Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant/07

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Les Missions extérieures de la marine - La station du Levant
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 589-613).
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VII.

LA DESTRUCTION DES JANISSAIRES.

I.

« L’affaire Ouvrard » venait d’être déférée à la chambre des pairs. Les fonctions que le comte de Guilleminot avait exercées en 1822 à l’armée d’Espagne ne pouvaient le laisser indifférent aux débats que devait entraîner ce procès. Il obtint du roi l’autorisation « d’aller faire un tour en France, » et partit pour Paris par la voie de terre dans les derniers jours du mois de février 1826. Pendant son absence, les rives du Bosphore devaient voir de graves événemens.

Le premier secrétaire de l’ambassade de France, M. Desages, était resté chargé d’un intérim qui se prolongea pendant sept mois. Le nom de M. Desages est un de ceux qu’on ne prononce encore aujourd’hui qu’avec respect au ministère des affaires étrangères ; il y rappelle et y rappellera longtemps les meilleures traditions de la diplomatie française. Voici en quels termes ce remarquable esprit résumait au mois de mars 1826 la situation qu’en partant pour Paris l’ambassadeur lui avait laissée. « Nous voudrions de bonne foi, écrivait M. Desages à l’amiral de Rigny dans une lettre où la familiarité de l’expression ne rend que plus sensible la netteté de la pensée, pouvoir en finir avec tout ce gâchis, mais nous craignons que la Russie ne se mette en branle, et comme l’Autriche, à la bonne foi près, exprime les mêmes vœux et les mêmes craintes que nous, il s’ensuit que tout le monde est d’accord pour proclamer la nécessité d’agir, et que personne ne parvient à s’entendre sur les moyens qu’il conviendrait d’employer. Vous me demandez avec qui nous marchons. C’est, je pense, avec les Russes. En nous tenant près de la Russie, sans laquelle on ne peut rien décider dans la question d’Orient, nous sommes à peu près certains qu’on ne terminera pas cette affaire sans nous. Il serait vraiment par trop maladroit de nous exposer à ce qu’on se passât, quand on la voudra définitivement régler, du concours ou tout au moins de l’appui moral de la France. » Tel était en effet l’échec que le cabinet des Tuileries voulait à tout prix prévenir. Sa trop grande complaisance pour les conseils de M. de Metternich faillit, au début de l’année 1826, le lui attirer.

Au moment même où le comte de Guilleminot s’éloignait de Constantinople, un nouvel envoyé de sa majesté britannique y faisait son apparition. Cousin du grand ministre qui dirigeait alors le cabinet anglais, porteur, d’un nom illustre dont il était destiné à rehausser l’éclat, sir Stratford Canning eût été bien aise de donner à l’Angleterre le mérite exclusif d’avoir affranchi la Grèce, ne fût-ce que pour faire oublier au monde que l’Angleterre avait laissé asservir l’Espagne ; mais le jour n’était pas encore venu où le futur lord Stratford de Redcliffe pourrait parler en maître aux ministres effrayés et dociles du sultan, a le doute fort, écrivait l’amiral de Rigny, qu’il obtienne quelque chose des Turcs, s’il ne les menace de la flotte anglaise. » Sir Stratford avait eu à Hydra une conférence avec les principaux chefs du gouvernement grec. Il se flattait de les avoir convertis à ses idées de conciliation ; il ne lui restait plus qu’à faire agréer son plan d’accommodement par la Porte. Le 10 mars 1826, il traçait au reïs-effendi un tableau effrayant des embarras qui menaçaient, selon lui, la Turquie. « L’empereur Alexandre avait résolu la guerre ; son successeur l’a voulait également. Tant que les Grecs seraient en état d’insurrection, la Russie aurait en eux une cause de rupture toujours prête. La Porte avait dû se convaincre de son impuissance à réduire la rébellion par la seule force des armes ; il fallait donc songer à s’arranger. » Sir Stratford n’allait, pas dans cette entrevue jusqu’à offrir au divan la médiation anglaise ; suivant l’expression de M. Desages, « il tournait autour. » Le reïs-effendi le laissa parler pendant quatre heures, puis il lui répondit : « Nous n’admettrons pas dans nos affaires avec les insurgés d’ingérence étrangère ; nous l’avons dit une fois, nous le dirons toujours. »

La Russie attentive surveillait de loin ces démarches. Les scrupules du prince de Metternich l’avaient longtemps gênée ; le zèle de George Canning et de ses agens lui plut fort. Il y avait alors à Saint-Pétersbourg deux envoyés extraordinaires chargés de complimenter, à l’occasion de son avènement, le nouveau tsar : lord Wellington et l’archiduc Ferdinand d’Esté. Le langage de l’empereur Nicolas rassurait pleinement ce dernier. Le successeur d’Alexandre était de l’avis de l’empereur Joseph II refusant en 1778 aux insurgens d’Amérique les sympathies du comte de Falkenstein[1]. Il pensait, lui aussi, « que le métier d’un roi est d’être royaliste. » — « Ne dites point les Grecs, avait-il fait observer un jour en interrompant brusquement son interlocuteur ; dites les sujets insurgés de la Sublime-Porte. Je ne protégerai pas plus leur révolte que le ne voudrais voir la Porte protéger une rébellion parmi ceux de mes sujets qui sont mahométans. » M. de Nesselrode en revanche témoignait à lord Wellington le plus vif intérêt pour la pacification des provinces rebelles. « Si l’Angleterre voulait se charger seule de la négociation, le cabinet russe l’appuierait de tous ses efforts. » Le résultat de ce double jeu ne se fit pas attendre. Le 17 mars 1826, la Russie présentait à la Porte un ultimatum où, se montrant avec affectation indifférente au sort futur des Grecs, elle ne mettait en avant que ses propres griefs ; le 4 avril, un protocole secret signé à Saint-Pétersbourg associait le cabinet russe de la façon la plus formelle et la plus intime aux projets de médiation de sa majesté britannique.

Justement mécontent de la manière dont cette transaction s’était opérée, le gouvernement du roi n’hésita pas cependant a déclarer « qu’il soutiendrait également de tout son pouvoir les démarches qu’allait faire à Constantinople l’Angleterre. » Ge que la France avait tenu surtout à éviter, c’était « l’adhésion de la Porte à des propositions qui ne partiraient que d’une seule puissance. » Le concours offert par la Russie, quoique la sommation ne dût se faire qu’au nom de la Grande-Bretagne, écartait toute idée d’ingérence exclusive. Nous étions donc libres d’obéir sans réserve à l’intérêt que nous inspirait la Grèce. Le roi de Prusse crut devoir adopter une autre politique. Il fit dépendre son concours de l’unanimité des puissances. C’était tacitement se ranger sous la bannière de la politique autrichienne, car il était aisé de prévoir qu’on ne réussirait jamais à concilier les vues du prince de Metternich, a tenant à laisser le sultan proposer de son propre mouvement un plan de pacification, » et les idées plus larges d’un ministre que le diplomate autrichien accusait hautement de vouloir, dans son extravagance, « déchaîner encore une fois la révolution sur le monde. »

Involontairement ou à dessein, le prince de Metternich exagérait beaucoup la portée de la convention de Saint-Pétersbourg. George Canning, tout en ratifiant le 15 mai le protocole signé le 4 avril par lord Wellington, n’avait pas cessé de protester contre l’emploi éventuel de mesures coercitives. Dépouillé de cette sanction, le traité ébauché était encore « un enfant mort-né, un coup d’épée dans l’eau. » Il pouvait profiter à la Russie ; il n’était d’aucun secours pour la Grèce. La Russie y trouvait en effet un appui pour ses prétentions, la Grèce continuerait d’être impunément ravagée par les troupes d’Ibrahim en Morée, par celles de Reschid-Pacha dans l’Attique.

