, répondit-elle : est-ce que vous ne vous êtes pas levé d’auprès de moi tout-à-l’heure ? Il faut que vous ayez l’esprit bien préoccupé. » « Madame, reprit Bedreddin, je me souviens, il est vrai, d’avoir été près de vous ; mais je me souviens aussi d’avoir depuis demeuré dix ans à Damas. Si j’ai en effet couché cette nuit avec vous, je ne puis pas en avoir été éloigné si long-temps. Ces deux choses sont opposées. Dites-moi, de grâce, ce que j’en dois penser ; si mon mariage avec vous est une illusion, ou si c’est un songe que mon absence ? » « Oui, Seigneur, repartit Dame de beauté, vous avez rêvé, sans doute, que vous avez été à Damas. » « Il n’y a donc rien de si plaisant, s’écria Bedreddin en faisant un éclat de rire. Je suis assuré, madame, que ce songe va vous paroître très-réjouissant. Imaginez-vous, s’il vous plaît, que je me suis trouvé à la porte de Damas en chemise et en caleçon, comme je suis en ce moment ; que je suis entré dans la ville aux huées d’une populace qui me suivoit en m’insultant ; que je me suis sauvé chez un pâtissier, qui m’a adopté, m’a appris son métier, et m’a laissé tous ses biens en mourant ; qu’après sa mort, j’ai tenu sa boutique. Enfin, madame, il m’est arrivé une infinité d’autres aventures qui seroient trop longues à raconter ; et tout ce que je puis vous dire, c’est que je n’ai pas mal fait de m’éveiller : sans cela, on m’alloit clouer à un poteau. » « Eh pour quel sujet, dit Dame de beauté en faisant l’étonnée, vouloit-on vous traiter si cruellement ? Il falloit donc que vous eussiez commis un crime énorme ? » « Point du tout, répondit Bedreddin, c’étoit pour la chose du monde la plus bizarre et la plus ridicule. Tout mon crime étoit d’avoir vendu une tarte à la crême où je n’avois pas mis de poivre. » « Ah pour cela, dit Dame de beauté en riant de toute sa force, il faut avouer qu’on vous faisoit une horrible injustice. » « Oh, madame, répliqua-t-il, ce n’est pas tout encore : pour cette maudite tarte à la crême, où l’on me reprochoit de n’avoir pas mis de poivre, on avoit tout rompu et tout brisé dans ma boutique ; on m’avoit lié avec des cordes, et enfermé dans une caisse où j’étois si étroitement, qu’il me semble que je m’en sens encore ! Enfin, on avoit fait venir un charpentier, et on lui avoit commandé de dresser un poteau pour me pendre ! Mais Dieu soit béni de ce que tout cela n’est que l’ouvrage du sommeil. »

Scheherazade, en cet endroit, apercevant le jour, cessa de parler. Schahriar ne put s’empêcher de rire de ce que Bedreddin Hassan avoit pris une chose réelle pour un songe. « Il faut convenir, dit-il, que cela est très-plaisant, et je suis persuadé que le lendemain le visir Schemseddin Mohammed et sa belle-sœur s’en divertirent extrêmement. » « Sire, répondit la sultane, c’est ce que j’aurai l’honneur de vous raconter la nuit prochaine, si votre Majesté veut bien me laisser vivre jusqu’à ce temps-là. » Le sultan des Indes se leva sans rien répliquer à ces paroles ; mais il étoit fort éloigné d’avoir une autre pensée.

CXXIIe NUIT.

Scheherazade, réveillée avant le jour, reprit ainsi la parole : » Sire, Bedreddin ne passa pas tranquillement la nuit ; il se réveilloit de temps en temps, et se demandoit à lui-même s’il rêvoit ou s’il étoit éveillé. Il se défioit de son bonheur ; et cherchant à s’en assurer, il ouvroit les rideaux, et parcouroit des yeux toute la chambre. « Je ne me trompe pas, disoit-il : voilà la même chambre où je suis entré à la place du bossu ; et je suis couché avec la belle dame qui lui étoit destinée. » Le jour qui paroissoit, n’avoit pas encore dissipé son inquiétude, lorsque le visir Schemseddin Mohammed, son oncle, frappa à la porte, et entra presqu’en même temps pour lui donner le bon jour.

