Les Misérables (1908)/Tome 1/Préface philosophique

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume 10] [Section A.] Roman, tome III. Les Misérables (édition 1908). Première partie : Fantine.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (10p. 307-401).

PRÉFACE PHILOSOPHIQUE



NOTE DE L’ÉDITEUR.




Cette préface que nous publions ici constitue plus et mieux qu’un reliquat. C’est, comme le dit Victor Hugo, « un quasi-ouvrage » sur sa philosophie religieuse personnelle. À ce titre, nous devions lui assigner une place spéciale et la détacher du Reliquat en empruntant les caractères typographiques du roman lui-même.

Si la seconde partie n’avait pas été une ébauche, ainsi que le constate Victor Hugo, si elle avait été rédigée, coordonnée comme la première, nous aurions placé cette préface en tête comme une œuvre achevée.

Elle se présente ici comme un document du plus haut intérêt. Car si la pensée n’a pas, dans la seconde partie, complètement déployé ses ailes, elle se présente sous une forme concise et par cela même si saisissante qu’elle appelle les méditations de tous ceux qui se passionnent pour les problèmes de la philosophie religieuse.

On ne manquera pas d’observer que Victor Hugo n’a jamais écrit de grandes préfaces. Et cependant il en a eu souvent le projet.

Qu’il entreprît les Misérables, les Travailleurs de la Mer, l’Homme qui Rit, il prenait le soin de fixer dans des notes l’idée maîtresse qui se dégageait du roman. C’est qu’en effet, dans chaque livre, il exposait une thèse, il défendait un principe, il combattait pour une réforme, et il semblait vouloir soulager son cœur en traçant sur de petits bouts de papier sa profession de foi, véritable confidence à ses lecteurs. Il multipliait les fragments, les indications, et il les gardait dans ses papiers. Cette préface des Misérables a subi le sort de toutes les ébauches. Cependant Victor Hugo n’entassait pas ces notes copieuses, avant-coureuses de longs développements, pour ne pas les utiliser ; mais soit qu’il fût pressé par le temps, au moment où il livrait ses manuscrits à l’impression, soit qu’il eût confiance dans la clairvoyance de ses lecteurs, il condensait en douze ou quinze lignes toutes les pages enfouies dans ses dossiers. Oh ! certes, il a dû regretter plus d’une fois de s’être montré si laconique, car il semble, en écriant cette longue préface, avoir eu l’intuition, la divination que ses intentions seraient travesties et méconnues.

La trace de cette préoccupation s’accuse d’une façon très éclatante. Lorsqu’en 1860 il songe à reprendre l’œuvre interrompue en 1848, que fait-il tout d’abord ? Il lit son ancien manuscrit et ses notes pendant plus de trois semaines, à partir du 26 avril 1860 jusqu’au 21 mai, ainsi que l’attestent ses carnets. Va-t-il poursuivre son travail, vivre avec ses héros, présenter les péripéties de son drame ? Non. Il pense qu’il y a au-dessus de Jean Valjean, de Marius, de Fantine, de Cosette et de l’évêque Bienvenu une idée morale à mettre en lumière, et il se consacre tout entier à sa préface, probablement en juin et en juillet puisqu’il la date du 14 août ; on y lit cette phrase significative : « Il n’est point mal qu’une étude de ce genre qui a l’humanité pour objet soit précédée d’une espèce de méditation préalable en commun avec le lecteur ». Et pendant des semaines, c’est le côté philosophique et religieux de son roman qui l’attire et l’absorbe. Il veut donner sa profession de foi dans une préface en deux parties.

La première partie est rédigée entièrement, mais l’a entraîné très loin ; il est dès lors obligé de résumer ses idées dans une seconde partie, comptant les exposer ultérieurement avec plus d’ampleur. Il réunit toutes ces pages dans un dossier et il inscrit cette note sur la couverture :

Ce dossier contient un quasi-ouvrage sur ma philosophie religieuse personnelle, pouvant servir, soit de préface spéciale aux Misérables, soit de préface générale à mes œuvres.

La première partie établit Dieu, la deuxième établit l’Âme. La première est achevée (à la révision définitive près), la seconde est très incomplète, et comme déductions et comme développement.

Cela pourrait encore être utilement mêlé à des Mémoires sur ma vie intellectuelle.

Le petit dossier qui est à la fin contient des notes et des choses à développer sur la même question religieuse.

J’interromps ceci pour reprendre mon travail principal. J’achèverai plus tard ce qui est commencé dans ce dossier.|90}}

14 août 1860.

Et cette note en haut de la page :

Dans le cas où je ferais le chapitre Prière (après le couvent), il y a dans la première partie et dans le petit dossier de la fin des choses à employer.

Cette dernière note indique bien que cette préface était surtout destinée aux Misérables.

Victor Hugo reprend son roman et, ainsi qu’il le mentionne dans ses carnets, la période de méditation se prolonge jusqu’au 30 décembre, époque à laquelle il se remet activement au travail ; la première moitié de l’année 1861 avait été consacrée à l’achèvement de l’œuvre. Il devait ensuite la réviser.

Victor Hugo avait traité avec Albert Lacroix et lui avait livré le 6 décembre 1861 la première partie des Misérables. S’il ne lui donnait pas encore la préface, c’est qu’il n’avait pas renoncé à publier sa profession de foi philosophique. Et ce n’est pas là une hypothèse. S’il avait eu alors l’intention de ne placer que douze lignes en tête de son roman, il ne lui aurait pas fallu beaucoup de temps ni beaucoup de peine pour les écrire. Il ne les aurait pas fait longtemps attendre, il n’aurait pas risqué de retarder l’apparition de l’œuvre. Lacroix avait la ferme confiance qu’il pourrait mettre en vente la première partie à la fin de février ; et comme l’édition originale comprenait dix volumes, l’intérêt le poussait à déployer toute la diligence possible pour ne pas être surpris par l’été.

Or les jours s’écoulent et la préface n’arrive pas. Il est clair que Victor Hugo n’a pas pris encore de parti définitif. Nous sommes au 3 février, Lacroix s’inquiète, il interroge : « la préface sera-t-elle étendue ? » À cette question il n’obtient pas de réponse. Il laisse passer douze jours. Il devient un peu nerveux, et dans une nouvelle lettre, le 16 février, il dit : « La préface (et il souligne le mot) devient nécessaire, le temps est là ; car il vous en faudra envoyer une épreuve et ce serait un retard pour l’apparition de l’ouvrage si nous ne l’avons pas au plus tôt pour la composition. » Chaque mot est un appel pressant.

Comment Victor Hugo, toujours si soucieux de presser ses éditeurs, n’aurait-il pas été sensible à cette phrase : « retard pour l’apparition de l’ouvrage » ? Comment n’aurait-il pas été convaincu que seule l’absence de la préface provoquait un ajournement ? Au bout de huit jours, Lacroix revient à la charge et, toujours plein de respect et de ménagements, il dit le 25 février : « Je crains de voir la mise en vente retardée par la préface. » Au fond il ne craint pas, il est assuré que la mise en vente devra être reculée. Victor Hugo ne peut guère en douter ; persuadé qu’il ne doit plus songer à mettre au point cette longue préface, absorbé par la révision de son roman et par la correction des épreuves, il se décide à envoyer douze lignes réclamées depuis plus de trois semaines.

On sait le prodigieux succès qu’obtinrent les Misérables, mais les polémiques plus ou moins acerbes dont ils furent l’objet avertirent Victor Hugo qu’il avait trop compté sur la clairvoyance et la bonne foi de certains critiques qui blâmèrent le caractère irréligieux de son œuvre et en dénaturèrent la portée morale et sociale. La réponse à ces accusations, à ces calomnies était toute prête, écrite ; il était trop tard pour la publier ; pourtant il éprouva le désir de confier à des amis ce qu’il avait eu l’intention de dire à ses lecteurs ; c’était la préface après la lettre.

Nous avons retrouvé la note suivante :

À propos des Misérables, j’ai écrit (21 juin 1862) à M. Frédéric Morin :

— Ce livre a été composé du dedans au dehors. L’idée engendrant les personnages, les personnages produisant le drame, c’est là, en effet, la loi de l’art, et en mettant comme générateur, à la place de l’idée, l’idéal, c’est-à-dire Dieu, on reconnaît que c’est la formation même de la nature.

La destinée et en particulier la vie, le temps et en particulier ce siècle, l’homme et en particulier le peuple, Dieu et en particulier le monde, voilà ce que j’ai tâché de mettre dans ce livre, espèce d’essai sur l’infini.

Toute étude sérieuse sur l’infini conclut au progrès. La perfection contemplée démontre la perfectibilité. De là le dégagement vrai des lois politiques et sociales, corollaires des lois naturelles ; pas d’autorité en dehors de l’auteur ; le divin exclut le royal. — La république sort de la religion.

Victor Hugo, comme on vient de lire, caractérise les Misérables : une espèce d’essai sur l’infini.

Paul Meurice traduisait fidèlement cette intention lorsqu’il introduisait dans une œuvre posthume : Post-Scriptum de ma vie, quelques pages de cette préface qu’il intitulait : Choses de l’infini, et que nous rétablissons plus loin.

Si Victor Hugo avait donné à cette préface tous les développements souhaités, il est bien probable que, possédant la matière d’un fort volume, il ne l’aurait pas placée comme un frontispice des Misérables ou même de ses œuvres, mais qu’il l’aurait présentée isolément avec un titre. Car il aborde là tous les problèmes : la formation de la terre, l’évolution des astres, les progrès de la science, l’histoire des religions, la destinée de l’être, l’immortalité de l’âme.

Cette préface marque une date dans l’existence de Victor Hugo. Si le poète s’est toujours passionné pour le problème de la vie, sur ce qu’il pouvait y avoir avant, sur ce qu’il y aura après, s’il a toujours affirmé sa croyance en Dieu et sa foi spiritualiste, c’est cependant dans cette préface de 1860 qu’il exposa avec plus d’ensemble et plus d’ampleur sa doctrine, qu’il combattit avec le plus de vigueur le matérialisme.

Ne dit-il pas dans cette préface : « Admettre l’âme, c’est admettre le lien de l’homme avec l’inconnu » ? De là son jugement sur la peine de mort, qui était « une violence à cet inconnu-là ».

Or sa préface est tout entière inspirée par la passion ardente de pouvoir soulever un coin du voile qui cache le mystère, et c’est vers les phénomènes de la nature qu’il dirigera ses études. « Âme enfouie dans la contemplation des choses célestes », comme il le dit lui-même, il s’attache à considérer le mouvement des astres, les regards fixés sur le monde ténébreux dont il cherche à découvrir les lois. Les ignorants n’hésiteront pas à contester la science de Victor Hugo, les sages s’informeront, les savants considéreront sans doute que c’est de la science écrite par un poète ; mais Victor Hugo lui donne la couleur, l’éclat pittoresque de son style, il envisage les phénomènes avec sa vision spéciale, qui, sans déformer la vérité, leur donne une originalité plus saisissante, et, dans le champ que la science ouvre aux hypothèses, il lui est loisible, sans commettre d’hérésies, d’apporter à son tour les réflexions que lui suggère le spectacle de ces phénomènes. De là des observations ingénieuses que la science ne peut ni confirmer, ni contredire, mais qu’un esprit avisé peut offrir aux méditations des philosophes et des savants.

L’étude de la nature le conduit à l’affirmation de l’existence de Dieu et de l’immortalité de l’âme ; abordant alors sa profession de foi philosophique, il est amené à envisager les diverses religions.

Il les combat avec vivacité, ainsi que les cultes, les théogonies, les fétichismes, les superstitions ; mais il les étudie aussi avec soin. Il consulte les ouvrages, il analyse les textes. Les règles monastiques éveillent sa curiosité. Il fouille les livres de l’hagiographe italien. Jonas, l’historien de saint Colomban, de l’hagiographe allemand Héribert Rosweyde, qui écrivit les vies des Pères (Vitæ Patrum), il compulse les travaux du bénédictin Walafride Strabon et les volumes du prêtre de l’oratoire André Galland : Bibliotheca greco-latina vitarum patrum.

Si on se reporte aux textes de Jonas et de Walafride Strabon que Victor Hugo a cités, on découvrira qu’il a modifié quelques temps de verbe sans d’ailleurs altérer le sens. Nous prendrons un exemple : dans le récit fait par Jonas de certaines austérités Victor Hugo traduit : « Debout tous ! qu’on vienne casser la glèbe… », et comme texte il donne : « Omnes surgant, glebas scindant… » au lieu de : « Imperat ut omnes surgantcum vidisset eos magno labore glebas scindere ». En réalité la traduction est fidèle, et voulant invoquer à l’appui le texte latin il ne le modifie que pour le résumer, sans en changer le sens et les mots principaux.

Nous n’avons mentionné ces différences que pour simplifier la tâche des curieux, et Victor Hugo, en indiquant lui-même la source où il avait puisé ses renseignements, en rapportant exactement ces légendes, prouvait ainsi qu’il n’avait pas hésité à mettre consciencieusement à contribution les textes les plus anciens.

Mais, engagé dans cette voie, il se laisse entraîner très loin, et, quand il arrive à la seconde partie de sa préface, il doit se borner tout d’abord à une documentation rapide coupée de considérations personnelles. Car le champ qu’il devrait parcourir est trop vaste. Ce n’est plus désormais un « quasi-ouvrage », comme il l’annonce modestement, mais une œuvre considérable qui, poussée jusqu’au bout, imposerait de nombreuses recherches ; cause probable de cet ajournement.

Devant formuler, comme il le dit, « sa philosophie religieuse personnelle », il voulait avoir le temps et toute la liberté d’esprit pour la présenter avec quelque ampleur et quelque solennité, et, l’œuvre étant restée inachevée, ce ne seront plus dès lors que des pages de « mémoires » sur sa vie intellectuelle qui auraient probablement été introduites dans ce volume : Pages de ma vie, annoncé plus tard sur la couverture des Quatre Vents de l’esprit et qu’il n’a pas donné.




LE MANUSCRIT.


L’examen du manuscrit de cette préface révèle quelques particularités. Au crayon et en marge du premier feuillet Victor Hugo écrit :

Avant que le lecteur s’engage dans ce livre, nous avons besoin de l’avertir.

Ce livre qu’il a en ce moment entre les mains est un livre religieux.

Les divisions de la première partie sont séparées par des chiffres au crayon et assez effacés ; les feuillets sont bleus, doubles et chacune des premières pages est marquée d’une lettre ; les ajoutés en marge sont assez nombreux ; il y a aussi quelques indications comme celle-ci au feuillet A en marge et au crayon :

Peut-être encore un paragraphe de transition pour amener cette exposition du monde.

Et plus bas et toujours en marge :

Cette peinture de la terre est un écorché ; mettre de la chair dessus.

Peut-être la couper en alinéas peu interlignés avec de grands blancs pour les grandes divisions.

Pour des détails techniques, comme celui des deux glaciers qui font basculer le globe « tous les quinze mille ans, selon les uns, tous les deux cent mille ans, selon les autres », Victor Hugo met le mot : Vérifier.

Parfois, lors d’une première révision, il s’aperçoit que ses descriptions sont trop écourtées, et dans le double feuillet L il intercale quatre feuillets doubles, a b c d, sur le monde ténébreux.

Au feuillet O, nous trouvons l’extrait inséré dans Post-Scriptum de ma vie sous le titre : Choses de l’infini. On remarquera une différence entre les textes. Ce sont de simples interversions nécessitées par la coupure du fragment.

Le manuscrit porte :

Et maintenant, que voulez-vous que je fasse ? Cette énormit" est là. Ce précipice des merveilles est là. Et ignorant, j’y tombe, et savant, je m’y écroule.

Oui, savant, j’entrevois l’incompréhensible ; ignorant, je le sens, ce qui est plus formidable encore.

Voici le texte de Post-Scriptum de ma vie :

Oui, savant, j’entrevois l’incompréhensible, ignorant, je le sens. Devant cette énormité, devant ce précipice de merveilles, que voulez-vous que je fasse ? Ignorant, j’y tombe. Savant, je m’y écroule. (Division xii.)

Victor Hugo ayant examiné longuement le fonds commun de la croyance humaine et des religions dans leur côté métaphysique, l’analyse dans leur côté plastique en montrant l’identité des légendes. C’est ainsi qu’il est conduit à parler de saint Colomban et de sa vie, des oiseaux qui venaient se cacher dans les plis de sa robe, et il cite le passage de Jonas, l’historien de saint Colomban : Conspicit duodecim lupos advenire… intactum relinquunt.

Victor Hugo traduit ainsi cette phrase : « Un jour, douze loups surviennent… et passent. » Mot à mot : « le laissent sans le toucher ».

En marge, Victor Hugo donne cette note en face du mot intactum[1] :

Or il avait bien écrit d’abord : interritum, et il a surchargé le mot en mettant : intactum. Le texte porte cependant interritum. Mais Victor Hugo a fait une confusion de termes, il a cru qu’interritum signifiait mort et il s’est dit : « Que peut signifier cette légende de douze loups qui passent auprès d’un cadavre ? Evidemment l’historien a voulu dire que ces loups laissaient le saint sans y toucher. » De là le mot intactum qu’il a substitué. Mais Victor Hugo n’a pas pris garde que si interitum signifie bien mort avec un seul r, interritum avec deux r veut dire non effrayé, ce qui s’accorde fort bien avec le passage où il est raconté que saint Colomban renvoyait les ours des cavernes, et ce qui suppose qu’il était bien interritus, c’est-à-dire qu’il n’avait pas peur. La quasi-similitude de mots a amené une erreur de traduction, non une erreur d’interprétation de la légende. Nous devions la signaler pour expliquer le sens des indications mentionnées dans le manuscrit. (Division xvii.) À la fin de cette première partie on lit ces lignes :

Déclarer l’homme animal. Fonder sur l’homme animal la société matérielle, c’est-à-dire limiter la conscience humaine au succès et l’aspiration humaine au bien-être.

À partir de ces mots : c’est-à-dire limiter la conscience humaine, Victor Hugo place en marge de ces dernières lignes un point d’interrogation. Et il poursuit :

Que vaut cet effort

Examinons-le.

Expliquons-nous sur l’homme pure machine.

En marge de ces dernières lignes : un premier point d’interrogation au début de la phrase et un second point d’interrogation englobant la phrase entière. Enfin cette note en marge et séparée du texte :

Conclure ainsi :

Est-ce une tactique ? mauvaise.

Est-ce une philosophie ? fausse.

On voit que dans cette première partie du manuscrit, considérée par Victor Hugo comme achevée, à la révision définitive près, il y a des indications qui prouvent le dessein de la compléter. Cette note est particulièrement significative : « Cette peinture de la terre est un écorché, mettre de la chair dessus ». On reconnaît là une des méthodes de travail de Victor Hugo, il présentait d’abord le squelette 5 l’idée était formulée avec une certaine sécheresse, et il la développait, lors de la révision, en la parant de toutes les richesses de son imagination et de son style.

La seconde partie de la préface est placée dans une chemise avec ce titre :

PHILOSOPHIE.



2e partie.




Manuscrit.



Nous avons dit que, dans la pensée de Victor Hugo, cette partie était simplement ébauchée et devait être ultérieurement rédigée et complétée. Aussi l’écriture est-elle courante avec un petit nombre de ratures ; les feuillets sont bleus et doubles. Il semble bien cependant que ces notes rapides ont été sinon révisées, du moins relues, si on en juge par un certain nombre d’ajoutés en marge, et d’une écriture différente, et par quatre feuillets collés sur les feuillets doubles.

Le récit de la visite d’Anatole Leray a été publié sous le titre : Un athée, dans Post-Scriptum de ma vie.

Nous avons noté les particularités du manuscrit. Nous avons signalé les traits caractéristiques de la préface, exclusivement à titre documentaire. Nous ne l’avons ni discutée, ni commentée, nous renfermant dans notre rôle d’historien sans empiéter sur le domaine de la critique. Ce « quasi-ouvrage » complète l’épopée des Misérables, il montre à quels mobiles Victor Hugo a obéi, dans quelles dispositions d’esprit il a écrit ce plaidoyer, quelle valeur morale il lui attribuait, et il éclaire d’un jour éclatant une des périodes de la vie de Victor Hugo.


PRÉFACE PHILOSOPHIQUE.


PREMIÈRE PARTIE.



I

Le livre qu’on va lire est un livre religieux.

Religieux ? à quel point de vue ?

À un certain point de vue idéal, mais absolu ; indéfini, mais inébranlable.

Qu’on nous permette d’expliquer ceci, le plus rapidement qu’il nous sera possible.

La situation d’esprit de l’auteur d’un livre importe au livre lui-même et s’y réverbère.

D’ailleurs, il n’est point mal qu’une étude de ce genre, qui a l’humanité pour objet, soit précédée d’une espèce de méditation préalable en commun avec le lecteur.

L’auteur de ce livre, il le dit ici du droit de la liberté de conscience, est étranger à toutes les religions actuellement régnantes ; et, en même temps, tout en combattant leurs abus, tout en redoutant leur côté humain qui est comme l’envers de leur côté divin, il les admet toutes et les respecte toutes.

S’il arrivait que leur côté divin finît par résorber et détruire leur côté humain, il ferait plus que les respecter, il les vénérerait.

Ces restrictions faites, l’auteur, et il le déclare hautement au seuil de ce livre douloureux, est de ceux qui croient et qui prient.

De là, dans ce livre, une grande mansuétude pour tout ce qui se rattache aux croyances. Les quelques silhouettes religieuses qui le traversent sont graves. Un évêque y apparaît et y jette une ombre vénérable ; un couvent y est entrevu. Le demi-jour qui en sort est doux.

Ceci, bien entendu, et il convient d’y insister, sans adhésion aux superstitions.

Reprenons.

L’auteur vient de confesser que, quant à lui, en dehors des religions écrites, il croit et il prie.