Malgré les ménagemens qu’on semblait vouloir garder envers lui, le sultan n’en fut pas moins profondément blessé. Tant qu’il ne s’était agi que de rétablir le statu quo de 1821 dans les principautés, de mettre en liberté les députés serbes retenus à Constantinople comme otages, d’envoyer des plénipotentiaires à la frontière russe, il avait pu faire plier son orgueil devant les difficultés du moment : l’Autriche elle-même n’avait point hésité à lui en donner le conseil ; mais à peine s’était-il résigné à satisfaire le tsar, qu’il se trouvait exposé à subir de la part de l’Angleterre l’affront de propositions bien autrement graves et bien autrement offensantes. La Russie ne réclamait après tout que l’exécution d’un ancien traité ; les exigences de M. Minciaky, chargé de présenter au reïs-effendi l’ultimatum du tsar, ne portaient nulle atteinte aux droits du souverain. Sir Stratford au contraire venait demander à l’héritier et au représentant du prophète « de reconnaître le droit de raïas insurgés à une existence politique indépendante. » Eût-il voulu céder à une pareille requête, le sultan Mahmoud n’en aurait pas eu le pouvoir : jamais les ulémas n’auraient ratifié sa faiblesse. Sur un pareil terrain, le prince des croyans se trouvait arrêté par une véritable impossibilité morale. L’avertissement cependant n’était pas à dédaigner. Longtemps malveillans en secret, les rois chrétiens levaient enfin le masque. Ils complotaient dans leurs conciliabules la ruine et l’humiliation de l’empire. Que manquait-il donc aux armées ottomanes pour qu’elles pussent sans délai châtier cette insolence ? Il leur manquait « la discipline sévère, la tactique savante, » qui faisaient, à la honte de l’islam, la force et la supériorité des armées infidèles. « De misérables Grecs, faibles roseaux qu’eût balayés autrefois le torrent impétueux du courage ottoman, bravaient depuis cinq ans les efforts d’une monarchie que le ciel avait destinée à durer aussi longtemps que le monde. De toutes les races diverses répandues sur la surface du globe, en était-il une seule qui produisît autant de guerriers courageux et robustes que le peuple choisi pour propager la parole du prophète ? Les chrétiens ne connaissent point l’enthousiasme religieux ; les idées de récompenses promises dans l’autre vie ne leur font point comme au soldat musulman braver intrépidement la mort. Donnez aux armées musulmanes la tactique, les manœuvres, la discipline des chrétiens, et les forces réunies de l’Europe céderont à leur courage, secondé par la science ; mais des soldats que n’enchaînent pas à leur rang les liens de l’obéissance, quand ils seraient aussi nombreux que les sables de la mer, quand ils auraient la valeur de Roustem ou de Cahraman, ne sauraient triompher d’un ennemi discipliné. La fuite d’un seul lâche entraînera les autres, et l’opprobre d’une défaite attend inévitablement leur général. »

Tels étaient les raisonnemens par lesquels le sultan Mahmoud s’excitait à reprendre l’œuvre interrompue du sultan Sélim. Malheureusement les difficultés d’une semblable tâche étaient grandes. Le soldat turc ne voulait s’exercer « qu’à tirer à balles sur des pots de terre, à couper des rouleaux de feutre avec son sabre. » Il refusait obstinément « de se tenir à son rang en silence, recueilli comme un homme en prière, attentif à exécuter les ordres, appliqué à suivre les mouvemens de son chef, ainsi que dans la mosquée le fidèle suit ceux de son iman. » Au lieu de s’élancer entre les deux lignes le yatagan à la main, criant d’une voix éclatante : « Qui veut se mesurer avec moi ! » il lui faudrait désormais rester immobile sous le feu de l’artillerie, marcher au pas sous la fusillade. C’était là peut-être se conformer aux plus sages préceptes du Coran, employer contre les infidèles les moyens dont les infidèles se servaient pour combattre avec avantage les enfans chéris du vrai Dieu ; ce n’en était pas moins une transformation à peu près impossible. Autant eût valu essayer de redresser un bâton de bois tors le jour où ce bâton desséché aurait perdu avec sa sève son élasticité.

La prise de Missolonghi venait d’ajouter un nouveau lustre aux armes d’Ibrahim. L’impulsion décisive imprimée aux idées de réforme fut à Constantinople un mouvement égyptien. L’agent du pacha d’Égypte, Nedjib-Effendi, poussait depuis longtemps le sultan dans cette voie. Son assurance, ses promesses de concours, entraînèrent le conseil des ministres. Le peuple d’ailleurs, — ne le perdons pas de vue, — tenait déjà en très mince estime les troupes dégénérées dont il lui fallait chaque jour déplorer la turbulence et subir la tyrannie. Il avait pu jadis laisser les janissaires « ôter la vie à quatre sultans, en détrôner quatre autres. » Les janissaires étaient alors « le rempart inébranlable » contre lequel venait se briser le flot impuissant des chrétiens : les dernières guerres avaient porté une atteinte mortelle à leur influence. Ces soldats qui savaient toujours se révolter, mais qui n’apparaissaient sur les champs de bataille que pour y prendre la fuite, devaient céder la place à des troupes mieux organisées. Si les ennemis de la Porte « osaient étendre leurs mains infidèles et impures vers l’œuf éclatant de blancheur de l’honneur musulman, » c’est qu’ils ne trouvaient plus devant eux que d’infâmes vagabonds ou de pacifiques artisans « indignes de se pavaner dans l’arène de la gloire. » La décomposition graduelle de l’odjak expliquait seule l’arrogance croissante des giaours.

Quand les exigences de la Russie et les odieux desseins attribués à la duplicité de l’Angleterre furent connus à Constantinople, l’indignation y fut si générale qu’elle finit par gagner la magistrature religieuse, dont les janissaires étaient, dans l’antique économie de la société turque, les protégés et les protecteurs, pour tout dire en un mot, — le bras séculier. Les ulémas déclarèrent que « c’était un devoir pour les enfans du prophète d’adopter les armes, la discipline, la tactique de leurs adversaires lorsqu’ils pouvaient ainsi s’assurer la victoire. » Ils reconnurent également le droit du sultan de prescrire à ses troupes u tous les exercices qu’il jugerait nécessaires à leur instruction. » À dater de ce jour, la farouche milice était livrée. Le droit et la force morale venaient de passer du côté, du sultan.

Le corps des janissaires, l’odjak, — en français le foyer, — se composait de 196 ortas ou compagnies, dont 51 résidaient dans la capitale. Cette troupe, constamment soldée, avait réuni autrefois plus de 110,000 fantassins. Les janissaires étaient tous à cette époque des soldats actifs, touchant eux-mêmes la paie inscrite en leur nom sur les rôles et accourant au premier appel se ranger sous le drapeau de leur compagnie ; mais depuis la campagne de 1774 en Morée l’usage s’était introduit d’accorder à des soldats valides et jeunes encore, sous prétexte de traitement de retraite, des billets de solde dont il leur fut bientôt permis de trafiquer. La vente de ces billets, exploitée par les chefs des compagnies, prit en quelques années de fatales proportions ; les rôles des ortas cessèrent de représenter des effectifs réels. Les passe-volans, cet abus que poursuivait avec tant de vigueur, dans l’armée française, notre illustre Louvois, formaient en 1826 plus de la moitié de l’armée ottomane. Une compagnie était-elle désignée pour entrer en campagne, les officiers partaient à la tête d’un ramassis de gens sans aveu, étrangers au métier des armes comme à toute idée de subordination. « Semblable à l’hydre de la fable, » l’odjak des janissaires avait pu, aux temps des Soliman, des Bajazet, des Sélim et des Amurat, « présenter à chacun des souverains de l’Europe une de ses gueules menaçantes ; » depuis un demi-siècle, ce monstre édenté n’était plus redoutable qu’à ses maîtres et aux populations paisibles habituées à trembler sous son despotisme. Uni à l’ordre fanatique des derviches becktachis, à la corporation puissante des hammals (portefaix), couvrant le territoire de l’immense réseau de ses affiliations, l’odjak en 1826 était bien moins une armée qu’un parti. On a comparé les janissaires aux prétoriens, aux mamelouks, aux strélitz ; on eût pu tout aussi bien comparer cette vaste association aux templiers, aux ligueurs ou aux jacobins. Toucher à l’organisation d’une semblable milice, ce n’était pas seulement réformer l’armée, c’était bouleverser l’état social.

La formation d’un corps de troupes disciplinées destiné à tenir en bride les janissaires avait été l’ambition de plusieurs sultans. Le père de Mahmoud, Abdul-Hamid, monté sur le trône en 1774, donna aux artilleurs un uniforme, une caserne aux soldats de marine. En 1806, le sultan Sélim fit venir de Caramanie 16,000 hommes qu’il se proposait de faire exercer à l’européenne. Ce corps reçut le nom de Nizam-Djedid. Arrivé à Constantinople, le nouveau corps se prit de querelle avec les troupes de formation plus ancienne qui avaient eu jusqu’alors la garde des châteaux et des batteries du Bosphore. Après deux jours de massacres dans lesquels périrent tous les ministres partisans de la périlleuse réforme, le Nizam-Djedid fut dissous, le pieux et doux Sélim fut déposé. Quelques mois plus tard, le pacha de Routschouk, Moustapha-Baïrakdar, forçait à son tour les portes du sérail. Il se flattait de pouvoir replacer Sélim sur le trône ; il ne fit que précipiter son destin. Le sérail en s’ouvrant n’avait livré au pacha de Routschouk qu’un cadavre. Ce fut Mahmoud II qui reçut la couronne arrachée le 28 juillet 1808 du front de Moustapha IV. Le cordon fit justice des officiers impliqués dans la sédition, mais quelques mois plus tard les janissaires prenaient leur revanche. Assiégé dans son palais, que les révoltés venaient de livrer aux flammes, le terrible vizir périt asphyxié. Moustapha-Baïrakdar avait régné du 28 juillet au 14 novembre sous le nom du souverain qu’il avait donné pour successeur à Sélim. Pendant son trop court passage aux affaires, il s’était occupé de créer quelques ortas modèles qui prirent l’appellation de seymens réguliers ; il avait également rappelé à Constantinople les débris du Nizam-Djedid. Sa mort imposa un nouveau temps d’arrêt aux idées de réforme.

