Les Misérables (1908)/Tome 4/Livre 8/03

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Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 186-188).

II

commencement d’ombre.


Jean Valjean, lui, ne se doutait de rien.

Cosette, un peu moins rêveuse que Marius, était gaie, et cela suffisait à Jean Valjean pour être heureux. Les pensées que Cosette avait, ses préoccupations tendres, l’image de Marius qui lui remplissait l’âme, n’ôtaient rien à la pureté incomparable de son beau front chaste et souriant. Elle était dans l’âge où la vierge porte son amour comme l’ange porte son lys. Jean Valjean était donc tranquille. Et puis, quand deux amants s’entendent, cela va toujours très bien, le tiers quelconque qui pourrait troubler leur amour est maintenu dans un parfait aveuglement par un petit nombre de précautions toujours les mêmes pour tous les amoureux. Ainsi jamais d’objections de Cosette à Jean Valjean. Voulait-il promener ? Oui, mon petit père. Voulait-il rester ? Très bien. Voulait-il passer la soirée près de Cosette ? Elle était ravie. Comme il se retirait toujours à dix heures du soir, ces fois-là Marius ne venait au jardin que passé cette heure, lorsqu’il entendait de la rue Cosette ouvrir la porte-fenêtre du perron. Il va sans dire que le jour on ne rencontrait jamais Marius. Jean Valjean ne songeait même plus que Marius existât. Une fois seulement, un matin, il lui arriva de dire à Cosette :

— Tiens, comme tu as du blanc derrière le dos ! La veille au soir, Marius, dans un transport, avait pressé Cosette contre le mur.

La vieille Toussaint, qui se couchait de bonne heure, ne songeait qu’à dormir une fois sa besogne faite, et ignorait tout comme Jean Valjean.

Jamais Marius ne mettait le pied dans la maison. Quand il était avec Cosette, ils se cachaient dans un enfoncement près du perron afin de ne pouvoir être vus ni entendus de la rue, et s’asseyaient là, se contentant souvent, pour toute conversation, de se presser les mains vingt fois, par minute en regardant les branches des arbres. Dans ces instants-là, le tonnerre fût tombé à trente pas d’eux qu’ils ne s’en fussent pas doutés, tant la rêverie de l’un s’absorbait et plongeait profondément dans la rêverie de l’autre.

Puretés limpides. Heures toutes blanches ; presque toutes pareilles. Ce genre d’amours-là est une collection de feuilles de lys et de plumes de colombe.

Tout le jardin était entre eux et la rue. Chaque fois que Marius entrait ou sortait, il rajustait soigneusement le barreau de la grille de manière qu’aucun dérangement ne fût visible.

Il s’en allait habituellement vers minuit, et s’en retournait chez Courfeyrac. Courfeyrac disait à Bahorel :

— Croirais-tu ? Marius rentre à présent à des une heure du matin ! Bahorel répondait :

— Que veux-tu ? il y a toujours un pétard dans un séminariste.

Par moments Courfeyrac croisait les bras, prenait un air sérieux, et disait à Marius :

— Vous vous dérangez, jeune homme !

Courfeyrac, homme pratique, ne prenait pas en bonne part ce reflet d’un paradis invisible sur Marius ; il avait peu l’habitude des passions inédites ; il s’en impatientait, et il faisait par instants à Marius des sommations de rentrer dans le réel.

Un matin, il lui jeta cette admonition :

— Mon cher, tu me fais l’effet pour le moment d’être situé dans la lune, royaume du rêve, province de l’illusion, capitale Bulle de Savon. Voyons, sois bon enfant, comment s’appelle-t-elle ?

Mais rien ne pouvait « faire parler » Marius. On lui eût arraché les ongles plutôt qu’une des trois syllabes sacrées dont se composait ce nom ineffable, Cosette. L’amour vrai est lumineux comme l’aurore et silencieux comme la tombe. Seulement il y avait, pour Courfeyrac, ceci de changé en Marius, qu’il avait une taciturnité rayonnante.

Pendant ce doux mois de mai Marius et Cosette connurent ces immenses bonheurs :

Se quereller et se dire vous, uniquement pour mieux se dire tu ensuite ;

Se parler longuement, et dans les plus minutieux détails, de gens qui ne les intéressaient pas le moins du monde ; preuve de plus que, dans ce ravissant opéra qu’on appelle l’amour, le libretto n’est presque rien ;

Pour Marius, écouter Cosette parler chiffons ;

Pour Cosette, écouter Marius parler politique ;

Entendre, genou contre genou, rouler les voitures rue de Babylone ;

Considérer la même planète dans l’espace ou le même ver luisant dans l’herbe ;

Se taire ensemble ; douceur plus grande encore que causer ;

Etc., etc.

Cependant diverses complications approchaient.

Un soir, Marius s’acheminait au rendez-vous par le boulevard des Invalides ; il marchait habituellement le front baissé ; comme il allait tourner l’angle de la rue Plumet, il entendit qu’on disait tout près de lui :

— Bonsoir, monsieur Marius.

Il leva la tête, et reconnut Éponine.

Cela lui fit un effet singulier. Il n’avait pas songé une seule fois à cette fille depuis le jour où elle l’avait amené rue Plumet, il ne l’avait point revue, et elle lui était complètement sortie de l’esprit. Il n’avait que des motifs de reconnaissance pour elle, il lui devait son bonheur présent, et pourtant il lui était gênant de la rencontrer.

C’est une erreur de croire que la passion, quand elle est heureuse et pure, conduit l’homme à un état de perfection ; elle le conduit simplement, nous l’avons constaté, à un état d’oubli. Dans cette situation, l’homme oublie d’être mauvais, mais il oublie aussi d’être bon. La reconnaissance, le devoir, les souvenirs essentiels et importuns, s’évanouissent. En tout autre temps Marius eût été bien autre pour Éponine. Absorbé par Cosette, il ne s’était même pas clairement rendu compte que cette Éponine s’appelait Éponine Thénardier, et qu’elle portait un nom écrit dans le testament de son père, ce nom pour lequel il se serait, quelques mois auparavant, si ardemment dévoué. Nous montrons Marius tel qu’il était. Son père lui-même disparaissait un peu dans son âme sous la splendeur de son amour.

Il répondit avec quelque embarras :

— Ah ! c’est vous, Éponine ?

— Pourquoi me dites-vous vous ? Est-ce que je vous ai fait quelque chose ?

— Non, répondit-il.

Certes, il n’avait rien contre elle. Loin de là. Seulement, il sentait qu’il ne pouvait faire autrement, maintenant qu’il disait tu à Cosette, que de dire vous à Eponine.

Comme il se taisait, elle s’écria :

— Dites donc…

Puis elle s’arrêta. Il semblait que les paroles manquaient à cette créature autrefois si insouciante et si hardie. Elle essaya de sourire et ne put. Elle reprit :

— Eh bien ?…

Puis elle se tut encore et resta les yeux baissés.

— Bonsoir, monsieur Marius, dit-elle tout à coup brusquement, et elle s’en alla.