Pourquoi croit-il ? pourquoi prie-t-il ?

Il va essayer de le dire, en s’interdisant tout autre développement que le nécessaire, et en élaguant, dans cette exposition d’une âme, tout ce qui ne va pas directement au but.

Si le mot âme, prononcé ici avant toute explication et tout raisonnement, semble peu rigoureux, et au moins prématuré, aux amis des déductions correctes, mettez que nous n’avons rien dit.

Écoutez-nous seulement si ceci vous intéresse.

Sinon, passez ces quelques pages.

Ces pages sont ce qu’elles sont. Il est facile au lecteur de ne point les lire ; il était impossible à l’auteur de ne pas les écrire.


(Peut-être encore un paragraphe de transition pour amener cette exposition du monde.)


IV[2]

L’énormité de la nature est accablante.

Regardez. Voici la terre :

L’homme est dessus, le mystère est dedans. Globe effrayant ! Un axe à la fois rotatoire et magnétique, c’est-à-dire produisant le mouvement et créant la vie ; au centre, peut-être une fournaise ; aux deux extrémités de l’axe, deux glaciers de mille lieues de tour que déplace lentement la précession des équinoxes et qui, en fondant, font basculer le globe tous les quinze mille ans selon les uns, tous les deux cent mille ans selon les autres, et mettent brusquement la mer à la place de la terre ; submersions périodiques visibles en quelque sorte dans la forme aiguë actuelle de tous les continents du côté du pôle austral, plus lourd en ce moment que le pôle boréal. La première fonction de la terre pour l’homme, c’est d’être l’horloge immense ; sa rotation crée ce que nous appelons le jour ou le nychthemeron ; la Terre mesure le temps dans l’éternité. Prise en elle-même, quelle impénétrable genèse ! Autrefois, dans les profondeurs immémoriales des cycles cosmiques, cosmiques, elle a bouillonné. Les collines marquent ses palpitations, les monts marquent ses convulsions.

Puis, les premières effervescences passées, cette fumée est devenue respirable, ce globe est devenu habitable, et une gigantesque ébauche de création a commencé à s’y mouvoir dans la brume. Les plus récentes fouilles de l’Attique ont mis au jour, pour l’œil du géologue, on ne sait quels pachydermes informes, des tapirs au grouin démesuré, des pangolins onglés, dentus et cornus, des girafes colossales, des singes titaniques, des poules grosses comme des autruches, des chauves-souris grandes comme des condors, des sangliers grands comme des hippopotames, des tortues dont l’écaille ferait le toit d’une maison. Il y avait alors, et les houillères de Newcastle-on-Tyn en font foi, des fourrés de monocotylédones hauts de cinq cents pieds, des fougères sous lesquelles la flèche de Strasbourg et les pyramides d’Égypte disparaîtraient comme la borne d’un champ disparaît sous les fougères d’aujourd’hui. Là, dans ces végétations excessives, sous la vase, parmi des scolopendres plus longs que des boas, rôdait, avec de petits yeux, des pattes en pelle, des omoplates étroites propres au fouissage et des défenses trouant la lèvre inférieure et perpendiculaires au sol comme celles des morses, une bête dont la tête seule avait trois pieds de large et quatre pieds de long. C’était le mulot de ces halliers. Ces forêts, hautes comme des montagnes, avaient une taupe grande comme un éléphant. La science nomme cette taupe « l’animal terrible », le dinothère. Ses taupinières, en cheminant sous le sol, y soulevaient à la surface des chaînes de collines. Les troglodytes ont habité plus tard ces galeries antérieures aux déluges. La stature de cette taupe dépassait tous les animaux mystérieux dont on mesure aujourd’hui les fossiles. Le dinothère de Pikermi est plus grand que le mastodonte de l’Ohio. |Les deux tibias comparés donnent une différence de quinze centimètres[3].| Telle était la zoologie terrestre aux temps des bouillonnements primitifs.

Maintenant ce globe se refroidit ; mais avec quel frémissement encore !

Percez cette couche de granit, jadis fange, où se sont vautrés les hécatonpodes et les hécatonchires, où, à côté des monstres que nous venons d’indiquer, le mammouth, le mégathère, l’épiomis, le paléonthère, l’elephans primigenius dont les défenses avaient sept pieds de long, le rhinocéros tichorynus, ont laissé l’empreinte de leur marche ; percez de la pensée cette surface verte, rousse, blanche, hivernale, torride, où rampe à présent la fourmilière humaine, entrez dans la terre, entrez sous la terre, et, dans les artères de cette masse, imaginez, si vous pouvez, ces chocs de principes moteurs, ces ramifications de forces, ces rencontres d’effluves, cette fermentation inouïe de phénomènes. Formations diluviennes et plutoniques, exfoliées çà et là pas les nappes d’eaux sous-jacentes, couches de roches roulées les unes sur les autres comme les pages d’un palimpseste indéchiffrable, infiltrations souterraines, pénétrations sous-marines, réactions multiples, milieux élastiques ou solides traversés par des courants ou, pour mieux dire, par des torrents magnétiques, avec des grossissements d’effets impossibles à concevoir, hautes températures enfouies dans les blocs, pressions effroyables, expansions ténébreuses, explosions, alluvions, stratifications, minéralisations, cristallisations, végétations, putréfactions, transformations ; officine d’oxydes et d’acides ; production de fluides, production de sèves, production de germes ; nourriture aux nuées, nourriture aux racines ; fleurs, fruits, philtres, simples ; distribution des parfums, des saveurs, des poisons, des vertus ; pharmacie mystérieuse ; enfantement simultané des formes et des réalités les plus diverses depuis le diamant jusqu’au colibri, depuis le lys bleu des sources d’Iran jusqu’aux rochers de soufre pur de l’Islande où viennent se percher le courlis et le ptermigan.

De toutes ces forces convergentes à un but unique résulte une vie communiquée à tous les êtres avec une puissance qui crée, particulièrement dans l’ordre végétal, des longévités extraordinaires. Le tilleul de Morat a quatre cents ans, le-chêne d’Ellerslie a six cents ans, le cèdre de la casbah d’Alger a vu Nariaden Barberousse, le Conqueror oak de Windsor a vu Guillaume le Conquérant, les deux chênes de la Miltière, près Romorantin, ont vu Charlemagne, le châtaignier de l’Etna a vu Trajan, les cyprès de Soma ont vu César ; les oliviers de Gethsémani sont âgés de dix-neuf cents ans ; ils ont, vu Jésus-Christ la veille de son supplice ; l’arbre Bo, d’Anaradjapoura, a vu Gotama Bouddha la veille de son apothéose, cet arbre a deux mille cent cinquante ans ; les trois arbres du fleuve des Amazones, constatés en 1816 par Spix et Martius, ont cinq mille ans. La végétation, cette résultante de la force terrestre, communique à certains de ses produits une durée qui résiste même au tarissement de la sève, c’est-à-dire à la mort. Les portes de l’ancien Saint-Pierre de Rome étaient en bois de cyprès ; lorsqu’on les a brûlées, elles existaient depuis onze siècles.

Quant aux races à peu près humaines que cette force vitale a produites et qui ont habité ce globe concurremment avec l’homme, les vestiges ont beau être étranges, ils sont incontestables, depuis Palenquè, la ville des nains, dans le Nouveau-Monde, jusqu’à Réphaïm, la ville des géants, dans le Vieux Continent.

Palenquè, minée par les eaux stagnantes, appropriée par l’écroulement aux bêtes de la solitude, abandonnée aux caïmans, aux jaguars, aux lynx et aux paons rouges-des jongles, devient marais et s’efface dans les roseaux ; mais les bas-reliefs encore visibles dans cette ruine révèlent la forme de cette humanité évanouie ; des hommes de trente pouces de hauteur avec des occiputs surplombants et des fronts d’oiseaux.

L’autre mystérieuse ville, Réphaïm, subit la marée des sables comme Palenquè l’envahissement des eaux. Elle est sous le ciel torride, dans le désert, derrière l’infranchissable montagne des druses, au centre de ce pays des Rochers que les hébreux nommaient Argob et les grecs Trachonitide. C’est la plus grande des soixante villes du monstre Og, roi de Bâsan. Le voyageur anglais Cyril Graham, en 1857, et le voyageur prussien Wetzstein, en 1858, l’ont vue avec toute sa vieille figure biblique, et telle qu’elle était apparue, il y a quatre mille ans, à Abraham. Seulement, du temps d’Abraham, elle jetait une rumeur ; maintenant elle est muette. Elle a toutes ses maisons, avec leurs trois salles au rez-de-chaussée, leurs deux chambres au premier étage et leur massif escalier de pierre, toutes ses tours, toutes ses murailles, tous ses carrefours, pavés ou dallés, toutes ses rues, et pas un habitant. Derrière elle s’étend à plis lugubres le linceul infini des sables. C’est la ville spectre debout au seuil du pays sépulcre. L’arabe la montre de loin au voyageur, et ne s’en approche jamais qu’à distance de fantôme. Pourquoi cette terreur ? C’est qu’à proprement parler Réphaïm n’a jamais, été habitée par l’homme. La main monstrueuse des géants a pu seule ouvrir et fermer les portes des maisons, portes de pierre d’une seule dalle de six pieds de haut et d’un pied d’épaisseur, tournant sur deux pivots taillés dans le bloc même et emboîtés dans deux trous percés l’un en haut dans l’architrave, l’autre en bas dans le seuil. Ainsi la présence des nains et des géants est démontrée pas deux villes qui sont là et qu’on ne peut nier, Palenquè en Amérique, Réphaïm en Asie. Ces deux humanités ébauchées ont disparu. Tout ce globe est un phénomène de permanence et de transformation ; un rut inépuisable s’y combine avec une destruction impitoyable. La Terre reçoit et résorbe tous les vingt ans un milliard de cadavres humains, et, par seconde, au calcul de Leuwenhoëck, vingt milliards de cadavres des diverses espèces animales visibles à l’œil nu ; et de toute cette mort, de toute cette cendre, de toute cette pourriture, elle fait son épanouissement perpétuel.

Qu’est-ce que cette sphère ? est-ce un laboratoire ? est-ce un organisme ? est-ce les deux à la fois ?

Presque tous les phénomènes, même les phénomènes salutaires, y ont des apparences combattantes et irritées. À de certains moments, l’air, enveloppe de ce globe, veut un surcroît de calorique ; on dirait que l’atmosphère a soif de flamme et de gaz ; elle semble exercer sur la bouche des volcans une sorte de succion terrible qui vide ou qui du moins dégage de son excès d’incandescence et de fumée le profond incendie central. Une éruption est un calmant. Dans ce mécanisme vertigineux, la tempête et le volcan sont des instruments d’équilibre

Quant à la vastitude de ce globe, avez-vous quelquefois examiné les aspérités d’une peau d’orange ? Eh bien, les chaînes de montagnes les plus élevées, le mont Blanc, le Pic du Midi, les monstrueuses cimes du Thibet qui ont deux lieues de haut, ne font pas même de ces aspérités-là sur la terre. Et pourtant, que ce soit le Kouen-lun comme le pensent Humboldt et Klaproth, ou le Karakoroum, comme le disent les frères Schlagintweit, quels faîtes effrayants que ces sommets, au haut desquels se fait la séparation des eaux de toute l’Asie !

Et cherchez des règles, des analogues, des équivalents à l’inconcevable dynamique terrestre ! Rendez-vous compte, entre autres miracles, de la force de la végétation. Un brin d’herbe soulève un bloc d’argile ; au mois d’août 1860, un champignon, pour se faire passage, a bossue et brisé le pavé d’asphalte sur la place de la Bastille, à Paris. Toute la terre est un creuset. L’appareil Giffard donne une vague idée de la façon dont l’eau et la vapeur se comportent dans les veines gigantesques du globe. Dans ce récipient redoutable que nous nommons la Terre, les énergies latentes des éléments semblent attendre l’homme pour le combattre. Forez un puits, vous entendez un sifflement. C’est l’hydre des forces occultes, c’est le serpent des gaz qui se tord et qui menace dans les profondeurs. De là ces résistances qui simulent presque une agression et un refus d’obéir.

À Vergougnou (Haute-Loire), le fond d’un puits s’est brusquement soulevé à vingt-deux mètres de hauteur. Calculez, d’après ce chiffre pris à la surface, les pressions croissantes à mesure que vous descendez vers le centre. Calculez quelle force de propulsion il a fallu à l’acide carbonique, par exemple, pour fendre et faire éclater les massives nappes porphyriques et basaltiques du bassin houiller de Brassac, et pour jeter dehors les eaux bicarbonatées de la Limagne d’Auvergne et du bassin de Vichy !

Il y a les feux souterrains, il y a les eaux souterraines, il y a les vents souterrains. À Cesi, en Italie, les souffles sortent de terre avec une telle continuité et une telle exactitude que les habitants comptent dessus, leur ouvrent des bouches dans les maisons, les ajustent à des manivelles, les distribuent dans des canaux, les emmagasinent et les mettent sous clef ; le ventilateur aide la servante ; là l’homme est parvenu à domestiquer le vent. On ouvre un robinet, le vent se met à travailler. Le souffle dure depuis huit heures du matin jusqu’à quatre heures du soir et se repose la nuit.

Et quelles énigmes ! Devinez ces affinités inexplicables : comment l’oxygène transforme-t-il la mannite et le sucre en eau ? Cherchez le rapport entre la belladone et la pupille de votre œil, entre le perchlorure de fer et les battements de votre cœur ! Pourquoi les roches cristallines produisent-elles les eaux sulfureuses, et les ophites les eaux alcalines ? Qu’est-ce que l’albumine qui a toute l’apparence d’une base vitale, et qui est propre au végétal comme à l’animal ? Qu’est-ce que cet étrange latex qui semble être à la sève ce que le sérum est au sang ? Quelle est sa fonction ? Par quelles transformations arrive-t-il à composer, par exemple, le liquide visqueux qui fait l’opium, le suc de l’arbre à vache, la matière résineuse de la térébenthine, la liqueur laiteuse qui tient le caoutchouc en suspension, et le venin de l’écorce de l’euphorbe des Canaries ? Qu’est-ce que la génération spontanée ? De quelle nature est la force qui la produit ? Autant de questions, autant d’abîmes. Tout cela, c’est la gestation terrestre.

Je le répète, figurez-vous la terre, si vous pouvez ; figurez-vous ce foyer d’où sort ce rayonnement, la vie. Représentez-vous, suspendue dans l’espace, isolée dans le vide, appuyée à rien, cette terre, cette masse, cette boule, ce sphéroïde démesuré, sorte de générateur colossal, immense appareil statique, dynamique, chimique, cornu, qui dégage éternellement, sous d’innombrables formes, la vitalité centrique, alambic qui distille des forêts, des fleuves, des chutes du Nil, des cataractes du Rhin, des glaciers, des roses, des rubis, des déserts de sable, des déserts de neige, des steppes, des savanes, des prairies, des lacs, des torrents, des montagnes ; bouteille de Leyde de neuf mille lieues de tour ; pile de Volta planète ; prodigieuse chaudière tubulaire ayant pour soupapes les jeysers, les soufrières, Stromboli, Lipari, et pour cheminées l’Etna, le Vésuve, Ténériffe, le Momotombo, le Cotopaxi, le Chimborazo ! Représentez-vous ce globe monstre, aux évents de feu, roulant éperdument devant lui avec cette lutte d’éléments dans les entrailles ! Qu’est-ce que cela ? Est-ce le chaos ? Non. C’est l’ordre.


V

Regardez encore. Ceci est la mer :

Le mouvement gigantesque et continu, une sorte d’en-avant furieux et effréné des masses, des souffles, des bruits, un tas de montagnes en fuite, ayant l’écume pour neige, une inépuisable colère des nuées contre les vagues et des vagues contre les rochers, une poussée horrible de l’ombre contre l’ombre, un cloaque de baves, un râle sans fin ; Autans, Föhns, Borées, Aquilons, bourrasques, grains, rafales, tourmentes, raz de marées, coups d’équinoxes, barres, mascarets, ressacs, flux et reflux ; l’agitation à jamais, le bouleversement indéfini ; un dragon est noué autour du globe, et souffle et hurle ; le tumulte s’est fait monstre ; voilà la mer.

L’hymne homérique l’appelle le Fracas ; Erispharagos. Ici la météorologie perd pied et s’évanouit ; impossible d’extraire une loi de ce tourbillon de forces en fusion. Le vent, ce sanglot des étendues, cette haleine des espaces, cette respiration de l’abîme, est-ce une force maniable à l’homme ? Les voiles qui entrent au port disent oui ; les navires qui se brisent à l’écueil répondent non. La seule marine anglaise subit une moyenne de dix-huit cent vingt-quatre naufrages par an.

Comment asseoir un calcul quelconque sur cette instabilité implacable ? Mesurez-le donc, ce vent ! il déconcerte tous vos anémomètres à indications continues. Vous constaterez, par exemple, qu’en février 1839, la force du vent s’est élevée, mesure anglaise, à vingt-sept livres par pied carré, et qu’en février 1860, lors de la perte du Royal-Charter sur les côtes d’Irlande, elle a atteint trente livres. Vous constaterez qu’à trente livres de pression le vent renverse des murailles et arrache des toits, et qu’il fait cinquante-cinq lieues à l’heure. Cela établi, cette note écrite en marge de la science, vous vous arrêterez. Vos notions de la tempête ne peuvent aller plus loin.

On peut à la rigueur se faire du vent une idée générale et en concevoir une gigantesque image dans la chambre obscure de l’esprit ; la sphère est plus lourde que l’atmosphère, et par conséquent se meut plus vite ; c’est là la première origine du vent ; le vent a deux causes : déplacement et dilatation ; le mouvement de la terre crée le déplacement, la chaleur du soleil crée la dilatation ; la rotation terrestre produit un immense vent alizé d’orient en occident ; l’irradiation solaire détermine quatre courants des pôles à l’équateur, deux en bas, deux en haut, lesquels forment, dans l’hémisphère austral et dans l’hémisphère boréal, des énormes anneaux de vent roulant en sens inverse et jour et nuit, comme la chaîne sans fin, des tropiques aux pôles. À ces vastes mouvements simples, on entrevoit deux causes de perturbation : les courants magnétiques, et le flux et le reflux lunaire plus puissant encore sur l’océan fluide que sur l’océan liquide, car l’air a sa marée comme l’eau.

De même qu’on se figure le muscle extenseur et le muscle adducteur, on peut se figurer ce prodigieux soufflet de Cyclopes : la brise de terre, vent d’aspiration, la brise de mer, vent de répulsion. Mais que dire du reste, et comment l’expliquer ?

Pourquoi n’y a-t-il d’ouragan à l’Île-de-France que de janvier à mars, et aux Antilles que de juillet à octobre ?

Pourquoi l’ouragan de l’hémisphère austral est-il toujours composé des Quatre Vents, auxquels son centre tournant en trombe assigne des points cardinaux qui ne sont plus les points cardinaux du globe, de telle sorte qu’il a le vent du Nord à son est, le vent d’Est à son sud, le vent du Sud à son ouest, et le vent d’Ouest à son nord ?

Pourquoi le vent du nord souffle-t-il sept mois dans la baie d’Hudson, cinq mois en Norvège et quatre mois dans la Nouvelle-Angleterre ?

Pourquoi le vent d’ouest souffle-t-il toujours dans le détroit de Magellan, et le vent du sud toujours dans le détroit de Le Maire, et le vent du sud-ouest toujours sur le pic de Ténériffe ?

Pourquoi y a-t-il au Brésil, de septembre en mars et de mars en septembre, deux vents immanquables, l’un du nord-est, l’autre du sud-est ?

Pourquoi les vents de l’océan indien se rangent-ils vers l’équateur de mai jusqu’en novembre ?

Pourquoi, dans l’Atlantique, à quatrevingts lieues de la côte d’Afrique, y a-t-il une brise permanente du nord-est ?

Pourquoi le vent souffle-t-il de l’ouest dans le golfe du Bengale depuis avril jusqu’en octobre et du sud dans la mer Rouge depuis août jusqu’en mai ?

Pourquoi les vents du Midi sont-ils seuls de service sur la portion de la mer équatoriale comprise entre l’Amérique et l’Afrique ?

Pourquoi, si Buenos-Ayres aperçoit la rive opposée de la Plata, la bourrasque est-elle certaine, au point qu’on cargue immédiatement les voiles dans les navires des deux rades ?

Pourquoi la perpétuité de la brise du nord du cap Blanc à Sierra-Leone et de la brise d’ouest de Sierra-Leone au cap des Palmes ?

Pourquoi le vent d’ouest est-il moins violent sur les côtes de France la nuit que le jour ?

Pourquoi est-ce habituellement la nuit que le vent d’ouest se change en vent du nord ?

Pourquoi la mousson de Madagascar correspond-elle à la belle saison ?

Pourquoi les deux moussons de Sumatra ne sont-elles entrecoupées d’aucun vent contraire ?

Pourquoi l’ouragan se termine-t-il toujours à l’île de la Trinité par un coup de tonnerre ?

Pourquoi le grain blanc ? Pourquoi le grain descendant ?

Pourquoi la vapeur qui fait le grain est-elle dans les mers du Cap pire qu’ailleurs ? Quel est ce mistral que les latins appelaient Circius ?

D’où sort ce vent Pontias, une des Sept Merveilles historiques et naturelles du Dauphiné ?

D’où vient ce vent de Pas qui stupéfiait Depping ?

Quelles bouches obscures soufflent toutes ces haleines redoutées, la bise, la baroussière, la tramontane, le cavalier, le marin, le garbin, le vaccarion ?

De quelle nature sont les tourmentes, ces effrayants engrenages de l’eau et du vent ?

Pourquoi le semoun ? Pourquoi le samour ? Pourquoi le kamsin ?

Pourquoi ce vent que le désert envoie à l’océan et qui est visible parce qu’il est rouge ?

Pourquoi la rafale périodique du cap Guardafù ?