Mahmoud avait échappé par miracle au sort de son ministre. En faisant étrangler son frère Moustapha, l’unique fils de ce frère et quatre sultanes enceintes, il déconcerta les projets avoués des séditieux. Il restait le seul rejeton de la race d’Othman. Devenu sacré à ce titre, même pour des janissaires, on eût pu croire qu’il allait tout oser ; mais Mahmoud était un autre homme que Sélim. Avant de se heurter aux passions religieuses et à cet orgueil de l’immobilité qui fait encore le fond du caractère ottoman, il voulut, suivant la parole de son historiographe Assad-Effendi, s’assurer « un solide appui dans l’opinion publique. » Son premier soin fut de réconcilier les seymens et les Nizam-Djedid avec les janissaires. Il garda ainsi un noyau de soldats dévoués, tout en répudiant bien haut la pensée de donner suite aux innovations de Sélim. Ce fut avec l’ancien système militaire qu’il fit contre les Russes les campagnes de 1810 et de 1811, qu’il soutint la guerre en Servie, apaisa la révolte des ayans, triompha de la rébellion d’Ali et vint échouer devant la résistance inattendue des Grecs. Quand l’honneur de l’islam, un instant compromis, eut été sauvé par les Égyptiens, Mahmoud jugea le moment venu de céder au penchant qui l’entraînait à suivre l’exemple de Méhémet-Ali.

Le prophète avait dit : « Dieu enverra au commencement de chaque siècle au peuple musulman un homme dont la mission sera de régénérer la foi. » Il avait ajouté : « Chaque siècle s’ouvre par quelque catastrophe. » Le régénérateur pour le peuple turc, la catastrophe pour les janissaires, ce fut le prince pensif et silencieux, seul rameau épargné de l’arbre d’Othman, qui pendant dix-huit ans, tourmenté par la sédition, n’avait pas cessé du fond de son sérail de ruminer et de préparer sa vengeance. Depuis Louis XI, la Providence n’avait pas suscité à une société vieillie un plus impassible réformateur. Mahmoud ne connaissait ni les emportemens sanguinaires d’Ali, ni la fougue impétueuse du vice-roi de l’Égypte. C’était une de ces divinités implacables et sereines comme en adorent les peuples de l’Hindoustan. Tous ceux qui, pendant son long règne, prirent sa résignation patiente pour de la faiblesse eurent sujet de s’en repentir. Les janissaires purent impunément le braver tant qu’il n’eut pas réussi à séparer leur cause de celle des ulémas. Le jour où il les eut devant lui isolés, désavoués par les interprètes de la loi, il ne les châtia pas ; il les anéantit.

Les janissaires complotaient sur la place publique ; accomplissant la parole du Coran, Mahmoud « prépara leur perte en silence. » Il lui fallait pour cette entreprise, où déjà un sultan avait perdu la vie, des instrumens dévoués et résolus. Mahmoud les chercha dans les rangs mêmes de ceux qu’il se proposait de détruire. D’un janissaire insubordonné qui avait tué le chef de son orta, il avait fait l’aga de cette milice. Il voulut l’élever plus haut encore. Il le fit pacha à trois queues, séraskier, gouverneur des châteaux du Bosphore. Odieux aux janissaires par les actes de sévérité dont tout Constantinople gardait le souvenir, Hussein, — la chose était certaine, — ne reculerait pas. Il était le chef désigné du dénoûment fatal ; le prologue de la tragédie exigeait d’autres personnages. Les ministres s’occupèrent de gagner parmi les officiers de l’odjak tous ceux qui jouissaient de quelque crédit dans le corps. Plus d’un mois fut employé à opérer ce travail souterrain. Enfin dans les premiers jours de juin on se jugea prêt pour l’exécution. Nedjib-Effendi revint en toute hâte de Missolonghi avec des instructeurs égyptiens, et on décida la formation d’un nouveau corps de troupes régulières analogue au corps déjà ancien et fidèle des topchis. 50 ortas furent appelées à fournir chacune 150 hommes. Ces soldats prirent le nom de muellem-ekindjis, — troupes légères disciplinées — ou yurukdjis, — mot qui se retrouve dans les ordonnances du grand Soliman. Ils devaient recevoir une assez forte paie, un uniforme par an, un fusil, mais un fusil sans baïonnette, car on voulait, tout en innovant, éviter l’apparence de trop grandes nouveautés. Il importait surtout d’éloigner toute idée de Nizam-Djedid ; cette expression seule eût éveillé trop d’inquiétude et de haine parmi les vainqueurs de 1807 et de 1808.

Il était essentiel d’associer la religion à l’établissement du nouvel ordre de choses. Le Coran n’est pas seulement la loi civile et la loi religieuse de la société musulmane, il en est aussi le code militaire. « Les seuls jeux des hommes, a dit le prophète, auxquels assistent les anges sont le tir de l’arc et les courses. » La cérémonie eut lieu sur la place de l’Et-Meïdane le lundi 12 juin avec une pompe extraordinaire, en présence des ulémas, des chefs des janissaires et d’un nombreux concours de spectateurs. On assure que le grand-vizir, Mohammed-Sélim-Pacha, et l’aga des janissaires, Mohammed-Djé-al-Eddin, donnèrent les premiers l’exemple. Ils relevèrent les fusils placés devant eux et exécutèrent les commandemens de l’instructeur égyptien. Les officiers les imitèrent ensuite, pendant que les soldats se tenant à distance contemplaient silencieusement ce spectacle. Tout se passa ce jour-là dans le plus grand ordre. C’eût été folie cependant de s’imaginer que les janissaires laisseraient sans résistance s’établir une organisation qui devait fermer la porte aux abus et les courber insensiblement sous le joug de la discipline. Il faudrait donc à l’avenir résider et vivre dans les casernes, renoncer à trafiquer des billets de solde, ne plus songer à s’approprier les paies vacantes ! « Obéir aveuglément aux ordres des officiers, vaincre on mourir à son rang, voilà se disaient-ils, la nouvelle ordonnance. » On comprend aisément que, présenté sous de telles couleurs, l’exercice des giaours, en dépit de toutes les arguties des vizirs et des hommes de loi, inspirât à la milice bourgeoise de Constantinople une répugnance invincible. Les exercices continuèrent cependant le 13 et le 14. Dans la nuit du mercredi au jeudi 15 juin, vers onze heures du soir, les chefs des mécontens descendirent sur l’Et-Meïdane et envoyèrent chercher les marmites des ortas. Lever l’étendard de la révolte, c’est en Turquie faire sortir les marmites des casernes ; obéissant à je ne sais quelle idée superstitieuse, le soldat suit ce drapeau bizarre avec un dévoûment aveugle. Il se croirait frappé d’une sorte d’excommunication, s’il se séparait du kazan de sa compagnie. Les marmites du corps des armuriers furent enlevées de force et transportées avec les autres sur la place. Pendant ce temps, des crieurs se répandaient dans les rues de Constantinople appelant le peuple aux armes, des émissaires prenaient le chemin des casernes d’artillerie ; mais là vint se briser le flot de l’insurrection. Les topchis restèrent fidèles au sultan. Les galiondjis, — soldats de marine, — et les kumbaradjis, — bombardiers, — refusèrent également de s’associer au mouvement séditieux.

Les chefs des rebelles avaient espéré s’emparer du grand-vizir, du janissaire-aga, de Nedjib-Effendi. Le coup manqua par une de ces fatalités qui attendent d’ordinaire les partis condamnés. Sélim-Pacha et Nedjib-Effendi avaient passé la nuit sur la côte d’Asie. Djé-al-Eddin parvint à s’échapper par les derrières de son hôtel. Pendant que les rebelles mettaient au pillage son palais, Sélim-Pacha, averti par ses serviteurs fugitifs, se jette dans son caïque et parvient à gagner l’autre rive du Bosphore. Il dépêche son frère vers Hussein-Pacha, son intendant vers le séraskier d’Anatolie, Mohammed-Izzet, ordonnant à ces deux vizirs de se rendre au sérail et d’y amener leurs troupes. À huit heures du matin, le sultan était entouré des ulémas, des chefs militaires, des autorités de tout rang simultanément convoquées. Quelques personnages marquans étaient demeurés chez eux a occupés à prier pour le succès de sa hautesse. » Ils obéissent à un second appel ; il n’y a plus de place pour les indécis. D’un côté sont les révoltés, de l’autre les défenseurs de l’autel et du trône. La bataille se prépare : chacun y joue sa tête.

