Les Misères du pouvoir absolu - La Diplomatie secrète de Louis XV

La bibliothèque libre.
Les Misères du pouvoir absolu - La Diplomatie secrète de Louis XV
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 67 (p. 379-406).
LES MISÈRES
DU POUVOIR ABSOLU

LA POLITIQUE SECRÈTE DE LOUIS XV.

Correspondance secrète inédite de Louis XV sur la politique étrangère et autres documens relatifs au ministère secret, publiés d’après les originaux conservés aux archives de l’empire, et précédés d’une introduction par M. E. Boutaric; 2 vol. in-8o, Plon, éditeur, 1866.

Un des plus instructifs, un des plus curieux spectacles de l’histoire, c’est le spectacle du pouvoir absolu aux prises avec lui-même, s’embarrassant dans ses propres pièges, s’affaissant sous son propre poids en entraînant le destin d’un pays. Parce que dans cette arène où se joue la fortune des peuples il surgit de temps à autre un Richelieu, un Louis XIV, un Napoléon, les esprits légers ou fascinés par le succès se plaisent à voir dans ces concentrations de puissance une nécessité civilisatrice, — dans ces débordemens d’omnipotence un type auquel tout se coordonne, une sorte d’idéal de gouvernement. Ce n’est au contraire qu’une exception décevante, un violent phénomène moral et politique bientôt suivi d’inévitables désastres.

D’autres régimes ont assurément leurs faiblesses et leurs mauvais jours; mais ils ont en eux-mêmes une force réparatrice, et les défaillances par lesquelles ils passent ne sont que d’un instant, parce qu’ils n’altèrent pas les sources de l’activité humaine. Le pouvoir absolu a cela de caractéristique que ses bonnes fortunes sont des accidens, que ses misères tiennent à sa nature, à sa manière d’être, à une invincible logique, qu’elles ne se voilent à demi parfois dans la splendeur d’un règne que pour reparaître dans une cynique nudité, à mesure que tombe une passagère et artificielle grandeur. Louis XIV s’évanouit, il reste Louis XV. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que les avantages mêmes que le pouvoir absolu promet ne sont qu’une illusion, et qu’à ses propres misères il joint le plus souvent les misères des autres régimes. C’est une illusion de croire qu’il donne l’ordre, la sécurité, la stabilité ; il ne donne rien du tout, il ne donne qu’un ordre factice, une sécurité sans lendemain, et cette stabilité dont on lui fait honneur est toujours à la merci de cette « vapeur, » de cette « goutte d’eau » qui d’un instant à l’autre peut dissoudre une existence humaine. « Les pouils sont suffisans pour faire vacquer la dictature de Sylla, » au dire du sceptique Montaigne, et ce « petit grain de sable » qui suffit pour arrêter Cromwell, pour tout pacifier en Angleterre, selon Pascal, peut aussi tout mettre en combustion. — Tout au moins, dit-on, le pouvoir absolu éloigne les ambitieuses compétitions des hommes acharnés à se disputer l’influence et les dignités dans les régimes parlementaires : pas davantage, il ne fait que rabaisser ces compétitions en leur donnant les antichambres pour théâtre, en leur refusant les aiguillons généreux, les viriles émulations de la lutte au grand jour. — Mais enfin il assure la suite dans les plans, dans les idées, surtout en ce qui touche la politique extérieure qu’il préserve de la mobilité des partis, du hasard des délibérations publiques et des résolutions soudaines ? Encore moins ; les temps de régime absolu sont au contraire ceux où il y a le plus de décousu dans les affaires extérieures, où on est aujourd’hui avec Frédéric II, demain avec Marie-Thérèse, pour finir par n’être avec personne. Le pouvoir absolu ! il n’est même pas sérieusement une réalité. Par une dérision singulière, l’autocrate est comme le prisonnier de sa propre loi, la première victime du système qu’il personnifie. Il croit tout voir, tout savoir, et il ne sait rien, il ne voit rien, il ne peut rien. Selon le mot énergique de Pascal, « un prince sera la fable de toute l’Europe, et lui seul n’en saura rien. » À quoi serviraient tant de choses remuées, confondues, transformées, à travers dix siècles d’histoire et quatre-vingts ans de révolutions, si elles ne montraient ce saisissant phénomène de l’impuissance définitive de l’autocratie au milieu d’intérêts qu’elle déplace, qu’elle bouleverse, qu’elle dénature, et sous le poids desquels elle reste accablée après les avoir compromis quelquefois pour longtemps ?

Il y a une époque de l’histoire de France où ce phénomène éclate dans sa plénitude, c’est cette période de Louis XV durant laquelle l’autocratie triomphante de Louis XIV s’épuise et glisse sur la pente où la tardive et impuissante honnêteté de Louis XVI ne pourra plus la retenir. On a parlé bien souvent de Louis XV; on n’avait pas tout dit, puisque de nouveaux documens sortent des archives comme un témoignage de plus sur cette époque où les destinées françaises se rapetissent dans l’intrigue, et peut-être ces documens nouveaux mis à jour par M. Boutaric ne disent pas tout encore. C’est le propre de ces régimes qui ont vécu de mystère de ne pas livrer du premier coup tous leurs secrets, de laisser au temps le soin d’éclaircir ce qu’ils ont fait et ce qu’ils n’ont pas su faire. Ces révélations qui paraissent maintenant, qui ne font d’ailleurs que préciser ce qu’on soupçonnait, ces révélations ont un mérite et même une opportunité singulière : c’est dans un moment de trouble pour la politique de l’Europe, particulièrement pour la politique de la France, qu’elles ramènent l’attention sur des événemens qu’une autocratie énervée ne sut empêcher, auxquels se rattachent à travers dix guerres et dix révolutions ces autres événemens qui viennent encore une fois de mettre à l’épreuve tout le système européen. C’est alors en effet, dans ce milieu du XVIIIe siècle, entre 1740 et 1775, que se forme réellement cette situation diplomatique dont la dernière crise n’est qu’une phase nouvelle. Alors comme aujourd’hui il s’agit de savoir ce que va devenir l’Allemagne avec son laborieux équilibre dans la tempête soulevée par une jeune et âpre ambition. Alors comme aujourd’hui c’est la Prusse qui marche l’épée haute sur l’Autriche, et qui grandit tout d’un coup sous la main victorieuse d’un Frédéric II. Alors comme aujourd’hui la France, placée entre l’Autriche et la Prusse sans parler des autres, voit se lever devant elle cette question des alliances qui lui a plus d’une fois porté malheur. Entre les deux époques, il y a sans doute des différences frappantes, et cependant je ne sais quelle analogie intime survit et se manifeste à travers tout. On dirait un drame longtemps interrompu qui se renoue subitement, — tant le vieux plan des choses semble se reproduire en se resserrant, en volant d’un pas précipité vers le dénoûment. Ce sont les mêmes acteurs qui se retrouvent en présence presque dans les mêmes conditions, et l’Europe a pu se croire par instans en face des champs de bataille de la guerre de sept ans, si ce n’est que cette fois, comme on l’a dit dans l’enivrement de la victoire au camp prussien, c’était la guerre de sept jours.

Ces événemens de l’autre siècle, — je ne parle que de ceux-là bien entendu, — avaient mal commencé pour la France; ils devaient mal finir. Engagés à la légère et comme au hasard vers 1740, ils aboutissent en trente ans à la triste paix de 1748 qui dénoue la guerre de la succession d’Autriche, — à la paix plus triste encore de 1763 qui finit la guerre de sept ans, — au démembrement de la Pologne, couronnement de cette série de déboires, origine première de cette ligue du nord que nous avons retrouvée depuis ce temps-là si souvent devant nous. Et si on cherche la raison de cette suite de disgrâces, elle est dans la politique chiffonnée ou bâclée à Versailles, et cette politique n’est que l’émanation naturelle de ce règne, type du régime absolu avec tous ses caractères, ses procédés, ses contradictions, ses frivolités et ses impuissances. Voilà l’intérêt supérieur, l’intérêt moral de ces correspondances secrètes: elles montrent ce que les dominations autocratiques font des affaires d’un pays, et comment elles finissent même par n’être plus maîtresses de leurs propres résolutions.

Une des plus vaines illusions, en effet, est de croire que l’autocratie tire de son principe une force particulière d’action, qu’elle est plus libre pour suivre un dessein parce que personne n’est libre autour d’elle. Si cela pouvait jamais être vrai, ce serait sans doute dans un temps où l’autorité et les traditions n’ont pas encore perdu tout leur prestige, où l’autocratie règne et gouverne au milieu d’un peuple plié par l’habitude à l’obéissance. Il n’en est rien. Voici un temps où « l’absolu pouvoir, comme en Turquie, » selon le mot d’un contemporain, n’est même pas contesté. Ce qui manque le plus, c’est la direction. Hommes et choses, intérêts extérieurs et affaires intérieures, tout va au hasard. Passions frivoles, médiocrités ambitieuses, âpres cupidités, influences équivoques se disputent la scène. Le roi semble le maître unique, et il vit dans une perpétuelle servitude. Pour faire prévaloir sa volonté, ce qu’il croit être sa volonté, il est obligé de se cacher, d’avoir un gouvernement secret, et il ne fait qu’augmenter la confusion. C’est là le spectacle qu’offre cette époque de Louis XV, dont la première et la plus fidèle image est le caractère même du prince. Moralement, ce n’est qu’un libertin de plus dans un temps de dissolution universelle, et je suis bien de l’avis de M. Boutaric, que c’est le côté le moins intéressant, quoique le plus recherché, jusqu’ici, du règne de Louis XV. Politiquement, c’est un des plus rares spécimens du genre; c’est le vrai roi de ce régime absolu : il en a les vices, les faiblesses, les dissimulations, les apathies, les mobilités.