Pourquoi le Vent Serpent de l’Abyssinie qui se replie sur lui-même et se tord de la mer au ciel ?

Pourquoi le typhon du Coromandel ?

Pourquoi le sirocco de la Méditerranée ?

Sont-ce des mêmes poumons invisibles que sortent le Tornado d’Afrique et le Pampero d’Amérique ?

Des équilibres quelconques sont-ils mêlés à ces forces ? Quel rapport y a-t-il entre le naufrage et les petites nuées noires de la Guinée ?

À quelle formule soumettre les souffles singuliers des îles Tristan d’Acunha et de la terre de Nahal ?

Pourquoi, dans de certains parages, faut-il redouter de voir le cirrus, le plus haut des nuages, que les matelots appellent queue de chat, et qui ressemble à la balayure de quelque immense oiseau plumé ?

Qu’est-ce que les circum-cumuli qui entourent l’horizon d’une cohue de casques gigantesques que le couchant fait de cuivre rouge ?

Qu’est-ce que les circum-strati, coupés en lames comme avec une scie, larges îles de l’air dont on voit le dessous ?

À quelle géométrie obéissent tous ces tumultueux entassements d’or, de nacre et d’ombre, parfois exhaussés sur des gradins de pourpre, mêlés de manteaux d’azur et de pans étoiles, que nous appelons les nuages ? D’où viennent-ils ? où vont-ils ? que font-ils ? Quelle quantité de nécessité y a-t-il dans ces caprices apparents ? Quelle est la loi qui élève, échafaude, emporte, roule et précipite dans les profondeurs tous ces trônes du vent ?

Qu’est-ce que cet étrange spectre solaire qui apparaît de temps en temps au cap de Bonne-Espérance, au-dessus de la montagne de la Table, circulaire, peint de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, enfoncé pourtant et comme caché dans les brouillards, abrité sous un sourcil de nuées, espèce d’œil terrible qui regarde la mer jusqu’à ce qu’elle devienne monstrueuse, et qui, par on ne sait quel hideux prodige, extrait de l’océan la tempête ?

Multipliez ce genre de questions, elles s’enfoncent et se perdent, et vous en savez autant après la dernière qu’après la première. L’air et la mer, action et réaction ; le vent gronde sur terre, sur mer il règne ; là il a la liberté du despote ; l’eau est la multitude du vent. Le quidquid délirant ne s’applique pas moins aux aquilons qu’aux rois. Scoresby, l’homme-baromètre, qui prédisait dix-sept orages sur dix-huit, hoche la tête en présence de l’océan, et se borne à vous dire : « Tout goéland qui semble s’évader, tout pétrel qui fuit est suivi de la bourrasque ». Kœmtz ajoute : « Thermomètre qui monte, baromètre qui baisse, la tourmente approche ». Rien de plus. Voilà tout ce qu’on sait de ce prodigieux tremblement perpétuel.

Dans de certaines mers, dans la Baltique, par exemple, les lames ont une telle puissance qu’en entrant dans la Neva, elles arquent les ponts et les font sauter. Un glaçon flottant coupe un pilotis comme un rasoir coupe un poil de barbe. La vaporisation incessante de l’eau alourdit la surface par un excès de sel, la précipite, et remplace continuellement la couche supérieure plus pesante par la couche inférieure plus légère ; de là l’immense circulation horizontale de l’océan.

Dans cette masse toujours remuée, il y a des turbines naturelles, comme le Maelstrom, ce redoutable nombril des flots ; il y a des fleuves ; les courants ne sont pas autre chose que des torrents dans la mer et des rivières à vau-l’eau ; un de ces courants, le Gulf-Stream, est un fleuve d’eau tiède ; il a trois cents lieues de large ; il part des côtes du Mexique et s’en vient, après un parcours de deux mille lieues, changer la température de l’Europe.

Ce Gulf-Stream, en particulier, est un surprenant phénomène de circulation dans l’agitation ; la nature emploie à sa mise en mouvement trois forces : les vents alizés, qui refoulent les eaux tropicales dans ce grand cirque des vagues qu’on nomme le golfe du Mexique ; la pesanteur de l’eau polaire, qui étant plus froide est plus lourde et vient, mue par son poids, remplacer l’eau équatoriale, et enfin une sorte d’écluse de chasse composée de cinq fleuves, le Chagres, l’Amazone, le Magdalena, l’Orénoque et le Mississipi. Jamais de trêve aux flots. Deux fois par jour, Atlantique, Pacifique, océan Austral, océan Boréal, montent et descendent ; une prodigieuse oscillation agite, d’un bord à l’autre, cette cuvette. En Chine, il y a, par révolution diurne, trois marées, que Macgowan attribue à la fréquence des tremblements de terre. Car c’est la mer qui emplit les chaudières que les volcans chauffent.

Quant à l’immensité de ces étendues liquides, l’esprit s’effraie d’y songer. Toute banquise qui a trois cents pieds de haut s’enfonce nécessairement dans la mer de deux mille cinq cents pieds, et cela flotte. Quelques-uns de ces blocs errants ont une lieue de tour. Ils sont dans l’océan comme une plume de sarcelle dans le lac de Lucerne. Tout le sel de la mer, |ce sel que Paracelse appelait le centre de l’eau, | amoncelé en montagne, formerait un cube de quinze cents mètres de haut et dont la base, au calcul du lieutenant Maury, suffirait à couvrir toute l’Amérique septentrionale. Si du sel on passe à l’eau, en se bornant seulement à la quantité d’eau que la mer reçoit des fleuves, disons quelques-uns des chiffres auxquels l’esprit se heurte : la Tamise, à Teddington, verse dans la Manche vingt-sept mille mètres cubes d’eau par minute ; le Nil, à son embouchure, vomit un volume d’eau deux cent cinquante fois plus considérable que le versement de la Tamise. Le Nil n’a pas d’affluents ; le Gange, dans son parcours de six cents lieues, a onze fleuves tributaires, dont le plus grand dépasse le Rhin et dont le moindre vaut la Tamise ; la masse d’eau qu’il dégorge dans la mer des Indes est incalculable. Évaluez, si vous ne reculez pas, les quantités d’eau que jettent le Rhône qui draine deux mille cinq cents lieues carrées, le Rhin qui, dans un cours de deux cents lieues, draine cinq mille lieues carrées, le Danube qui draine vingt mille lieues carrées, le Saint-Laurent qui draine cent mille lieues carrées, le Mississipi qui, sur une longueur de douze cents lieues, draine trois cent mille lieues carrées. La Méditerranée seule reçoit de ces fleuves un milliard huit cent mille tonnes d’eau par jour. Quant à l’océan, le chiffre est impossible à préciser ; et comme le gigantesque bassin liquide ne hausse pas d’un millimètre, chaque jour, à un pouce d’eau près, et avec une exactitude mathématique, ces milliards de tonnes d’eau s’envolent en nuées.

Des chaînes de montagnes sont comme perdues sous la mer. De longues arêtes sombres et des sommets à pic y apparaissent à des profondeurs inaccessibles. Sous l’enfouissement tumultueux des vagues il y a des Athos, des Caucases, des Libans, des Pyrénées et des Cordillières. À quelque distance des côtes de la Nouvelle-Hollande, on entrevoit un monstrueux mont sous-marin de trois cents lieues de long, tout à fait pareil aux chaînes de la Souabe et de la Franconie, qui sont des coraux. Dans l’Atlantique quelque chose de semblable aux Andes serpente sous l’eau vers l’occident ; quelque chose de semblable aux Alpes se dirige vers l’orient. Çà et là, de colossales falaises dessinent sous les lames leurs escarpements ténébreux ; des gorges tortueuses, des ravins tout froncés de plis et de crevasses, des détroits réservés au glissement obscur d’une foule d’espèces animales inconnues, s’ébauchent sous la glauque diaphanéité de l’eau infinie ; on a reconnu et tâté, pour ainsi dire, des plateaux sous-marins grands comme l’Europe ; on distingue confusément d’effroyables amphithéâtres de gradins descendants ; le plus bas qu’on ait mesuré, vers le cinquantième degré de latitude, plonge à trente mille pieds sous l’eau.

Tel est ce gouffre, énorme convulsion. Il est le puits des ouragans. Il est le lieu du déchaînement ; un orage, toujours rugissant, l’obsède et secoue aux quatre vents sa crinière d’éclairs, et ne s’arrête sur un point que pour recommencer sur l’autre. Après la mousson, le typhon ; après le typhon, le cyclone ; la trombe passe tordant, une pointe sur l’autre, son double cône à la fois élargi sur les flots et évasé dans les nuées ; on dirait l’X formidable de l’Inconnu, subitement pris de folie et tournoyant dans l’immensité.

Maintenant, au fond de cette agitation sans trêve et de ce bouleversement forcené, qu’y a-t-il ? l’immobilité.

L’immobilité sourde, aveugle, impénétrable, terrible. Ce tumulte a pour dessous, quoi ? le silence. Une sorte de paix épouvantable sert de base à la tempête. Ceci est le secret de l’abîme.

Oui, ce farouche orage perpétuel est superposé à une tombe ; tombe démesurée, muette, ténébreuse ; et qu’y a-t-il dans cette tombe ? la vie.

Écoutez. Voici ce que c’est que le fond de la mer :

Au-dessous de cette surface d’ondes que déchirent sans l’entamer toutes les proues de l’homme, proues tellement innombrables que le seul commerce de l’Europe et de l’Amérique entrecroise sur une seule ligne de navigation dix-sept mille navires ; au-dessous de la houle où voguent au hasard les goémons, les varechs, les conferves, les grandes herbes couvertes de puces d’eau, les fucus nageants, praderias del mar, comme disait Colomb, et les arborescences aux longues nervures nues, et ces paquets d’algues qu’on rencontre parmi les vagues dans les solitudes et qui ressemblent à des rouleaux de cordes dénouées ; au-dessous de la couche où se forment les crustacés et les coquillages, actinies, astéries radiées, doris, porcelaines, agatines, volutes, cyclostomes, crabes à cuirasse de bronze, poings-clos sanglants, homards, langoustes, poursuivis par le devil-fish, le monstre aux huit cents ventouses ; au-dessous de la couche où tremblent et resplendissent les phosphores, néréides, cyclidies, mammaria, vers polygastriques, insectes lumineux, pierreries des flots ; au-dessous de la région déjà moins distincte où rôdent les nautiles, les jantines, les cyanées bleues, les globigérinées, les rhizopodes, les méduses ; au-dessous de toutes ces zones tourmentées et fauves, la mer s’apaise solennellement et, peu à peu, se tait.

Cependant les poissons vont et viennent encore ; une nappe d’environ deux mille mètres d’épaisseur appartient aux colosses étranges de l’eau, fourmillement confus de ces transparences, aux squales, aux requins, aux poulpes, aux krakens, à Léviathan, à Céto, des formes épouvantables glissent çà et là, et les hydres se meuvent crépusculairement dans cet invisible. Plongez plus bas. Cette zone dépassée, l’eau devient lugubre. Plus rien. L’esprit — car l’esprit seul pénètre dans ces précipices — ne perçoit plus un seul frémissement d’être animé. Partout, en haut, en bas, en avant, en arrière, une lame de verre, liquide et immobile. Vous êtes dans l’unité de l’eau. Ceci est l’eau toute seule, chose horrible. Descendez encore pourtant ; et tout à coup, sans que vous en soyez déjà à apercevoir le fond, toute la mer qui est au-dessus de vous vous apparaît comme une masse distincte, et vous croyez voir le dessous d’une incommensurable nuée. C’est une nuée en effet que forme au-dessus du fond inconnu toute cette première épaisseur d’océan, et de cette nuée il tombe, dans la seconde épaisseur, une pluie. Quelle pluie ? Une pluie vivante. Une pluie d’animalcules. Ici apparaît le mystère. L’immensité microscopique se démasque. Le tremblement de la création vous saisit. On pourrait dire que c’est à l’infiniment petit que commence l’énormité de la mer. La mer a son produit, c’est le foraminifère ; l’océan secrète l’infusoire. La molécule et la cellule, ces deux limites de la vision microscopique, tellement abstruses que la cellule animale n’est pas distincte de la cellule végétale, ce Calpe et cet Abyla de l’infiniment petit, engendrent, en se combinant avec toutes les forces obscures en suspension dans l’océan, un être imperceptible. Que fait cet être ? il bâtit sous l’eau des continents.

La fonction de cet atome, c’est de remplacer à un moment donné les Europes, les Asies, les Afriques et les Amériques que vous avez à cette heure sous les pieds.

Il est l’extrême ouvrier de l’œuvre inouïe.

Là où semble finir la vie sous-marine, il naît, il charge le bas du nuage monstrueux des vagues, et, sans cesse et à toute minute, et jour et nuit, il en tombe innombrablement, immense pluie éternelle.

Analogies vertigineuses ! il neige sur le haut des montagnes, il pleut sur le fond de l’océan. Seulement ce qui neige au haut des montagnes, c’est de la mort ; ce qui pleut au fond de la mer, c’est de la vie.

À présent, comment sait-on cela ?

Qui a vu ces choses ? quel plongeur est allé regarder là ? La sonde.

Rendons-nous compte de ce que c’est qu’un tel sondage.

La profondeur réelle de la mer est ignorée.

Entre les Açores et le Maroc, la profondeur dépasse six mille mètres ; entre les Bermudes, groupe de rochers de corail, et les Antilles, la profondeur dépasse dix mille mètres. Autour des îles du Cap Vert le sondage nage et se perd. Pas de fond. Au sud du banc de Terre-Neuve, entre le quarantième et le quarante-cinquième degré de latitude, le gouffre est inouï ; supposez qu’on puisse jeter là l’Himalaya comme une pierre, il disparaîtrait.

Quant aux difficultés d’une telle exploration, jugez-en par un seul fait : il faut une tonne pesant de ligne à baleine pour descendre à deux mille quatre cents brasses. À une certaine distance de la surface, la masse de l’eau entre en équilibre avec la sonde, quelque lourde qu’elle soit, et la sonde flotte.

À la vérité, comme semble le démontrer la curieuse expérience du lieutenant Dayman, la sonde, en supposant un fil et un temps indéfini, arriverait toujours à toucher le fond ; mais le sondage serait mauvais, le plus de perpendicularité possible étant la première condition d’un bon sondage.

Telles sont les difficultés, presque les impossibilités, de ces explorations profondes.

Cependant, grâce au boulet remontant du lieutenant Maury, la sonde a triomphé çà et là, sur des points relativement assez nombreux, et l’appareil de Brooke a fini par échantillonner le fond de l’océan.

Cet appareil, promené partout et en tous sens, a plongé au nord et au sud, dans le Pacifique et dans l’Atlantique, et a toujours et imperturbablement ramené à la surface le même objet : un grain de poussière tout blanc.

Il a fallu, pour que cette molécule prît forme, les plus puissants microscopes connus. Soumis à des grossissements énergiques, l’atome s’est dévoilé, l’infinitésimal a avoué, et l’on a vu apparaître sous la lentille une coquille, frêle, fine, transparente, d’une blancheur de neige et d’une pureté de cristal.

Cette coquille est la caverne de l’infusoire ; cette coquille est l’atelier du foraminifère.

Chose presque incompréhensible, cette coquille, plus mince que le plus frêle verre mousseline, est toujours entière. Cette coquille est miraculeusement vierge. Jamais une cassure, jamais une fêlure, jamais une érosion ; ses arêtes sont tranchantes, ses pointes sont aiguës. Toute la mer pèse pacifiquement sur cette fragilité.

Ce gouffre d’eau qui, à sa surface, broie les steamers de fer battu, dans ses profondeurs ne crèverait pas une aile de mouche.

Quel est le mot de cette énigme ? Mouvement perpétuel à la surface ; immobilité absolue au fond.

La moindre ride du moindre courant briserait la coquille du foraminifère. Or cette coquille est intacte. Donc pas de courant.

La loi du fond de la mer est connue aujourd’hui. C’est la coquille du foraminifère qui l’a dite.

Un hasard a confirmé cette révélation. Un jour, à bord du Cyclops, le lieutenant Dayman, en retirant sa ligne de sondage, en ramena d’un seul coup deux cents brasses qui avaient reposé et s’étaient mises en tas sur le fond de l’océan. Ces deux cents brasses formaient un rouleau de cordes dont tous les cercles étaient égaux et réguliers. Que démontraient tous ces cercles parfaits, superposés les uns aux autres au fond de la mer ? Pas de courants.

Le foraminifère est-il seul dans ce désert, sous ce lourd suaire de l’océan ? Non. À côté de lui, au-dessous de lui, plus bas que lui, ô descente sans fin de l’échelle des êtres ! ô verticale vertigineuse du précipice Création ! il y a un être, un autre être plus incompréhensible encore, près duquel le foraminifère est un géant. C’est le polycistinée.

On observe le foraminifère, on ne peut que constater le polycistinée.

Et probablement, et à coup sûr, pourrait-on dire, comme le foraminifère est géant pour le polycistinée, il y a plus bas un autre être pour lequel le polycistinée est colosse, et ainsi de suite, ô terreur ! jusqu’à épuisement de l’infini.

Telle est la loi, et l’on y frissonne, et l’on s’y perd ; les mites des mites, les poux des poux, la gale de l’acarus, la vermine de la vermine, l’abîme de l’abîme.

Ajoutons ceci : les objets et les êtres ne nous échappent pas moins par leur grandeur que par leur petitesse. Il n’y a pas que le microscopique qui se dérobe à notre prunelle. Arrivée à de certaines proportions, l’énormité est invisible. L’acarus de l’éléphant ignore l’éléphant ; pour lui, cet animal est un monde. Qui nous dit, à nous, que le monde n’est pas un animal ?

Nul ne peut se pencher sur ces questions sans étourdissement.

Pour ce qui est du polycistinée, contentez-vous de ceci : tel coquillage, construit et habité par les polycistinées et grand comme une pièce de cinq francs, contient plus d’animaux vivants qu’il n’y a d’hommes sur toute la surface de la terre.

Myriades. Milliards de milliards.

Achevons de dire ce qu’est le fond de l’océan.

À partir de trois mille pieds de profondeur, il n’y a plus de gros animal. Tout est aux infiniment petits.

À ces distances de la surface, sous de si accablantes épaisseurs liquides, les squales ne pourraient vivre. La seule pression de l’eau les désorganiserait.

En haut la baleine, en bas le polycistinée. Quand il tombe mort en pleine mer, dans le trajet de la surface au fond, ce cétacé se dissout.

La baleine arrive au fond de la mer, infusoire. Prodigieuse mise en poussière !

Quant aux débris des naufrages, quant aux richesses disparues, quant aux hommes engloutis, quant aux armadas, quant aux Lapeyrouses, quant à tous les navires sombres depuis le commencement des temps, la sonde a cherché, qu’a-t-elle rapporté ? Rien. Où tout cela est-il ? Qu’est-ce que la mer fait des épaves ? Où met-elle ce qu’elle prend ? Le plus effrayant des sphinx est sous l’eau ; sa colère est en haut, dans les vagues ; son silence est au fond.

Rien des naufrages. Rien des poissons non plus. Jamais une arête. Jamais un squelette. Toujours et partout les infusoires.

Selon quelques observateurs, et ceci compliquerait le problème de ces disparitions énigmatiques, l’eau de la mer serait conservatrice. À cela deux raisons : l’eau marine est salée, et la salure est un embaumement ; l’eau marine est incompressible, incompressible au point que les plus énergiques appareils la réduisent à peine d’un soixantième ; or l’incompressibilité, qui maintient les molécules en place, est aussi un élément de conservation. Cette hypothèse, à laquelle se rallie un des plus sagaces sondeurs, le lieutenant Maury, serait corroborée par ces coquillages d’eau douce que Ehrenberg a trouvés au fond de la Méditerranée, et dont la chair était fraîche, et par ce vaisseau de guerre, le Royal-George, retiré de l’eau intact avec ses bois et ses cordages en quelque sorte neufs, après cinquante ans d’immersion dans la rade de Spithrad. Si la conjecture est fondée, si la mer conserve en effet ce qu’elle dévore, chaque fois que, du bord d’un navire en marche, on jette un homme mort à la mer avec un boulet aux pieds, l’homme tombe, s’enfonce, descend, se précipite, et tout à coup touche le fond et s’arrête, et, lesté par le boulet, à la même place à jamais, immobile comme les morts et debout comme les vivants, il reste, il persiste, il attend, momie éternelle et terrible, il est là avec le visage qu’il avait sur la terre, et les lueurs noyées sous les épaisseurs de l’eau éclairent vaguement cette forme sinistre.

Dans ce cas-là, la disparition des épaves, phénomène à peu près constaté, aurait toujours lieu après des siècles, non par désagrégation et pourriture, mais par l’enlisement dans les infusoires. Tout s’enfoncerait lentement et s’effacerait sous le niveau montant des féculences de la mer. Pas à pas, par une sorte de marée insensible et irrésistible, l’oaze, au fond de l’océan, engloutirait les ruines des navires comme le sable engloutit les carcasses des temples dans le désert.

Quoi qu’il en soit, les conjectures sont ouvertes. Il y a une énigme sous la mer, la disparition des épaves. Parviendra-t-on jamais à saisir cet inconnu qui se cache sous l’eau ? Le monde sous-marin sera-t-il découvert ? Le sondage aura-t-il son Christophe Colomb ?

Cette gigantesque nappe de vase visqueuse qu’on appelle oaze est toute formée de squelettes d’infusoires inconnus à l’œil humain. Seulement, dans l’Atlantique, il y a des nappes de cette vase d’un million de milles anglais carrés. Les animalcules abondent sur les côtes au point d’encombrer les passes et de fermer les ports. Une seule variété de polycistinées couvre le fond de la mer du golfe du Mexique à Oran.