Les insurgés s’étaient concentrés sur la place de I’Et-Meïdane, dont ils avaient barricadé les abords ; leurs vieux alliés, les hammals, sont venus les y joindre. Adossée aux casernes, la rébellion présente une masse considérable. Les janissaires en ce moment croient devoir faire connaître leurs intentions. « Nous ne voulons pas, disent-ils, de l’exercice des infidèles, nous demandons la tête de ceux qui ont conseillé cette ordonnance maudite. » Quelques avis timides s’élevèrent alors dans le camp des ministres. N’était-il pas possible d’éviter un conflit ? Hussein et Mohammed-Izzet se sentirent perdus, si l’on parlementait. « Ce n’est pas avec des argumens, s’écria Mohammed, qu’on lèvera leurs doutes ; il faut les trancher avec le sabre. » Le sultan Mahmoud prit à cette heure critique une résolution inouïe dans les fastes de l’empire. Fort de la présence et de l’assentiment du cheik-ul-islam, il résolut d’opposer aux rebelles l’étendard sacré, qui n’avait jamais figuré que dans les guerres contre les chrétiens. Sa hautesse va chercher elle-même le drapeau vert du prince des prophètes. Elle le remet aux mains du grand-vizir en dehors de la seconde cour intérieure du sérail, et aussitôt des crieurs publics se répandent de tous côtés proclamant les paroles suivantes : « que tout musulman, que tout homme fidèle à la foi prenne les armes et vienne se ranger sous le sandjak-chérif, à la mosquée du sultan Ahmed[2]. « Il serait difficile de peindre l’effet que produisit cet appel. Une foule de bateaux transportaient de toutes parts une multitude d’hommes armés dans un silence et un recueillement extraordinaires. Ceux qui se dirigeaient avec fusils, pistolets et kandjiars vers le rendez-vous traversaient des groupes de raïas et d’Européens sans heurter personne. La mosquée d’Ahmed s’élève sur la place de l’hippodrome ; elle va devenir le quartier-général du conseil. C’est là que se rendent, en quittant le sultan, le grand-vizir, le moufti, les cadi-askers, l’Istambol-effendisi et les ulémas. Une foule immense se presse sur leurs pas ; en tête marchent les seymens, les soldats de marine, les bombardiers commandés par Hussein-Pacha et par son lieutenant d’Anatolie, Mohammed-Izzet. Le topchi-bachi les suit avec ses pièces. La Corporation des softas (étudians), celles des mewlevis et autres derviches viennent ensuite. Ces derniers s’avancent, la hallebarde à l’épaule, sous la conduite de leurs cheiks respectifs. Le sandjak-chérif est transporté dans le chœur de la mosquée d’Ahmed ; il y reste confié à la garde des : émirs et de leur chef, le nakib-al-echraf. Le grand-vizir, les ministres et la magistrature font dresser leurs tentes sur la place de l’hippodrome.

II.

Le grand-seigneur avait voulu prendre lui-même le commandement de ses troupes fidèles, et marcher en personne contre les insurgés. Ce n’était qu’avec peine et en se jetant à ses pieds que ses ministres étaient parvenus à le détourner de ce dessein. Sa hautesse avait alors déclaré apostats et impies tous ceux qui avaient pris part à la révolte. Elle avait prononcé l’anathème contre l’odjak des janissaires et décrété la destruction de ce corps si longtemps redouté. Il ne restait plus qu’à mettre cette menace à exécution. Dès que les préparatifs d’attaque sont terminés, l’aga-pacha Hussein, Mohammed-Izzet et le topchi-bachi marchent de l’hippodrome vers l’Et-Meïdane. Les vedettes des insurgés reculent. À midi, l’aga-pacha était maître de l’hôtel du janissaire-aga et du quartier de La Sulimanié. L’Et-Meïdane ne tarde pas à être cerné de toutes parts. Les artilleurs mettent leurs pièces en batterie. Quelques coups de canon suffisent pour briser les barricades. La mitraille oblige les rebelles à se réfugier dans leurs casernes. Là ils résistaient encore. « D’ordre de sa hautesse, le feu est mis aux étaux des bouchers ; » il envahit en quelques instans les klchlas (les casernes). Vers trois heures de l’après-midi, d’épais tourbillons de fumée annoncent au sérail que les séditieux ont vécu. Le moufti avait défendu de faire aucun quartier aux rebelles. Cette sentence ne fut que trop fidèlement respectée : ni les prières ni la résignation ne sauvèrent un seul des malheureux qui tombèrent vivans entre les mains des vainqueurs. Les vingt-quatre portes de Constantinople avaient été fermées, et sur la place de l’hippodrome le grand conseil de guerre siégeait en permanence. À chaque instant, on amenait devant ce tribunal quelque janissaire qu’on venait de saisir ; les juges constataient son identité et le livraient sur-le-champ au bourreau. Le drogman de l’ambassade de France, envoyé à Stamboul pour y solliciter la grâce de deux janissaires arrachés du palais de Thérapia, où ils avaient cru trouver un asile, vit en moins d’une heure seize exécutions se succéder sous ses yeux. « Au train dont allait le cordon, » le drogman jugea bien qu’il n’avait pas une minute à perdre. Il se mit à la recherche de l’aga-pacha et finit par le rencontrer dans la cour de La Sulimanié. Le généralissime était en ce moment de la meilleure humeur. Il accueillit sans trop se faire prier la requête de notre interprète. « Il faut bien faire, dit-il, quelque chose pour les Français ; ne sont-ce pas nos meilleurs amis ? — Attendez, ajouta-t-il en retenant le drogman impatient de se retirer, je veux vous montrer comment nous faisons ici l’exercice. » Un soldat égyptien fut appelé, et exécuta deux ou trois fois de suite la charge en douze temps. Hussein-Pacha était « dans une sorte d’ivresse. » Il demanda un autre soldat, et lui ordonna de faire l’exercice à l’allemande. Ce pauvre diable manqua laisser échapper plusieurs fois son fusil ; sa maladresse ne servit qu’à faire mieux ressortir les avantages de la méthode française. « Le pacha, nous dit M. Desgranges, avait la tête montée au dernier point. » Au sérail, où se tenaient le reïs-effendi et le grand-vizir, l’effervescence n’était pas moindre. Chacun avait le sentiment d’avoir échappé à un immense danger et se livrait sans contrainte à la grosse joie des gens qui ont eu peur.

Toute la nuit du 15 au 16 fut éclairée par l’incendie des casernes. Pendant la journée du 16, la recherche des rebelles se poursuivit avec activité ; les exécutions continuèrent. À midi, le sultan se rendit à la prière du vendredi dans une petite mosquée voisine de Sainte-Sophie. Pour la première fois, les topchis formèrent la haie conjointement avec les seymens : c’est ainsi que se confirma l’abolition de l’odjak des janissaires.

Le 17 juin, le sandjak-chérif fut rapporté au sérail. Le grand-vizir, les ulémas et les ministres quittèrent l’hippodrome, mais ils restèrent campés dans la première cour du sérail. Le sultan continua d’habiter la partie de ce palais nommée Top-Capou, partie où sa hautesse passe d’ordinaire les premiers jours du printemps avant d’aller s’établir à son palais d’été. La tranquillité la plus complète régnait d’ailleurs dans la ville. Des patrouilles de milice urbaine circulaient toute la nuit dans les rues, et chaque maison entretenait un fanal allumé jusqu’au jour. Les Européens enhardis n’hésitaient plus à s’aventurer hors de leurs demeures. Quelques-uns se promenaient même dans les quartiers turcs, et partout les crieurs publics invitaient les habitans paisibles à vaquer de nouveau à leurs affaires.

Les hammals avaient été compris dans la proscription. Ceux qui n’avaient pas mérité la mort furent exilés et transportés en Asie. Le patriarche arménien fournit 10,000 portefaix de sa nation pour les remplacer. Les etnafs ou corporations de marchands et artisans se chargèrent d’assurer provisoirement le service de la garde des bazars et des bezesteins, car il fallut aussi changer les gardiens de ces établissemens, soupçonnés pour la plupart d’avoir trempé dans la rébellion. Il en fut de même des pompiers, presque toujours auteurs des incendies qui désolaient périodiquement Constantinople. Les derviches bektachis furent également entraînés dans la catastrophe. On abolit leur ordre ; on trancha la tête à leurs chefs ; si on leur fit grâce de l’exil, ce ne fut qu’après les avoir obligés à quitter leur costume.