Il était né peut-être avec des dons heureux, parfois il a de secrets mouvemens, il laisse échapper des mots qui ne sont point d’une nature dénuée de dignité ou insensible au bien. A mesure qu’il avance, il plie sous l’excès du pouvoir; il devient bientôt cet être royal défiant et timide dans son omnipotence, tout perdu dans les petits moyens, plein de velléités sans suite, amolli et endurci à la fois, ennuyé par-dessus tout, dont un des témoins les plus originaux et les plus sincères du temps, le marquis d’Argenson, rassemble les traits au courant de son journal. « Notre monarque, dit-il, est un oiseau doux, mais effarouché... Il craint autant de se tromper que d’être trompé dans les affaires, qui vont si mal... Il se travaille du matin pour dissimuler; il ne dit pas une parole, ne fait pas un geste, une démarche que pour cacher ce qu’il veut et donner le change... Sa marotte est de ne pas vouloir être pénétré... » Avec cela de l’apathie. « Voici toutes les passions du roi et tout le ressort du gouvernement : laissez-moi dormir, laissez-moi en repos, que j’aie la paix, que je n’aie point de déshonneur, qu’on me laisse aller à mes campagnes, à mes petits plaisirs, à mes habitudes; quelques bâtimens, de petites connaissances, quelque curiosité. Que j’aie la paix à la cour, dans le royaume et avec mes voisins. Je serais bien aise encore d’obtenir quelque gloire qui ne coûtât pas de peine, l’ordre ancien et accoutumé sans examen, la religion du pays! C’est Morphée qui règne... » Et si Morphée a de temps à autre quelque velléité d’action, il « n’est hasardeux que pour le commencement d’une entreprise; bientôt étourdi et importuné des embarras, surtout des obstacles sérieux, écoutant les deux partis de la cour et les rivaux du ministère, il s’arrête au fort du chemin... — Morphée réveillé se rendort, le faux conquérant se désiste; une témérité mal soutenue est bien pire que l’indolence... » Je pourrais continuer. Variez les nuances et les combinaisons, ce seront toujours là quelques-uns des traits essentiels d’une nature de prince telle que la peut faire l’excès de l’omnipotence.

Ce qu’il y a justement de curieux dans ce gouvernement de Louis XV, c’est qu’il résume tous les phénomènes inhérens à un régime qui commence par corrompre les hommes avant de corrompre les choses, qui conduit à la confusion et à l’impuissance de la politique par la dépression des caractères et par la falsification de tous les élémens de la vie d’un peuple. Telle est la fatalité des dominations autocratiques : elles ont des effets naturels et irrésistibles qui échappent à toutes les habiletés et même à toutes les bonnes volontés; elles ont cela de particulier qu’elles sont très puissantes pour le mal et très peu puissantes pour le bien, qu’elles ne font en réalité qu’à bâtons rompus et capricieusement. Si elles n’étaient que la force momentanément déchaînée et triomphante, ce serait beaucoup sans doute; mais ce ne serait encore qu’une crise passagère. Une conséquence bien autrement dangereuse, parce qu’elle est plus durable, du pouvoir absolu, c’est que là où il existe, là où il est érigé en système de gouvernement, la vérité s’enfuit des institutions et des mœurs. Il se produit une sorte d’obscurcissement universel, une sorte d’altération de toutes les idées et de toutes les habitudes. Il se forme un à peu près de délicatesse, de dignité, de droiture, de légalité et même de liberté, un à peu près dont le caprice ou le besoin du moment est le régulateur. Les gouvernans trichent avec les lois pour dominer, les gouvernés eux-mêmes trichent avec les lois pour se garantir. La ruse, la servilité, l’esprit de transaction, deviennent des moyens de fortune ou de préservation.

De là je ne sais quel amalgame confus et artificiel où le lien moral d’une société se dissout, où le sens de la vie collective s’émousse, où il ne reste que l’instinct personnel, des atomes humains, des individus absorbés dans le soin de leur sécurité, de leurs jouissances ou de leurs intérêts, et il arrive ce que d’Argenson disait de son temps : « Jamais on n’a plus fait d’affaires qu’aujourd’hui; plus le temps est misérable dans le public, plus l’intérêt particulier se replie à gagner avec effronterie. » Il se peut que dans un monde ainsi fait, ainsi énervé et amolli, le despotisme royal soit plus à l’aise; il n’est gêné ni par la lumière accusatrice des débats publics, ni par les contrôles réguliers de l’opinion, ni par la virilité des mœurs, ni par l’inflexibilité des lois. Tout est si bien pulvérisé, bouleversé autour de lui, qu’il n’a plus aucune résistance sérieuse à craindre; il est libre et seul libre. C’est le moment, croyez-vous, où il va paraître dans la splendeur de sa force et de son activité bienfaisante! C’est au contraire le moment où éclate la radicale impuissance du pouvoir absolu, et sous ce rapport le règne de Louis XV est assurément un des exemples les plus étranges.

Parce que les libertés françaises n’existent plus, parce que l’autorité des parlemens est méconnue ou annulée, parce qu’on est réduit à chercher dans les gazettes étrangères les nouvelles du royaume, parce que tout se fait dans l’obscurité et le silence, ou, ce qui est peut-être plus trompeur encore, dans un demi-silence et une demi-obscurité, la royauté n’en est pas plus forte et plus réellement omnipotente. Les limites qu’elle ne trouve pas dans la saine et régulière activité du pays, dans la puissance avouée de la loi et de l’opinion, elle les trouve dans cette organisation même dont elle n’est que le prête-nom, dans les passions qu’elle déchaîne, dans les cupidités qu’elle fomente et qu’elle ne peut réprimer, dans les complicités intéressées qui la trompent, et lui « bouchent les yeux, » selon le mot de d’Argenson, — dans cette multitude de petites omnipotences qui s’élèvent à tous les degrés de la hiérarchie.

L’absolutisme est contagieux, il gagne de proche en proche du haut en bas de l’échelle. Le ministre gouverne pour lui, l’intendant de province gouverne pour lui, le moindre employé a son royaume, son indépendance. Chacun dans sa sphère se fait une petite autocratie, et comme ni les uns ni les autres n’ont à craindre le contrôle et la lumière, ils finissent tous par former entre le prince et le pays une masse impénétrable à travers laquelle le pouvoir, si absolu qu’il soit, ne voit rien. Les moyens mêmes qu’il emploie, les expédiens les plus subtils tournent contre lui. Tout le monde connaît la merveilleuse invention du cabinet noir, de cette mystérieuse et répugnante inquisition organisée pour surprendre le secret des correspondances. Le procédé semble aussi efficace qu’il est cynique ; pas du tout, il n’est point efficace, et c’est le comte de Broglie qui écrit : « Les ministres ont regardé comme une chose essentielle de mettre dans cette place quelqu’un qui leur fût affidé, afin de pouvoir mettre des copies ou des extraits de lettres sous les yeux du roi, pour servir leurs passions, leur haine ou leur amitié. Il n’est même pas sans exemple, dit-on, que cela ait donné lieu à supposer des lettres entières ou à en faire des extraits pour faire des crimes à des gens qui étaient innocens. » En d’autres termes, ce n’était qu’un moyen de plus de tromper le roi. On n’est pas mieux battu avec ses propres armes.

Ceux qui ne voient dans la liberté, dans les contrôles populaires, dans les luttes au grand jour, qu’une diminution de la force et du prestige de la souveraineté, ces séides peu naïfs de l’autocratie sont risibles. Ils oublient cet autre genre d’humiliation et d’impuissance de la royauté asservie, compromise, bernée ou annulée par les ambitions et les factions de cour. Sous ce régime, il est vrai, il ne s’agit plus de livrer le pouvoir aux chances d’un vote parlementaire, de savoir qui l’emportera de Pitt ou de Grenville. Il s’agit de bien autre chose ! Combien de temps le cardinal de Fleury va-t-il vivre encore et rester un maire du palais en robe rouge ? M. de Chauvelin va-t-il être rappelé de son exil de Bourges ? Quelle est la maîtresse qui règne, et comment arriver à régner par elle ? Quel moyen employer pour cacher au roi ce qu’il ne doit pas savoir, pour l’entraîner dans une alliance, pour faire la fortune ou la disgrâce d’un ministre ? Je ne sais si rien est à la fois plus triste et plus comique que la situation de ce roi accablé de son omnipotence, qui se débat dans son faste indolent au milieu d’un entourage plus puissant que lui, et qui dit avec une piteuse mélancolie : « Ils ont tant fait qu’ils m’ont forcé à renvoyer Machault, l’homme selon mon cœur ; je ne m’en consolerai de ma vie ; » puis un autre jour au sujet du ministre de la guerre, M. de Monteynard : « Il faudra bien qu’il tombe, car il n’y a que moi qui le soutienne. » Un contemporain qui avait été l’agent de Louis XV écrit : « Le roi au milieu de sa propre cour avait moins de pouvoir qu’un avocat du Châtelet. » Survient le marquis d’Argenson qui complète le portrait par un détail. « Un pourvoyeur de la reine a présenté un mémoire au roi déclarant qu’il ne pouvait plus fournir, vu qu’il allait faire banqueroute faute de paiement, ce qui est arrivé à un autre pourvoyeur. Par ce mémoire, il démontrait divers abus de fournitures indues qui les ruinent. Le roi l’a renvoyé à l’examen et a voulu qu’on le lui rendît ensuite ; mais à quoi bon ? Quel profit restera-t-il de la conviction qu’il a d’être volé ? Le sera-t-il moins dans la suite ? Il le sera un peu davantage… » Et voilà justement le dernier mot de cette puissance absolue : elle n’est le plus souvent qu’une fiction désastreuse ; elle est réduite à tout souffrir ou à frapper par un de ces caprices autocratiques qui ne remédient à rien, à subir la politique qu’on lui fait ou à réagir par une action mystérieuse et inavouée.