Les courants sont chargés de les porter où il faut qu’ils aillent. Cette fonction se fait avec l’exactitude impassible de l’absolu. Au cap Horn, il y a une bifurcation mystérieuse. Deux de ces fleuves de la mer, venus parallèlement du pôle austral, se séparent là ; ils charrient chacun une famille différente de foraminifères. Ils longent, le premier la côte orientale, le second la côte occidentale de l’Amérique du Sud. L’un approvisionne l’Atlantique, l’autre le Pacifique.

Ainsi se fait la grande construction inconnue.

Voilà ce qui est sous le navire pendant que, les mâts penchés, les voiles haletantes, la barre oscillante, il erre et il flotte, porteur de la pensée humaine, couvert de nuit, battu des souffles, épiant les voies d’eau dans sa cale, attentif aux mouvements démesurés des groupes stellaires, perdu dans l’anarchie des vagues.

La mer travaille sous lui.

D’incommensurables polypiers (identiques aux terrains jurassiques) s’agrègent dans l’obscurité. Les cellules des madrépores groupées, superposées, enchevêtrées, étagées, amoncelées, s’escaladent les unes les autres, partent d’en bas, arrivent en haut. Des millions et des millions de flots passent, des millions et des millions d’années s’écoulent. La Babel de la mer monte silencieusement du fond du gouffre ; tout à coup la vague se ride, une cime monstrueuse l’affleure ; c’est un univers qui éclôt.

C’est la pléiade d’archipels du Pacifique qui émerge ; c’est la Polynésie qui apparaît ; c’est l’Australie qui fait son entrée, et qui dit aux continents : Me voilà.

Le foraminifère sécrète de la chaux ; le polycistinée fait du silice. Le fluide vital cosmique bâtit avec cette chaux des Pyrénées, et avec ce silice des Andes.

La dynamique de l’océan est terrifiante à force de simplicité. Elle se compose de ce va-et-vient perpétuel et inverse, sorte de double courant vertical à travers les flots : les sels qui descendent, les gouttes d’eau déminéralisées par les infusoires qui remontent.

Quant à la stagnation de cette masse, stagnation plus lugubre encore que son bouleversement, une fois les profondeurs atteintes, elle dépasse tout ce qu’on peut rêver. Froid hivernal. Nulle vibration. Calme absolu. Pas d’orages. L’eau pétrifiée, pour ainsi dire. Çà et là, les banquises, flottant très loin en haut, jettent des ombres énormes à ce fond formidable.

C’est là que, parmi les spicules d’épongés et quelques rares diatomacées, à la fois plantes et bêtes, rampe le ver de ce sépulcre, le foraminifère, ayant au-dessous de lui un autre ver, le polycistinée ; C’est là que, lugubrement éclairé par la quantité de lumière qui peut passer à travers une vitre épaisse de douze mille mètres, dans le silence, dans l’immuabilité, dans la solitude, l’atome travaille au monde.

Il ne faut pas que ce travailleur soit dérangé. Cet ouvrier a besoin d’isolement, de paix et de recueillement dans son atelier ; et c’est pourquoi quelqu’un (qui donc ?) a placé entre l’ouragan et l’infusoire l’assoupissement de l’océan, et a mis à la tempête une sourdine de trois lieues d’eau dormante.

À de certaines heures pourtant, cette immobilité de cadavre s’émeut. Il n’y a là qu’une seule tempête qui soit possible. L’aurore boréale ne rougit jamais le zénith sans faire tressaillir ce nadir que nous nommons le fond de la mer. Le câble électrique, couvert et caché par les alluvions microscopiques, dort sur l’oaze. Tout à coup l’aiguille magnétique devient comme folle et s’agite d’elle-même, l’électrographe frémit, l’homme s’étonne. Qu’est-ce que ceci ? Quels sont ces signaux inconnus ? C’est un orage électrique qui éclate au pôle et qui passe au fond de l’océan. C’est un message. De qui ? Du mystère. À qui ? À l’abîme.

Cette terre porte cette mer. La sphère qu’elles font à elles deux tourne dans l’espace autour d’un point donné. Voulez-vous savoir avec quelle vitesse ? La vitesse d’une balle de carabine est de quatorze mille quatre cents lieues par jour, la terre, qui a trois mille lieues de diamètre, fait par jour six cent quarante mille lieues.

Maintenant quittons la terre, quittons la mer ; laissons là ce grain de sable et cette goutte d’eau. Regardons le reste.

VI

Le point donné autour duquel la terre tourne, c’est le soleil. Qu’est-ce que le soleil ?

On le voit sans pouvoir le regarder ; c’est là tout ce qu’on sait de lui. Cette irradiation prodigieuse a été la contemplation et la stupéfaction de tous les grands astronomes, depuis Hipparque jusqu’à Arago. Son diamètre apparent a été mesuré par Ptolémée, Tycho, Kepler, Riccioli, Cassini, La Hire. Lucrèce dit : Il est le centre. Centrum rerum. Sénèque dit : Il est près de la terre. Sol proximus. Centre ? Oui et non. Proche ? Oui et non. À un homme qui ferait cent lieues par jour et ne se reposerait jamais, il faudrait mille ans pour aller dans le soleil ; à un boulet de canon qui parcourt six cents lieues à l’heure, il faudrait six ans et dix mois ; la lumière fait ce trajet en cinq minutes. Cette lumière est aussi la chaleur. La lumière offre à notre étude une double intensité : l’intensité optique, l’intensité chimique. Quelle est la chaleur du soleil ? On l’ignore, mais voici un chiffre : la comète de 1680 qui, à son périhélie, arriva à deux cent dix mille lieues du soleil, fut, au calcul de Newton, chauffée en ce moment-là à une température deux mille fois plus haute que la chaleur du fer rouge. Cette comète, replongée depuis cent quatre-vingts ans dans les ténèbres, mettra cinquante mille années à se refroidir. Le soleil est treize cent soixante mille fois plus gros que la terre. Rendons ceci sensible par des images : mettez une pièce de vingt sous d’un côté, et de l’autre un million trois cent soixante mille francs, voilà le rapport de la terre au soleil. Mettez d’un côté un pois, et de l’autre un de ces boulets de marbre de Mahomet II qui avaient trois pieds de diamètre, voilà le rapport de la terre au soleil. Si certaines taches du soleil sont des bouches de volcan — Huyghens en doute, mais Scheiner l’affirme, — si ces taches, qu’on nomme facules, sont des Vésuves béants, neuf Terres comme la notre traversées du même axe comme neuf perles de la même épingle pourraient entrer de front dans un de ces cratères. Un habitant du soleil qui serait à la masse du soleil dans la proportion de l’homme à la masse de la terre aurait six cents lieues de haut, c’est-à-dire que, couché, sa tête serait à Paris et ses pieds à Constantinople. Ce géant qui suffirait à faire basculer notre globe, que serait-il sur le soleil ? Le nain que nous sommes sur la terre.

La souveraineté du soleil a été patente pour les premier hommes. C’est bien de l’aube en effet qu’on pouvait dire : patuit dea. Le soleil était l’éclipsé du reste ; on le croyait seul, on le sacrait roi. Sol despotes cœli. Ainsi parle l’obélisque grec transcrit par Ammien Marcellin. Domino soli, dit l’inscription latine citée par Gruter. Beel-Samen (Seigneur du ciel), dit l’inscription arabe. L’homme, ne comprenant pas le soleil, l’a adoré. Les sept plus grands temples de la terre étaient au soleil. Sol deus magnus, dit encore l’obélisque grec construit peut-être par quelque chercheur d’aventure et de sagesse revenu de Chaldée. Le soleil, étude difficile, était une philosophie facile : faire de la lumière une religion, quoi de plus simple ; et le sabéisme est sorti tout naturellement de l’homme enivré et charmé de la visibilité de Dieu.

Mais de la constitution du soleil, de sa substance, de sa structure, de sa dynamique, de sa chimie, de sa loi interne, de sa loi externe, que sait-on ? Rien. L’astronomie est à tâtons dans le soleil. Cette splendeur est ténèbres.

Que ce soit l’observatoire de Storlus, en Russie, ou la station du cap Bon, en Afrique, qui l’étudié, la cécité est la même. Les questions se pressent, sans solution. Certaines parties du soleil semblent faire fonction de lune et envoyer de la lumière réfléchie. Pourquoi la lumière de la couronne est-elle polarisée et pourquoi la lumière des protubérances ne l’est-elle pas ? Pourquoi cette fleur, l’Hibiscus Africanus, ferme-t-elle sa corolle au moment d’une éclipse ? En lui-même, de quelle nature est ce foyer ? Globe obscur avec une photosphère, selon Arago ; globe incandescent avec une atmosphère d’incendie, selon Laplace. Les religions ne sont pas moins que la science perdues dans le soleil. Enfer pour celles qui le croient feu ; Paradis pour celles qui le croient lumière.

Chose étrange, on peut dire que nous ne voyons pas le soleil. Il nous accable de clarté ; il nous bande les yeux avec des rayons. Le soleil est là, baissez la tête. Nous subissons ce prodigieux bienfait ; l’aigle seul le regarde. Pour que nous voyions un peu le soleil, il faut qu’il se cache. Il s’éclipse, on l’observe. Alors l’extraordinaire apparaît ; on aperçoit des flamboiements de toutes les formes les plus imprévues, cylindriques, pyramidaux, paraboliques ; on entrevoit des tourbillons de lueurs, des incendies de diamants, des grêles de braises, des averses de soufres, des cascades d’aurores, des niagaras de rubis dans des fournaises d’escarboucles ; le soleil est de l’infini en combustion ; toutes les larves de la flamme surnaturelle s’ébauchent confusément, des choses terribles resplendissent, les macules, les facules, les Protubérances Roses, la Proéminance Crochue, les Aigrettes qui ont la hauteur d’un diamètre de lune, les Faisceaux coniques Noirs, les Nuages Ignés, les Coruscations de Liouville, les Endentures de Paris, le Trou d’Ulloa,… la science perd pied et sombre dans les visions !

Qu’est-ce que le soleil ?

C’est l’éblouissement.


VII


À présent, qu’est-ce que la nuit ?

C’est l’éblouissement.

Un soir d’été, Herschell songeait dans son gigantesque télescope à réflecteur qui était assez grand pour qu’un homme pût marcher dedans. L’astronome, l’œil sur le champ noir du télescope, guettait l’obscurité étoilée. Tout à coup, le bord du ténébreux champ microscopique blanchit ; c’est l’aube ; une rougeur remplace la blancheur, c’est l’aurore ; l’extrémité de la puissante lunette s’illumine, tous les phénomènes riants du matin s’y succèdent avec on ne sait quoi de fauve et de farouche, comme si cette aurore-là n’était pas faite pour être vue par des yeux humains ; une gerbe de rayons commence à poindre dans le champ du télescope, et s’élargit, et monte, et grandit, et une flamme s’y mêle, et voilà une éruption de lumière et, brusquement, un globe splendide, majestueux, incandescent, fulgurant, énorme, apparaît, Herschell, à ce coup de clarté, ferme les yeux. — Quoi ! déjà le soleil ! dit-il. Mais quelle heure est-il donc ?

Il regarde à sa montre. Il est minuit. Ce soleil, ce monstrueux astre qui venait d’entrer dans son télescope et de s’y lever, c’était Sirius.

Sirius est la plus proche des étoiles fixes. La lumière qui fait en cinq minutes le trajet qu’un coureur à cent lieues par jour ferait en mille ans, la lumière met trois ans et quatre mois à nous venir de Sirius. Sirius est notre soleil voisin.

Ce soleil est environ trois fois gros comme le nôtre.


VIII


Toutes les étoiles fixes sont des soleils.

Il en est dont la lumière, à raison de soixante-dix mille lieues par seconde, ne nous parvient qu’au bout de mille ans. Tel rayon d’étoile, parti le jour de la mort de Charlemagne, vient à peine de nous arriver. Cette étoile que vous voyez là-bas, si étincelante, est peut-être éteinte et a peut-être disparu depuis neuf cents ans.

Il en est dont la lumière ne nous parvient qu’après dix mille, vingt mille, trente mille années. Il y a, dans les profondeurs, des étoiles dont la lumière, partie avant le commencement de notre monde, ne nous arrivera jamais. La Voie Lactée est une épaisseur d’astres ; des mares d’étoiles stagnantes çà et là, c’est la Voie Lactée. Si l’on pouvait observer ces astres qui nous apparaissent comme écrasés ensemble et noyés dans leur nombre même, on trouverait entre l’un d’eux et l’autre les mêmes distances inouïes qu’entre notre soleil et Sirius. Et chacun de ces astres, nous le répétons, est un soleil, et notre soleil n’est qu’une très petite étoile, et chacun de ces soleils a autour de lui son système planétaire où l’atome d’une terre comme la nôtre ne vaut pas même qu’on en parle.

Eh bien, cette Voie Lactée, enfoncée, engloutie et perdue à de si monstrueuses distances, c’est nous-mêmes. La Voie Lactée est la circonférence d’Une sorte de lentille sidérale, d’une agrégation circulaire de mondes, d’un disque stellaire tout composé d’astres et dont est notre soleil ; et c’est ce disque, auquel adhèrent (par quelle loi ? par quelle force ? par quelle volonté ?) toutes les constellations, amalgamées en lui, pour ainsi dire, c’est ce disque prodigieux qui constitue spécialement notre univers à nous. Toutes les étoiles fixes que nous voyons et que nous découvrons sont de notre cosmos et tiennent à nous, et font partie de notre polypier. Ces espèces de maculatures blanchâtres qu’on aperçoit la nuit çà et là dans l’espace, que l’auteur de ce livre a appelées quelque part « nuages d’étoiles » et que l’astronomie nomme Nébuleuses, ce sont d’autres disques stellaires comme le nôtre, d’autres systèmes de soleils, d’autres voies lactées, d’autres univers. Ces univers, situés à des profondeurs incalculées et qu’aucun chiffre ne pourrait désigner, font à peine un blêmissement dans notre ciel. Ils sont là. Nous ne savons rien de plus. Ce sont les spectres du réel.

Et derrière ceux-là il y en a d’autres, et derrière les autres il y en a d’autres. Et sans fin, sans fin, sans fin.

Il y a plus d’étoiles dans le ciel que d’infusoires dans la mer. Dans le ciel le polycistinée s’appelle soleil.

Ce que c’est qu’un soleil, nous venons de le dire. Ou plutôt nous avons tâché de le balbutier.

Et, la vie étant la loi évidente, il est impossible que tout cela ne soit pas habité.

Et la nuit est toute pleine de ces fanaux de l’infini. Et quelles sont les formes de la vie, de la vie dans les mondes, de la vie dans l’espace ? Quelles phalènes vont se brûler à ces phares ? Vous figurez-vous les prodigieux monstres que cela doit être ?

La première chose que l’homme a sous les pieds, c’est l’impénétrable, la terre ; la première chose qu’il a sous les yeux, c’est l’incommensurable, le ciel.


IX


Une fois l’éblouissement de cette quantité de soleils passé, le cœur se serre, l’esprit tressaille, une idée vertigineuse et funèbre lui apparaît. Cette idée, qui, sans qu’on devine pourquoi, a échappé aux astronomes, l’auteur de ce livre l’a déjà exprimée ailleurs[4], et la voici :

L’état normal du ciel, c’est la nuit.

Supposez un espace dans lequel il y a des chandelles, et supposez ces chandelles placées à au moins deux cents lieues l’une de l’autre ; c’est là notre univers. La pensée peut concevoir d’autres cieux qui existent probablement et dont la lumière inonde toutes les zones, mais le ciel que nous voyons est ainsi fait, et nous ne pouvons parler que de celui-là. Deux cents lieues entre deux chandelles représentent à peine la distance céleste qui sépare notre soleil de Sirius ; et, hormis quelques systèmes de soleils concentriques, tels qu’Aldebaran et Arcturus, toutes les étoiles ont entre elles et leurs voisines de ces espaces-là. Dans ces espaces, qu’y a-t-il ? La nuit.

La nuit opaque, stagnante, informe, éternelle.

Imaginez, si vous le pouvez, ces inexprimables ténèbres. Ceux qui, comme nous, humanité terrestre, sont placés près d’une chandelle, — trente-cinq millions de lieues sont de la proximité quand il s’agit d’un soleil, — ceux-là ont un peu de jour. Tout le reste est dans la nuit. Et la nuit, c’est l’hiver.

Quel hiver ?

Dans les dimensions de l’infini, les froids correspondent aux chaleurs. La chauffe de la comète de 1680 égalait deux mille fois la température du fer rouge ; à moitié chemin, entre notre soleil et Sirius, le froid surpasse un million de fois la température du mercure congelé, c’est-à-dire descend à quarante millions de degrés au-dessous de zéro.

Avez-vous quelquefois regardé Vénus ? Eh bien, doublez la grosseur de Vénus, vous aurez le soleil vu de Saturne. Telle est la décroissance de la lumière ; le halo de clarté qui entoure le soleil atteint à peine Saturne. Saturne, même avec ses huit lunes, même avec son colossal double anneau pour réflecteur, n’a pour plein midi qu’un crépuscule. Et Saturne n’est pas la plus profonde planète de notre système ; il a derrière lui Uranus, qui a derrière lui Oceanus, qui a derrière lui l’ombre.

Au delà d’Oceanus, qui est à douze cents millions de lieues du soleil, commencent les évolutions des mondes noirs.

Les espaces intrastellaires sont-ils déserts ? Sont-ils habités ? La conjecture est ouverte. S’ils sont habités, ceci dépasse l’épouvante. Que peut-il y avoir là ?

Solitude, engourdissement, stupeur ; en haut, un énorme linceul étoile. Notre hiver polaire, où l’on casse l’eau-de-vie à coups de hache, et où l’haleine sort des bouches en flocons de neige, est une température torride à côté de cette glace, un Sénégal près de cette Sibérie. Ce froid-ci n’est plus mesurable ; c’est le froid abstrait. À un tel abaissement de température, aucune atmosphère n’est possible ; par conséquent pas de bruit, toute espèce de son s’éteignant dans le vide. Jamais un cri, jamais un souffle, jamais une aube ; l’existence de ce que nous appelons un soleil ne peut même être soupçonnée. Supposez que l’éternité est une fosse, c’en est le dedans. Une étendue fuligineuse avec quelques étincelles immobiles, voilà le plafond de cette fosse. Ce plafond immuablement noir, nous les terrestres, nous le voyons bleu pendant quelques heures, et c’est ce que nous appelons le Ciel.

Quel à vau-l’eau formidable qu’une telle obscurité ! Les univers qui y sont noyés y gravitent comme à l’aventure sans savoir autour de quoi. Ceux qui sont les plus proches de ce qu’on pourrait appeler la frontière solaire aperçoivent encore au fond des espaces un peu de pâleur ; ils reconnaissent confusément Saturne qui a un crépuscule, Uranus qui a une blancheur, Oceanus qui a un blêmissement, et ils les envient, et ils disent : Quels paradis ! Et ces univers désespérés sont paradis eux-mêmes pour d’autres qui sont derrière eux. L’épaississement ténébreux va croissant. Des univers, Léviathans de la noirceur incommensurable, apparaissent et disparaissent comme des simulacres ; de la fumée pétrifiée en forme de sphères tourne et rôde, des planètes aveugles tracent des orbites à tâtons. À quoi bon ces roues dans l’ombre ? La cécité centrale est inouïe. On n’y distingue plus même le glissement vague des globes ébauchant leur rondeur, et les lividités spectrales des univers enfouis dans l’inconnu. De temps en temps, dans ce sépulcre, une comète passe, torche terrible. Les êtres qui sont là profitent de cette lueur pour se regarder et voient des aspects effrayants.

À cette profondeur où il est impossible que la méditation cosmique ne descende pas, en présence de cet incontestable fait : — l’état normal du ciel, c’est la nuit ; — quelque résistance que fasse la philosophie, l’hypothèse du monde puni se dresse devant le penseur. Il songe à toutes les inexplicables formes du mal visibles dans la vie, et il voit se lever devant lui, comme arrière-plan, cette réalité terrifiante, le monde ténébreux. Ceci est la souffrance ; et, chose lugubre, la souffrance ayant la dimension de l’univers. Or, la souffrance pour la souffrance n’est pas. Rien n’existe sans cause ; la souffrance est donc invinciblement ou un châtiment ou une épreuve, et, dans tous les cas, un rachat.

Mais quoi ! cet immense monde que nous voyons et dont nous sommes, serait donc l’enfer ? Ce monde-ci, oui. Mais nous ne voyons qu’un coin de l’infini ; nous ne connaissons point tous les compartiments de l’Être ; il y a d’autres mondes. Mais alors les religions ont donc raison contre les philosophies, ce monde qui est sous nos yeux, ayant le caractère de l’éternité, l’enfer est donc éternel ? Distinguons. Éternel en soi, momentané en nous. Il est ; on le traverse ; on n’y souffre qu’un temps ; on y entre et l’on en sort. Éternité, mais passage. Quant à lui, il est immanent et persiste, c’est en ce sens seulement qu’il est éternel. La permanence de mon cachot ne prouve pas la permanence de ma peine. Les théogonies ont confondu la durée de la prison avec la durée de l’emprisonnement.

Enfer éternel, oui ; damnation éternelle, non.

Ici s’ouvrirait toute la série la plus ardue des questions religieuses et philosophiques ; mais ce n’est pas le lieu d’y pénétrer.

Sortons de ces austères hypothèses.


X


Chaque astre, dans sa révolution, trace un cercle de l’abîme, et chaque cercle de l’abîme est une courbe d’intersection de l’infini sur laquelle, par la rencontre de toutes les conditions spéciales, propres à ce point donné, se développe un des modes de la vie universelle, nécessaire ici, impossible ailleurs ; normal ici, monstrueux ailleurs. Un homme apparaissant à un habitant de Saturne le ferait probablement évanouir d’épouvante, et réciproquement.

