Les Mille et Une Nuits/Histoire du premier Calender, fils de roi

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Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 1 (p. 295-317).

HISTOIRE
DU PREMIER CALENDER, FILS DE ROI.


« Madame, pour vous apprendre pourquoi j’ai perdu mon œil droit, et la raison qui m’a obligé de prendre l’habit de Calender, je vous dirai que je suis né fils de roi. Le roi mon père avoit un frère, qui régnoit comme lui dans un état voisin. Ce frère eut deux enfans, un prince et une princesse ; et le prince et moi, nous étions à-peu-près du même âge.

» Lorsque j’eus fait tous mes exercices, et que le roi mon père m’eut donné une liberté honnête, j’allois régulièrement chaque année, voir le roi mon oncle, et je demeurois à sa cour un mois ou deux, après quoi je me rendois auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent occasion, au prince mon cousin et à moi, de contracter ensemble une amitié très-forte et très-particulière. La dernière fois que je le vis, il me reçut avec de plus grandes démonstrations de tendresse qu’il n’avoit fait encore ; et voulant un jour me régaler, il fit pour cela des préparatifs extraordinaires. Nous fûmes long-temps à table ; et après que nous eûmes bien soupé tous deux : « Mon cousin, me dit-il, vous ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuis votre dernier voyage. Il y a un an qu’après votre départ, je mis un grand nombre d’ouvriers en besogne pour un dessein que je médite. J’ai fait faire un édifice qui est achevé, et on y peut loger présentement ; vous ne serez pas fâché de le voir ; mais il faut auparavant que vous me fassiez serment de me garder le secret et la fidélité : ce sont deux choses que j’exige de vous. »

» L’amitié et la familiarité qui étoient entre nous, ne me permettant pas de lui rien refuser, je fis sans hésiter un serment tel qu’il le souhaitoit ; alors il me dit : « Attendez-moi ici, je suis à vous dans un moment. » En effet il ne tarda pas à revenir, et je le vis entrer avec une dame d’une beauté singulière, et magnifiquement habillée. Il ne me dit pas qui elle étoit, et je ne crus pas devoir m’en informer. Nous nous remîmes à table avec la dame, et nous y demeurâmes encore quelque temps, en nous entretenant de choses indifférentes, et en buvant des rasades à la santé l’un de l’autre. Après cela, le prince me dit : « Mon cousin, nous n’avons pas de temps à perdre ; obligez-moi d’emmener avec vous cette dame, et de la conduire d’un tel côté, à un endroit où vous verrez un tombeau en dôme nouvellement bâti. Vous le connoîtrez aisément ; la porte est ouverte ; entrez-y ensemble, et m’attendez. Je m’y rendrai bientôt. »

» Fidèle à mon serment, je n’en voulus pas savoir davantage. Je présentai la main à la dame ; et au moyen des renseignemens que le prince mon cousin m’avoit donnés, je la conduisis heureusement au clair de la lune, sans m’égarer. À peine fûmes-nous arrivés au tombeau, que nous vîmes paroître le prince, qui nous suivoit, chargé d’une petite cruche pleine d’eau, d’une houe et d’un petit sac où il y avoit du plâtre.

» La houe lui servit à démolir le sépulcre vuide qui étoit au milieu du tombeau ; il ôta les pierres l’une après l’autre, et les rangea dans un coin. Quand il les eut toutes ôtées, il creusa la terre, et je vis une trappe qui étoit sous le sépulcre. Il la leva ; et au-dessous j’aperçus le haut d’un escalier en limaçon. Alors mon cousin s’adressant à la dame, lui dit : « Madame, voilà par où l’on se rend au lieu dont je vous ai parlé. » La dame, à ces mots, s’approcha, et descendit, et le prince se mit en devoir de la suivre ; mais se retournant auparavant de mon côté : « Mon cousin, me dit-il, je vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise ; je vous en remercie : adieu. » « Mon cher cousin, m’écriai-je, qu’est-ce que cela signifie ? » « Que cela vous suffise, me répondit-il, vous pouvez reprendre le chemin par où vous êtes venu. »

Sheherazade en étoit là, lorsque le jour venant à paroître, l’empêcha de passer outre. Le sultan se leva, fort en peine de savoir le dessein du prince et de la dame, qui sembloient vouloir s’enterrer tout vifs. Il attendit impatiemment la nuit suivante pour en être éclairci.