C’est de cette situation que naît le ministère secret, combinaison de régime absolu, œuvre bizarre, décousue, souvent contrariée et la seule peut-être où Louis XV ait mis un peu de lui-même, où il ait déployé une certaine activité continue, quoique en définitive sans résultat. C’était pour lui comme un dédommagement de son impuissance officielle, un moyen d’échapper à ses ministres et même de les surveiller, de contrôler leur action ; il y trouvait le double attrait de satisfaire sa curiosité par les rapports secrets qu’il recevait et de se sentir maître, d’avoir une volonté, une politique surtout dans les affaires extérieures, auxquelles il s’intéressa toujours autant qu’il pouvait s’intéresser à une chose sérieuse. Il n’avait songé a rien de semblable sous la longue administration du cardinal de Fleury, dont la vieille et doucereuse influence avait dominé sa jeunesse timide et lente à s’émanciper, ou du moins il n’était pas allé bien loin dans ses rapports avec M. de Chauvelin. Après la mort du vieux cardinal, il s’enhardit à nouer une correspondance secrète avec le maréchal de Noailles, celle qu’on connaît aujourd’hui, qui a été récemment publiée par M. Rousset[1] ; mais ce n’est là encore qu’un épisode indépendant, une sorte de prologue de la grande correspondance, qui ne commençait qu’un peu plus tard, qui n’arrivait à s’organiser définitivement qu’après 1750, et qui se prolongeait pendant plus de vingt ans à travers les règnes éphémères des favorites et de tous ces ministres des affaires étrangères qui se succédaient, M. de Puisieux, M. de Rouillé, l’abbé de Bernis, M. de Praslin, le duc d’Aiguillon.

Ce fut à l’occasion des affaires du nord et de la candidature du prince de Conti à la couronne de Pologne que commença de se nouer cette action occulte qui ne fit que s’étendre chaque jour, et qui reste certainement un des plus singuliers phénomènes de ce règne. Le prince de Conti fut naturellement le premier dans le secret. On ne tarda pas à remarquer à la cour cette faveur particulière du prince, ses conférences multipliées avec le roi. C’était assez pour éveiller toutes les curiosités. « M. le prince de Conti travailla dimanche dernier avec le roi, dit le duc de Luynes dans ses Mémoires; tout le monde demande quel est le sujet de ce travail. Il paraît que personne ne le sait. » Au prince de Conti furent bientôt adjoints le premier commis des affaires étrangères Tercier, homme d’un dévouement sûr, d’un caractère modeste, d’un esprit cultivé, qui devint membre de l’Académie des Inscriptions, et le comte de Broglie. Après ceux-ci, le nombre des initiés s’accrut successivement à mesure que le cercle des affaires s’étendait, et le cabinet secret finit par compter des affiliés un peu partout, principalement dans les légations de France à l’étranger, M. des Alleurs, puis M. de Vergennes à Constantinople, M. de Breteuil à Saint-Pétersbourg, M. d’Havrincourt en Suède, M. Durand à Vienne et à Londres, le chevalier de La Touche à Berlin, M. de Saint-Priest. Ce n’étaient pas les seuls initiés; il y avait même des étrangers comme le chevalier Douglas, qui eut une mission en Russie, sans parler de bien d’autres agens plus obscurs — qui furent employés plus d’une fois à ces œuvres inavouées. De tout cela il résulte un assemblage assez étrange, passablement incohérent, qui compte quelques hommes d’un mérite rare et d’autres qui donnent à cet épisode diplomatique du dernier siècle une couleur d’aventure et de roman.

Celui qui eut le rôle le plus actif et qui reste la personnification la plus saillante de cette politique secrète est le comte Charles de Broglie, frère du maréchal, son aîné, sur lequel il garda toujours l’ascendant d’un esprit supérieur, et neveu de cet abbé de Broglie, frondeur et mordant, qui par goût vivait à la cour, préférant à l’épiscopat son indépendance et ne laissant pas d’avoir du crédit auprès du roi. Le comte de Broglie était, au dire de d’Argenson, « un fort petit homme, droit de la tête comme un petit coq, » vif, audacieux, réfléchi en même temps, discret dans son impétuosité, ami et protecteur ardent, implacable pour ses ennemis. Rulhière, dans son histoire des Révolutions de Pologne, trace de lui un portrait animé et d’un relief singulier. « La guerre avait occupé sa jeunesse, dit-il. Formé à des mœurs austères dans le sein d’une famille ambitieuse qui sortait de la plus ancienne noblesse d’une ville libre d’Italie, et qui, fixée en France depuis un siècle, y devait sa plus grande illustration à des services militaires et politiques; élevé dans les camps, sous les yeux d’un père vigilant et sévère que la religion attachait à tous les principes d’une probité rigoureuse; instruit dans l’art de l’intrigue par un de ses oncles, un vieil abbé qui suivait très habilement à la cour les intérêts de sa famille, tandis que ses frères et ses neveux en assuraient la gloire par l’éclat de leurs actions, le comte de Broglie ne tarda pas à développer un esprit actif, appliqué, laborieux, également propre à tous les soins de la guerre et aux négociations les plus mystérieuses, les plus étendues, mais un esprit inquiet, remuant et altier, ne sachant ni fléchir ni se détourner, quels que fussent les obstacles. » Ce fut son oncle l’abbé qui le désigna comme un auxiliaire précieux à Louis XV, et il fut nommé ambassadeur en Pologne.

Un jour de 1752, il reçut du roi ce billet : « Le comte de Broglie ajoutera foi à ce que lui dira M. le prince de Conti et n’en parlera à âme qui vive. » C’était son initiation. Il fallut un ordre réitéré pour vaincre sa répugnance et lui faire accepter ce rôle équivoque dont il pressentait les difficultés et les périls. Il allait représenter tout à la fois une politique officielle venant du ministère et une politique particulière venant du roi. Il avait pour mission à Varsovie non-seulement de servir les intérêts du prince de Conti, ce qui n’était après tout qu’une question secondaire, mais de surveiller les affaires du nord, de relever l’influence française, de rallier le parti national polonais en vue de la mort de l’électeur de Saxe, roi de Pologne, Auguste III, — et de la guerre qui, d’un instant à l’autre, pouvait se rallumer en Europe. Il réussit autant qu’il pouvait réussir; il remua la Pologne de son souffle, et il en fit même assez pour ne plus pouvoir rester à Varsovie après un éclat avec le comte de Brülh, ministre d’Auguste III. Quand il revint en France, il restait naturellement bien plus que le prince de Conti, dont l’intervention cessa bientôt, le conseil prépondérant, l’âme de cette politique secrète à laquelle il venait d’assurer une éphémère et stérile victoire en rallumant en Pologne une dernière espérance, en reconstituant une force dont on ne fit rien. Ce qui est certain, c’est que sous toutes les formes, ambassadeur ou ministre secret, il portait dans cette œuvre des vues neuves, hardies, originales sur les affaires de l’Europe, sur la situation réelle et sur les intérêts des diverses puissances. Il avait, comme dit encore Rulhière, « la passion de la gloire du nom français » et l’instinct de la grandeur des questions qui s’agitaient.

A un autre poste et dans d’autres conditions, le comte de Broglie eût été sans doute un des plus brillans ministres, un politique de premier ordre. Telle est la loi du pouvoir absolu : dans un temps où la sève aurait besoin de se raviver, où Louis XV lui-même remarque avec tristesse que « ce siècle-ci n’est pas fécond en grands hommes et qu’il serait bien malheureux pour nous si cette stérilité n’était que pour la France, » dans ce temps-là un des hommes les mieux faits pour l’action est réduit à se débattre et à s’user dans une œuvre inutile. Le comte de Broglie résume ce qu’il y a eu de sérieux, ce qu’il y a eu, dirai-je, d’intentions patriotiques dans cette politique occulte d’un roi absolu réduit à s’affranchir de son propre gouvernement pour garder l’illusion de sa puissance. Celui qui représente l’aventure et le roman dans cette diplomatie, c’est ce personnage énigmatique et indéfinissable, flottant entre l’homme et la femme, auquel l’histoire a rendu son véritable sexe, et qui s’est appelé le chevalier d’Eon. Ce n’était pas une femme, comme on l’a cru longtemps d’après le travestissement qu’il prenait à l’occasion et dont il se laissa définitivement affubler à la fin de sa vie; seulement ce n’était peut-être pas tout à fait un homme, au moins si l’on en croit le marquis de Lhospital, ambassadeur de France à Pétersbourg, qui l’aimait beaucoup et qui ne lui ménageait pas les plaisanteries grivoises sur sa sagesse, sur ce qui lui manquait, en lui souhaitant enfin totam vim et universum robur. Quant à de l’esprit, il en avait certainement; quant au courage, c’était un vrai petit dragon qui fit la guerre le mieux du monde en Allemagne sous le maréchal de Broglie et qui reçut la croix de Saint-Louis. Celui-là fut envoyé d’abord en Russie avec le chevalier Douglas; il y revint plusieurs fois, toujours avec des missions secrètes, et il finit par réussir si bien que l’impératrice Elisabeth voulait le garder auprès d’elle. Plus tard il changea de théâtre, il alla en Angleterre, où il eut même un instant un caractère diplomatique et où il eut à exécuter cet ordre secret écrit et signé de la main du roi : « Le sieur d’Éon recevra mes ordres par le canal du comte de Broglie ou de M. Tercier sur des reconnaissances à faire en Angleterre soit sur les côtes, soit dans l’intérieur du pays, et se conformera à tout ce qui lui sera prescrit à cet égard comme si je le lui marquais directement. Mon intention est qu’il garde le plus profond secret sur cette affaire, et qu’il n’en donne connaissance à personne qui vive, pas même à mes ministres, nulle part. » Il s’agissait du grand projet de descente en Angleterre que méditait cette politique secrète dont le chevalier d’Éon fut un des agens les plus actifs, mais aussi un des plus bruyans et des plus compromettans.