Les modes d’existence, même les plus voisins de nous, nous ne pouvons les concevoir. Qu’est-ce que la vie sélénocentrique, c’est-à-dire la vie sans atmosphère ? Qu’est-ce que la vie héliocentrique, c’est-à-dire la vie dans une fournaise ? Ces questions confondent notre entendement. L’être de la lune et l’être du soleil sont des énigmes pour nous.

XI


À cet ensemble qui vient d’être ébauché, ajoutez des astres étranges, des lumières désordonnées, des comètes, des apparitions. Des masques de l’abîme surgissent du fond de l’ombre, et se mêlent brusquement aux mondes, et leur font des surprises. Diri arsere cometae, s’écrie Virgile. La comète de Calixte II occupait les deux tiers du ciel. Qu’est-ce que cette comète de Louis XIV (1652), au dire d’Hévélius, aussi grosse que la lune, et que cette comète de Néron, au dire de Sénèque, aussi grosse que le soleil ? Qu’est-ce que cette étrange comète de 1680 ? Elle marque la révocation de l’édit de Nantes, et, en remontant de cinq cent soixante-quinze ans en cinq cent soixante-quinze ans, on la retrouve vers l’an mille de l’Apocalypse, puis en 531, sous le consulat de Lampadius et d’Orestes ; elle semble guider Totila ; puis en 44 avant Jésus-Christ, elle éclaire les ides vengeresses de mars et elle tient la torche à ceux qui tuent César, et, en continuant ainsi, on arrive à l’époque même du grand sinistre de la terre. Elle assiste au déluge. Depuis l’origine des siècles, la terre regarde les comètes avec anxiété. La trace de leur passage est parmi les plus anciens souvenirs des hommes. Il n’y a pas seulement la comète de Charles-Quint, la comète de Louis XI, la comète de Louis le Débonnaire, la comète de Justinien, la comète de Gordien III, la comète de César, il y a la comète de Mathusalem. Abraham a vu une comète ; les livres rabbiniques en font foi. La Chine parle encore avec inquiétude de la comète observée par l’astronome Ma-Tuan-Lin, quatre cent soixante-quatre ans avant Jésus-Christ. Les comètes jadis ont épouvanté l’astrologie, elles déconcertent maintenant l’astronomie. Purbah et Regio Montanus ont essayé les premiers calculs ; mais une sorte d’effroi religieux y est mêlé. Jacques Bernoulli, tout en calculant les éléments de la comète de 1680, disait : « Le corps de la comète n’est pas un signe visible de la colère céleste, mais la queue pourrait bien en être un. »

Quelques-unes des lois cométaires ont été devinées par Dœrfel et confirmées par Newton. À l’exception du cercle, qui semble n’appartenir qu’aux planètes, toutes les sections coniques, ellipse, hyperbole et parabole sont décrites par les orbites des comètes. Jamais d’orbite serpentant, quoiqu’on ait longtemps cru le contraire. Cela dit, on ne sait plus rien. Les calculs sont terrifiants. La différence d’un dix-millième d’excentricité suffit pour retarder d’un siècle l’apparition d’une comète.

D’où viennent ces astres ? Où retournent-ils ? Ils accourent, effarent le ciel, et prennent la fuite. Le trou qu’ils font dans l’azur se bouche, et tout est dit. Quelle occlusion ! L’ardente curiosité de l’esprit se précipite. On n’entre pas, dit la Nuit. La pensée voudrait en vain poursuivre ces visions échevelées, ces sidérales faces de fantômes, ces effrayantes flammes évadées. L’épaississement obscur redouble derrière les phénomènes aussitôt disparus qu’apparus. Ô fermeture des portes sombres à peine entrouvertes !

La stupeur de la science devant les comètes atteint à la poésie. Quelle est la fonction de ces astres erratiques ? Sont-ils chargés de relier les univers entre eux ? Et est-ce comme des anneaux allongés rattachant les uns aux autres les anneaux circulaires, que leurs courbes prodigieuses entrent dans les nôtres ? Dans ce cas, l’orbite d’une comète (il faut bien se résigner à ces images énormes) agirait sur les systèmes solaires comme la courroie de l’arbre de transmission d’une machine à vapeur.

L’immanent, le sans fond et le sans borne, tous les points de l’infini dilatés eux-mêmes en autant d’infinis, l’enfoncement possible de la pensée dans tous les sens au delà de tout, le lieu et la chose s’enchaînant et se renouvelant à jamais dans le visible et dans l’invisible, l’éther sans fin, l’espace du prodige. Et dans cette immensité, figurez-vous ce réseau : des orbites de soleils reliées par des ellipses de comètes ; les comètes jetées comme des amarres d’une nébuleuse à l’autre. Ajoutez les vitesses et les flamboiements, des astres faisant des courses de tonnerres. Abîmes, abîmes, abîmes. C’est là le monde.


XII


Et maintenant, que voulez-vous que je fasse ? Cette énormité est là. Ce précipice de prodiges est là. Et ignorant, j’y tombe, et savant, je m’y écroule. Oui, savant, j’entrevois l’incompréhensible ; ignorant, je le sens, ce qui est plus formidable encore. Il ne faut pas s’imaginer que l’infini puisse peser sur le cerveau de l’homme sans s’y imprimer. Entre le croyant et l’athée, il n’y a pas d’autre différence que celle de l’impression en relief à l’impression en creux. L’athée croit plus qu’il ne pense. Nier est, au fond, une forme irritée de l’affirmation. La brèche prouve le mur. Dans tous les cas, nier n’est pas détruire. Les brèches que l’athéisme fait à l’infini ressemblent aux blessures qu’une bombe ferait à la mer. Tout se referme et continue. L’immanent persiste. Et c’est de l’immanent, toujours présent, toujours tangible, toujours inexplicable, toujours inconcevable, toujours incontestable, que sort l’agenouillement humain. Un frémissement vertigineux est mêlé à l’univers. De telles choses que celles que nous venons de dire ne peuvent pas exister sans dégager une sorte d’horreur sacrée, visible à l’esprit humain, et qui est comme l’ombre de la réalité redoutable. L’homme devant l’immanent sent sa petitesse, et sa brièveté, et sa nuit, et le tremblement misérable de son rayon visuel. Qu’y a-t-il donc là derrière ?

Rien, dites-vous.

Rien ?

Quoi ! moi ver de terre, j’ai une intelligence, et cette immensité n’en a pas ! Oh ! pardonne-leur, Gouffre !

Mais, qui que vous soyez, regardez donc au-dessus de vous, regardez au-dessous de vous, regardez cette chose, ce fait, cet escarpement, ce vertige, cette obsession, cette urgence, l’infini !

Plus de mesure possible ; le même fourmillement et la même genèse partout, dans la sphère céleste et dans la bulle d’eau ; les trois milles espèces d’éphémères, pour un seul rosier, constatées par Bonnet de Genève, l’anneau de Saturne qui a soixante-sept mille cinq cents lieues de diamètre, les dix sept mille facettes de l’œil de la mouche, les trois astres versicolores d’Aldebaran qui tournent concentriquement à raison de cent millions de lieues par minute, les fourmis qui viennent sur les jasmins traire les pucerons, le calcul des parallaxes, cette échelle sidérale, inutilement appliqué aux astres fixes, le diamètre de notre orbite, soixante-dix millions de lieues, insuffisant à créer un écart qui puisse troubler la parallèle des étoiles et servir de base à leur triangulation, le bolide et la comète, le volvoce et le vibrion, Vénus, le soir, au-dessus des solitudes de la mer, cet inconcevable bruit pareil au frôlement de la soie qui, au pôle, accompagne les aurores boréales, les nébuleuses, ces nuées de l’abîme, les moisissures, ces forêts de l’atome, les ouragans de Jupiter, les volcans de Mars, les hydres nageant dans les globules du sang, l’infiniment grand de Campanella, l’infiniment petit de Swammerdam, l’éternelle vie à jamais visible en haut et en bas… — ôtez-moi de là-dessous, si vous ne voulez pas que je prie !


XIII


L’être est un miracle innombrable. Multiplication vertigineuse ; unité impassible. Quel tourbillon que la génération ! Quel inextricable croisement de forces et de sèves ! Mesure qui pourra ce prodigieux diamètre de la vie qui a, à l’une de ses extrémités, le baiser d’Adam et d’Ève, et, à l’autre, la gemmiparité ! Pas un physiologiste, pas un psychologiste n’a osé étudier, sous son double aspect d’enchaînement et d’intervalle, le phénomène tout entier, depuis le mystérieux et sacré embrassement d’où sortira Shakespeare ou Michel-Ange jusqu’à la génération alternante de l’helminthe. Les problèmes de la germination se ramifient les uns dans les autres jusqu’à produire l’ombre absolue. Tout est mêlé à la vitalité, même la pourriture ; tout a ses vivants, même le sépulcre ; l’ossuaire fourmille ; la cendre pullule. L’entozoaire dans les muscles, l’annélide dans les intestins, le cisticerque sur la souris, la trichine sur le porc, le ccenure sur le mouton, le tœnia sur l’homme, le gui sur le chêne, quelle question que le parasitisme ! Est-ce de la mort ? est-ce de la vie ?

Des commencements de fonctions se mêlent à des achèvements de destinées ; tout crépuscule est double, aurore et soir. Cette formidable chrysalide qu’on appelle l’univers tressaille éternellement de sentir à la fois agoniser la chenille et s’éveiller le papillon.

Rien ne s’achève à pic ; tout ce qui finit une chose en ébauche une autre ; toute mort naît.

Rien ne s’amalgame, tout s’équilibre ; rien ne stagne, tout gravite ; l’interstice est la loi de l’être ; plus ou moins de densité, voilà toute la différence de la pierre au nuage ; le granit est un brouillard ; la hache qui coupe une tête est une vapeur ; entre deux atomes, comme entre deux univers, il y, a l’espace ; et l’intervalle est aussi infranchissable de la molécule à la molécule dans l’infini d’en bas que du soleil au soleil dans l’infini d’en haut.

Expliquer n’est pas plus possible que nier.

Vous entendez le vent. Qui est-ce qui le souffle ? Vous voyez l’aurore. Qui l’a allumée ? Vous respirez un liseron. Qui l’a parfumé ? Vous avez un enfant. Qui vous l’a donné ?

Isolez-vous donc, si vous le pouvez. Est-ce que l’idée n’est pas de toutes parts pénétrée par l’infini ? Est-ce que l’auréole du cerveau n’est pas mêlée à la chevelure de l’étoile ? Et tout se dissipe ! Et rien ne se perd ! Où tout cela tombe-t-il ? Où va ce qui s’en va ? Un météore passe ; il a disparu. Où est-il ? Oh ! le ciel est un évanouissement d’astres ; le cimetière est une constellation de tombeaux. Cela médite, cela songe, cela est. Comment sonder tous ces sombres mondes éternels ?

Que voulez-vous que je réponde à l’affirmation mystérieuse qui sort de ces éblouissements ? que voulez-vous que je devienne, moi l’homme, cela étant sur moi ?

La nuit est immense. Est-ce nous qui avons fait le monde ? Non. Pourquoi est-il ainsi ? Nous l’ignorons. Il y a des lumières dans cette nuit. Qu’est-ce que ces lumières font là ? Elles disent l’indicible. Elles illuminent l’invisible. Elles éclairent, car elles ressemblent à des flambeaux, elles regardent, car elles ressemblent à des prunelles. Elles sont terribles et charmantes. C’est de la lueur éparse dans l’inconnu. Nous appelons cela les astres. L’ensemble de ces choses est inouï de chimère et écrasant de réalité. Un fou ne le rêverait pas, un génie ne l’imaginerait pas. Tout cela est une unité. C’est l’unité. Et je sens que j’en suis. Comment puis-je me tirer de là ? que puis-je répondre à ces énormes levers de constellations ? Toute lumière a une bouche, et parle ; et ce qu’elle dit, je le vois. Et le ciel est plein de lumières. Les forces s’accouplent et se fécondent ; tout est à la fois levier et point d’appui, les désagrégations sont des germinations, les dissonances sont des harmonies, les contraires se baisent, ce qui a l’air d’un rêve est de la géométrie, les prodiges convergent, la loi sesquialtère qui régit les planètes et leurs satellites se retrouve parmi les molécules infinitésimales, le soleil se confronte avec l’infusoire et l’un fait la preuve de l’autre ; c’était hier, ce sera demain. Tout cela est absolu. Est-ce que je sais, moi ?

Et vous voulez que sous la pression de tous ces gouffres concentriques au fond desquels je suis, bah ! je me recroqueville et me pelotonne dans mon moi ! dans quel moi ? dans mon moi matériel ! dans le moi de ma chair, dans le moi qui mange, dans le moi de mon appareil digestif, dans le moi de mes appétits suivis de fétidités, dans le moi de ma fange ! Vous voulez que je dise à tout cela qui est : Je n’en suis pas ! Vous voulez que je refuse mon adhésion à l’indivisible ! Vous voulez que je refuse ma chute à la gravitation ! Vous voulez que je ne regarde pas, que je n’interroge pas, que je ne songe pas, que je ne conjecture pas ! Vous voulez que de la prodigieuse inquiétude cosmique je ne tire que ma propre pétrification ! Vous voulez que, sous le souffle des souffles, je ne remue point ! Vous voulez que mon petit tas de cendre intérieur ne tourbillonne pas quand de toutes parts, de la terre et de la mer, du zénith et du nadir, du télescope et du microscope, de la constellation et de l’acarus, l’infini fait irruption en moi ! Vous voulez que je me contente de ces deux certitudes : je suis né et je mourrai ! certitudes qui sont elles-mêmes deux gouffres.

Non, cela ne se peut. Il n’y a pas que l’épiploon graisseux au monde. Le pancréas n’est pas l’unique affaire. La manière dont mon chyle et ma bile et ma lymphe se comportent, cela ne peut pas être le point d’arrivée de ma philosophie. Il y a moi, mais il y a autre chose. La manifestation universelle et sidérale est là.

De là l’effarement. De là les mains tendues vers l’énigme. De là l’œil hagard des ascètes. Le genre humain ne peut s’empêcher d’adresser des questions à l’obscurité et d’en attendre des réponses. Quelle est la destinée ? Dans quelles proportions l’homme fait-il partie du monde ? Tout phénomène n’est-il pas fatalement consécutif ? Qu’est-ce que la vie ? Qu’y a-t-il avant ? qu’y a-t-il après ? Qu’est-ce que le monde ? De quelle nature est le prodigieux être en qui se réalise au fond de l’absolu l’identité inouïe de la Nécessité et de la Volonté. Toutes ces questions se résolvent en prosternement. Les plus forts esprits chancellent sous la pression des hypothèses, et c’est ainsi que les têtes se courbent devant l’Immanent. La vague présence du possible crée les religions.


XIV


Simples, tâchez de penser. Penseurs, tâchez de prier.

Qui donc échappe à l’immensité ? La science exacte ? elle frissonne devant l’infini. À chaque instant, l’algèbre éperdue est forcée de renverser son ∞ et de crier : Silence ! le voilà.

La géométrie est à perte de vue.

Les mathématiques ne sont pas une moindre immensité que la mer. Les logarithmes sont aussi insondables que les vagues. L’extraction des racines des nombres a toujours du vide au-dessous d’elle. Le nombre et le logos ont une affinité qui faisait rêver Pythagore. N’a-t-il pas existé, cet étrange et peut-être grand penseur Hoëné Wronski, lequel croyait, à force de sondages dans le Nombre, avoir trouvé le point de jonction du polynôme algébrique et de la destinée humaine, et avait fini par oser écrire en X et en Y la formule des passions et des événements ? Quel est l’algébriste qui pourra jeter l’ancre dans le calcul infinitésimal ? Les sections coniques s’enfoncent dans l’azur tout aussi profondément aque la voie lactée. L’asymptote et l’hyperbole sont des apparitions de l’incompréhensible sous une forme géométrique.

Avez-vous réfléchi à la profondeur où est situé le point géométrique ? Près du point géométrique, un atome de cendre est un monde, le grain de poussière est plus près du soleil que le point géométrique n’est près du grain de poussière. Mais, dira-t-on, l’infini dans l’abstraction ne prouve rien, il ne serait autre chose que le miroir de l’infini dans les faits ; c’est une répercussion, rien de plus. Eh bien non, ce n’est pas une répercussion, c’est une intersection, c’est plus encore, c’est une identité. La matière arrive à la molécule comme l’idée arrive au point ; et le point abstrait et la molécule matérielle, étant l’un, et l’autre indivisibles, sont nécessairement identiques au fond de l’infini, c’est-à-dire abstraits tous les deux, et réels tous les deux. L’abîme matériel arrive à se confondre avec l’abîme spirituel ; et, là où la biduité semblait évidente, l’unité surgit, d’autant plus souveraine qu’elle est plus inattendue. Cette rencontre absolue, nécessaire, incontestable, de l’idée et de la matière à l’extrémité de la réalité est peut-être la plus grande profondeur que l’esprit puisse contempler. Par cette ouverture-là on voit distinctement Dieu.


XV


La vision des Choses, plus morale encore que matérielle, est révélatrice de l’Être. Aucun philosophe, même le plus sceptique, n’est sûr de la force de résistance de sa philosophie, tant qu’il ne l’a pas emportée dans la solitude et soumise à la pression de l’univers. Pas un grand sage, on peut l’affirmer, n’est sorti athée de la contemplation, immense persuasion étoilée. Car, nous le répétons, n’est pas athée qui croit l’être. Nous connaissons de hautes et profondes intelligences qui, de bonne foi, nient Dieu, sans se douter qu’en elles Dieu nous apparaît. Dans tous les cas, les grands athées sont rares ; il est peu de grands esprits imperméables à l’infini. Devant l’harmonie universelle, les plus farouches penseurs ont fléchi. En laissant de côté les Patriarches, les Druides, les mages, les Pères, tous les ascètes, et pour ne citer (pêle-mêle et dans l’ordre où notre mémoire nous les donne) que des esprits d’une nature hautaine, Aristoxène, Épicure, Aristote, Démocrite, Eschyle, Héraclite, Leucippe, Dicéarque, Thalès le milésien, Anaxagore, Hippocrate, Xénophane, Hérodote, Critius, Empédocle, Velléius l’épicurien, Sextus Empiricus, Cicéron, Sénèque, ont prié ; Averroës, Némésius, Avicenne, Boëce, Calderin, Pomponace, Cardan, Galien, Taurell, Cremonin, Viviani, Hobbes, ont prié. Tout en protestant contre les religions, Anaximène, Hippon, Critolaüs, Asclépiade le médecin, Marc-Antonin, Proclus de Lycie, Épithorme, Phérécyde le syrien, Parménide, ont proposé ou ébauché des formules de prière en commun. « Initiez-vous, dit Andocide, contemplez les rites sacrés ! » — Pindare appelle les esprits au naturalisme et par le naturalisme à la religion : — « Heureux, dit-il, celui qui descend dans la terre profonde ! il sait la fin de la vie ; il en sait l’origine sacrée.  »

Tout en me promenant je faisais ma prière.

C’est Rousseau qui à la prose des Confessions a mêlé ce vers involontaire.

Toutes les ardentes curiosités de la métaphysique, les doutes des travailleurs spirituels, les tentatives des pionniers du mystère, les aspirations des philosophes, leurs indiscrétions devant le silence de la naure, leur confrontation de l’Inconnu avec la création, confrontation qui va quelquefois jusqu’à l’insulte, leurs recherches, leurs audaces, aboutissent à ceci : le doigt posé sur la bouche et l’œil fixe épiant la nuit.


XVI


La religion n’est autre chose que l’ombre portée de l’univers sur l’intelligence humaine.

La forme de cette ombre varie selon les angles divers de la civilisation de l’homme, elle varie selon le plus ou moins de rectitude des esprits qui la reçoivent, mais, quelle que soit son apparence, cette ombre est toujours identique à elle-même. Elle vient du Tout. C’est cette identité qui fait le fond commun des religions.

À cette ombre, — car la loi morale ne dément jamais la loi physique, qui n’est que son symbole, — à cette ombre se mêlent des crépuscules et des pénombres. Ce sont les idolâtries et les superstitions.

La grandeur visible ou latente du fait presse l’esprit humain et en fait sortir des chimères plus ou moins empreintes de vérité. Ces chimères sont les théogonies. Si l’on veut se rendre compte des déviations que subissent les réalités naturelles en traversant l’imagination ignorante de l’homme, si l’on veut apprécier les aberrations que cette réfraction peut produire, un ou deux exemples suffisent :

La première merveille qui a stupéfié les hommes, c’est la terre. Ils l’ont appelée la Grande Déesse, la Déesse-au-large-sein (Eυρὐστερ νον), Titéria, Ops, Tellus, Géo, Vesta, Cybèle, Cérès, Déméter ; et, au fond de la nuée qui emplissait les temples, à Thèbes, où ses prêtres avaient des masques de bêtes, à Delphes où, selon Pausanias, la Terre a rendu des oracles avant Apollon, en Achaïe, près du fleuve Crathis, à Sparte, dans le vertigineux sanctuaire nommé Gasepton, l’antiquité éleusienne et isiaque la représentait droite et debout dans une robe de pierre qui avait les cannelures d’une colonne, symbolisation du grand point d’appui terrestre, avec une tête de cheval qui signifiait la force patente, une chevelure de serpents qui signifiait les puissances cachées, ayant dans sa main droite un dauphin qui signifiait l’eau et dans sa main gauche une colombe qui signifiait l’air.

Et sous cette forme fausse et vraie on l’adorait.