Pendant plusieurs jours, les exécutions et les déportations se poursuivirent sans lasser l’ardeur des juges ni l’activité des bourreaux. Le cheik-ul-islam, assisté de deux cadi-askers en charge et de huit anciens cadi-askers de Roumélie et d’Anatolie, présidait le tribunal suprême. La sentence était portée par ces dix grands juges, et confirmée par le moufti. La mort, l’exil ou la mise en liberté suivaient immédiatement. On estime que, du 16 au 22 juin, 6,000 ou 7,000 janissaires périrent par la corde, 3,000 dans les flammes de leurs casernes mitraillées. Les mischans (armoiries) que chaque janissaire mettait sur sa boutique, sur son café ou sur sa maison, furent brisés par l’ordre exprès du sultan. Partout la fureur du peuple s’empressa de seconder la destruction des emblèmes qui rappelaient le corps aboli. L’astre du grand-seigneur l’emportait, mais l’épuration n’eût pas été complète, si l’on n’eût pris soin de l’étendre aux provinces. Des ordres furent expédiés à Andrinople, à Smyrne, à Damas. « Un hatti-chérif, arrivé hier au pacha de Smyrne, écrivait le 24 juin le commandant de la Galatée, M. Maillard de Liscourt, lui enjoint de se défaire de tous les janissaires qui viendraient chercher un refuge dans son pachalik. Cette mesure est générale. Le hatti-chérif a été lu hier publiquement. » Jamais cause ne fut plus promptement abandonnée que celle des janissaires. Les rebelles n’avaient pas seulement « fléchi le genou devant l’étendard sacré, » comme le croyait M. Maillard de Liscourt ; ils s’étaient courbés sous le poids de la réprobation publique. Le sentiment de leur indignité leur ôta tout courage. L’abolition de Todjak ne fut marquée par une lutte sanglante qu’à Stamboul même. Partout ailleurs, à Erzeroum, à Alep, à Trébizonde, la corporation s’écroula comme un colosse qui manque par la base.

Constantinople était devenu un camp. « Les ministres, écrivait à l’amiral de Rigny un des aides-de-camp du comte de Guilleminot, M. Huder, font les affaires sous la tente. Grands et petits, tout porte le fusil, beaucoup à baïonnette. Le sultan lui-même a fait le maniement d’armes ; les ministres le font chaque soir jusqu’à minuit. On voit de tous côtés des pelotons manœuvrant. Enfin c’est une fièvre. Les Turcs ont en ce moment le délire des innovations. Lois civiles et militaires, ils veulent tout changer. Le Coran s’arrange de tout maintenant. Il est remarquable que jamais l’ordre ne fut si bien observé dans nos quartiers ; jamais les Européens n’ont été aussi respectés. Les bourgeois musulmans font eux-mêmes nuit et jour des patrouilles. Nous parcourons Constantinople dans tous les sens, et personne ne s’avise de nous regarder de travers. Cependant nous sommes sans gardes, car on nous a enlevé même les janissaires qui députe longues années avaient été affectés au service des ministres étrangers. Le nom de janissaire inspire de l’horreur ; on n’ose plus même le prononcer. »

« Si l’envie, écrivait de son côté M. Desages le 6 juillet 1826, prend aujourd’hui au sultan d’envoyer de cette canaille en Grèce, je vous réponds qu’il sera obéi. C’est l’Égyptien et son parti qui dominent. Tout est à l’égyptienne. La capitale est fort tranquille, et le sultan y est maître absolu. Les exécutions sont devenues assez rares faute de victimes, par lassitude ou parce que chacun tremble devant un code qui ne connaît de pénalité que la mort. Tout le monde veut apprendre à faire l’exercice. Nous verrons où cela mènera. » Telle est en effet la question qu’après la victoire il faut toujours finir par se poser. Il y a des instans dans la vie des nations où rien n’est plus facile que de détruire ; seulement, quand le vieil édifice a jonché le sol, on ne peut s’empêcher de contempler avec stupéfaction et avec une secrète terreur les débris. Quelle pierre relèvera-t-on la première ? quel ciment unira de nouveau ces assises ruinées ? Après les journées des 15, 16, 17 et 18 juin 1826, il n’y avait plus de janissaires ; mais y avait-il encore une Turquie ? Cet assemblage de fanatisme, de préjugés féroces, de brutalité sauvage, représentait la force qui avait jadis conquis plus de la moitié du monde. Où serait le lien, où serait la foi dans cette société qui, rompant brusquement avec le passé, ne demandait qu’à s’épanouir ? N’allait-on pas se trouver livré à tous les caprices puérils d’un despote sceptique qui prendrait la civilisation chrétienne par ses. petits côtés ? « Les janissaires remarquait avec beaucoup de justesse et d’à-propos M. Huder, étaient sans doute un obstacle à toute innovation, à tout progrès, mais ils formaient aussi une balance redoutable de pouvoir, balance plus sérieuse que ne le sont pour bien des ministres les chambres représentatives. Le souverain tremblait devant eux et n’osait rien entreprendre de contraire aux lois, car aussitôt les murmures de cette milice gênante le prévenaient des dangers auxquels il allait s’exposer. »

Le fils d’Abdul-Hamid, l’élève de Sélim III, n’avait plus de frein. De quelle façon s’y prendrait-il pour accomplir ce que son père et son malheureux cousin avaient sans doute rêvé, ce qu’il avait dû mûrir lui-même dans les retraites les plus inaccessibles de sa pensée ? À l’âge de quarante ans et après dix-huit années de règne, il venait de dompter une rébellion formidable. L’orgueil de la victoire illuminait ses traits, et prêtait plus de majesté encore à son attitude. Il lui suffisait d’un mot pour « verser autour de lui des trésors d’allégresse, » d’un geste pour faire rentrer ses ennemis sous terre. Sa prudence habituelle ne lui laissa pas cependant oublier cette maxime : « veillez quand votre ennemi se tient en repos, car la haine qu’il garde au fond du cœur fera explosion à la première occasion favorable. » Pour pouvoir procéder en paix à ses réformes, Mahmoud crut nécessaire de fermer d’abord la bouche aux bavards. Tous les cafés de Constantinople, — « tous, absolument tous, » nous dit M. Huder, — furent fermés le même jour. Il y en avait 15,000. Chez un peuple qui ne peut se passer de fumer, de prendre le café, assis sur ses talons, on concevra difficilement de mesure plus vexatoire. Supprimer la presse dans la libre Angleterre ne serait rien en comparaison. Le peuple se soumit cependant, mais dans les rues de Constantinople presque désertes, si l’on rencontrait encore quelque passant, sa figure portait l’empreinte d’une irritation contenue, et bientôt des placards clandestinement affichés annoncèrent l’espoir de la réaction : « Bourreau Mahmoud ! c’en est assez. Il t’arrivera pis qu’à Sélim. Ne crois pas en avoir fini avec les janissaires. Tu les verras sortir de terre comme des champignons. » Les partisans du nouveau système, tout entiers à leur engouement, ivres de joie « comme de vrais enfans ou plutôt comme des fous, » prêtaient à peine une oreille distraite à ces menaces. Ce n’était pas sans raison d’ailleurs qu’ils les jugeaient vaines. Une institution comme celle des janissaires ne renaît pas de ses cendres, et pour que la tranquillité matérielle fût troublée, il eût fallu rendre à la révolte ses soldats. L’ennemi intérieur était bien dompté ; le péril extérieur en présence de l’attitude toujours suspecte de la Russie n’en était pas moins grand, car les premiers essais de cette organisation militaire à laquelle le sultan présidait en personne ne semblaient guère de nature à le conjurer. « Tout cela, écrivait M. Desages, n’est pas encore beau à voir, » — « Ces nouvelles troupes, disait de son côté M. Huder, font pitié. » Le sultan cependant passait sa vie à cheval. « Son goût pour l’arc s’était changé en passion pour la lance et le pistolet. » Il s’était nommé bim-bachi (colonel) de sa maison, qu’il faisait « manœuvrer jusqu’à extinction. » — « On lui a présenté l’autre jour, écrivait le 21 août M. Huder à l’amiral, la traduction en turc de notre théorie d’infanterie. Il a bondi de joie : — Voilà s’est-il écrié, le livre que j’ai cherché pendant ma vie entière. — Quand on lui a insinué qu’il conviendrait de l’imprimer pour les officiers de ses troupes, il a dit : — Non, non, pas encore. Je veux et je dois savoir commander le premier pour pouvoir enseigner les autres. Il a demandé aussi la traduction de notre théorie de cavalerie, — la dernière édition. — On construit ou l’on répare à l’arsenal quinze bâtimens légers pour exercer les marins dans le canal et dans la Propontide. Déjà quatre goélettes font chaque jour des évolutions navales sous les yeux du grand-seigneur. »