Les fils de cette diplomatie étaient tendus partout, le centre était unique comme l’inspiration; tout se passait entre le roi, le prince de Conti pendant quelques années, puis le comte de Broglie et Tercier. Les autres personnes liées à cette mystérieuse organisation ne se connaissaient pas entre elles. Quand un ambassadeur était nommé au dehors et qu’il était admis au secret, comme le furent M. de Breteuil, M. de Vergennes, M. d’Havrincourt, il devait communiquer toutes les instructions écrites ou verbales qu’il recevait du ministre des affaires étrangères, et ces instructions étaient examinées, contrôlées, modifiées souvent par les directions de la politique personnelle du roi. Ce n’était pas d’ailleurs toujours l’ambassadeur lui-même qui était initié ; quand il n’inspirait pas assez de confiance, on choisissait ou on plaçait auprès de lui un secrétaire chargé de correspondre avec le cabinet secret. On usait des plus minutieuses précautions pour dérouter les curiosités indiscrètes ; toutes les lettres étaient chiffrées ; on adoptait des noms de fantaisie. A une certaine époque, dans la correspondance avec le chevalier d’Eon, sous le duc de Choiseul, le roi s’appelait l’Avocat, le comte de Broglie le Substitut, Tercier le Procureur, le duc de Nivernais, ambassadeur à Londres, le Mielleux, le duc de Praslin l’Amer, le duc de Choiseul le Lion rouge ou la Porcelaine, le chevalier d’Eon l’Intrépide ou la tête de dragon. La transmission des dépêches était aussi une grande affaire dans un temps où l’on ne se faisait pas faute d’intercepter les correspondances. Par sa position de premier commis des affaires étrangères, Tercier pouvait mieux que tout autre faciliter cette transmission ; il employait les courriers de cabinet pour une partie des dépêches, et pour le reste le roi, craignant les indiscrétions du cabinet noir, finit par organiser à la poste un service particulier destiné à préserver de toute inquisition les lettres adressées à certains noms. Ces lettres devaient lui être remises directement par l’intendant des postes Jeannel, et c’était lui qui les faisait remettre à Tercier ou au comte de Broglie. Ce fut là toujours visiblement pour Louis XV une grande affaire. Cette correspondance secrète était son œuvre, il s’y complaisait.

Louis XV se flattait certainement lorsqu’il disait au maréchal de Noailles ce mot de tous les apathiques : « Ce qui est de sûr, c’est que je suis très patient, peut-être trop, et que j’aime à voir clair dans les choses, après quoi je sais prendre mon parti. » Il ne sut jamais prendre un parti sur rien. Il ne portait pas moins dans les mille complications de cette mystérieuse diplomatie une activité qu’il sentait défaillir, il est vrai, quand il se trouvait en présence des difficultés. La ténacité qu’il n’avait pas dans les grandes choses, il la mettait dans les petites : tout ce qui arrivait au cabinet secret était revu par lui, annoté et commenté. Il corrigeait souvent les réponses de Tercier ou du comte de Broglie ; il écrivait lui-même, il écrivait beaucoup ; il entrait dans une multitude de détails, et c’est là peut-être dans cette familiarité, dans cette poussière de minuties, c’est là peut-être qu’il se révèle le mieux tel qu’il est, ne manquant pas de sens, d’une certaine connaissance des intérêts politiques, et même de bonnes intentions, ne se faisant pas d’illusions, mais plein de subterfuges, ingénument cynique parfois dans ses appréciations des hommes et des choses, et montrant toujours plus de velléités que de volonté.

Au moment où il essayait de dominer la fatalité de ce pouvoir absolu dont il était le représentant et la première victime, il la subissait plus que jamais, et il la retrouvait partout. Sa grande préoccupation était de défendre le secret dans lequel il s’enveloppait par une fantaisie souveraine, et qui était fort menacé à mesure que le cercle des initiés s’étendait. « Voilà bien du monde dans le secret, disait-il; je souhaite qu’il ne transpire pas. » Il craignait toujours, et ses collaborateurs partageaient souvent ses craintes. Toutes les précautions ne pouvaient empêcher des alertes qui se reproduisaient assez fréquemment. C’est dans un de ces momens de doute que Louis XV écrit au comte de Broglie : « Lebel est brouillé avec Jeannel parce que ce dernier a cru qu’il voulait me proposer un successeur, et l’homme n’aime pas cela, ce qui produit dans l’humanité de vilaines choses. Je réponds de Lebel, il répond des autres. Je ne sais si quelqu’un a trahi. Au demeurant, les grands aiment à tout savoir. Un ministre comme M. de Choiseul est plus à portée qu’un autre. Les grands se vantent aussi plus que d’autres. » Et un autre jour : « M. le duc de Choiseul peut avoir des notions, et il doit en chercher la certitude; mais il ne m’a rien dit du tout sur votre correspondance, ni ne m’en a parlé, et de là vous pouvez être très sûr qu’on vous a menti grossièrement ou que vous avez voulu me sonder. Du reste, je ne réponds sûrement que de moi... » Louis XV semblait rassurer cette fois le comte de Broglie et n’était pas lui-même toujours aussi rassuré dans cette atmosphère de dissimulation où il se faisait l’illusion d’avoir une politique à lui.

Le difficile en effet était de garder longtemps l’inviolabilité du secret, de dérober une œuvre qui supposait une sorte de ministère, des agens, une correspondance étendue et active, à tout un monde de curiosités intéressées à la pénétrer, à des maîtresses tyranniques, à des ministres jaloux et même aux gouvernemens étrangers, toujours à la recherche de mystères diplomatiques. Au commencement, on avait été plus intrigué qu’inquiet de ce manège où le roi semblait se jouer, et dont on ne devinait pas l’objet. Les soupçons ne pouvaient manquer de s’accroître et de s’aiguiser. Plus le roi semblait tenir à son secret, plus on redoublait d’efforts pour le lui arracher. Mme de Pompadour ne fut pas naturellement la dernière à prendre ombrage de ce mystère qui l’irritait, et dans lequel elle voyait une atteinte à son influence, peut-être une menace pour la faveur dont elle jouissait, dont le fragile éclat ne tenait qu’à l’apathie ou à l’habitude. Elle alla au prince de Conti, elle voulut savoir le secret de ses entretiens avec le roi : elle ne put rien obtenir de lui, et elle ne le lui pardonna pas. Le ressentiment de Mme de Pompadour ne fut point sans doute étranger au refroidissement qui survint bientôt entre Louis XV et Conti, à la suite du refus fait au prince du commandement de l’armée du Rhin, au début de la guerre de sept ans. A quels moyens du reste Mme de Pompadour pouvait recourir pour savoir ce qu’on ne voulait pas lui révéler, une curieuse lettre de Tercier au chevalier d’Éon le dit : « Le roi m’a appelé ce matin auprès de lui, je l’ai trouvé fort pâle et fort agité. Il m’a dit d’une voix altérée qu’il craignait que le secret de notre correspondance n’eût été violé. Il m’a raconté qu’ayant soupé, il y a quelques jours, en tête-à-tête avec Mme de Pompadour, il fut pris de sommeil à la suite d’un léger excès dont il ne croit pas la marquise tout à fait innocente. Celle-ci aurait profité de ce sommeil pour lui enlever la clef d’un meuble particulier que sa majesté tient fermé pour tout le monde, et aurait pris connaissance de vos relations avec M. le comte de Broglie. Sa majesté le soupçonne d’après certains indices de désordre remarqués par elle dans ses papiers. En conséquence elle me charge de vous recommander la plus grande prudence et la plus grande discrétion vis-à-vis de son ambassadeur, qu’elle a lieu de croire tout dévoué à M. le duc de Praslin et à Mme de Pompadour... »

Après Mme de Pompadour, Mme Dubarry en faisait tout autant: elle essayait de gagner le comte de Broglie en lui promettant même son appui pour le faire arriver au ministère. Le comte resta muet. Le roi fut-il moins discret? Il écrit un jour: « Mme Dubarry avait vu votre lettre sur le gouvernement; ce n’était pas un secret. A l’égard du gros paquet, elle le trouva sur ma table; elle voulut voir ce que c’était; je ne voulus pas le lui montrer. Le lendemain, elle revint à la charge. Je lui dis que c’était sur des affaires de Pologne, — que, comme vous y aviez été ambassadeur, vous y aviez encore quelques relations dont vous me rendiez compte. Voilà tout ce que j’ai dit et fait... » C’était du moins la marque du prix qu’attachaient les favorites à mettre la main sur ce secret qui ressemblait à un ironique et agaçant démenti de leur omnipotence.

Les ministres à leur tour, mis sur la voie de cette action clandestine qu’ils rencontraient partout et qu’ils ne pouvaient saisir, complétaient en quelque sorte l’investissement d’une place si singulièrement défendue. Comme Louis XV le disait de M. de Choiseul, les ministres avaient des soupçons plutôt qu’une certitude. Aussi multipliaient-ils les manœuvres de tout genre pour arriver à cette certitude qui leur manquait, — pour contraindre le roi à se dévoiler. Tantôt c’était une mesure, Une direction de politique par laquelle ils essayaient d’embarrasser le maître, tantôt c’était un de ses agens qu’ils surprenaient, dont ils demandaient au roi l’arrestation, — et alors le roi prévenait l’agent des ordres donnés, ou bien, s’il n’avait pu éviter l’arrestation, il s’adressait au lieutenant de police, M. de Sartine, qu’il finissait par initier au secret dans une circonstance pressante afin de soustraire des papiers à la curiosité des ministres. « Je me suis ouvert et confié au lieutenant de police, écrit Louis XV à Tercier; il me paraît que cela lui a plu, mais il faut attendre de sa sagesse et de cette marque de confiance qu’il fera bien. Si le contraire arrive, nous verrons ce qu’il y aura à faire. » M. de Sartine en effet enlève les papiers compromettans, les prisonniers mis à la Bastille nient tout, le ministre se sent joué sans pouvoir rien dire, et le roi ajoute en se frottant les mains : « Tout s’est bien passé au conseil, et l’on ne s’est douté de rien. » On s’était au contraire douté de tout, mais que faire? C’était à recommencer.