Quand à ce soleil dont il a été parlé plus haut, tous les cultes, nous l’avons dit, se sont adressés à lui. Le paganisme a vu dans le soleil un dieu et le christianisme un archange. Apollon, c’est Michel. Le radical Hel se trouve dans Michel comme dans Hélios. Typhon, c’est Satan. On pourrait dire que Saint-Michel foudroie Typhon et qu’Apollon terrasse Satan. Le carquois de l’olympien est plein d’éclairs comme le fourreau de l’ange est plein de flamboiements. Les religions ont pris cet astre et en ont fait un héros de l’azur. L’illuminisme allemand, représenté par Swinden, place l’enfer dans le soleil, c’est là que Michel garde Lucifer. L’ange, cicérone de l’enfer, qui montre les damnés à Albéric, moine du Mont-Cassin, l’appelle Hélios. Du dieu payen et de l’ange chrétien, l’orient le premier avait fait un génie. Bhaël, Baal, Bel, Belus, Bélénus, c’est toujours Hel, c’est toujours Hélios. Le soleil est devenu une sorte de figure humaine sublimée. On l’a mis sur un char et on lui a donné quatre chevaux qu’Homère appelle Pyroéis, Eoiis, iEthon, Phlégon, c’est-à-dire, à peu près, Rougeur d’en haut, Clarté, Chaleur, Rougeur d’en bas, et que Fulgence nomme Erythreus, Actéon, Lampas, Philogeus, et qui signifie quelque chose comme le Rouge, le Lumineux, le Flamboyant, l’Ami de la terre, ou la Rentrée à l’Écurie. Ainsi procède le rapetissement gigantesque des mythologies.

Ainsi la nature enseigne et en même temps égare l’homme. Ces contagions du naturalisme, insistons-y, n’ont point épargné les sages. L’univers contemplé devient facilement l’univers visionné. Plusieurs génies ont vacillé sous le poids de cette idée fixe : la nature. Platon voit la danse des sphères ; Pythagore entend leur musique. Quant à Aristote, il doute. Pythagore, créateur de la musique, comme le qualifie, dans la boiserie de la cathédrale d’Ulm, le grand menuisier gothique Georges Syrlin, Pietagoras musice inventor, Pythagore assigne entre le soleil et la lune et entre le soleil et Saturne des intervalles musicaux d’une quarte, et précise le son de la lune qui est, dit-il, le plus aigu, et le son de Saturne, qui est, dit-il, le plus grave. D’autres osent être plus formels encore. Pour eux, le ciel est une lyre, le système solaire, c’est la gamme, le soleil donne l’ut, Mars donne le ré, Jupiter le mi, Saturne le fa, la lune le sol, Vénus le la, Mercure le si ; comme on le voit, la gamme, partie du soleil, s’enfonce par Mars et Jupiter jusqu’à Saturne et revient par la lune, Mercure et Vénus, au soleil. Ils entendent cela ; ils affirment cela. Quels sont ces fous ? Ils sont deux. Le premier s’appelle Nicomaque, le deuxième se nomme Cicéron.

Ce qui égare les sages égare aussi les peuples, et plus encore.

Une foule de phénomènes, même terrestres, même de ceux que nous pouvons, en quelque sorte, toucher avec la main, restent inexpliqués. De là des fétichismes et des idolâtries.

Les grands esprits ne se rendent qu’au grand Tout, et beaucoup d’entre eux résisteraient s’ils n’étaient pas accablés par l’ensemble des prodiges. Ces héros de la libre pensée sont, on peut le dire, vaincus par le nombre. Ils cèdent à la convergence des sublimités. Toute la nature converge à Dieu ; il leur faut cela pour s’incliner. La faible imagination de certains peuples primitifs n’est pas si exigeante. Le premier phénomène local venu sert de prétexte à un dogme. Veut-on des exemples ?

Il y a, en Afrique, deux vents : le samyel de l’Arabie Pétrée ; l’harmatan de la côte de Guinée.

On entend un sifflement, les voyageurs se jettent à terre, la face dans la poussière ; les chevaux cachent leur tête entre leurs jambes, une sorte de feu passe dans l’air en pétillant, qui respire meurt ; cela dure un quart d’heure ; si l’on touche ensuite à ceux qui sont morts, on les trouve pourris, leur chair se détache et tombe ; ce n’est pas du vent qui a soufflé, c’est de la gangrène. Cette chose redoutable s’appelle le samyel. Quant à l’harmatan, il arrive dans un brouillard, on ne distingue plus rien, c’est la nuit ; les feuilles tombent, les plantes agonisent, l’homme a soif, le nez enfle, les lèvres se gercent, les yeux pleurent, l’épiderme s’exfolie, et, quoique l’air soit chaud, on a froid ; mais ici commence l’inexplicable, les malades se dressent sur leur séant et respirent, les fièvres, les petites véroles, les dysenteries s’arrêtent court ; l’inoculation devient inutile, la peste s’éteint, les épidémies s’évanouissent, toute la contrée est assainie. Ce vent qui a passé, c’est de la guérison.

Naturellement, l’harmatan et le samyel ont des prêtres ; une religion est née de cet Ormus et de cet Arimane des vents.

À la rigueur, on peut scientifiquement rendre raison de la pierre chantante du druidisme et du phonolithe d’Egypte. Celle des deux statues de Memnon qui soupirait à l’aurore, ce colosse Tama, haut de quarante pieds, qui regardait l’orient les mains sur ses genoux, peut s’expliquer, non par l’automate du jésuite Kircher, mais par cette colonne chinoise de cent verges de haut, appelée Mixe, c’est-à-dire la pierre au bruit de cloche, qu’on voit sur une montagne près de Tancham, et qui, touchée du bout du doigt, sonne comme vingt tambours. Ce serait tout simplement une sorte de pierre très riche en molécules métalliques, et cristallisée de telle sorte que la moindre dilatation ou la moindre percussion la fait vibrer. On peut rapprocher du même fait, et, par conséquent, dépouiller de tout mystère, les divers phonolithes de la Haute-Loire et du Puy-en-Velay, et cette fameuse église bâtie à la Vierge avec des pierres sonores noires et blanches alternées, et la porte de pierre du caveau des francs-juges de Baden qui, en s’ouvrant, donne l’ut grave.

D’autres phénomènes se présentent, plus malaisés à éclaircir, et toujours suivis d’appendices mythologiques ajoutés par l’homme.

Qu’était-ce que cet écho, entendu par Roger Bacon dans les collines du confluent de la Marne, qui changeait l’s en v, et qui, lorsqu’on lui criait Satan, répondait Va-t’en ?

Qu’est-ce que cette Montagne du Diable, près du Cap, d’où s’élèvent, à de certaines heures, une grande voix et une grande lumière ?

Vous êtes en Finlande : ce porche au fond duquel on voit un puits, comme un gosier au fond d’une gueule, c’est la grotte smellique. Jetez-y un chien, un mouton, une bête vivante, vous entendez quelque chose de stupéfiant et de hideux qui ressemble aux mille cris d’une hydre mangeant sa proie. Qui donc est là sur le seuil de la caverne évanoui de terreur ? C’est Olaüs Magnus. De là une religion.

Nous sommes aux Orcades : voici, avec son solfège éolien, avec ses millions de colonnes pareilles à des tuyaux où une goutte d’eau détermine une symphonie, la grotte de Staffa, orgue colossal de l’Océan. Les bardes gaëls, charmés et tremblants, écoutent. La grotte, comme si elle avait une pensée, chante jour et nuit. De là une religion.

Un hollandais, appelé Haafner, voyageait, en 1783, seul et à pied, dans l’île de Ceylan. C’était un curieux intelligent. On lui avait raconté les mystérieuses solitudes de cette île et les bruits extraordinaires qu’on y entend. Ces bruits lui étaient attestés par des pêcheurs du fleuve Mabehagonga, ce cours d’eau plein de roches rebelle à la navigation. Un allemand mecklembourgeois, nommé Wolf, qui habitait depuis vingt ans la plaine de Jafnapatam, affirmait avoir été réveillé une nuit par la chose effrayante qu’on appelait « la Voix ». Sa femme, réveillée en même temps que lui, en avait été malade. Un de leurs voisins, européen comme eux, déclarait avoir entendu le bruit. Haafner voulut vérifier le fait, s’il était possible, et, dans tous les cas, voir de près ces déserts étranges dont les indigènes ne parlent qu’à voix basse. La saison des pluies s’achevait, il pénétra dans les forêts et aborda les montagnes. Il voyageait seul, nous venons de le dire. Plusieurs semaines se passèrent, Haafner allant toujours devant lui ; rien de singulier ne s’était produit ; ces halliers étaient des halliers comme les autres, et ces roches étaient les premières pierres venues. Un jour, après le soleil couché, Haafner était sur un sommet de la chaîne de Bancol, la lune venait de se lever, la nuit approchait ; un trou s’offrit dans le rocher ; ces alcôves sont précieuses à de telles heures et dans de tels lieux, Haafner s’y coucha. Il allait s’endormir, quand tout à coup il entendit près de lui le jappement d’un chien. Jappement lugubre et puissant, d’un chien à coup sûr, mais d’un chien qui eût été gros comme un lion. Haafner regarda. Pas de chien, et pas de lion. Cependant le jappement continuait et allait grandissant ; c’était toujours un jappement, mais cela devenait un tonnerre ; pour qu’un chien pût hurler de la sorte, il fallait qu’il eût deux cents toises de haut. Un silence se fit, puis le hurlement recommença ; cette fois il était accompagné et comme croisé par des rumeurs inexprimables, quelquefois pareilles aux quintes d’un catarrhe, qui semblaient venir de tous les points de l’horizon, de près, de loin, de l’arbre, du nuage, quelquefois du haut des montagnes, quelquefois des profondeurs de la terre ; il s’y mêlait une conversation de voix humaines très distinctes, parfois se répondant, parfois parlant toutes ensemble, entrecoupées de ricanements. Haafner, éperdu et hardi, se jeta hors de son gîte et promena ses yeux autour de lui. Il n’y avait rien. La lune éclairait des cimes désertes. Ce tumulte inouï se compliquait d’un prodigieux paysage immobile. Qui donc faisait ce bruit ? Les montagnes. Haafner était entouré de montagnes qui aboyaient, de montagnes qui toussaient et de montagnes qui dialoguaient, et, à de certains moments, cette monstrueuse solitude éclatait de rire.

Un autre voyageur, Burckhardt, explorait en 1816 le littoral de la mer Rouge. Il désirait savoir à quoi s’en tenir sur ce que raconte Katsner des bruits incompréhensibles qui se manifestent dans les chaînes voisines du golfe d’Haïfan. Il cherchait ce sépulcral Mont des Cloches, le Ghebel-nakus, ainsi nommé du mot arabe Elnakus, campanule ; mont qui recouvre, disent les traditions locales, un monastère damné dont, à de certaines heures, on entend vaguement les cloches bruire sous la masse de la montagne. Tout en marchant dans ces solitudes, Burckhardt arriva sur un sommet très élevé appelé Onschomar. Là, tout à coup, en plein jour, à un moment où aucune surprise n’est possible, il entendit un énorme rugissement intermittent, clameur qu’aucune bête terrestre n’eût pu jeter, espèce de fracas orageux composé d’un bruit de cuivre et d’un bruit de foudre. Burckhardt sonda l’horizon du regard. Il était absolument seul. À une centaine de toises se dressait un pic inaccessible ; le rugissement sortait de là. Du reste, pas de commotion souterraine, ni basalte, ni lave ; aucune trace volcanique. Le bruit était donc inexplicable. Sur une hauteur voisine, il y a un monastère ; Burckhardt y alla et questionna les moines ; ils lui racontèrent qu’ils avaient entendu cela, eux aussi, cinq ans auparavant, à l’heure de midi. L’économe, qui avait vieilli dans le couvent, se souvenait d’avoir eu la surprise et la terreur de ce bruit inconnu, à des époques irrégulières, quatre ou cinq fois dans l’espace de quarante ans. Maintenant qu’est-ce que ce mont Onschomar ? C’est le plus haut sommet du Sinaï ; et voyez quelle étrange clarté sur la Bible ! les rauques éclats de voix que cette cime jette dans la solitude en plein dix-neuvième siècle et que Burckhardt a constatés, ce sont les clairons terribles que Moïse a entendus.

Une religion est sortie de Ceylan : le bouddhisme. Une religion est sortie du Sinaï : le mosaïsme.

Les académies attribuent ces prodiges à des effets d’acoustique ; le peuple a plus tôt fait de croire en Dieu.

Il y croit mal ; mais il y croit.


XVII


Nous avons tout à l’heure parlé du fond commun de la croyance humaine.

C’est de ce fond commun que vient la locution usuelle : « les vérités de telle ou telle région ». Ici, comme dans beaucoup d’autres cas, le pluriel est moindre que le singulier, et les vérités n’impliquent pas la vérité.

Ce mystérieux fond commun des religions n’éclate pas seulement dans leur côté métaphysique par l’homogénéité des dogmes ; il apparaît aussi dans leur côté plastique par l’identité des légendes.

Nous avons indiqué Apollon et Michel. Samson est le jumeau d’Hercule. Ammonia est à la fois Junon et Isis. Hermanubis, en habit de sénateur, avec une tête d’épervier et un caducée, est en même temps Anubis et Mercure. Adawâsa prenant l’épi des mains de Brahma, n’est-ce pas Triptolème recevant le grain de blé qu’il sèmera dans le champ Rharien ? Rharion ? La citerne de Lorette ressemble au puits de Parthénios, et Marie en fuite rappelle Cérès errante. Cérès, comme Marie, est une mater dolorosa.

Si l’on descend de ces hautes traditions épiques, les menues fables populaires offrent les mêmes concordances. C’est à l’imitation de Zéphyr et d’Éole que saint Clair donne le beau temps et saint Baumade la pluie. Saint Hospice dessèche la main levée sur lui, exactement comme le cheik Amrou paralyse l’émir Nassar-Eddin prêt à le frapper. À Issandon, un bœuf ne suffisait pas à traîner dans la montagne le chariot qui transportait le cercueil de saint Viance ; un ours vint se faire atteler à côté du bœuf ; à Bénarès, un tigre vint aider le singe Baniam à creuser la fosse du brahme Wharhâti. Les trois têtes de Cerbère qui aboient dans l’Averne aboient aussi dans l’île de Guernesey où l’on voit trois flammes sortir de la gueule du chien C’hy Coh, et dans l’île de Man, où l’on entend les trois jappements distincts du chien Mawth-Dog. Le spectre Perroblanco des Asturies est le même que le Kigwyn du pays de Galles et le Banco d’Ecosse. Kigwyn, en gallois, et Ban Cho, en dialecte calédonien, signifient Chien Blanc. Les femmes druses portent le tantour cornu en l’honneur de Bacchus, comme les cauchoises la coiffe pointue en l’honneur de saint Vallier, avec la même idée de talisman contre la stérilité.

Le sang qu’un coup de pierre fait jaillir du crâne de l’évêque Guy de Léron, mort depuis cent ans, n’est-ce pas l’épée de Cambyse faisant saigner le squelette du mage Raglath ? Simplicius retirant avec un signe du doigt la grosse pierre Lios du précipice de Capdenac, c’est Bawâsa ordonnant au rocher Nyan-hu de venir fermer sa grotte. Saint Colomban, ce sévère travailleur de la terre et de l’esprit, cet ascète impitoyable pour toute débilité, qui exigeait que les moines malades se levassent pour aller dans l’aire battre le blé, saint Colomban, Columba peccator, comme il se nommait lui-même, mangeait de l’herbe et de l’écorce d’arbre, ainsi qu’avait fait le druide Taliesin. Il se reprochait les baies de myrtil comme une sensualité.

Au dire de son disciple Chamnoaldus, plus tard évêque, les écureuils descendaient vers saint Colomban du haut des sapins (ferusculam, quam vulgo homines squirium vocant) ; les oiseaux venaient se cacher dans les plis de sa robe ; un jour, douze loups surviennent, le flairent, effleurent de leur gueule sa coule de bure, et passent (conspicit duodecim lupos advenire… intactum[5] relinquunt). Il renvoyait les ours des cavernes (abiitfera mitis, necprorsus estausa redire). Ici, après avoir été Taliesin, saint Colomban devient Orphée. Dictus ob hoc lenire tigres.

Inutile de multiplier ces exemples. Ces légendes, quelques-unes poétiques, d’autres puériles, n’ont d’autre valeur philosophique que leur ressemblance. C’est par là seulement qu’elles méritent d’être visées et homologuées en passant. Elles témoignent d’un certain état persistant de l’esprit humain. Elles ont une signification comme symptômes externes de ce quid divinum qui préoccupe l’homme. L’horreur sacrée emplit cette forêt des croyances et y donne partout la même attitude à l’humanité. Recueillement et anxiété. Il y a des Crescentius et des Siméons dans l’Inde ; le fakir est fait du même bronze que le stylite ; le réfectoire de la Trappe peut convenir aux monophages d’Égine ; le gymnosophe dans la fosse aux insectes reproduit Job ; la prophétesse juive est la même femme que la sibylle payenne ; la carmélite n’est autre chose que la vestale. Déclarerez-vous vides de sens ces identités saisissantes de la supplication humaine ? Déraisonnables, oui ; irrationnelles, non.


XVIII


La recherche de la solitude est propre à toutes les religions. Pourquoi ? C’est que la nature est là.

C’est que là, même pour la superstition, il y a une philosophie ; c’est que le grand ciel dit ce que le Talmud et le Koran ignorent ; c’est que le désert en sait plus long que le dogme.

Les solitudes sont le vrai point de départ des croyances. Les précurseurs crient au désert. Pas d’arbre sans racine, pas de religion sans Thébaïde.

Partout où apparaît l’étendue sauvage, la nature seule, le grand lieu abandonné, vastus eremus, l’anachorète surgit (ἔρημος, solitude ; ἀναχωρεῖν, s'éloigner). Isochore se creuse un trou dans la clairière de lauriers roses près de Famagouste, et c’est là qu’il trouve cette herbe si longtemps crue panacée, l’ammi de Candie, que Gallien appelle une des quatre petites semences chaudes. Daniel d’Illyrie vivait prosterné sur une plage de sable toute couverte de ces horribles vipères Ammodytes qu’on nomme Cerchnias, à cause de leurs tachetures de grains de millet, et Serpents cornus, à cause de leur espadon frontal. Les vallons d’épreuve et de rêverie s’ouvrent de tous les côtés à l’inquiétude humaine. C’est Ombos près du Nil, Vosagus près du Rhin ; c’est Ligugée près Poitiers, où saint Martin fonda le plus ancien monastère de France ; c’est le Montserrat, le Mont Ferrât, le Mont Cassin, Viterbe, Camaldoli, Centorbi, Vallerfusa, Vallombrosa, Monte-Tabalo, Pisilie près de Zante, Brittini dans la marche d’Ancône, Saint-Gall, la Grande-Chartreuse, les Météores où l’on n’a pour parvenir aux cellules qu’une poulie et une corde où pend un panier.

Saint Antoine institue le moine, saint Pacôme établit le cénobite, saint Paul de Thèbes crée l’ermite. Basile, Basilius, magister monachorum, invente la règle. Ainsi naissent les claustraux, les ascètes, les clercs, les moniaux, les sanctimoniaux. Ainsi se forment et s’agrègent les munsters d’occident et les laures d’orient. On y vient de toutes parts, les nobles en tête : nobilium liberi undique concurrunt ; on y apporte ses biens : omnia sua contradunt ; on y coupe ses cheveux, signe de seigneurie : coma capitis deposita ; on y accepte le triple communisme du logis, de l’argent et de la signature : claustrum, arca communis, et sigillum. Ce qu’on appellerait aujourd’hui « la raison sociale ». On y proclame la fraternité universelle : unius enim corporis sumus commenbra. Sive Galli, sive Britanni, sive Iberi, sive quœque gentes. Là, on veille, on s’appelle les Acémètes, « ceux qui ne dorment pas » ; un moine syrien du ve siècle, Alexandre, réfugié dans une friche près de l’Euphrate, menait à ce grand combat de la méditation et de la prière trois cents solitaires, divisés en six chœurs, qui se relevaient pour que le chant ne s’interrompît ni jour ni nuit. Là on prie, là on travaille ; et le labeur est rude. Un autre moine, Jonas, a vu les austérités qu’il raconte : « Debout tous ! Qu’on vienne casser la glèbe, qu’on arrive au lit fatigué, qu’on se lève avant d’avoir épuisé son sommeil, et qu’on marche encore endormi. » Omnes surgant, glebas scindant, lassus ad stratum veniat, necdum expleto somno surgere compellatur, ambu lansque dormitet.

Près du Jourdain, on institue le Laus perennis, germe de l’Adoration Perpétuelle, et qui sera plus tard la règle de Saint Denis et de Remiremont. Psalmi divini absque diminutione. On est là dans l’ombre, on emploie les heures sombres au chant ; le fil du psaume sans fin sort de la quenouille des ténèbres ; on garde toute la nuit des immobilités terribles ou lugubres. Psallentia ibi erat, incessabiles totius noctis habens stabilitates. Près d’Augst, l’ancien Augustodunum, on voyait encore il y a cent ans trois tronçons de pierre faisant une sorte de triangle dans la forêt. C’est tout ce qui restait de trois piliers où il y avait eu, au vie siècle, trois stylites. L’un criait au point du jour : Sto gemens, l’autre au coucher du soleil criait : Sto tremens, le troisième criait à minuit : Sto fremens. Les corbeaux, les montains, les pinsons des Ardennes et les éperviers leur apportaient à manger. On ne savait rien de ces hommes ; on leur donnait pour nom leur cri. Sto Fremens mourut le dernier. Il manque à cette légende celui qui dit : Sto sperans.

De quelque façon qu’on juge tous ces faits, il est impossible de n’y pas constater la pression de l’infini. Le phénomène est livré à la critique, mais il est. Les générations passent, le phénomène persiste. Les individus meurent, d’autres les remplacent dans la même attitude. Les contemplateurs des steppes de Tartarie qui ont parlé à Pholiorbe n’ont point bougé de leur sauvage observatoire ; les voyants que Pythagore a rencontrés dans les jungles de l’Inde y sont encore. Le solitaire pensif est éternel.

