Les Misérables (1908)/Tome 1/Livre 7/04

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume 10] [Section A.] Roman, tome III. Les Misérables (édition 1908). Première partie : Fantine.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (10p. 244-246).


IV

formes que prend la souffrance pendant le sommeil.


Trois heures du matin venaient de sonner, et il y avait cinq heures qu’il marchait ainsi, presque sans interruption, lorsqu’il se laissa tomber sur sa chaise.

Il s’y endormit et fit un rêve.

Ce rêve, comme la plupart des rêves, ne se rapportait à la situation que par je ne sais quoi de funeste et de poignant, mais il lui fit impression. Ce cauchemar le frappa tellement que plus tard il l’a écrit. C’est un des papiers écrits de sa main qu’il a laissés. Nous croyons devoir transcrire ici cette chose textuellement.

Quel que soit ce rêve, l’histoire de cette nuit serait incomplète si nous l’omettions. C’est la sombre aventure d’une âme malade.

Le voici. Sur l’enveloppe nous trouvons cette ligne écrite : Le rêve que j’ai eu cette nuit-là.

« J’étais dans une campagne. Une grande campagne triste où il n’y avait pas d’herbe. Il ne me semblait pas qu’il fît jour ni qu’il fît nuit. Je me promenais avec mon frère, le frère de mes années d’enfance, ce frère auquel je dois dire que je ne pense jamais et dont je ne me souviens presque plus.

« Nous causions, et nous rencontrions des passants. Nous parlions d’une voisine que nous avions eue autrefois, et qui, depuis qu’elle demeurait sur la rue, travaillait la fenêtre toujours ouverte. Tout en causant, nous avions froid à cause de cette fenêtre ouverte.

« Il n’y avait pas d’arbres dans la campagne.

« Nous vîmes un homme qui passa près de nous. C’était un homme tout nu, couleur de cendre, monté sur un cheval couleur de terre. L’homme n’avait pas de cheveux ; on voyait son crâne et des veines sur son crâne. Il tenait à la main une baguette qui était souple comme un sarment de vigne et lourde comme du fer. Ce cavalier passa et ne nous dit rien.

« Mon frère me dit : Prenons par le chemin creux.

« Il y avait un chemin creux où l’on ne voyait pas une broussaille ni un brin de mousse. Tout était couleur de terre, même le ciel. Au bout de quelques pas, on ne me répondit plus quand je parlais. Je m’aperçus que mon frère n’était plus avec moi.

« J’entrai dans un village que je vis. Je songeai que ce devait être là Romainville (pourquoi Romainville ?)[1].

« La première rue où j’entrai était déserte. J’entrai dans une seconde rue. Derrière l’angle que faisaient les deux rues, il y avait un homme debout contre le mur. Je dis à cet homme : Quel est ce pays ? où suis-je ? L’homme ne répondit pas. Je vis la porte d’une maison ouverte, j’y entrai.

« La première chambre était déserte. J’entrai dans la seconde. Derrière la porte de cette chambre, il y avait un homme debout contre le mur. Je demandai à cet homme : — À qui est cette maison. ? où suis-je. ? L’homme ne répondit pas. La maison avait un jardin.

« Je sortis de la maison et j’entrai dans le jardin. Le jardin était désert. Derrière le premier arbre, je trouvai un homme qui se tenait debout. Je dis à cet homme : Quel est ce jardin ? où suis-je ? L’homme ne répondit pas. J’errai dans le village, et je m’aperçus que c’était une ville. Toutes les rues étaient désertes, toutes les portes étaient ouvertes. Aucun être vivant ne passait dans les rues, ne marchait dans les chambres ou ne se promenait dans les jardins. Mais il y avait derrière chaque angle de mur, derrière chaque porte, derrière chaque arbre, un homme debout qui se taisait. On n’en voyait jamais qu’un à la fois. Ces hommes me regardaient passer.

« Je sortis de la ville et je me mis à marcher dans les champs.

« Au bout de quelque temps, je me retournai, et je vis une grande foule qui venait derrière moi. Je reconnus tous les hommes que j’avais vus dans la ville. Ils avaient des têtes étranges. Ils ne semblaient pas se hâter, et cependant ils marchaient plus vite que moi. Ils ne faisaient aucun bruit en marchant. En un instant, cette foule me rejoignit et m’entoura. Les visages de ces hommes étaient couleur de terre.

« Alors le premier que j’avais vu et questionné en entrant dans la ville me dit : — Où allez-vous. ? Est-ce que vous ne savez pas que vous êtes mort depuis longtemps ?

« J’ouvris la bouche pour répondre, et je m’aperçus qu’il n’y avait personne autour de moi. »

Il se réveilla. Il était glacé. Un vent qui était froid comme le vent du matin faisait tourner dans leurs gonds les châssis de la croisée restée ouverte. Le feu s’était éteint. La bougie touchait à sa fin. Il était encore nuit noire.

Il se leva, il alla à la fenêtre. Il n’y avait toujours pas d’étoiles au ciel.

De sa fenêtre on voyait la cour de la maison et la rue. Un bruit sec et dur qui résonna tout à coup sur le sol lui fit baisser les yeux.

Il vit au-dessous de lui deux étoiles rouges dont les rayons s’allongeaient et se raccourcissaient bizarrement dans l’ombre.

Comme sa pensée était encore à demi submergée dans la brume des rêves, — tiens ! songea-t-il, il n’y en a pas dans le ciel. Elles sont sur la terre maintenant.

Cependant ce trouble se dissipa, un second bruit pareil au premier acheva de le réveiller, il regarda, et il reconnut que ces deux étoiles étaient les lanternes d’une voiture. À la clarté qu’elles jetaient, il put distinguer la forme de cette voiture. C’était un tilbury attelé d’un petit cheval blanc. Le bruit qu’il avait entendu, c’étaient les coups de pied du cheval sur le pavé.

— Qu’est-ce que c’est que cette voiture ? se dit-il. Qui est-ce qui vient donc si matin ?

En ce moment on frappa un petit coup à la porte de sa chambre. Il frissonna de la tête aux pieds, et cria d’une voix terrible :

— Qui est là ?

Quelqu’un répondit :

— Moi, monsieur le maire.

Il reconnut la voix de la vieille femme, sa portière.

— Eh bien, reprit-il, qu’est-ce que c’est ?

— Monsieur le maire, il est tout à l’heure cinq heures du matin.

— Qu’est-ce que cela me fait ?

— Monsieur le maire, c’est le cabriolet.

— Quel cabriolet ?

— Le tilbury.

— Quel tilbury ?

— Est-ce que monsieur le maire n’a pas fait demander un tilbury ?

— Non, dit-il.

— Le cocher dit qu’il vient chercher monsieur le maire.

— Quel cocher ?

— Le cocher de M. Scaufflaire.

— M. Scaufflaire ?

Ce nom le fit tressaillir comme si un éclair lui eût passé devant la face.

— Ah oui ! reprit-il, M. Scaufflaire.

Si la vieille femme l’eût pu voir en ce moment, elle eût été épouvantée.

Il se fit un assez long silence. Il examinait d’un air stupide la flamme de la bougie et prenait autour de la mèche de la cire brûlante qu’il roulait dans ses doigts. La vieille attendait. Elle se hasarda pourtant à élever encore la voix :

— Monsieur le maire, que faut-il que je réponde ?

— Dites que c’est bien, et que je descends.

  1. Cette parenthèse est de la main de Jean Valjean.