XXXVIIIe NUIT.

Schahriar ayant témoigné à la sultane qu’elle lui feroit plaisir de continuer le conte du premier Calender, elle en reprit le fil dans ces termes :

» Madame, dit le Calender à Zobéïde, je ne pus tirer autre chose du prince mon cousin, et je fus obligé de prendre congé de lui. En m’en retournant au palais du roi mon oncle, les vapeurs du vin me montoient à la tête. Je ne laissai pas néanmoins de gagner mon appartement, et de me coucher. Le lendemain, à mon réveil, faisant réflexion sur ce qui m’étoit arrivé la nuit, et après avoir rappelé toutes les circonstances d’une aventure si singulière, il me sembla que c’étoit un songe. Prévenu de cette pensée, j’envoyai savoir si le prince mon cousin étoit en état d’être vu. Mais lorsqu’on me rapporta qu’il n’avoit pas couché chez lui, qu’on ne savoit ce qu’il étoit devenu et qu’on en étoit fort en peine, je jugeai bien que l’étrange événement du tombeau n’étoit que trop véritable. J’en fus vivement affligé ; et me dérobant à tout le monde, je me rendis secrètement au cimetière public, où il y avoit une infinité de tombeaux semblables à celui que j’avois vu. Je passai la journée à les considérer l’un après l’autre ; mais je ne pus démêler celui que je cherchois, et je fis, durant quatre jours, la même recherche inutilement.

» Il faut savoir que pendant ce temps-là, le roi mon oncle étoit absent. Il y avoit plusieurs jours qu’il étoit à la chasse. Je m’ennuyai de l’attendre ; et après avoir prié ses ministres de lui faire mes excuses à son retour, je partis de son palais pour me rendre à la cour de mon père, dont je n’avois pas coutume d’être éloigné si long-temps. Je laissai les ministres du roi mon oncle fort en peine d’apprendre ce qu’étoit devenu le prince mon cousin. Mais pour ne pas violer le serment que j’avois fait de lui garder le secret, je n’osai les tirer d’inquiétude, et ne voulus rien leur communiquer de ce que je savois.

» J’arrivai à la capitale où le roi mon père faisoit sa résidence ; et contre l’ordinaire, je trouvai à la porte de son palais une grosse garde, dont je fus environné en entrant. J’en demandai la raison, et l’officier prenant la parole, me répondit : « Prince, l’armée a reconnu le grand visir à la place du roi votre père, qui n’est plus, et je vous arrête prisonnier de la part du nouveau roi. » À ces mots, les gardes se saisirent de moi, et me conduisirent devant le tyran. Jugez, madame, de ma surprise et de ma douleur.

» Ce rebelle visir avoit conçu pour moi une forte haine, qu’il nourrissoit depuis long-temps. En voici le sujet : dans ma plus tendre jeunesse, j’aimois à tirer de l’arbalète ; j’en tenois une un jour au haut du palais sur la terrasse, et je me divertissois à en tirer. Il se présenta un oiseau devant moi, je le mirai, mais je le manquai, et la flèche, par hasard, alla donner droit contre l’œil du visir qui prenoit l’air sur la terrasse de sa maison, et le creva. Lorsque j’appris ce malheur, j’en fis faire des excuses au visir, et je lui en fis moi-même ; mais il ne laissa pas d’en conserver un vif ressentiment, dont il me donnoit des marques quand l’occasion s’en présentoit. Il le fit éclater d’une manière barbare, quand il me vit en son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux d’abord qu’il m’aperçut ; et enfonçant ses doigts dans mon œil droit, il l’arracha lui-même. Voilà par quelle aventure je suis borgne.

» Mais l’usurpateur ne borna pas là sa cruauté. Il me fit enfermer dans une caisse, et ordonna au bourreau de me porter en cet état fort loin du palais, et de m’abandonner aux oiseaux de proie, après m’avoir coupé la tête. Le bourreau, accompagné d’un autre homme, monta à cheval, chargé de la caisse, et s’arrêta dans la campagne pour exécuter son ordre. Mais je fis si bien par mes prières et par mes larmes, que j’excitai sa compassion. « Allez, me dit-il, sortez promptement du royaume, et gardez-vous bien d’y revenir ; car vous y rencontreriez votre perte, et vous seriez cause de la mienne. » Je le remerciai de la grâce qu’il me faisoit, et je ne fus pas plutôt seul, que je me consolai d’avoir perdu mon œil, en songeant que j’avois évité un plus grand malheur.