Chercherez-vous à ce phénomène des explications historiques ? Attribuerez-vous par exemple le cénobitisme chrétien à la persécution de Dèce et de Valérien ? Mais comment l’expliquerez-vous pour le brahmanisme, pour le bouddhisme, pour le magisme, pour le druidisme, pour le sabéisme, pour le mahométisme ? Comment l’expliquerez-vous pour la philosophie elle-même, qui a ses solitaires et ses ascètes ?

Que prouve-t-il donc, ce phénomène ? La ténacité des superstitions. Oui. Et en même temps la permanence du grand avertissement religieux adressé par la nature à l’homme. L’un de ces faits est la surface ; l’autre est le fond.


XIX


Résumons ce qui vient d’être indiqué. Il n’est pas sur la terre un être pensant en qui le spectacle de l’univers ne fasse une lente construction de Dieu. De quelques esprits considérables qui résistent ou qui protestent, on peut dire que, très probablement, c’est que pour eux la contemplation n’a pas été assez prolongée ou assez assidue, et la dose de solitude assez grande.

Quant à l’ensemble du genre humain, depuis le philosophe jusqu’au sauvage, depuis le plus profond jusqu’au plus simple, depuis Manou absorbé dans l’extase jusqu’au charretier bulgare qui pique ses deux bœufs sur le pont de Galata, depuis le cerveau où est le génie jusqu’au crâne où il n’y a que l’instinct, quant au genre humain, disons-nous, pourvu qu’il regarde, il songe, et pourvu qu’il réfléchisse, il s’incline. Pour l’humanité, le naturalisme se résout en religion. La nature, créée par Dieu, crée Dieu dans l’homme. Sous la pression des étoiles, un mage croît dans le pâtre de Chaldée. L’univers fait plus que démontrer ; il montre. Il montre d’abord le palpable, puis le visible, puis l’inaccessible, puis l’incompréhensible. Cette fleur est ; cueillez-la, respirez-la, ; méditez-la ; je vous défie de la nier et de la comprendre. La vision du réel se dilate forcément jusqu’à l’idéal. Tâtez le pouls aux choses, vous sentez sous l’effet la palpitation de la cause. Cette cause est en vous et au delà de vous, et il vous est impossible d’imaginer une idée quelconque et de faire quelque rêve que ce soit hors de sa présence. Que vous y consentiez ou non, la face inconnue regarde tout. Pas un phénomène qui n’en soit le miroir. Ce miroir est en vous, et souvent vous le considérez avec tremblement ; vous l’appelez conscience. L’homme méchant ou coupable l’ôterait de là s’il pouvait. Ceux des philosophes qui n’adhèrent à aucune des communions religieuses partiellement dominantes sont, en dépit d’eux-mêmes, de la grande communion cosmique. Cette situation mentale s’impose avec la rigueur d’une loi à toute tête consciente. Une espèce d’Être invincible se dégage de l’examen du savant comme de la contemplation du penseur. Dieu est involontaire à l’homme.

Dira-t-on : ceci n’est que de la sensation. On se tromperait. La sensation confirmée par le raisonnement, c’est tout simplement la double forme du réel, et cela a quelque affinité avec l’évidence. Du reste, le nihilisme seul, récemment rajeuni par une forte école allemande, est inexpugnable, soit dans son doute, soit dans sa négation. Il n’y a rien ; voilà pour l’athéisme la seule forteresse imprenable. Exagérer l’abstraction jusqu’à considérer le monde visible comme de peu de poids dans la balance philosophique, cela ne suffit pas. Il faut supprimer le monde tout à fait. Du moment où l’on admet que quelque chose existe, on peut être irrésistiblement entraîné jusqu’à Dieu. Pour se bien défendre, il faut aller résolument à l’extrémité de la contestation logique, prendre pied sur le seul fond solide du matérialisme, le nihilisme, et dire tout net : le monde n’est pas. Rejet du monde visible comme élément de la question, c’est là la première condition du scepticisme, s’il veut être irréfutable. Quant à nous, nous avouons que nous avons peu de dédain pour l’univers.

Si l’abstraction veut efficacement ruiner la certitude, il faut qu’elle change de nom et qu’elle s’appelle la négation. À quoi bon mettre des masques sur ces deux mots, les seuls indomptables : Non, et Rien !

Et il ne faut pas seulement dire : le monde n’est pas. Il faut dire : Je ne suis pas. Je ne suis pas sûr d’être serait trop peu solide et donnerait prise aux raisonnements qui s’appuient dans une mesure quelconque sur la réalité.

Déclarer que tout est apparence, à commencer par soi-même, frapper de néant l’objectif et d’impuissance le subjectif, c’est à cette condition-là seulement que le doute est un « bon oreiller ».

Cette forme du scepticisme n’est pas, du reste, contagieuse. Elle a contre elle l’irrésistible protestation du sentiment intime.

L’hypothèse poussée jusque-là est maladive.

Continuons.

Qui que vous soyez, vous avez en vous une prunelle fixée sur l’Inconnu et que l’infini engloutit sous son rayonnement. L’infini dans tous les sens monte au-dessus de votre tête, et s’élargit et se croise et s’épanouit et flamboie et monte et recommence et monte encore, prodigieuse gerbe des faits du gouffre.

Mais, dira-t-on encore, tout cela est surchargé de suppositions. Le visionnaire trouble le philosophe. L’univers ainsi regardé semble vu de Pathmos. La logique s’accommode peu de ces grossissements où la conjecture est mêlée. Le raisonnement, comme le calcul, n’aime pas voir de la fumée circuler dans la géométrie. Chassez tout ce rêve épars dans votre cosmos.

Soit. Contentons-nous du scalpel et du squelette. L’univers est là devant nos yeux. Soufflons sur cette apocalypse. Que reste-t-il ? Une machine.

Eh bien, une machine prouve un machiniste.

À la mécanique céleste, il faut un mécanicien.

Pas de locomotive sans chauffeur.

Vous en tiendrez-vous au coup de pied newtonien ?

Direz-vous que cela a été arrangé une fois pour toutes ?

Par qui ?

Par un ensemble de forces.

Quoi, sans intelligence ?

Ainsi, d’une convergence de forces inintelligentes, l’intelligence serait sortie ! Mais le moins ne crée pas le plus. Un ensemble, quel qu’il soit, ne produit jamais que la somme de son possible. Une houillère ne produit pas un gland ; un chêne ne produit pas un œuf ; un condor ne produit pas un homme. Le jour où je verrai un oiseau éclore d’un bouton d’aubépine, ce jour-là seulement, je croirai que le bourgeon monstrueux de la matière s’est ouvert, et que l’intelligence ailée et rayonnante en est sortie.

Amalgamez les forces, diminuez les frottements, décomposez les résistances, multipliez les leviers, emboîtez les pivots, échelonnez les points d’appui, corroborez les cabestans, coordonnez les engrenages, ajustez les pistons, équilibrez les balanciers, combinez les rouages, compliquez les poulies, faites la machine de Marly que vous voudrez ; vous n’en ferez pas sortir l’Iliade.

L’univers posé comme prémisse, c’est un impérieux raisonnement qui commence. Si vous ne voulez pas aller jusqu’au bout, ne vous laissez pas saisir par la logique du logos. Elle n’entend pas raison et dès qu’elle vous tient, elle ne vous lâche pas. Heureusement ; car le contraire serait terrible. On ne saurait rien imaginer de plus déconcertant pour l’intelligence et de plus désespérant pour la conscience que ceci : cette immense démonstration commencée par les azurs, les espaces, les océans, les étoiles, et déduite de phénomène en phénomène par toute la réalité palpable, visible ou concevable, s’arrête en chemin et laisse là le penseur ; et le monde ne conclut pas.

Si ! le monde conclut.

Sa conclusion, c’est : Quelqu’un.


XX


Il faut bien le reconnaître, et c’est là qu’on est irréfragablement conduit, en dehors même de toute observation intérieure, la nature accable l’homme d’on ne sait quelle clarté qui rayonne d’autant plus qu’on la regarde plus fixement, et qui, chose étrange, sans cesser d’être un mystère, finit par être une évidence.

En présence de ce fait permanent, prodigieux pour les forts, monstrueux pour les faibles, que faire ? Comment se mettre bien avec cette irradiation ? Comment échapper à la terreur sacrée ?

Le genre humain se précipite dans les religions, portes ouvertes.

Mais des religions peuvent naître et naissent les superstitions et les fanatismes, ces difformités de la foi.

Danger.

Les sages, les philosophes, les libres penseurs l’ont compris.

Comment obvier à ce péril ?

En extirpant la « Religiosité » ; en ôtant de l’Éternité l’Intelligence ; en ôtant du tombeau l’avenir ; en bornant l’homme à la vie ; en faisant le moi de chair pour vivre et de cendre pour s’anéantir ; | en niant Dieu, en niant l’âme ; | en supprimant le « surnaturalisme ».

Déclarer l’homme animal.

Fonder sur l’homme animal la société matérielle ; | c’est-à-dire limiter la conscience humaine au succès et l’aspiration humaine au bien-être. |

Que vaut cet effort ?

Examinons-le.

| Expliquons-nous sur l’homme pure machine. |

NOTE DE L’ÉDITEUR.




Cette première partie sur Dieu était achevc’e (à la revision définitive près) comme l’a dit Victor Hugo. La seconde partie sur l’âme n’était au contraire qu’ébauchée. Nous avons retrouvé en effet, sur un fragment de papier d’emballage plié en deux et formant couverture, la note suivante de Victor Hugo :


DEUXIÈME PARTIE
ébauchée seulement
à revoir, à compléter,
à coordonner.


la diviser en paragraphes chiffrés
comme la première.


Nous donnons cette ébauche ; nous l’avons, suivant cette dernière prescription, divisée en paragraphes chiffrés.

À côté d’un morceau définitif, comme le récit de l’entrevue que Victor Hugo eut à Bruxelles avec Anatole Leray, récit publié dans Post-Scriptum de ma vie, on trouvera le résumé des idées et des principes de Victor Hugo, la moelle de sa philosophie religieuse. Tout ce qu’il pensait sur l’âme, il l’a exprimé, tout ce qu’il voulait dire, il l’a dit, même sous cette forme rudimentaire.

En lisant ces pages d’un style serré, on a l’impression qu’après avoir été précédées d’une méditation attentive elles ont été écrites ensuite dans le feu de l’improvisation et sous l’influence d’une conviction ardente. Idées longuement agitées dans l’esprit, retracées ensuite au courant de la plume, destinées à être coordonnées et complétées.

Les développements que Victor Hugo aurait ajoutés n’auraient été que la parure de sa doctrine, et sa profession de foi, peut-être à cause de sa forme synthétique, conserve ici toute sa force et le caractère d’un testament philosophique.

DEUXIÈME PARTIE.




[I]

On abat un rocher, on abat un chêne, on abat un chien ; le meurtre commence à l’homme ; l’homme peut seul être assassiné. L’idée de destruction ne prend un sens moral suprême qu’appliquée à l’humanité. On passe avec calme devant un abattoir et avec horreur devant la Roquette. Quand je dis On, je désigne Tous, la foule. On, c’est Omnes. J’enregistre ici les sentiments généraux, parce que, seuls, ils constituent un état mental de l’humanité ; ce qui fait leur valeur philosophique. Le consensus omnium a toujours été légitimement admis, sinon comme preuve, du moins comme base à raisonnement. Eh bien ! remarquez cette échelle de faits : on brise une pierre plus tranquillement qu’on ne coupe un arbre ; on coupe un arbre plus tranquillement qu’on ne tue un animal ; on tue un animal plus tranquillement qu’on ne tue un homme ; on tue un homme avec moins de tremblement qu’on ne tue un génie ; témoin le long frémissement, grandissant de siècle en siècle, qui suit la mise à mort de Socrate et le supplice du Christ. Ce frisson croissant de l’homme en présence de cette ascension de la mort, allant de la pierre à l’esprit, est une révélation. C’est la révélation d’une loi, d’une loi profonde, d’une loi universelle, d’une loi fondement des lois. Quelle loi ? la voici :

La quantité de droit se mesure à la quantité de vie.

C’est là la cause mystérieuse, comprise ou non, de cet avertissement secret, tantôt faible, tantôt énergique, que nous recevons, que nous éprouvons, que nous subissons tous devant les différents degrés de la destruction. Une sorte de signification est faite dans l’ombre à notre conscience. A mesure qu’on sent la vie monter dans l’être, on sent l’inviolabilité croître, on sent le droit grandir.

Plus il y a de vie, plus il y a de droit. Telle est la loi. Or, si l’homme meurt tout entier, d’où lui vient plus de droit qu’à la bête ?

Ici arrêtons-nous. La grandeur terrible de la question se dévoile. Oui, l’homme a évidemment plus de droit que la bête. L’anxiété devant une tête coupée suffirait à le prouver. D’où lui vient ce plus de droit ? Appliquons la loi qui vient de nous être révélée. De plus de vie. Où est ce plus de vie ? Non sur, la terre évidemment. Ici-bas un homme meurt comme une mouche. Ici-bas la corneille vit plus longtemps que l’homme. Ce plus de vie est ailleurs. Où ? Inclinez-vous, et regardez l’âme immortelle qui ouvre ses ailes dans l’aurore.

Approfondissons ceci.

Vous êtes-vous jamais rendu compte de ce qu’est le droit de l’homme sur cette terre ? Son droit sur les choses est illimité ; son droit sur les bêtes est effrayant. Détruire les choses à son gré pour les transformer à sa guise, tel est son premier droit. Pour ce qui est des animaux, il peut sans crime, pourvu qu’il ne les fasse pas souffrir inutilement, les prendre, les enchaîner, les atteler, les accoupler, les asservir, les vendre, les émasculer, les tuer, les manger. Quelqu’un peut-il cela sur lui ? Personne. Il y a pourtant des êtres qui le font. D’accord ; mais de force, non de droit. Ceux-là, on les appelle tyrans, on les appelle bourreaux, on les appelle cannibales. Ils cessent d’être hommes ; ils retombent dans la brute ; on les déclare bêtes féroces. On se délivre d’eux comme on peut. Ils sont monstres. Ils sont hors du droit humain. Pourquoi ? Parce qu’ils ont fait à l’homme ce que l’homme fait à l’animal. Mais l’homme, lui, ce despote des choses, est-il un tyran ? Non. Est-il un bourreau ? Non. À la seule condition d’avoir pour but le progrès, l’omnipotence est sa faculté. Il a droit de vie et de mort sur tous les êtres inférieurs. Il est le dictateur redoutable de la matière.

Et la matière en convient, et la chose y consent, et la bête le veut. Voyez cette chienne : au bout de trois mois, rendez-lui ses petits ; elle ne les connaît plus, et les mord ; au bout de trois ans, rendez-lui son maître ; elle le reconnaît, et le lèche. C’est que l’animal n’est pas la fin de l’animal ; ce qui est le but de l’animal pour l’animal lui-même, c’est l’homme. La maternité de la bête est moindre que sa domesticité ; la nature pour elle, c’est l’oubli des petits et le souvenir de l’homme. Confirmation profonde de tout ce que le raisonnement révèle. L’organisme fatal entrevoit confusément l’âme libre et l’adore ; la légitimité de la dictature humaine éclate dans l’adhésion de la matière. L’homme est le maître et n’a pas de maître. Il est propriétaire du globe et souverain de la chose. Son action légitime ne finit que là où l’action légitime d’un autre homme commence. C’est cela qui est la liberté. La liberté, c’est le droit dans son plus grand diamètre, c’est le droit immense. Or, une immensité de droit suppose une immensité de vie. Qu’est-ce qu’une immensité de vie ? C’est la vie sans mesure et sans borne, c’est l’immortalité.

Le mystère est plein de commotions pour ceux qui méditent, et les réalités démesurées de l’infini ont sur la pensée des retours saisissants et des contre-coups terribles. Chose inouïe ! Vous tuez un bœuf ; vous prouvez votre âme.

Mais retournons la question. Concédons au matérialisme ce qu’il désire. Admettons que l’homme n’est qu’un animal ; un animal plus intelligent que le singe, moins fort que le lion. Il naît comme le cheval, il mange comme le loup, il meurt comme le porc. Avant lui, rien ; après lui, rien.

Eh bien, cette bête, attelez-la ! Héliogabale passe sur son char traîné par des femmes nues ; il a raison ; il déchire avec sa lanière aux griffes d’or le sein de Lylé, la belle esclave persane ; c’est un coup de fouet à une jument. Nous sommes en Amérique : des nègres se sont enfuis ; leur maître leur donne la chasse avec des chiens et lâche une meute sur eux ; c’est bien fait. La chasse aux nègres, la chasse aux sangliers, c’est la chasse aux bêtes. Cet homme est un sauvage : Qu’est-ce qu’il fait là ? Il mange. Quoi ? De la chair humaine. Pourquoi ? Parce qu’il a faim. Il est dans son droit, puisqu’il a des dents. Est-ce que vous ne vous sentez pas frissonner ?

Avez-vous jamais réfléchi à cette simple question : Pourquoi la chair de l’homme n’est-elle pas de la viande ? — Ceci est sans fond.

Une objection s’élève : l’homme a plus de vie que les autres membres de la création terrestre, que les choses et que les animaux ; soit. Mais par plus de vie, faut-il entendre une vie plus longue, c’est-à-dire dépassant la mort, ou simplement une vie plus large, c’est-à-dire rayonnant sur le globe, et l’inondant sans le déborder ? Je réponds : ne confondons point vie avec intelligence. Ce sont deux modes du même prodige, mais deux modes distincts. Plus de vie, c’est plus de durée. La création illimitée a besoin sur chaque globe d’un être qui déborde ce globe. Ici la solidarité des mondes apparaît.

L’espace est un océan ; les univers sont des îles. Mais il faut des communications entre ces îles. Ces communications se font par les âmes. La mort fait des envois d’esprits d’un monde à l’autre.

Le tombeau est une porte de sortie ; c’est une porte d’entrée aussi.

Mais (— et ceci est, depuis tant de siècles que le débat philosophique est ouvert, le dire d’une catégorie de penseurs, à commencer par Tertullien, qui, personnifiant le genre humain dans Adam, écrivait : Anima ex matrice Adami in propaginem deducta, —) une étrange interprétation de la mort se fait jour, et la voici :

« Homme, tu meurs. Oui, tu meurs tout entier. Ton moi s’éteint, ton atome se dissipe, ta conscience s’anéantit ; oui, extinction, dispersion, anéantissement ; mais cette conscience anéantie, cet atome dissipé, ce moi éteint, vont, dans la transformation ténébreuse de la tombe, sans garder mémoire d’eux-mêmes, il est vrai, se réunir à un être collectif qui résume toute la vie ici-bas, qui ne meurt pas, lui, car il se renouvelle sans cesse, et que nous nommons l’Humanité. Une bouteille pleine d’eau flotte dans l’océan ; elle se brise, l’eau s’écoule et se confond avec la mer. Point de trace. Voilà l’homme. L’homme n’est pas, l’Humanité seule existe. C’est l’Humanité qui est Divinité. »


[II]

Qu’appelez-vous Humanité ?

Qu’est-ce que vous entendez par ce mot ? Quelle est la vie propre de cette hypothèse ? Commencez par renoncer au mot Être. Un ensemble, successivement composé de générations sans âme, ne peut avoir d’âme ; il n’a pas de moi ; il n’est pas conscient ; c’est une abstraction. Une abstraction n’est pas un être.

L’Humanité, composée d’âmes et pleine de Dieu, c’est une lumière. L’Humanité vide, c’est un spectre. Ôtez-moi de là ce fantôme.

Une chose qui déifierait l’homme en tant que chair, qui le créerait Dieu en lui ôtant l’âme, qui le ferait son propre but à lui-même et l’isolerait de la création, qui donnerait pour idéal au progrès, non pas même le bonheur qui déjà est un but inférieur, mais la forme la plus matérielle du bonheur, le bien-être, qui ferait mourir l’homme tout entier, lui retirerait le moi conscient pendant la vie et persistant après la mort, et en même temps le déclarerait Être Suprême, cette chose-là qui s’appellerait Religion de l’Humanité, on ne saurait se la figurer ; rien au monde ne serait plus vain et plus lugubre. Ce serait le néant offrant sa plénitude à l’infini.

Soyons les serviteurs de l’Humanité ; n’en soyons pas les prêtres. Lumière, oui ; Encens, non. On n’arrive pas même à moitié chemin si l’on s’arrête à l’homme. C’est un mauvais sacerdoce que celui qui ne va pas à Dieu.


La grande chose de la démocratie, c’est la solidarité.

La solidarité est au delà de la fraternité ; la fraternité n’est qu’une idée humaine, la solidarité est une idée universelle ; universelle, c’est-à-dire divine ; et c’est là, c’est à ce point culminant que le glorieux instinct démocratique est allé. Il a dépassé la fraternité pour arriver à l’adhérence. Adhérence avec quoi ? avec Pan ; avec Tout. Car le propre de la solidarité, c’est de ne point admettre d’exclusion. Si la solidarité est vraie, elle est nécessairement générale. Toute vérité est une lueur de l’absolu.

Rien n’est solitaire, tout est solidaire.

L’homme est solidaire avec la planète, la planète est solidaire avec le soleil, le soleil est solidaire avec l’étoile, l’étoile est solidaire avec la nébuleuse, la nébuleuse, groupe stellaire, est solidaire avec l’infini. Ôtez un terme de cette formule, le polynôme se désorganise, l’équation chancelle, la création n’a plus de sens dans le cosmos et la démocratie n’a plus de sens sur la terre. Donc, solidarité de tout avec tout, et de chacun avec chaque chose. La solidarité des hommes est le corollaire invincible de la solidarité des univers. Le lien démocratique est de même nature que le rayon solaire.