Ainsi renseigné, l’amiral de Rigny ne se trompa point sur les suites que pouvait avoir la révolution militaire opérée à Constantinople. « C’est un affaiblissement tout au moins momentané pour l’empire ottoman, écrivit-il au ministre. Cet empire n’a rien à mettre à la place des janissaires. Le moment semble donc marqué pour faire céder quelque chose aux Turcs. » Malheureusement sir Stratford Canning avait dû renoncer à tout espoir de faire agréer amiablement sa médiation entre les musulmans et les Grecs. « On aurait peine à se figurer, — ainsi s’exprimait M. Desages, — l’exaspération qui se manifeste ici contre M. Canning et sa nation. Dans l’opinion du peuple, l’ennemi, ce n’est plus le Russe, c’est l’Anglais. » La Russie profita habilement de ces dispositions. Les musulmans se sentaient surtout humiliés de la résistance des Grecs ; ils n’avaient aucun désir de s’engager dans une guerre étrangère. L’enthousiasme des hautes classes, si nous devons en croire les documens tout confidentiels qu’il nous a été donné de consulter, ne les avait pas longtemps aveuglées sur la difficulté de faire sortir une nouvelle hiérarchie militaire du chaos. Elles ne craignaient rien tant que quelque imprudence du sultan. « C’est un fou, disaient-elles. Il brave les Russes, les Anglais, le monde entier. Avec ses quelques milliers de pleutres, mal vêtus, mal armés, il se figure déjà pouvoir conquérir l’Europe. » Il fallait donner une leçon à ce téméraire. La main des mécontens s’en chargea. Un incendie terrible éclata dans la matinée du 31 août et dura jusqu’au 1er septembre à midi. La partie la plus belle et la plus riche de Constantinople fut détruite.

Le comte de Guilleminot arriva de Paris sur ces entrefaites. Il avait l’ordre d’exhorter la Porte à accepter les conditions russes. La convention explicative qui mettait le sceau à cette réconciliation fut signée le 7 octobre à Akermann. À dater de ce moment, les lettres de Vienne et de Berlin prirent une couleur tout à fait défavorable à l’intervention britannique. On donnait pour certain que la Russie, « satisfaite du résultat d’Akermann, au-delà même de ce qu’elle espérait, ne voulait plus désormais agir sans l’alliance. » Suivant l’expression du comte de Guilleminot, « les actions du prince de Metternich étaient en hausse. »

III.

Qu’on s’en afflige ou qu’on s’en réjouisse, il faut bien reconnaître que c’est rarement la froide raison qui mène les affaires de ce monde. L’imagination s’est plus d’une fois vengée du dédain des hommes d’état en trompant leurs calculs. M. de Metternich était habile sans doute ; la folle du logis fut plus forte que lui, et l’ardeur passionnée qui s’empara des peuples les emporta bientôt dans une sphère inaccessible à ses artifices, La chute de Missolonghi avait consterné la Grèce ; elle raviva dans le reste de l’Europe un enthousiasme qui tendait à s’éteindre. Tout voyageur revenant du Levant devint, qu’il le voulût ou non, un rapsode ; on l’entourait dans les salons, on l’arrêtait sur les routes pour lui faire raconter les exploits merveilleux des Nikétas et des Botzaris. Les banquiers anglais s’étaient beaucoup refroidis depuis qu’ils avaient cessé d’entrevoir le remboursement possible de leurs avances. Par compensation, l’Allemagne s’était émue : les paysans du Tyrol et de la Bavière n’étaient plus les seuls à s’attendrir sur les malheurs de la Grèce ; mais rien n’égala le nouvel élan qui se produisit en France. Cette explosion soudaine de sympathie a justement mérité d’être appelée « le réveil du philhellénisme. » Tous les partis se trouvèrent un instant confondus. Les Chateaubriand, les La Rochefoucauld, les Noailles, les Fitz-James, les Sainte-Aulaire, les d’Harcourt, les Dalberg, marchèrent côte à côte des Laffitte et des Benjamin Constant. Les souscriptions sur-le-champ affluèrent. Le progrès des armées turques avait presque complètement tari pour les insurgés la source du revenu public. De 4 millions de francs, le produit de l’impôt était tombé à moins de 1 million. L’arriéré de solde des Souliotes eût absorbé à lui seul une année de revenu. Dans un conseil de guerre solennel tenu à Milo au mois de juillet 1825, la paie des matelots avait été fixée à 800 francs par an sur les brûlots, à 400 francs sur les autres navires de guerre. L’équipement et l’entretien de la flotte auraient demandé à ce taux plus d’argent que tous les collecteurs de taxes de la Grèce n’en avaient jamais recueilli aux temps les plus prospères de la domination turque. À moins de dépenser 10 ou 12 millions par an, il fallait renoncer à poursuivre une guerre régulière. L’indépendance nationale en était donc réduite depuis près de deux ans à s’affirmer par le brigandage. On conçoit de quel prix parurent dans cette extrémité les envois de numéraire opérés par les soins des comités qui se formaient à l’envi en France et en Allemagne.

On s’est beaucoup étendu sur la cupidité insatiable des Grecs. Les premières libéralités de l’Europe étaient-elles donc si désintéressées ? Porté à 40 millions de piastres turques remboursables en dix ans et hypothéqués sur les terres de la Morée, le premier emprunt anglais n’avait été en réalité, par suite d’un intérêt excessif prélevé d’avance, que de 15 à 18 millions, et encore sur cette somme fit-on figurer comme argent-reçu le montant de fournitures de tout genre qu’on tira du rebut des magasins. Dès le mois de décembre 1824, un nouveau gouffre s’ouvrait pour les finances obérées de la Grèce. Aux escadrilles de bricks et de brûlots, on songea tout à coup à substituer une force navale « plus solidement constituée. » Des délégués furent envoyés en Angleterre et aux États-Unis pour y acheter deux ou trois frégates ; l’on vit ce peuple indigent, qui n’avait plus le moyen de solder ses matelots ou ses troupes, demander aux chantiers dispendieux de New-York des navires de soixante canons. Un seul de ces bâtimens, la frégate l’Hellas, fut livré vers la fin de l’année 1826. C’était à vrai dire une superbe frégate, une frégate magnifiquement armée, mais qui avait coûté près de 3 millions de francs. Une dépense plus utile et plus intelligente fut celle que conseilla un philhellène anglais, le capitaine Hastings. Ce vaillant officier, qui devait perdre la vie au service de sa patrie adoptive en essayant de reprendre sur les Turcs la place d’Anatolikon, était vraiment digne de combattre à côté drs Miaulis et des Canaris. Nos capitaines, dans les rapports que j’ai sous les yeux, ne parlent de lui qu’avec une profonde estime. Hastings avait l’esprit ingénieux. Il abandonna les sentiers battus et proposa, dès 1825, l’acquisition d’un navire à vapeur.

La marine, à laquelle le génie de Fulton avait donné la vie, était encore à cette époque dans l’enfance. Neuf années s’étaient à peine écoulées depuis le jour où le lieutenant-général comte Pajol obtenait, de concert avec M. Andriol, ancien négociant, le privilège exclusif « d’introduire en France et de perfectionner un système de navigation accélérée par l’emploi des pompes à feu. » Le bateau l’Élise partit de Rouen pour Paris le lundi 25 mars 1816. Le vendredi 29, il était amarré près du pont de l’École militaire ; mais les pilotes de la Seine s’étaient obstinément refusés à franchir les passages délicats du fleuve sans « le secours de deux bons chevaux. » Le bâtiment qu’amena dans le Levant vers la fin de l’année 1826 le capitaine Hastings ne rappelait plus, comme le bateau l’Élise, la Grande Serpente de l’Amadis des Gaules ; il était bien inférieur au Sphinx, que nous employâmes quatre années plus tard dans l’expédition d’Alger. Le capitaine Le Blanc nous a laissé une description fort détaillée de la Persévérance, — telle était la signification du nom grec que le capitaine Hastings avait choisi pour son pyroscaphe. Construite à Deptford et munie à Londres d’une machine de 84 chevaux, la Persévérance n’atteignait pas sans peine la vitesse de 5 ou 6 milles à l’heure. Le moindre vent contraire diminuait de moitié ce sillage ; une mer houleuse « le faisait tomber à zéro. » Toutefois c’est un si grand avantage de pouvoir marcher en dépit du calme, d’avoir la faculté de remonter dans le vent, que tous les esprits sérieux auraient dû, dès cette apparition, saluer avec une prophétique ardeur l’avènement de la marine nouvelle. Nulle trace de ce pressentiment ne se rencontre dans l’intéressant rapport auquel j’ai emprunté les détails qui précèdent. L’artillerie de la Persévérance consistait en huit bouches à feu du calibre de 68, fondues en Angleterre sur le modèle des pièces que venait d’inventer le colonel Paixhans. La Persévérance pouvait ainsi tirer à volonté des boulets ronds, « froids ou rougis au feu, » des bombes du poids de 45 livres et des boîtes à mitraille contenant jusqu’à 500 balles de fer. Entre les mains d’un officier instruit et intrépide, un pareil navire devait rendre à la Grèce de plus signalés services que la somptueuse frégate achetée en Amérique. Il ne lui était pas réservé d’effacer la mémoire des vaillans brûlots grecs. Jamais le capitaine Hastings, malgré tout son mérite, n’alluma d’incendies pareils à ceux de Chio et de Ténédos.