» Dans l’état où j’étois, je ne faisois pas beaucoup de chemin. Je me retirois en des lieux écartés pendant le jour, et je marchois la nuit, autant que mes forces me le pouvoient permettre. J’arrivai enfin dans les états du roi mon oncle, et je me rendis à sa capitale.

» Je lui fis un long détail de la cause tragique de mon retour et du triste état où il me voyoit. « Hélas, s’écria-t-il, n’étoit-ce pas assez d’avoir perdu mon fils ? Falloit-il que j’apprisse encore la mort d’un frère qui m’étoit cher, et que je vous visse dans le déplorable état où vous êtes réduit ! » Il me marqua l’inquiétude où il étoit de n’avoir reçu aucune nouvelle du prince son fils, quelques perquisitions qu’il en eût fait faire, et quelque diligence qu’il y eût apportée. Ce malheureux père pleuroit à chaudes larmes en me parlant ; et il me parut tellement affligé, que je ne pus résister à sa douleur. Quelque serment que j’eusse fait au prince mon cousin, il me fut impossible de le garder. Je racontai au roi son père tout ce que je savois. Le roi m’écouta avec quelque sorte de consolation ; et quand j’eus achevé : « Mon neveu, me dit-il, le récit que vous venez de me faire, me donne quelqu’espérance. J’ai su que mon fils faisoit bâtir ce tombeau, et je sais à peu près en quel endroit : avec l’idée qui vous en est restée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puisqu’il l’a fait faire secrètement, et qu’il a exigé de vous le secret, je suis d’avis que nous l’allions chercher tous deux seuls, pour éviter l’éclat. » Il avoit une autre raison, qu’il ne me disoit pas, d’en vouloir dérober la connoissance à tout le monde. C’étoit une raison très-importante, comme la suite de mon discours le fera connoître.

» Nous nous déguisâmes l’un et l’autre, et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvroit sur la campagne. Nous fûmes assez heureux pour trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau, et j’en eus d’autant plus de joie, que je l’avois en vain cherché long-temps. Nous y entrâmes, et trouvâmes la trappe de fer abattue sur l’entrée de l’escalier. Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le prince l’avoit scellée en dedans avec le plâtre et l’eau dont j’ai parlé ; mais enfin nous la levâmes.

» Le roi mon oncle descendit le premier. Je le suivis, et nous descendîmes environ cinquante degrés. Quand nous fûmes au bas de l’escalier, nous nous trouvâmes dans une espèce d’antichambre, remplie d’une fumée épaisse et de mauvaise odeur, et dont la lumière que rendoit un très-beau lustre, étoit obscurcie.

» De cette antichambre, nous passâmes dans une chambre fort grande, soutenue de grosses colonnes, et éclairée de plusieurs autres lustres. Il y avoit une citerne au milieu, et l’on voyoit plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d’un côté. Nous fûmes assez surpris de n’y voir personne. Il y avoit en face un sofa assez élevé, où l’on montoit par quelques degrés, et au-dessus duquel paroissoit un lit fort large, dont les rideaux étoient fermés. Le roi monta, et les ayant ouverts, il aperçut le prince son fils et la dame couchés ensemble, mais brûlés et changés en charbon, comme si on les eût jetés dans un grand feu, et qu’on les en eût retirés avant que d’être consumés.

» Ce qui me surprit plus que toute autre chose, c’est qu’à ce spectacle, qui faisoit horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de l’affliction en voyant le prince son fils dans un état si affreux, lui cracha au visage, en lui disant d’un air indigné : « Voilà quel est le châtiment de ce monde ; mais celui de l’autre durera éternellement. » Il ne se contenta pas d’avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa, et donna sur la joue de son fils un grand coup de sa pantoufle.