» Bedreddin Hassan fut dans une surprise extrême de voir paroître subitement un homme qu’il connoissoit si bien, mais qui n’avoit plus l’air de ce juge terrible qui avoit prononcé l’arrêt de sa mort. « Ah, c’est donc vous, s’écria-t-il, qui m’avez traité si indignement et condamné à une mort qui me fait encore horreur, pour une tarte à la crême où je n’avois pas mis de poivre ! » Le visir se prit à rire, et pour le tirer de la peine, lui conta comment, par le ministère d’un génie (car le récit du bossu lui avoit fait soupçonner l’aventure), il s’étoit trouvé chez lui, et avoit épousé sa fille à la place du palefrenier du sultan. Il lui apprit ensuite que c’étoit par le cahier écrit de la main de Noureddin Ali, qu’il avoit découvert qu’il étoit son neveu ; et enfin il lui dit qu’en conséquence de cette découverte, il étoit parti du Caire, et étoit allé jusqu’à Balsora pour le chercher et apprendre de ses nouvelles. « Mon cher neveu, ajouta-t-il en l’embrassant avec beaucoup de tendresse, je vous demande pardon de tout ce que je vous ai fait souffrir depuis que je vous ai reconnu. J’ai voulu vous ramener chez moi avant que de vous apprendre votre bonheur, que vous devez trouver d’autant plus charmant, qu’il vous a coûté plus de peine. Consolez-vous de toutes vos afflictions par la joie de vous voir rendu aux personnes qui vous doivent être les plus chères. Pendant que vous vous habillerez, je vais avertir votre mère, qui est dans une grande impatience de vous embrasser, et je vous amènerai votre fils que vous avez vu à Damas, et pour qui vous vous êtes senti tant d’inclination sans le connoître. »

» Il n’y a pas de paroles assez énergiques pour bien exprimer quelle fut la joie de Bedreddin lorsqu’il vit sa mère et son fils Agib. Ces trois personnes ne cessoient de s’embrasser et de faire paroître tous les transports que le sang et la plus vive tendresse peuvent inspirer. La mère dit les choses du monde les plus touchantes à Bedreddin : elle lui parla de la douleur que lui avoit causée une si longue absence, et des pleurs qu’elle avoit versés. Le petit Agib, au lieu de fuir comme à Damas les embrassemens de son père, ne se lassoit point de les recevoir ; et Bedreddin Hassan, partagé entre deux objets si dignes de son amour, ne croyoit pas leur pouvoir donner assez de marques de son affection.

» Pendant que ces choses se passoient chez Schemseddin Mohammed, ce visir étoit allé au palais rendre compte au sultan de l’heureux succès de son voyage. Le sultan fut si charmé du récit de cette merveilleuse histoire, qu’il la fit écrire pour être conservée soigneusement dans les archives du Royaume. Aussitôt que Schemseddin Mohammed fut de retour au logis, comme il avoit fait préparer un superbe festin, il se mit à table avec sa famille ; et toute sa maison passa la journée dans de grandes réjouissances. »

Le visir Giafar ayant ainsi achevé l’histoire de Bedreddin Hassan, dit au calife Haroun Alraschild : « Commandeur des croyans, voilà ce que j’avois à raconter à votre majesté. » Le calife trouva cette histoire si surprenante, qu’il accorda sans hésiter la grâce de l’esclave Rihan ; et pour consoler le jeune homme de la douleur qu’il avoit de s’être privé lui-même malheureusement d’une femme qu’il aimoit beaucoup, ce prince le maria avec une de ses esclaves, le combla de biens, et le chérit jusqu’à sa mort.