La fin de l’année 1826, — j’insisterai sur ce point, — nous fait assister dans le Levant à un bien singulier spectacle. En Grèce comme en Turquie, on n’a plus foi qu’aux choses et aux hommes qui viennent de l’Occident. La Grèce avait Miaulis, Sachtouris, Canaris, des marins tels que peu de siècles en ont produit, des patriotes dont les plus beaux jours des républiques antiques se fussent honorés, et elle attendait, avec une simplicité dont nous n’avons plus, hélas ! le droit de sourire, son salut de la venue toujours différée de Cochrane. On sait avec quelle audace lord Cochrane dirigea les brûlots anglais qui incendièrent une partie de l’escadre de l’amiral Allemand dans la funeste affaire de l’île d’Aix. Cet officier anglais devait à son intrépidité, mais beaucoup aussi à ses affinités politiques, le renom européen dont il jouissait. Cochrane était l’amiral-né de toutes les insurrections. La capture de la frégate espagnole l’Esmeralda sur la rade du Callao, pendant la guerre que l’Espagne soutenait contre ses colonies, avait mis le sceau à sa réputation. Depuis deux ans, tous les regards en Grèce étaient tournés vers Malte, car c’était de Malte que Cochrane et la délivrance devaient venir. Enfin le 17 août 1825 la Grèce passa un contrat avec son héros. Lord Cochrane promettait ses services jusqu’à la fin de la guerre ; il n’exigeait en échange que la somme de 1,425,000 fr., à la condition toutefois que la moitié de cette somme lui serait payée d’avance.

Tous les dévoûmens, — j’ai hâte de le dire à l’honneur de l’humanité et de l’opinion libérale, — ne s’étaient point ainsi fait, marchander. Les premiers étrangers qu’un élan généreux associa dès le début de l’insurrection à la défense de la liberté hellénique trouvèrent la mort à la bataille de Petta, ou disparurent bientôt l’un après l’autre fatigués des mésintelligences dont ils étaient les désolés témoins. Un très petit nombre eut le courage de persévérer. Ils restèrent ainsi attachés à la fortune du chef qu’ils avaient choisi, obligés à regret d’épouser ses querelles, et maudissant souvent la destinée qui les retenait dans de tels liens. Un seul homme parmi ces ouvriers de la première heure réussit à se créer en Grèce une importance et un rôle personnels. Qui s’est intéressé à la révolution grecque et n’a pas entendu cent fois rendre hommage au nom de Fabvier ? La réputation de lord Cochrane n’était pas mieux assise que celle de ce vaillant soldat. Sorti de l’École polytechnique en 1804, nommé chef d’escadron après la bataille de la Moskowa, Fabvier était devenu pendant la campagne de Saxe colonel, baron de l’empire et chef d’état-major de plusieurs corps d’armée réunis. Un tel homme n’eût pas été déplacé à la tête d’une armée européenne ; il ne dédaigna pas en Grèce l’humble rôle de soldat palikare. On le vit plus d’une fois prendre part de ses propres mains aux travaux les plus pénibles. L’amiral de Rigny, — le lecteur doit s’en souvenir, — nous a transmis l’impression d’étonnement, de terreur, qui se produisit parmi les paysans moréotes quand ils se trouvèrent en présence des bataillons réguliers d’Ibrahim. « Habitués à combattre en désordre des Turcs en désordre comme eux, » ils ne purent supporter l’aspect de ces masses « qui marchaient impassibles sur leurs pelotons épars. » Les armes, les manœuvres, la musique militaire, les tambours, tout leur sembla étrange et les remplit d’une émotion inconnue. Il n’y eut qu’une voix alors pour demander la formation d’une armée régulière. « Les Grecs, écrivait l’amiral, voudraient avoir des Suisses. » Le 4 juillet 1825, le colonel Fabvier fut investi par acte du pouvoir existant du soin d’organiser le premier bataillon de tacticos. La voix populaire le désignait, et les palikares n’auraient pas accepté d’autre choix. Quelques petits travaux exécutés sous sa direction à Navarin avaient persuadé aux Grecs que, s’il y fût resté, cette place n’aurait pas été prise. Au mois d’août 1825, le bataillon des tacticos comptait déjà 800 hommes ; il était question de le porter à 3,000 ou 4,000. Le comte Porro de Milan serait l’intendant du corps, Regnault de Saint-Jean d’Angely commanderait la cavalerie. Une loi de conscription fut promulguée le 22 septembre, et le recrutement du corps parut assuré ; mais ce qui ne l’était pas, c’était, comme d’habitude, le paiement de la solde.

Les Anglais se montraient peu disposés à favoriser une organisation qui fendait à augmenter encore l’influence de la France. Ils avaient proposé un colonel anglais ; à ce colonel, on préférait un homme dont le premier sentiment était, au dire de l’amiral de Rigny, la haine de l’Angleterre ? « il la pousse, écrivait l’amiral, jusqu’au fanatisme. » Les Anglais le savaient, et il était assez naturel qu’ils suscitassent à cet ennemi déclaré des entraves. Ils commencèrent par lui refuser les fonds nécessaires à l’entretien de ses troupes. « C’est le seul moyen, disait l’amiral, qu’ils aient de le culbuter, car je ne sais si le gouvernement lui-même serait assez fort pour ôter brusquement à Fabvier son commandement. »

Le plus grand hommage qu’une armée puisse rendre à son chef, c’est assurément de lui conserver sa confiance après la défaite. Le culte que les palikares avaient voué à Fabvier résistait à tous les insuccès, et ces insuccès au début (furent multipliés. Au mois de septembre 1825, les Grecs voulurent surprendre Tripolitza, laissée par Ibrahim sous la garde de quelques centaines d’hommes. Fabvier se joignit à cette expédition avec 300 de ses réguliers ; la tentative échoua complètement. Ce fut le premier mécompte. Au mois de mars 1826, le commandant en chef des tacticos débarquait dans l’île de Négrepont. Le pacha de l’Eubée se hâta de rassembler ses forces et dispersa sans peine les tacticos. Enveloppé par la cavalerie turque, Fabvier fut obligé de se rembarquer et de se réfugier sur l’île d’Andros, laissant sur le terrain toute son artillerie et trois officiers français, qui se firent bravement tuer à ses côtés. Indigné, humilié, Fabvier voulait donner sa démission. Ses soldats le retinrent, promettant avec larmes de montrer plus de fermeté une autre fois.

C’est toujours une entreprise délicate de vouloir changer d’un jour à l’autre les habitudes militaires d’une nation. La Turquie et la Grèce trouvaient peu de bénéfice à nous avoir emprunté notre tactique. Seul Méhémet-Ali avait en peu de temps réussi à se constituer une véritable armée exercée à l’européenne. Ses fellahs étaient une argile en quelque sorte ductile ; il pouvait tout leur apprendre, parce qu’il n’avait rien à leur faire oublier. L’organisateur des troupes de Méhémet-Ali, — je l’ai déjà dit, — était aussi un Français. Après les prodiges dont nous avions pendant vingt ans étonné le monde, il semblait que nous fussions les seuls à pouvoir enseigner le grand art de la guerre. Nos revers n’y avaient rien fait ; c’était encore aux plus humbles disciples du grand capitaine qu’on venait de toutes parts demander le secret de vaincre. Plus jeune de quatre ans que Fabvier, le colonel Sèves n’était encore que lieutenant dans l’armée française quand était tombé l’empire. Il vint en Égypte vers la fin de 1816. Ses facultés se développèrent rapidement avec les fonctions de plus en plus importantes qui lui furent confiées. Des juges compétens lui ont attribué une part considérable dans le succès des campagnes de 1833 et de 1839. Si son rôle fut plus effacé pendant l’invasion et la dévastation du Péloponèse, il le faut attribuer à la répugnance que lui inspirait une guerre dirigée contre des chrétiens. Lorsqu’après avoir ravagé l’Arcadie, Ibrahim vint camper dans la plaine de Calamata, nos officiers virent le colonel Sèves racheter de ses deniers les familles tombées enta » les mains de ses propres soldats pour les envoyer à bord de la Sirène.