« Mais, sire, dit Scheherazade, il est jour, je suis fâchée que votre majesté n’ait pas le loisir de m’écouter davantage.» Comme cette histoire du premier Calender n’étoit pas encore finie, et qu’elle paroissoit étrange au sultan, il se leva dans la résolution d’en entendre le reste la nuit suivante.

XXXIXe NUIT.

La sultane, voyant que sa sœur se mouroit d’impatience de savoir la fin de l’histoire du premier Calender, lui dit : Hé bien, vous saurez donc que le premier Calender, continuant de raconter son histoire à Zobéïde :

» Je ne puis vous exprimer, madame, poursuivit-il, quel fut mon étonnement, lorsque je vis le roi mon oncle maltraiter ainsi le prince son fils après sa mort. » « Sire, lui dis-je, quelque douleur qu’un objet si funeste soit capable de me causer, je ne laisse pas de la suspendre pour demander à votre majesté quel crime peut avoir commis le prince mon cousin, pour mériter que vous traitiez ainsi son cadavre. » « Mon neveu, me répondit le roi, je vous dirai que mon fils, indigne de porter ce nom, aima sa sœur dès ses premières années, et que sa sœur l’aima de même. Je ne m’opposai point à leur amitié naissante, parce que je ne prévoyois pas le mal qui en pourroit arriver. Et qui auroit pu le prévoir ? Cette tendresse augmenta avec l’âge, et parvint à un point, que j’en craignis enfin la suite. J’y apportai alors le remède qui étoit en mon pouvoir. Je ne me contentai pas de prendre mon fils en particulier, et de lui faire une forte réprimande, en lui présentant l’horreur de la passion dans laquelle il s’engageoit, et la honte éternelle dont il alloit couvrir ma famille, s’il persistoit dans des sentimens si criminels ; je représentai les mêmes choses à ma fille, et je la renfermai de sorte, qu’elle n’eut plus de communication avec son frère. Mais la malheureuse avoit avalé le poison, et tous les obstacles que put mettre ma prudence à leur amour, ne servirent qu’à l’irriter. Mon fils, persuadé que sa sœur étoit toujours la même pour lui, sous prétexte de se faire bâtir un tombeau, fit préparer cette demeure souterraine, dans l’espérance de trouver un jour l’occasion d’enlever le coupable objet de sa flamme, et de l’amener ici. Il a choisi le temps de mon absence pour forcer la retraite où étoit sa sœur ; et c’est une circonstance que mon honneur ne m’a pas permis de publier. Après une action si condamnable, il s’est venu renfermer avec elle dans ce lieu, qu’il a muni, comme vous voyez, de toutes sortes de provisions, afin d’y pouvoir jouir long-temps de ses détestables amours, qui doivent faire horreur à tout le monde. Mais Dieu n’a pas voulu souffrir cette abomination, et les a justement châtiés l’un et l’autre. » Il fondit en pleurs en achevant ces paroles, et je mêlai mes larmes avec les siennes.

» Quelque temps après, il jeta les yeux sur moi. « Mais, mon cher neveu, reprit-il en m’embrassant, si je perds un indigne fils, je retrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir la place qu’il occupoit. » Les réflexions qu’il fit encore sur la triste fin du prince et de la princesse sa fille, nous arrachèrent de nouvelles larmes.

» Nous remontâmes par le même escalier, et sortîmes enfin de ce lieu funeste. Nous abaissâmes la trappe de fer, et la couvrîmes de terre et des matériaux dont le sépulcre avoit été bâti, afin de cacher, autant qu’il nous étoit possible, un effet si terrible de la colère de Dieu.

» Il n’y avoit pas long-temps que nous étions de retour au palais, sans que personne se fût aperçu de notre absence, lorsque nous entendîmes un bruit confus de trompettes, de tymbales, de tambours et d’autres instrumens de guerre. Une poussière épaisse dont l’air étoit obscurci, nous apprit bientôt ce que c’étoit, et nous annonça l’arrivée d’une armée formidable. C’étoit le même visir qui avoit détrôné mon père et usurpé ses états, qui venoit pour s’emparer aussi de ceux du roi mon oncle, avec des troupes innombrables.