De là une lutte singulière de ruses, d’expédiens, de mensonges, où Louis XV s’embrouillait bien un peu, comme il le disait, mais où il finissait par retrouver le fil et reprendre imperturbablement son chemin, où en vrai roi absolu d’ailleurs il était toujours prêt à sacrifier, du moins en apparence et pour sauver le secret, ceux en qui il mettait la confiance la plus entière, qu’il chargeait des missions les plus délicates. C’était encore un moyen de tromper les ministres. Tercier en fit un jour l’expérience. Il n’était pas seulement premier commis des affaires étrangères, il était encore censeur royal, et ce fut lui qui eut à examiner le livre de l’Esprit d’Helvétius. Il ne prit pas garde au livre, qu’il approuva à la légère et qui fit scandale. Ce fut assez pour que le pauvre Tercier, qui était déjà un objet de soupçon pour ses rapports avec le roi, se vît exposé à toutes les sévérités ministérielles. L’abbé de Bernis se contenta d’abord de le menacer, le duc de Choiseul vint et exécuta la menace en lui enlevant son poste des affaires étrangères; le roi n’essaya nullement de le soutenir, il le laissa tomber en disant : « Je ne connais que mon secrétaire d’état... » Mais en même temps Tercier resta plus que jamais mêlé à la direction des affaires secrètes. Louis XV tint à le dédommager amplement en lui assurant des pensions montant à quinze mille livres, et même, comme Tercier était boiteux, le roi se préoccupait, dans ses arrangemens, de lui épargner de la fatigue.

Le comte de Broglie lui-même ne put échapper à ces contrastes ou à ces bizarreries de fortune qui semblent la loi ordinaire du régime absolu. Il était avec son frère le maréchal à l’armée d’Allemagne en 1761, au moment de cette bataille de Filingshausen perdue, disait-on, parce que des deux chefs des forces françaises, Broglie et Soubise, le premier avait attaqué trop tôt, et le second avait attaqué trop tard ou n’avait pas attaqué du tout. Entre les deux, ce fut Soubise qui garda la faveur du roi et de Mme de Pompadour sans devenir un général plus habile ou plus populaire; ce fut le maréchal de Broglie qui paya les frais de la bataille perdue, qui fut rappelé, exilé dans ses terres sans perdre la faveur du public, qui le vengeait, le soir même où on apprit sa disgrâce, en applaudissant au Théâtre-Français ces vers de Tancrède :

On dépouille Tancrède, on l’exile, on l’outrage...
C’est le sort d’un héros d’être persécuté.


Le comte de Broglie partagea la mauvaise fortune du maréchal; il fut exilé à Ruffec, sous prétexte qu’on n’avait pu « le séparer de son frère. » Ce ne fut pas la seule fois qu’il parut disgracié avant comme après Filingshausen, et même dans ces momens de crise le roi ne faisait rien pour le soutenir vis-à-vis des ministres ou pour abréger ses disgrâces. Il empêchait Mme de Broglie de venir réclamer pour son mari, il écrivait à Tercier, un peu étonné de ces rigueurs, que le comte de Broglie ne pouvait revenir, qu’il devait avoir de la patience; mais en même temps il se gardait bien de lui retirer une confiance qu’il savait justifiée par le talent autant que par une discrétion absolue, et à Ruffec comme à Paris, comme à l’armée d’Allemagne, le comte de Broglie ne restait pas moins, avec Tercier, le confident intime, le directeur de la politique secrète. C’était la manière de procéder de ce roi qui voulait avoir des égards apparens pour ses ministres en les trompant, et qui, en frappant ou en laissant frapper ses serviteurs les plus fidèles, leur disait : « Je suis content de vous... Continuez à me bien servir et laissez là l’approbation des beaux esprits. » Louis XV croyait être bien habile et tromper tout le monde en se jouant nonchalamment dans toutes les dissimulations; il ne trompait personne, il ne faisait que laisser dans toutes les mains des gages de ses faiblesses en semant partout la confusion.

Un des incidens les plus étranges de ce long imbroglio de la diplomatie secrète et de la politique du XVIIIe siècle, une des affaires où se peignent le mieux le caractère de Louis XV, ses procédés, ses duplicités et les embarras presque comiques de la situation qu’il se faisait, c’est l’aventure du chevalier d’Éon à Londres. D’Éon était resté un moment comme ministre plénipotentiaire à Londres après la paix de 1763, à laquelle il avait contribué. Avec une humeur vive et remuante accrue par l’habitude de l’intrigue, il était déjà sans doute un peu infatué de son titre, de son double rôle de représentant officiel de la France et d’agent secret de Louis XV, lorsqu’on envoya en Angleterre, pour remplacer le duc de Nivernais comme ambassadeur, un homme médiocre, le comte de Guerchy, dont le ministre des affaires étrangères, M. de Praslin, ne s’exagérait pas lui-même le mérite, mais à qui il voulait faire une position et sur le dévouement duquel il pouvait compter. M. de Guerchy n’était pas encore à Londres que le chevalier d’Éon était déjà aux prises avec lui. Le prétexte était un compte de dépenses sur lequel on ne s’entendait pas. Au fond, la question était bien autre : il s’agissait de toute la politique secrète de Louis XV, poursuivie dans la personne de d’Éon par Mme de Pompadour, M. de Praslin et M. de Guerchy, leur instrument.

On commença par blesser le pétulant chevalier; on voulut le faire redescendre du rang de ministre au rang de simple secrétaire pour le mieux mettre à la merci de M. de Guerchy, en même temps qu’on lui disputait le remboursement de dépenses faites par lui. D’Eon éclata, il engagea avec M. de Praslin et M. de Guerchy une correspondance hardie, mordante, où il ne ménageait pas plus le ministre à Paris que l’ambassadeur à Londres. M. de Praslin ne demandait rien de mieux peut-être; c’était une occasion pour faire rentrer le chevalier en France, pour mettre la main sur lui et sur ses papiers, et ici commence le jeu du roi dans cette bizarre aventure. M. de Praslin demanda le rappel de d’Éon, et le roi ne fit aucune difficulté d’y souscrire; mais en même temps il prévenait d’Éon, il lui écrivait cette singulière lettre : «... Je vous préviens que le roi a signé aujourd’hui, mais seulement avec la griffe et non de sa main l’ordre de vous faire rentrer en France... Je vous ordonne de rester en Angleterre avec vos papiers jusqu’à ce que je vous fasse parvenir mes instructions ultérieures. Vous n’êtes pas en sûreté dans votre hôtel, et vous trouveriez ici de puissans ennemis... »

La situation commençait à devenir comique. Le chevalier d’Éon, nommé ministre par un ordre signé de la main du roi, n’était rappelé que par une lettre signée de la griffe royale, ce qui n’était pas la même chose, et de plus il recevait l’ordre secret de rester à Londres. Avec son humeur batailleuse et avec cet ordre secret, il n’était pas homme à refuser le combat; il s’y engagea avec une pétulance audacieuse, au point de provoquer M. de Guerchy et d’accuser l’ambassadeur d’avoir voulu le faire empoisonner. Il fit si bien que M. de Praslin, irrité, poussé à bout et voulant à tout prix en avoir raison, proposa d’adresser au gouvernement anglais une demande d’extradition et d’envoyer à M. de Guerchy une escouade d’exempts pour s’emparer du rebelle. Encore une fois le roi ne dit mot, fit ce qu’on voulut et de nouveau prévint d’Éon de la mésaventure qui pouvait l’atteindre. « Si vous ne pouvez vous sauver, lui écrivait-il, sauvez du moins vos papiers, et défiez-vous du sieur Monin, secrétaire de Guerchy et votre ami; il vous trahit. » Louis XV se croyait ainsi en sûreté du côté des ministres et du côté du chevalier, et comme cela pouvait ne pas suffire encore, comme un acte de violence pouvait réussir, il finit par écrire directement au comte de Guerchy en lui donnant l’ordre de tenir secrets les papiers qu’on pourrait trouver chez d’Éon, de ne les communiquer à personne, sans exception, et de ne les remettre qu’à lui seul. A vrai dire, en essayant d’enchaîner M. de Guerchy par cette marque de confiance, Louis XV n’était pas sans crainte sur la discrétion d’un homme qu’il savait lié à Mme de Pompadour et à M. de Praslin, et il se sentait moins rassuré qu’il n’affectait de le paraître, lorsque d’un autre côté il écrivait à Tercier : « Si Guerchy manquait au secret, ce serait à moi présentement qu’il manquerait, et il serait perdu. S’il est honnête homme, il ne le fera pas; si c’est un fripon, il faudrait le faire pendre. Je vois bien que vous et le comte de Broglie êtes inquiets; rassurez-vous, moi je suis plus froid... Attendons ce qu’il en aura fait, et croyons qu’il m’aura obéi. » Au fond, ce n’était qu’un expédient de plus. Si le chevalier d’Éon n’avait eu, pour se tirer de là, que les petits moyens du maître, il eût été cent fois perdu, bien plus que M. de Guerchy, et Tercier au reste ne le lui cachait pas; il ne lui laissait pas ignorer qu’il ne pouvait compter qu’en secret sur le roi, « qui ne peut vous abandonner, ajoutait-il, mais dont la politique, malgré tout l’attachement qu’il vous porte, vous sacrifierait entièrement à sa maîtresse et à ses ministres. »