« La période actuelle, écrivait l’amiral de Rigny, va montrer dans ce petit coin de terre qui attire l’attention de l’Europe deux de nos compatriotes dirigeant deux camps opposés et séparés par toutes les barrières humaines ; mais je m’empresse de rendre ce témoignage à un homme qui, engagé aujourd’hui sous des lois étrangères, y a conservé des mœurs et des sentimens de Français. Par son humanité autant que par son héroïsme, Soliman-Bey honore encore son pays. »

La prédilection du pacha d’Égypte pour la France n’avait fait que grandir. C’étaient des Français qui organisaient ses armées et qui dirigeaient ses manufactures ; il songeait à leur confier le commandement de ses flottes. « Méhémet-Ali, écrivait à la date du 8 avril 1826 le capitaine de la Truite, M. de Robillard, met une vivacité de jeune homme et presqu’un empressement d’enfant à jouir de ce qui le flatte, à improviser ce qui lui plaît. Le manque d’argent seul peut l’arrêter. Vieillard jovial, toujours gai, toujours content, on le prendrait pour le meilleur et le plus doux des hommes, si l’on n’entrait dans son palais par la cour où tous les mamelouks furent massacrés par son ordre. » Les qualités du pacha lui étaient personnelles, beaucoup de ses défauts tenaient à l’état social au milieu duquel il devait se mouvoir. Il y a longtemps qu’on l’a dit : « celui qui veut se mêler de gouverner les hommes doit avant tout mettre son cœur dans sa tête. » On a pu voir cependant en pays chrétien une extrême bonté, une disposition naturelle à la mansuétude et à la clémence devenir un excellent moyen de gouvernement ; mais pourrait-on se figurer un pacha d’Albanie, un vice-roi d’Égypte, un sultan de Constantinople sensibles ? Le moindre attendrissement eût abrégé leurs jours ; l’oubli des injures eût été chez eux un suicide. Une soldatesque effrénée, des conspirateurs incorrigibles appelaient en Orient des maîtres impitoyables. Ce qu’on peut reprocher à Méhémet-Ali, c’est d’avoir méconnu ce qu’il devait au peuple laborieux, doux et intelligent que la Providence lui avait donné à conduire. Il resta turc jusqu’à sa dernière heure, exploitant l’Égypte, pressurant les fellahs et ne faisant rien pour améliorer leur sort. Au mois d’avril 1826, il avait douze régimens exercés à l’européenne, chacun de 4,000 hommes. Sur ces douze régimens, six étaient en Morée, quatre au camp près du Caire ; les deux autres à La Mecque, à Alexandrie et dans le Sennaar. Il avait en outre une garde albanaise et environ 6,000 cavaliers. En y comprenant les équipages de la flotte, le service militaire en Égypte ne prélevait pas moins de 60,000 hommes sur une population qui n’excédait pas 2 millions.

L’accroissement de la marine égyptienne avait marché de pair avec celui de l’armée. Le vice-roi possédait six frégates, huit grandes corvettes, vingt bricks de guerre et une vingtaine de navires plus légers. Le travail du fellah avait tout payé ; le fellah lui-même était descendu au dernier degré de la misère. Le monopole commercial lui laissait à peine de quoi subsister et ne lui laissait rien pour se vêtir. Aussi cette population merveilleuse qui se pliait avec une égale docilité au métier de matelot et à celui de fantassin, cette population qui faisait la puissance de Méhémet-Ali, décroissait-elle sensiblement au lieu d’augmenter. On avait appelé des Bédouins pour combler les vides. Très peu de ces nomades consentirent à se fixer en Égypte : ils avaient l’instinct de la guerre ; on ne put leur inculquer le goût de la culture. Les nègres du Sennaar qu’on voulut incorporer dans l’armée pour ménager un peu les Égyptiens, fatigués d’un si long voyage, éprouvés par le changement de climat, fournirent presque autant de malades que de recrues. Ils périssaient en foule, et il fallait se résigner à les remplacer encore par des fellahs. La Porte cependant ne se lassait pas de combler Mehémet-Ali de dignités nouvelles. Elle le chargeait de diriger toutes les opérations combinées des armées et des flottes turques contre les Grecs. Ce soldat rouméliote n’était pas seulement devenu le premier personnage de l’empire après le grand-seigneur, le plus puissant des vassaux de la Porte ; c’était lui qui, par son exemple, par ses conseils, par ses encouragemens, s’était fait en Turquie l’initiateur du grand mouvement européen. Un caprice de sérail pouvait, il est vrai, tout changer. Contre le maître jaloux qui, en le comblant d’honneurs, refusait de l’investir du pachalik de Damas, concession moins nécessaire encore, à sa puissance qu’à sa sécurité, Méhémet-Ali ne voyait de garantie certaine que le maintien de sa supériorité navale. « L’incapacité des bâtimens de la flotte de Constantinople, écrivait l’amiral de Rigny, lui est très démontrée. Forcé de les entretenir à ses frais et de les recevoir à Alexandrie, il les regarde comme une surcharge inutile et se soucie médiocrement de les associer aux améliorations qu’il s’efforce d’introduire dans sa propre marine, car c’est à la marine que s’appliquent en ce moment tous ses soins. Les Arabes qu’il a levés et organisés en équipages ont réellement fait quelque progrès. »

Au mois de novembre 1826, le capitaine Laine, sur le brick l’Alcyone, trouvait Méhémet-Ali « malade, inquiet, exprimant assez haut son mécontentement de la conduite de la Porte à son égard. » Au mois de mai 1827, l’amiral de Rigny espérait qu’il ne serait pas impossible de tirer parti de cette mauvaise humeur. Méhémet-Ali savait que les représentans de plusieurs puissances chrétiennes cherchaient à se concerter pour proposer, pour imposer peut-être leur médiation au divan. « Je n’ai pas dissimulé au pacha, écrivait l’amiral, qu’on pourrait bien en effet en venir là ; faisant observer que le gouvernement français, s’il consentait à entrer dans une telle combinaison, y verrait surtout l’avantage de ne pas laisser plus longtemps Méhémet-Ali s’épuiser dans une guerre dont il supportait tout le fardeau sans en retirer aucun avantage. » L’argument était sans doute habile, l’insinuation adroite ; mais, si fins que nous puissions être, ne luttons pas de finesse avec les Orientaux. M. de Robillard, le premier, s’était laissé abuser par la patience avec laquelle Méhémet-Ali l’écoutait. « Satisfait d’avoir une armée formée et aguerrie, une marine considérable, qu’en temps ordinaire le grand-seigneur ne lui eût jamais permis de créer, le pacha, disait-il, s’inquiète peu de savoir qui restera le maître en Morée. » L’amiral de Rigny à son tour s’imagina qu’influencé peu à peu par ses conseils, le vice-roi « verrait sans peine les puissances prendre des mesures efficaces pour amener un arrangement. » Le jeune capitaine et l’amiral, déjà vieilli dans les affaires, avaient subi le même charme : ils partagèrent la même illusion. En réalité, Méhémet-Ali ne songeait qu’à gagner du temps, et Ibrahim employait bien celui qui lui était laissé. Dans l’espace d’une année, Ibrahim enleva du Péloponèse plus de vingt mille femmes et enfans. Quelques mois de ce régime encore, et la diplomatie ne viendrait plus demander l’émancipation d’une nation qui aurait disparu. Au Caire comme à Constantinople, nous n’avions devant nous que des barbares. Ce que Méhémet-Ali et Mahmoud avaient voulu demander à la civilisation chrétienne, ce n’étaient pas les sentimens généraux inscrits dans ses codes, c’étaient uniquement les moyens de destruction plus perfectionnés dont cette civilisation disposait. Tout se tient et s’enchaîne cependant en ce monde. Le manuel d’infanterie ouvrit la brèche par où les idées d’égalité des races, de justice et de mansuétude firent invasion dans l’empire ottoman. Il est bien difficile aujourd’hui de prévoir ce que deviendra cet empire, ses destins sont liés à trop de complications étrangères ; mais il est un fait incontestable : s’il y a encore une Turquie, il n’y a plus de Turcs ; les janissaires étaient les derniers.


E. JURIEN DE LA GRAVIÈRE.

  1. On sait que ce fut sous ce pseudonyme que l’empereur Joseph II visita la France.
  2. Parmi ceux que « la voix tonnante des crieurs » ne parvint pas à tirer de leur léthargie se trouva Mohammed-Aga, le colonel des armuriers. Le sultan l’avait élevé d’une condition obscure à ce poste important ; Mohammed-Aga n’en résista pas moins à toutes les instances de ses amis, qui le pressaient de se rendre à la mosquée d’Ahmed. « le ne sortirai pas, répondait l’obstiné colonel, avant d’avoir appris à qui reste le champ de bataille. » Cette prudence excessive lui devait être funeste. Exilé quelques jours plus tard à Kutahié, « un khasséki partit sur ses traces, l’atteignit dans le district de Brousse, et, par ordre du sultan, lui donna la mort. »