» Ce prince, qui n’avoit alors que sa garde ordinaire, ne put résister à tant d’ennemis. Ils investirent la ville ; et comme les portes leur furent ouvertes sans résistance, ils eurent peu de peine à s’en rendre maîtres. Ils n’en eurent pas davantage à pénétrer jusqu’au palais du roi mon oncle, qui se mit en défense ; mais il fut tué, après avoir vendu chèrement sa vie. De mon côté, je combattis quelque temps ; mais voyant bien qu’il falloit céder à la force, je songeai à me retirer, et j’eus le bonheur de me sauver par des détours, et de me rendre chez un officier du roi, dont la fidélité m’étoit connue.

» Accablé de douleur, persécuté par la fortune, j’eus recours à un stratagème, qui étoit la seule ressource qui me restoit pour me conserver la vie. Je me fis raser la barbe et les sourcils ; et ayant pris l’habit de Calender, je sortis de la ville sans que personne me reconnût. Après cela, il me fut aisé de m’éloigner du royaume du roi mon oncle, en marchant par des chemins écartés. J’évitai de passer par les villes, jusqu’à ce qu’étant arrivé dans l’empire du puissant Commandeur des croyans[1], le glorieux et renommé calife Haroun Alraschid, je cessai de craindre. Alors me consultant sur ce que j’avois à faire, je pris la résolution de venir à Bagdad me jeter aux pieds de ce grand monarque, dont on vante partout la générosité. « Je le toucherai, disois-je, par le récit d’une histoire aussi surprenante que la mienne ; il aura pitié, sans doute, d’un malheureux prince, et je n’implorerai pas vainement son appui. »

» Enfin, après un voyage de plusieurs mois, je suis arrivé aujourd’hui à la porte de cette ville ; j’y suis entré sur la fin du jour ; et m’étant un peu arrêté pour reprendre mes esprits, et délibérer de quel côté je tournerois mes pas, cet autre Calender que voici près de moi, arriva aussi en voyageur. Il me salue, je le salue de même. « À vous voir, lui dis-je, vous êtes étranger comme moi. » Il me répond que je ne me trompe pas. Dans le moment qu’il me fait cette réponse, le troisième Calender que vous voyez, survient. Il nous salue, et fait connoître qu’il est aussi étranger et nouveau venu à Bagdad. Comme frères, nous nous joignons ensemble, et nous résolvons de ne nous pas séparer.

» Cependant il étoit tard, et nous ne savions où aller loger dans une ville où nous n’avions aucune habitude, et où nous n’étions jamais venus. Mais notre bonne fortune nous avant conduits devant votre porte, nous avons pris la liberté de frapper ; vous nous avez reçus avec tant de charité et de bonté, que nous ne pouvons assez vous en remercier. Voilà, madame, ajouta-t-il, ce que vous m’avez commandé de vous raconter, pourquoi j’ai perdu mon œil droit, pourquoi j’ai la barbe et les sourcils ras, et pourquoi je suis en ce moment chez vous.»

« C’est assez, dit Zobéïde, nous sommes contentes : retirez-vous où il vous plaira. » Le Calender s’en excusa, et supplia la dame de lui permettre de demeurer, pour avoir la satisfaction d’entendre l’histoire de ses deux confrères, qu’il ne pouvoit, disoit-il, abandonner honnêtement, et celle des trois autres personnes de la compagnie.

« Sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour que je vois, m’empêche de passer à l’histoire du second Calender ; mais si votre majesté veut l’entendre demain, elle n’en sera pas moins satisfaite que de celle du premier. » Le sultan y consentit, et se leva pour aller tenir son conseil.

XLe NUIT.

Dinarzade ne doutant point qu’elle ne prît autant de plaisir à l’histoire du second Calender, qu’elle en avoit pris à l’autre, ne manqua pas d’éveiller la sultane avant le jour, en la priant de commencer l’histoire qu’elle avoit promise. Scheherazade aussitôt adressa la parole au sultan, et parla dans ces termes :

Sire, l’histoire du premier Calender parut étrange à toute la compagnie et particulièrement au calife. La présence des esclaves avec leurs sabres à la main, ne l’empêcha pas de dire tout bas au visir : « Depuis que je me connois, j’ai bien entendu des histoires, mais je n’ai jamais rien ouï qui approchât de celle de ce Calender. » Pendant qu’il parloit ainsi, le second Calender prit la parole, et l’adressant à Zobéïde :


Notes
  1. Titre des califes.