Deux choses sauvèrent d’Éon : le gouvernement anglais refusa de le livrer, et il ne compta que sur lui-même pour tenir tête à l’ennemi. Il batailla, il se démena furieusement; il publia des mémoires, il couvrit M. de Guerchy d’outrages et de ridicule, ameutant presque la populace de Londres contre lui. Il y eut aussi des momens où, ne recevant plus aucun secours, exaspéré par la détresse, il menaça de livrer ses papiers aux chefs de l’opposition anglaise, qui n’auraient pas demandé mieux de les payer pour accabler le ministère; il n’en fit rien pourtant. Cette lutte dura plusieurs années, elle était contemporaine de l’affaire de Wilkes; mais l’affaire de Wilkes n’était que le déchaînement d’un démagogue, et ne mettait en cause ni la politique ni les institutions de l’Angleterre. L’affaire du chevalier d’Éon engageait bien plus qu’on ne le croyait la politique de la France, et il était jusqu’à un certain point assez fondé en disant que s’il parlait, s’il révélait tout, notamment le projet de descente en Angleterre dont il avait le secret, il fallait « se déterminer à une guerre prochaine, inévitable, » à laquelle le souverain anglais serait « contraint par la nature des circonstances, par le cri de la nation et du parti de l’opposition. » Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, pendant toute cette lutte bruyante, excentrique, soutenue par d’Éon, Louis XV, tout en prétendant parfois qu’il est fou, ne laisse pas de garder des rapports avec lui et ne se trouble guère. Il s’émeut tout au plus jusqu’à écrire à Tercier : « M. de Praslin voudrait bien voir arriver d’Éon en France et qu’il y fut bien enfermé. Ses lettres particulières, avouez-le, le mériteraient bien; mais le point essentiel est de l’adoucir et de ravoir mes papiers. A l’avenir, soyons plus circonspects dans le choix de confiance; il est pourtant le seul jusqu’à présent qui ait branlé et menacé de trahison au premier chef. Dans les tribunaux, que croyez-vous qu’on lui fît? » On ne lui fit rien devant les tribunaux; Louis XV finit, après trois ans, par assurer à d’Éon une pension de douze mille livres en attendant un poste qui lui donnât un traitement plus considérable. — Et voilà le roi qui dit avec une tranquille ingénuité à un de ses confidens : « Moi, je vais mon chemin sans me servir des petites intrigues et tracasseries! » S’il avait eu la fantaisie de ne pas aller droit son chemin, qu’aurait-il donc fait?

Ce que je veux montrer surtout dans ces cachotteries qui finissent par être avilissantes, dans ces lisibles trépidations de petites choses, de petits intérêts, de petites passions, c’est cette source énervante d’où sort une politique qui en passant à travers ces misères ne pouvait aboutir qu’à des déceptions. C’est là justement ce qui arrive dans cet espace de vingt-cinq ans où l’histoire extérieure de la France n’est marquée que par des agitations stériles, des évolutions à contre-temps et des défaites. Ce n’est pas que cette politique, au moment où elle entrait dans les conseils de Louis XV, où elle tendait à devenir un système coordonné, manquât de grandeur et procédât d’un faux sentiment des intérêts français. Elle réunit au contraire tout ce qui fait une œuvre patriotique, et s’il est un trait choquant, c’est la disproportion entre la hauteur, la justesse de la pensée première et la puérilité ou l’indignité des moyens dans lesquels elle s’énerve. A part ces projets de descente en Angleterre qui devaient naître comme une idée de représailles contre une nation ambitieuse de prépondérance maritime, — qui ne vinrent d’ailleurs qu’à la longue et forment un épisode distinct, — la politique secrète avait surtout en vue la situation du continent, les affaires du nord. Le comte de Broglie en trace un programme viril, qui, s’il eût été réalisé, eût modifié singulièrement sans doute la marche de la politique européenne. « On ne peut disconvenir, dit-il, que ce système n’eût été fait conformément aux véritables principes et selon les intérêts de la France. Il consistait à garder en Europe l’équilibre établi par les traités de Westphalie, à protéger les libertés du corps germanique dont la France était garante, à lier par un autre traité perpétuel la Turquie, la Pologne, la Suède et la Prusse sous la médiation et ensuite avec l’accession de la France, et enfin à séparer par ce moyen la maison d’Autriche d’avec la Russie en rejetant cette dernière dans ses vastes déserts et la reléguant pour les affaires hors des limites de l’Europe. »

C’est là ce qui s’agitait dans les conseils secrets de Louis XV, lorsqu’il était temps encore, lorsque rien n’était sérieusement compromis. Si ce programme eût été suivi avec une tranquille et patiente fermeté, bien des crises qui ont là leur origine première eussent été écartées peut-être, bien des choses eussent été changées visiblement ou auraient été retardées. La Prusse eût toujours grandi, comme elle ne pouvait manquer de le faire avec un chef dont le premier coup était l’invasion et la conquête de la Silésie; mais elle eût grandi d’accord avec-la France, et ses agrandissemens auraient pu se combiner avec nos intérêts, sans devenir un amoindrissement pour nous. Elle n’aurait point été rejetée vers l’Angleterre au début de la guerre de sept ans, vers la Russie après la paix de 1763. La Pologne aurait pu être sauvée, et le partage de 1772 ne serait point devenu le point de jonction, le ciment en quelque sorte de cette triple alliance du nord, formée sous nos yeux, sous la protection de notre imprévoyance, dix fois relâchée ou brisée en apparence depuis lors, dix fois recomposée contre nous, de cette alliance dont la rupture, si tant est qu’elle soit définitive aujourd’hui, n’est même plus une garantie, parce qu’elle n’est qu’un signe nouveau de la situation violente où les ambitions déchaînées laissent l’Europe.

En réalité, c’est en Pologne qu’était en ce moment le levier de notre action; c’est pour l’indépendance ou, comme on disait alors, pour la liberté de la Pologne que se formait la politique secrète, et il est certainement curieux de voir un roi comme Louis XV, dont la nature était si lente à s’animer, porter dans ces affaires une apparence de suite, un intérêt qui faisaient l’illusion de ceux qu’il associait à ses desseins. Que cette question de Pologne n’apparût d’abord à Louis XV que sous la figure d’une couronne pour le prince de Conti, qu’il ne se rendît pas compte des engagemens qu’il prenait avec lui-même, des obligations qu’il créait à la France, des conséquences logiques, inévitables, de cette adoption de la cause polonaise, c’est assez clair. Il n’est pas moins vrai que pendant quinze ans, même après que la candidature du prince de Conti a disparu, c’est le thème invariable de sa politique « de soutenir les Polonais, et qu’ils se choisissent un roi à leur libre volonté. »

C’est pour cela qu’il envoie dès 1752 le comte de Broglie à Varsovie, qu’il multiplie les agens, qu’il noue toute sorte d’intelligences dans le pays, toute sorte de combinaisons dans les autres cours. C’est de cet esprit que s’inspirent les instructions particulières adressées à M. de Breteuil, rappelé à Saint-Pétersbourg par la révolution qui élève Catherine au trône : « Vous savez que la Pologne est le principal objet de la correspondance secrète... Vous savez déjà, et je le répéterai ici bien clairement, que l’objet de ma politique avec la Russie est de l’éloigner, autant qu’il sera possible, des affaires de l’Europe... » Et encore aux approches de l’élection de Stanislas Poniatowski, qui est le commencement de la fin qui atteste les progrès de l’influence russe, Louis XV à demi vaincu ne se lasse pas d’insister. « Si j’ai rappelé de Varsovie mon ambassadeur, écrit-il à M. de Breteuil, c’est qu’il n’était plus possible qu’il y restât témoin d’une assemblée aussi irrégulière et aussi illégitime que celle à laquelle le parti russe donne le nom de diète. Je ne continue pas moins à m’intéresser à ce qui regarde cette république. Ainsi la retraite de mon ambassadeur n’est point un abandon des affaires de Pologne... Le stolnick (Poniatowski) a parfaitement justifié ce qu’il vous faisait entendre sur les projets de changer la forme du gouvernement, et les résolutions de la prétendue diète l’ont assez prouvé. Ce doit être un nouveau motif pour toutes les puissances de s’intéresser au sort des patriotes qui défendent leur liberté et leur constitution, qui ne peut être changée que par le concours unanime de la nation et non par la seule volonté d’une puissance voisine qui dans ce moment-ci n’a en vue que d’opprimer la république de Pologne, afin d’étendre son despotisme dans le nord... »

Mais il y avait un homme chez qui cet intérêt pour les affaires de Pologne était bien autrement sérieux, bien autrement réfléchi : c’était le comte de Broglie. Avec une rare sûreté d’instinct, le comte de Broglie avait de bonne heure pressenti que là était pour le moment le nœud de la politique européenne, que la solution de cette question pouvait un jour ou l’autre fixer la mesure du progrès ou du déclin de l’ascendant diplomatique de la France, et ce qui traversait l’esprit de Louis XV comme une pensée heureuse, mais moins précise qu’il ne le croyait lui-même, prenait dans l’esprit du ministre secret la forme rigoureuse et coordonnée d’un système dont son ambassade à Varsovie avait été la première et vigoureuse application. Ce système eût été d’arrêter la Pologne sur le penchant de la ruine où la précipitaient ses dissensions, de réveiller son esprit national, d’organiser ses forces, de lui donner un rôle dans les affaires de l’Europe, d’entourer enfin sa position de garanties propres à suspendre le travail d’empiétement qui la pressait de toutes parts. La France, avec les auxiliaires qu’elle eût ralliés à sa cause serait restée la gardienne naturelle de cette situation, où elle trouvait ce qu’elle cherchait, une limite aux progrès de la Russie en Europe et, mieux encore, un obstacle durable à ce rapprochement des trois puissances du nord dont on n’entrevoyait pas même alors la possibilité, quoiqu’il fût pourtant si prochain. En plusieurs circonstances, le comte de Broglie proposa des plans pour la réalisation de son système, montrant d’avance avec autant de force que de clarté les dangers qui allaient naître de la chute de la Pologne. J’ajouterai qu’il resta jusqu’au bout, jusqu’à en être importun, le défenseur de ces idées.