« Mais, Sire, ajouta Scheherazade, remarquant que le jour commençoit à paroître, quelqu’agréable que soit l’histoire que je viens de raconter, j’en sais une autre qui l’est encore davantage. Si votre Majesté souhaite de l’entendre la nuit prochaine, je suis assurée qu’elle en demeurera d’accord. » Schahriar se leva sans rien dire, et fort incertain de ce qu’il avoit à faire. « La bonne sultane, dit-il en lui-même, raconte de fort longues histoires ; et quand une fois elle en a commencé une, il n’y a pas moyen de refuser de l’entendre toute entière. Je ne sais si je ne devrois pas la faire mourir aujourd’hui ; mais non, ne précipitons rien : l’histoire dont elle me fait fête, est peut-être plus divertissante que toutes celles qu’elle m’a racontées jusqu’ici ; il ne faut pas que je me prive du plaisir de l’entendre ; après qu’elle m’en aura fait le récit, j’ordonnerai sa mort. »

CXXIIIe NUIT.

Dinarzade ne manqua pas de réveiller avant le jour la sultane des Indes, laquelle après avoir demandé à Schahriar la permission de commencer l’histoire qu’elle avoit promis de raconter, prit ainsi la parole :


Notes
  1. Schemseddin signifie le soleil de la religion ; Mohammed est le même nom que Mahomet.
  2. Tous les Orientaux couchent en caleçon : cette circonstance est nécessaire pour l’intelligence de la suite.
  3. Il y a cinq prières d’obligation par jour, dans la religion mahométane : la première doit se faire à midi ; car c’est par le midi que les Mahométans commencent le jour civil ; et ils prennent le midi du moment que le soleil passe le point vertical de l’hémisphère, qu’on appelle le zénith. La seconde prière est celles qu’ils appellent du vepre : elle se fait depuis que le soleil est descendu à quarante-cinq degrés de l’horizon, jusqu’à ce que la moitié de son disque disparoisse. La troisième prière est appelée prière de la nuit, dont le temps est depuis qu’il ne fait plus assez clair pour distinguer un fil noir d’avec un blanc, et ce qu’il faut de temps par-delà pour faire trois des prostrations requises dans la prière, ce qui va à cinq ou six minutes de temps jusqu’à minuit. La quatrième prière est celle qu’ils appellent prière du dormir, dont le temps n’est point limité ; car il suffit qu’on la fasse après la prière précédente, et avant de se coucher. La cinquième prière est appelée prière du matin : on peut la faire depuis que les étoiles ont disparu, jusqu’à midi. Les temps de ces prières sont annoncés par des crieurs d’office, qui avertissent du haut des mosquées, quand il est temps de faire l’oraison.
  4. Ce mot signifie, en Arabe, merveilleux.
  5. Emese ou Hems, Hamach ou Ham, sont deux villes de Syrie, situées sur l’Oronte, aujourd’hui dans le gouvernement du pacha de Damas.
  6. Quatre villes de la Mésopotamie, aujourd’hui le Diarbeck. Moussoul, ou Mosul, est sur la rive droite du Tigre. Elle est commerçante ; on en tire des maroquins jaunes. C’est de cette ville que sont venues les mousselines. Elle est située vis-à-vis l’emplacement où étoit Ninive. — Diarbekir est l’ancienne Amide. Elle est aujourd’hui la capitale du Diarbeck ; elle est située sur le Tigre. Les chrétiens y sont au nombre de plus de vingt mille. Il s’y fait un grand commerce de toile rouge, de coton et maroquin de la même couleur, qui s’exportent en Europe.
  7. Nom des califes de Damas, qui leur vint d’Ommiah, un de leurs ancêtres. Voyez la note, p. 233, Ier vol.
  8. Comme les Mahométans se lavent les mains cinq fois le jour lorsqu’ils vont faire leur prière, ils ne croient pas avoir besoin de se laver avant que de manger ; mais ils se lavent après, parce qu’ils mangent sans fourchette.
  9. C’est ainsi que l’on rafraîchit la boisson promptement dans tout le Levant, où l’on a l’usage de la neige.
  10. Les Orientaux donnent ordinairement ce nom aux eunuques noirs.