Préserver la Pologne d’un désastre qu’on prévoyait était donc un intérêt reconnu dans les conseils secrets de Louis XV. Voilà ce que les documens nouveaux précisent et rendent sensible par les détails qu’ils révèlent; mais cette question, elle se liait évidemment à l’ensemble de la politique, au mouvement qui agitait l’Europe, à notre position fédérative et militaire, selon le mot du comte de Broglie; elle dépendait du parti que prendrait la France, des arrangemens qu’elle déterminerait, des alliés vers lesquels elle se tournerait, et c’est là justement qu’expirent les sympathies et la bonne volonté de Louis XV, que la politique secrète, œuvre de régime absolu, périt par l’impuissance du régime absolu. Voilà ce que ces documens ne montrent pas avec moins de clarté. — Tandis que Louis XV s’efforçait d’un côté de maintenir dans ses conseils particuliers une pensée protectrice ou simplement prévoyante pour la Pologne, il laissait accomplir d’un autre côté, il accomplissait lui-même cette révolution diplomatique qui marquait le milieu du XVIIIe siècle, qui après deux cents ans d’antagonisme faisait de la France l’alliée presque subordonnée de l’Autriche, et dans laquelle la pensée de son conseil secret allait se perdre pour finir par n’être plus qu’un regret inutile. De là tout un ordre nouveau de rapports, de combinaisons et d’événemens, nés de ce déplacement soudain qui coïncidait avec l’apparition de la Russie dans les affaires de l’Europe et avec l’éclatant avènement de la puissance prussienne.

La vraie politique de la France, placée entre l’Autriche et la Prusse, eût été de ne pas craindre de s’allier à cette puissance nouvelle qui se formait en Allemagne, qui était tout à la fois pour nous le contre-poids de la puissance autrichienne et l’antagoniste de la Russie, dont elle n’avait pas eu encore le temps de se rapprocher. Ce n’était pas seulement conforme à la vieille tradition française; vue de haut, cette alliance, sincèrement acceptée et énergiquement pratiquée, pouvait être une féconde combinaison d’avenir. Il y avait bien des raisons pour qu’elle ne se fît pas ou pour qu’elle se fît mal. On n’était pas accoutumé encore à traiter sérieusement un petit roi d’hier qui pourtant s’était annoncé comme un ami ou un ennemi sérieux. De plus c’était un prince protestant, et comment risquer de donner à l’Allemagne une tête protestante? Puis enfin c’était une nouveauté, c’était l’inconnu, et toutes ces raisons se cachaient sous le ressentiment qu’excitaient les sarcasmes de Frédéric, ajoutés à cette souplesse par laquelle il échappait à ceux qui croyaient le tenir. Le comte de Broglie a un mot piquant et juste au sujet du roi de Prusse : « On a dit, on le répète encore, qu’il nous a trompés; c’est trop souvent la phrase de ceux qui se sont trompés eux-mêmes, y-La vérité est qu’on s’était trompé au moment décisif; on n’avait pas saisi cette heure, cet éclair que Frédéric lui-même peint d’un trait si vif : « La monarchie qu’il (Frédéric Ier) avait laissée à ses descendans était, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, une espèce d’hermaphrodite qui tenait plus de l’électorat que du royaume. Il y avait de la gloire à décider cet être, et ce sentiment fut sûrement un de ceux qui fortifièrent le roi dans les grandes entreprises où tant de motifs l’engageaient. »

Lorsqu’à l’ouverture de la succession d’Autriche, en 1740, Frédéric II, voulant décider cet être, se jeta sur la Silésie, — la France, par un entraînement de sa vieille politique, fut bientôt avec lui; mais qu’arriva-t-il? Pendant que la France était l’alliée de la Prusse et que le maréchal de Bellisle combattait en Bohême, le cardinal de Fleury traitait secrètement avec l’Autriche. Frédéric l’apprend; par un hardi mouvement, il se tourne vers Marie-Thérèse, fait la paix avec elle en gardant la Silésie, et se dégage lestement en disant à Bellisle : « Monsieur le maréchal, songez à vous, ma partie est gagnée. » Il rentra dans la lutte, et cette fois encore comme l’allié de la France; mais déjà il avait saisi nos mobilités, nos fluctuations, le progrès des inclinations autrichiennes à Versailles; il avait flairé cette situation que d’Argenson décrit : « J’ai vu de mon temps que c’était une griève accusation d’être Autrichien. J’ai vu ensuite que c’était un éloge. Nous nous acquérons des amis avec effort, nous les perdons par légèreté. » Au lieu de retenir Frédéric dans une alliance utile aux deux pays, la France en était à préparer cette autre guerre qui s’est appelée la guerre de sept ans, où elle allait avoir la Prusse pour ennemie, et à l’occasion de laquelle Louis XV dit tranquillement dans une de ses lettres secrètes : « Si sa majesté prussienne tombe dans le précipice, tant pis pour elle. » L’indécision de la politique française avait rejeté Frédéric II vers l’Angleterre au début de cette guerre; la paix de 1763 le poussa vers la Russie à travers la Pologne, et le comte de Broglie résume cette situation en disant : « Concluons que la position du roi de Prusse à l’égard de la France est celle d’un prince autrefois allié qu’on a traité comme ennemi, qu’on a voulu anéantir, et qui n’existe que par des prodiges, — que, sorti de cette crise, il n’a peut-être pas dû nous aimer beaucoup; mais il n’en aurait pas été moins disposé à se lier encore avec nous dès qu’il y aurait pu trouver son avantage, que notre alliance exclusive avec la cour de Vienne lui en a ôté l’espoir... »

C’était en effet la clé de tout. Je ne rappellerai pas comment s’était formée cette alliance autrichienne scellée définitivement par le traité de 1756, maintenue et confirmée par la paix cruelle de 1763. Les mordantes boutades de Frédéric sur Mme de Pompadour et sur Louis XV y avaient aidé; les avances faites par la fière Marie-Thérèse à la favorite de Versailles avaient achevé cette singulière révolution diplomatique. Tout le monde s’y était mis, c’était la mode du temps; mais ce qu’on savait moins, c’est que Louis XV lui-même, au risque de brouiller les intérêts qu’il se flattait de concilier, sans se douter qu’il ne faisait que subir de frivoles influences, se piquait d’un amour particulier pour cette alliance, qu’il considérait comme son ouvrage, et sur ce point il rencontrait la vive et libre opposition du comte de Broglie, qui sentait tous les dangers de la politique nouvelle. « J’ai très bien vu dans toutes vos lettres, écrivait le roi, que vous aviez de la peine à adopter le système nouveau que j’ai pris : vous n’étiez pas le seul; mais telle est ma volonté, il faut que vous y concouriez... « Le roi y revient dans une autre lettre. « Je trouve très bon, comte de Broglie, que vous me fassiez toutes les représentations que vous croirez devoir me faire et à mes ministres; mais ayez toujours en vue l’union intime avec Vienne : c’est mon ouvrage, je le crois bon et je le veux soutenir...» Et à Tercier : « En conservant notre parti en Pologne, mettez-leur bien dans la tête (aux Polonais) que jusqu’à ma mort je ne me séparerai point de l’impératrice-reine, et que mon fils est dans ces mêmes sentimens. »

Cette alliance autrichienne, dont Louis XV se vantait avec un naïf orgueil et à laquelle il s’attachait avec l’opiniâtreté d’un esprit faible, cette alliance eut cependant une série de conséquences désastreuses que le comte de Broglie ne manquait pas de signaler. Elle fit d’une guerre maritime principalement dirigée contre l’Angleterre une guerre continentale où la France eut la Prusse pour ennemie, ce qui était tout à la fois diviser nos forces et travailler à la destruction d’un allié qu’on était intéressé à se ménager: les malheurs de la guerre conduisirent à une paix « aussi désavantageuse qu’indispensable, » et la paix elle-même laissait la France épuisée, isolée en Europe, asservie à une alliance exclusive qui, en enchaînant sa politique, sous une vaine apparence de sécurité ne garantissait que la sécurité et la liberté de l’Autriche. Toutes les charges étaient pour la France, qui mettait au service de la cour de Vienne son influence, son crédit, ses subsides, ses armées; tous les avantages étaient pour l’Autriche, qui, rassurée en Italie, fortifiée en Allemagne, se sentait plus libre pour maintenir son ascendant. La seule compensation possible pour la politique française eût été de trouver dans l’alliance autrichienne un moyen d’exercer dans les affaires du nord une action conforme à ses intérêts. C’est de là au contraire que lui vint la plus dure et la dernière déception.

Alors en effet se produit un phénomène singulier. — D’un regard pénétrant Frédéric vit bientôt ce qu’il y avait de faux dans cette situation, ce que pouvait permettre ce désordre diplomatique de l’Europe; il comprit qu’appuyé sur la Russie, cherchant d’accord avec elle un aliment nouveau pour son ambition, il pouvait tout faire, s’il réussissait à détacher l’Autriche de l’alliance française, à l’engager dans une entreprise commune avec la Russie et la Prusse; la France dès lors ne pourrait plus rien sous peine de se trouver en face des trois puissances réunies. La cour de Vienne de son côté ne songeait guère qu’à se servir de l’alliance française pour contraindre ses terribles voisins à compter un peu plus avec elle. Ce fut l’origine du partage de la Pologne, et ce fut l’art diabolique de Frédéric de conduire l’Autriche au point où elle paraissait céder à une nécessité extrême, de l’enfermer comme dans un étau entre la séduction grossière d’une part de butin, de sa part au gâteau, selon le mot de Louis XV, et la crainte d’une guerre nouvelle avec la Prusse et la Russie.

Il faut tout dire d’ailleurs : dans cet enchaînement de conséquences humiliantes pour la politique française, peut-être y eut-il un moment, dans les premiers temps de la confédération de Bar, où on aurait pu encore détourner la catastrophe. L’Autriche flottait comme elle flotte toujours, comme elle flotta dans la dernière insurrection polonaise, avant de se rendre aux bons conseils de M. de Bismark. Elle contrariait assez les confédérés pour s’en faire un mérite à Berlin et à Saint-Pétersbourg; elle les aidait assez pour ne pas se séparer complètement de la France, qui les encourageait au moins en paroles. Elle tenait assez à l’alliance française pour ne pas la rompre ouvertement en se jetant dans une aventure; elle était assez tentée pour écouter au moins les propositions qu’on lui faisait. M. de Choiseul ne s’y méprit pas; mais il crut qu’on ne ferait rien, et il disparut de la scène assez tôt pour laisser au due d’Aiguillon l’ennui d’être trompé jusqu’au bout. Le comte de Broglie, l’homme de la politique secrète, perçait sûrement le double jeu de l’Autriche lorsqu’il disait à Louis XV au sujet de la Pologne et des confédérés : « Le remède à tout cela ne serait peut-être pas si difficile, si la cour de Vienne désirait le bien de cette malheureuse nation; mais je soupçonne qu’elle l’aime mieux débellée que victorieuse; elle sera plus dans le cas de subir la loi qu’on voudra lui faire, et c’est là l’attitude où ses ambitieux voisins la désirent... »

Le remède n’était point impossible en effet, mais à une double condition : la France devait parler clairement, nettement à l’Autriche, et en même temps elle devait lui montrer le chemin, lui donner le signal de l’action, sans lui laisser la ressource des subterfuges et des temporisations. Malheureusement la France elle-même en était à ce point où elle ne savait plus ce qu’elle voulait, où le duc de Choiseul ne croyait pas au danger, où le duc d’Aiguillon ne le voyait pas, et où Louis XV affaissé n’aspirait qu’au repos. A un certain moment, le prince Charles de Lorraine était venu à Versailles pour sonder le roi et voir ce qu’on voulait réellement faire pour la Pologne. Louis XV éluda tout engagement, et en parlant de cette entrevue au comte de Broglie il lui disait : « M. le prince Charles m’a parlé hier dans son audience; il a remis de grands mémoires à M. de Choiseul. Les secours d’hommes sont impossibles, ceux d’argent bien difficiles, et l’emploi un peu douteux. Quand nous aurons vu les mémoires, nous verrons ce qu’il sera possible de faire pour la Pologne. » Et effectivement on n’agit que d’une façon décousue. L’Autriche comprit que de la part de la France il n’y aurait que des démonstrations inutiles, rien qui ressemblât à une action décisive, qu’à défaut de la France aucune autre puissance ne remuerait, — et l’évolution de la cour de Vienne fut accomplie.

Quand tout fut fini, Louis XV écrivit à un des agens de la correspondance secrète : « Je ne veux point de guerre, je m’en suis assez expliqué. A cinq cents lieues, il est difficile de secourir la Pologne. J’aurais désiré qu’elle fût restée intacte, mais je ne puis y rien faire que des vœux... Il faut tenir une conduite bien sage et laisser pendant quelque temps les choses... » C’est ce qui pouvait s’appeler prendre son parti en sage ; mais alors pourquoi passer vingt ans à s’agiter dans le vide, à se préparer une défaite? Pourquoi se créer une politique secrète, faire jouer tous les ressorts, semer les subsides, multiplier les agens, promener son action de Constantinople à Berlin, de Varsovie à Vienne et à Saint-Pétersbourg? Pourquoi pendant vingt ans fixer la Pologne pour but à cette politique? On a dit bien souvent que cette catastrophe polonaise était inévitable : elle le devint parce qu’on ne fit rien pour l’éviter. Au premier moment, il était trop tôt; au dernier moment, il était trop tard... Le fait est qu’on n’avait jamais su ce qu’on voulait, et que le dénoûment n’était que la suite d’une série de contradictions et de fantaisies ruineuses.

Le premier résultat fut cette situation, apparue soudain comme dans un éclair, où tout avait changé brusquement, et que le comte de Broglie dépeint en traits saisissans dans un de ces mémoires qu’il remettait à Louis XV : — la Russie faisant un pas de plus sur le continent, la Prusse prenant le rang d’une des premières puissances, l’Autriche recueillant le prix d’une alliance dont elle s’était fait un moyen contre nous; « l’Italie menacée de l’oppression et de la tyrannie sous le prétexte spécieux des droits de l’empire romain, et l’Europe entière soumise à l’influence de trois potentats réunis pour la subjuguer ou la bouleverser; » la France elle-même enfin, la France vaincue sans avoir combattu, exclue des affaires du nord, isolée et momentanément réduite à « ne plus jouer sur la scène politique qu’un rôle passif et subalterne. » Le second résultat était que dans cette situation la France devait songer aussitôt à refaire sa puissance militaire, parce que, même quand elle le voudrait, elle ne pourrait « rester seule dans un coin, tranquille spectatrice des événemens qui bouleversaient l’Europe; » une ou deux crises encore ne la toucheraient pas directement; la troisième l’atteindrait au cœur. L’histoire se répète éternellement.

Voilà donc à quoi conduisait tout ce travail confus où Louis XV mettait pendant vingt années tant d’activité pour ne rien faire! Par une coïncidence étrange, la correspondance secrète reçut le dernier coup presque en même temps que la Pologne, pour laquelle elle avait été organisée. Elle avait été bien souvent sur le point d’être surprise; elle avait échappé pourtant à la coalition des curiosités intéressées, lorsqu’en 1773 Louis XV écrivait assez effaré : « Le secret est presque découvert; il faut qu’il y ait eu un traître ou un canard privé. » Le duc d’Aiguillon avait mis la main sur ce qu’il appelait une vaste conspiration, à laquelle auraient été affiliés Dumouriez, qui avait été envoyé en Suède après être allé en Pologne, Favier, le comte de Broglie lui-même. Favier et Dumouriez furent mis à la Bastille; mais on ne put rien leur arracher, et le roi fit mettre les prisonniers en liberté. Louis XV était à peine remis de cette alerte, qu’il se voyait pris d’une bien autre façon. Ce n’était plus en France cette fois, ce n’était plus à ses ministres ou à ses favorites qu’il avait affaire. Le prince de Rohan, alors ambassadeur à Vienne, avait trouvé le moyen d’arriver jusqu’au cabinet du premier ministre de Marie-Thérèse, M. de Kaunitz, de lire dans ses papiers les plus intimes, et là il avait fait une étrange découverte : il s’était aperçu que la cour de Vienne était parvenue à se procurer, à déchiffrer toute la correspondance du gouvernement français, même la correspondance secrète, qui avait été, disait-on, un des motifs de la conduite de l’Autriche dans les affaires de Pologne. Ce qui achève le tableau, c’est que d’un côté le prince de Rohan surprenait tous les secrets de M. de Kaunitz, tandis que d’un autre côté M. de Mercy, ambassadeur d’Autriche à Paris, surprenait toutes les révélations du prince de Rohan et avertissait Vienne. C’était une jolie diplomatie! Le roi se sentit atterré. Sa dernière lettre est pour suspendre toute la correspondance. « A Vienne, on a découvert le chiffre avec Durand, écrit-il, et toute sa correspondance y est découverte avec le comte de Broglie. C’est le prince Louis qui me le mande secrètement. » Mais Louis XV ne vécut pas assez pour subir jusqu’au bout l’humiliation de voir tous ses petits secrets livrés à l’indiscrète curiosité de la France et de l’Europe. Quelques jours après, le 10 mai 1774, il était mort. L’instrument périssait avec l’œuvre pour laquelle il avait été fait et avec le règne.

La politique de la France est passée à bien des momens par bien des épreuves. Ce moment du XVIIIe siècle est peut-être le plus cruel, parce que c’est celui où les revers ont le moins de grandeur, où ils ne gardent pas même ce je ne sais quoi d’excitant qui est quelquefois la compensation des défaites imméritées. Il y a dans cette histoire plusieurs traits essentiels. On voit une politique secrète faisant la guerre à la politique officielle, la politique ostensible détruisant tout ce que peut faire la politique secrète, — l’une et l’autre conduisant à une impuissance définitive à travers des déceptions qui vont en se multipliant et en grandissant. Cette histoire montre encore qu’il y a quelque chose de pire qu’une erreur de politique, dont on se relève après tout : c’est l’absence de politique, c’est l’indécision érigée en système, parce qu’alors tout marche au hasard, tout se fait à contre-temps, et que les impatiences de l’orgueil blessé qui devancent l’occasion sont aussi dangereuses que les apathies qui la laissent passer. Un dernier trait enfin les résume tous et apparaît, non à la décevante lumière des théories, mais à l’irrésistible clarté des faits : je veux dire l’incurable faiblesse de la puissance absolue qui n’est même pas sûre de pouvoir le bien quand elle le veut, qui ne trouve dans ses fautes qu’un aiguillon l’excitant à des fautes nouvelles, et qui ne peut réparer les désastres qu’elle accumule. Il n’y a que la liberté qui guérit les blessures qu’elle fait ou les blessures que font les autres régimes, qui porte en elle-même la force de se rectifier, qui, dans les momens où tout s’affaisse et s’obscurcit, ranime la virilité d’une nation, et remet cette nation sur le droit chemin où elle retrouve, avec ses libres allures, le sentiment de son devoir, l’énergie des saines aspirations.


CHARLES DE MAZADE.

  1. Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, avec une introduction par M. Camille Rousset, 2 vol. in-8o.