Et, comme le vrai ne vit sur un point qu’à la condition de vivre sur tous, pour que l’homme soit solidaire avec l’homme, il faut qu’il soit solidaire avec l’infini. Solidaire, oui, mais de quelle façon ? Est-ce par la chair ? Non. D’abord, aucune parcelle de la chair ne contient l’entité humaine ; ensuite, la chair est bornée ; la chair meurt. Par quoi donc ? Par autre chose qui ne meurt pas. Il faut, redisons-le pour nous faire bien comprendre, que l’homme se rattache à ce qui n’est pas la terre, sans quoi il y aurait une lacune dans ce qui n’admet pas de lacune, dans le Tout. Or, pour que l’homme puisse se rattacher à ce qui n’est pas la terre, il faut qu’il y ait dans l’homme quelque chose qui ne soit pas de la terre. Ce quelque chose, qu’est-ce donc ?

C’est l’atome moral.

C’est l’être conscient et un, qui échappe à la pourriture parce qu’il est indivisible comme atome, et à la gravitation parce qu’il est impondérable comme essence ; c’est le moi, point géométrique du cerveau ; c’est l’âme.

Le cerveau s’écroule ; ceci s’en va. Où ? Dans le prodigieux réceptacle du moi impérissable, dans la solidarité pensante de la création, dans le rendez-vous des consciences, distinctes, quoique en communion ; dans le lieu d’équilibre des libertés et des responsabilités ; dans la vaste égalité de la lumière universelle où les âmes sont les oiseaux des astres, dans l’infini.

C’est après la mort que l’homme, transfiguré, compare les mondes. (Et ce que nous disons ici de l’homme, il faut le dire de tous les êtres de même nature que l’homme, probablement semés dans tous les globes de même nature que la terre.) C’est après la mort que l’homme, créature agrandie, de terrestre qu’il était, devient cosmique.

Si les créations semées dans l’espace étaient isolées, l’univers serait monstrueux. Ce ne serait autre chose que le plus grand des tourbillons de poussière. Or l’univers est un avant d’être divers. Qui dit Unité, dit Union ; qui dit Union, dit Communion ; qui dit Communion, dit Communication. La communication entre les créations est maintenue gar ce moi qui, à travers le crible du cimetière, va d’une sphère à l’autre. Ôter l’âme de l’homme, qui sait si ce ne serait pas supprimer la solidarité des mondes ?

Supprimer la solidarité dans l’absolu, ce serait lui enlever toute raison d’être dans le relatif. Par conséquent, au point de vue de la spéculation pure, plus de démocratie.

La religion de l’Humanité ne serait autre chose que l’individualisme de la terre. Résultat effrayant.


[III]

Ici surgit une objection ancienne, mais qu’il faut rappeler :

— Quoi ? cette âme, postérieure, et par conséquent antérieure, à l’homme, irait ainsi d’une existence à l’autre sans en garder mémoire ? Un tel voyageur n’aurait pas le souvenir de ses voyages ? Un tel moi oublierait ?

Qui vous dit qu’il oublie ?

Et d’abord entendons-nous sur le moi.

Prenons un exemple dans la réalité palpable. Le monde visible est la manifestation symbolique du monde immatériel. Il nous éclaire par analogie.

Regardez la plante : elle a deux modes de vivre ; la fleur a un moi périssable, la racine a un moi persistant. Peut-être sommes-nous ainsi, et avons-nous aussi quelque part un moi latent, source et foyer de nos existences successives, racine de nos épanouissements alternatifs, âme centrale qu’après chacune de nos morts nous retrouvons dans les profondeurs de l’infini. C’est là, s’il y a quelque fondement à cette hypothèse, c’est là que gît et que nous attend la conscience collective de toutes nos vies distinctes, et l’unité réelle de notre moi.

La vie antérieure et la vie postérieure sont entrevues par Cicéron. A parte ante a parte post, dit-il.

Qu’au seuil du sépulcre, l’obscurité de l’infini commence, d’accord ; que ce soit là l’Inconnu, sans doute ; mais qu’il y ait dans cet Inconnu la continuation de l’homme, qu’il y ait dans la mort l’immortalité, voilà ce que le raisonnement indique, voilà ce que l’intuition affirme.

Ici l’on m’interrompt.

Qu’est-ce que l’intuition ? Est-ce que l’intuition prouve quelque chose ?

Vous qui m’interrompez, vous êtes-vous parfois replié en vous-même, plongeant vos yeux dans votre propre mystère, songeant et sondant ? Qu’avez-vous vu ? Une immensité. Une immensité, noire pour quelques-uns, sereine pour quelques autres, trouble pour la plupart. L’obscurité, dit Pyrrhon, la splendeur, dit Platon. En dehors de ces deux songeurs augustes, situés aux deux points extrêmes de la spéculation philosophique, presque tous les penseurs qui se recueillent et qui méditent aperçoivent en eux-mêmes (c’est-à-dire dans l’univers, car l’homme est un microcosme) une sorte de vide d’abord terrible, toutes les hypothèses des philosophies et des religions superposées comme des voûtes d’ombre, la causalité, la substance, l’essence, le dôme informe de l’abstraction, des porches mystérieux ouverts sur l’infini, au fond, une lueur. Peu à peu des linéaments se dessinent dans cette brume, des promontoires apparaissent dans cet océan, des fixités se dressent dans ces profondeurs ; une sorte d’affirmation se dégage lentement de ce gouffre et de ce vertige. Ce phénomène de vision intérieure est l’intuition.

Je plains le philosophe qui dédaigne l’intuition.

L’intuition est à la raison ce que la conscience est à la vertu : le guide voilé, l’éclaireur souterrain, l’avertisseur inconnu, mais renseigné, la vigie sur la cime sombre. Là où le raisonnement s’arrête, l’intuition continue.

L’escarpement des conjectures ne l’intimide pas. Elle a de la certitude en elle comme l’oiseau. Dites donc à une hirondelle : prends garde, tu vas tomber ! L’intuition ouvre ses ailes et s’envole et plane majestueusement au-dessus de ce précipice, le possible. Elle est à l’aise dans l’insondable ; elle y va et vient ; elle s’y dilate ; elle y vit. Son appareil respiratoire est propre à l’infini. Par moments, elle s’abat sur quelque grand sommet, s’arrête et contemple. Elle voit le dedans.

Le raisonnement vulgaire rampe sur les surfaces ; l’intuition explore et scrute le dessous.

Le matérialisme est l’oiseau de nuit de l’idéal ; il ne perçoit pas ce grand jour ; l’idéal est un plein midi dont il est l’aveugle. Le matérialisme, comme une chouette réveillée hors de son heure et fourvoyée dans l’aurore, va se heurtant à toutes ces réalités radieuses, l’âme, l’immortalité, l’éternité, ténébreux dans l’éblouissement. Où le matérialisme crie : Sépulcre, l’intuition crie : Lumière ! L’intuition, comme la conscience, redisons-le, est faite de clarté directe ; elle vient de plus loin que l’homme ; elle va au delà de l’homme ; elle est dans l’homme et dans le mystère ; ce qu’elle a d’indéfini finit toujours par arriver ; le prolongement de l’intuition, c’est Dieu.

Et c’est parce qu’elle est surhumaine qu’il faut la croire ; c’est parce qu’elle est mystérieuse qu’il faut l’écouter ; c’est parce qu’elle semble obscure qu’elle est lumineuse. L’assujettissement aux Bibles, la servitude aux livres, l’idolâtrie des textes, l’obédience passive aux Védas et aux Korans, tout cela est terrestre, tout cela est artificiel, tout cela est construit pour le besoin de tel ou tel mode de civilisation, tout cela porte des ratures et des surcharges faites de main d’homme ; tout cela n’a, dans l’absolu, nulle raison d’être. Mais l’obéissance aux lueurs intimes, la confiance aux irradiations infinies, la foi à la conscience, la foi à l’intuition, c’est la chose sacrée, c’est la respiration de l’air même du sanctuaire inexprimable, c’est la communication avec Dieu : sans intermédiaire, c’est la religion. Ce que la conscience dit, elle le sait ; ce que l’intuition déclare, elle le voit ; la conscience sait en dehors de nous ; l’intuition voit en dehors de nous ; or savoir et voir, c’est la base d’enseigner et de prouver ; donc la conscience enseigne, donc l’intuition prouve. Quiconque consultera l’intuition sera bien informé. — Je le sens par intuition ; je le perçois par intuition ; — cela est supérieur aux syllogismes. Si par hasard il arrivait que, dans un cas donné, l’intuition contredît la dialectique, c’est du côté de l’intuition que je pencherais. L’intuition est une échappée de la grande certitude mystérieuse. Ce qu’elle m’enseigne, je le crois. Cela m’est montré par celui qui voit.

L’intuition parle dans nos ténèbres avec l’accent même de l’axiome.

Pourtant l’intuition peut se tromper ? Sans doute. Ah ! vous ne vous trompez pas, vous ? Qui êtes-vous ? Êtes-vous Cuvier ? Vous vous êtes trompé sur l’homme fossile. Êtes-vous Humboldt ? Vous vous êtes trompé sur les gymnotes. Êtes-vous Laplace ? Vous vous êtes trompé sur les bolides. Êtes-vous Lagrange ? Vous vous êtes trompé sur la vapeur. Ah ! c’est une litanie qui n’est pas finie et qu’on peut recommencer. Je l’ai dit déjà et j’y insiste. Vous vous appelez la science. Soit. En ce cas, vous vous appelez aussi l’erreur.

Ah ! l’intuition peut errer ! la belle nouvelle ! Tout ce qui passe par l’œil humain ou par l’esprit humain est sujet à déviation, c’est-à-dire égarement. L’âme a ses illusions d’optique comme le corps.

L’intuition infaillible ? Non. Mais elle a cela de grand que jamais elle ne perd de vue la réalité idéale. À quelque moment que vous l’interrogiez au fond de vous-même, vous la trouverez attentive à la clarté lointaine et centrale. Elle est la prunelle faite pour ce rayonnement. L’absolu est sa vision. Aussi, malheur au penseur qui n’en tient pas compte, et qui n’emploie pas à sa philosophie et à sa sagesse ce regard fixe de l’aigle intérieur sur le soleil moral !


[IV]

Revenons à ce seuil du sépulcre où nous avions aperçu l’âme et où nous nous étions arrêtés.

C’est là l’Inconnu, disions-nous. Oui, mais le souffle qui a vacillé sous notre crâne y persiste. La palpitation humaine est mêlée à ces ténèbres. Le fil humain entre dans la tombe et ne s’y casse pas ; on l’y sent flotter avec une mystérieuse ondulation d’infini. Le moi libre sur la terre sent au delà de la terre le moi responsable, et s’en inquiète. L’homme moral survit à l’homme matériel, et s’en va dans l’ultérieur sans sa chair et avec ses actions.

Ou il faut nier tout ce qui a été déduit plus haut, c’est-à-dire déclarer l’égalité de l’homme et de la bête, l’identité de l’homme et de la chose, et ce qui s’ensuit, c’est-à-dire le néant de la liberté et l’innocence du tyran, ou il faut proclamer cela, dis-je, ou il faut admettre l’âme. Et admettre l’âme, j’y insiste, c’est admettre le lien de l’homme avec l’Inconnu, la confrontation de la liberté avec la responsabilité après la mort, le face à face sépulcral du moi avec la Cause.

Oui, c’est là l’Inconnu ; mais cet Inconnu est le gouffre de la logique immense, et nous n’y devons pas jeter légèrement nos actions.

Et savez-vous quel est le crime de la peine de mort ? C’est qu’elle est une violence à cet Inconnu-là. Violer les ténèbres, quelle épouvante ! La peine de mort, c’est la voie de fait sur une âme ; c’est le rejet brusque d’une responsabilité à Dieu qui ne la réclame pas encore ; c’est le renvoi avant le rappel ; c’est la mutilation, dans une destinée humaine, du temps, arbre qui ne peut être émondé que par celui qui l’a planté ; c’est une sommation de fonctionner à heure fixe faite par la justice humaine à la justice divine, par Zéro à Tout ; c’est la myopie donnant un ordre au soleil ; c’est le lit du tombeau fait autrement qu’il ne doit l’être ; c’est le travail providentiel et sauveur du repentir et du remords arrêté dans une tête par la chute d’un couperet ; c’est Dieu interrompu dans l’homme.

Le sang ne suffit pas à l’horreur ; la preuve, c’est que, par une fatalité dont vous n’êtes pas responsable, vous en buvez et vous en mangez tous les jours, et vous appelez cela : bien dîner. La planche de l’échafaud est épouvantable, non parce qu’on y voit couler du sang, mais parce qu’on y voit ruisseler de l’âme.


[V]

S’il y a une vérité au monde, c’est celle-ci : Liberté implique responsabilité.

L’esclave est irresponsable, le soldat est irresponsable ; l’obéissance passive est une monstruosité absoute. La responsabilité commence au choix. Choisir, c’est agir ; choisir, c’est répondre. La bête ne choisit pas, ce n’est qu’un instinct ; l’homme choisit, c’est un esprit.

Suivons le raisonnement :

Liberté implique responsabilité.

Quelle responsabilité ?

Responsabilité légale ? Mais, pour la plupart des actions humaines, la responsabilité légale est illusoire. Le Code est une toile d’araignée aux grosses mouches qu’on appelle crimes et délits ; l’innombrable essaim des méchancetés, plus noires souvent que les crimes, passe entre ses mailles. Ce n’est pas même un filet à prendre les vices. On peut être un très mauvais homme, hanter les sept péchés capitaux faire le mal toute sa vie, et ne rencontrer sur sa route aucune loi. Etre pris au collet par un texte légal, c’est un incident qui n’arrive pas toujours aux pires. Ajoutez que la loi peut se tromper et se trompe, qu’il lui est arrivé, et qu’il lui arrive encore, de qualifier délit ce qui est droit. Exemple : les deux libertés organiques de l’homme, la liberté de penser et la liberté d’aimer, ont l’une et l’autre un chapitre dans le code ; le droit naturel est souvent un délinquant aux yeux du droit écrit. Comme la responsabilité doit avant tout être correcte, ne comptons donc pas sur le code, faillible d’une part, de l’autre insuffisant. Il y a mieux : on peut faire le mal, non seulement sans avoir le code pour obstacle, mais en ayant la loi pour outil. Un législateur peut être un bandit, témoin Dracon. Un juge peut être un assassin, témoin Caïphe. Et autour de Caïphe et autour de Dracon, les scélérats de la légalité pullulent, depuis Martin V qui brûle Jean Huss jusqu’à Parker qui pend John Brown. Ici c’est le code qui est complice, et c’est la loi qui devient responsable. Rayez ce mot : responsabilité légale.

Quelle est donc la responsabilité ? Car il en faut une ; sinon pas de liberté.

La responsabilité matérielle ? Qu’entendez-vous par là ? Voulez-vous dire que l’indigestion suit l’excès ? Faites-vous du juste et de l’injuste, du faux et du vrai, du bien et du mal, une question d’hygiène ? La conscience n’est-elle qu’un estomac ? Eh bien, là encore, même en rapetissant l’humanité à ce point, vous vous tromperiez. L’orgie peut être pour le père et l’indigestion pour le fils. Il y a des cas où l’indigestion s’appelle révolution. Songez à l’alcôve de Louis XV et à l’échafaud de Louis XVI. Que toute mauvaise action soit punie sur la terre, que la perversité soit nécessairement et visiblement suivie ici-bas de l’adversité, je vous arrête net, cela n’est pas. Trimalcion engraisse ; Cauchon prospère ; Borgia meurt pape et infâme ; la veuve de Scarron et de Louis XIV meurt reine et abominable. Renoncez donc à la responsabilité matérielle.

Que reste-t-il ?

La responsabilité morale.

La responsabilité morale ? Ôtez l’âme, et je vous défie de me dire ce que c’est. Le repentir, et pas de sanction ; le remords, et pas d’avenir ; mots vides de sens. Prenons le plus grand des crimes, le meurtre. Retirez l’âme, ce n’est plus un crime. Si un homme n’est qu’un organisme dévolu à cet engloutissement définitif qu’on appelle Rien, j’ai détruit cet organisme, soit, mais que parlez-vous d’assassinat ? Désorganiser de la matière, ce n’est jamais que désorganiser de la matière ; peu importe la configuration de cette matière, peu importe le mode de cette désorganisation ; égorger un homme ou manger une laitue, c’est la même chose ; quel repentir voulez-vous que j’aie ? Désagréger des molécules, c’est un fait simple. Je casse une pierre, je tue un homme. Rien en deçà, rien au delà. C’est une action dont je vois les deux bouts. Un déplacement d’atomes, une refonte de substances dans le creuset de la vie universelle, un changement de forme du néant. Je sais ce que j’ai fait, et je n’ai rien fait de plus que cela. Il n’y a là aucune ombre ; tout est clair et fini. Qu’aide à regretter ? Quel reproche voulez-vous que je m’adresse ? Le remords ne naît que de la quantité d’inconnu qu’on fait dans une action, limitée en apparence, profonde en réalité. Or le meurtre n’est profond que s’il a affaire à une âme.

Oui, le coup frappé sur un homme sonne creux. Dans l’homme il y a l’abîme.

L’immortalité donc, voilà le résidu du raisonnement ; quelque chose qui survit pour répondre, voilà le fond du syllogisme. Mettez tous les faits dans votre cornue, et traitez-les avec le réactif que vous voudrez, le précipité, c’est le moi persistant. Ouvrez la logique, ce que vous trouvez dedans, c’est l’âme.

Et ce qui s’ensuit est admirable :

Liberté exigeant responsabilité, plus vous élargissez la liberté actuelle, plus vous agrandissez la responsabilité ultérieure. Plus vous donnez de choses à faire à la vie, plus vous laissez de choses à faire à la tombe. L’esclave est irresponsable ; à la rigueur il pourrait mourir tout entier ; la mort n’aurait rien à lui dire. Le citoyen, lui, est de toute nécessité immortel ; il faut qu’il réponde. Il a été libre, il a un compte à rendre. Ceci est l’origine divine de la liberté. Pour que l’homme soit responsable ailleurs, il faut qu’il ait été libre ici-bas. Le sépulcre n’est pas béant pour rien. L’attente du tombeau implique la liberté de l’homme. La liberté humaine n’est pas seulement un fait terrestre, c’est un fait d’ordre universel. Celui qui attente à la liberté de l’homme attente à l’autorité de Dieu. Dieu tient l’autre extrémité de cette créature à laquelle il a donné le libre arbitre pour qu’elle en use devant la terre et pour qu’elle en réponde devant lui. Être souverain de soi-même, c’est n’appartenir qu’à Dieu, qui est l’idéal vivant. Cette possession de Dieu par l’homme s’appelle liberté ; et, conclusion magnifique, la splendeur de la déclaration des droits de l’Homme, c’est qu’elle est la promulgation des droits de l’Âme.

Ô sommet ! ô arrivée de la philosophie sur les hauteurs ! ô sublime identité de la liberté et de la foi !


[VI]

La question des âmes latentes, que nous n’abordons pas ici, loin d’ébranler en quoi que ce soit ce que nous venons de dire, s’y rattache de toutes parts par son mystère même, et en est, en quelque sorte, l’arrière-plan énorme.

Cette énigme des âmes latentes, posée par une certaine philosophie depuis des milliers d’années, cette vision étrange qui a effaré Pythagore, Théophraste, Columelle, Pline, La Quintinie, Thomas d’Aquin, Malpighi, Gomésius Pereira, Dupont de Nemours, l’observateur des bêtes, Redi, le scrutateur des plantes, et jusqu’au bizarre père Bougeant et jusqu’à Leibnitz, cette présence possible d’on ne sait quelle conscience murée dans la matière et momentanément captive, pour des raisons ignorées, dans des formes inférieures, cette question redoutable crée, en dehors des habitudes de la foule, pour les intelligences délicates qui la soupçonnent ou pour les puissants esprits qui la sondent, toute une religion de devoirs singuliers et qui semblent extra-humains, mais qui tous résultent de la formule : « La quantité de droit a pour mesure la quantité de vie », et, par conséquent, confirme la loi indiquée plus haut.

Ménager la nature, épargner la chose, cela devient le geste même de la sagesse ; François d’Assise dans sa grotte a la même illumination mystérieuse que Poûmavasy dans son creux d’arbre. Qui n’a été quelquefois frappé de ce qu’on pourrait appeler le brahmanisme de la Providence ? C’est la loi du droit égal à la vie qui laisse entrevoir quelques-unes de ses applications obscures, et non proportionnées à l’homme. Et, au delà de l’humanité, si l’on suit dans les profondeurs du possible l’hypothèse qui n’est autre chose qu’une forme ailée de la logique, on conçoit, on aperçoit presque d’innombrables systèmes d’êtres ayant chacun un horizon de devoirs différent du nôtre, mais éclairé par la même formule : le droit adéquat à la vie. Ce sont d’autres êtres qui voient d’autres profondeurs, mais à la même lumière. Chaque univers exécute à sa façon la législation de l’absolu ; les applications sont locales, la loi est générale.

C’est pourquoi nous l’avons qualifiée loi des lois.

Du reste, après avoir sommairement indiqué comment cette loi n’est point troublée par la question des âmes latentes, on comprendra que nous sortions de cette pénombre, que nous abrégions cette parenthèse énigmatique pour beaucoup de lecteurs, et que nous retournions à l’humanité toute simple. La question des âmes patentes suffit déjà à elle seule à déborder l’homme ; et ce livre n’est pas" un traité de philosophie cosmique. Tenons-nous-en donc à l’âme humaine et au droit humain.


[VII]

Quiconque a médité sait que la méditation a ses effarements, et que ces effarements viennent parfois d’une cause physique, d’un phénomène externe, d’une situation donnée de la création visible.

Mais rien n’est sans signification.

À de certaines heures, le tâtonnement de la pensée devient lugubre. La nuit est une de ces heures-là ; surtout la nuit d’hiver. Il semble qu’il y ait dans le soleil couché quelque chose de la disparition de Dieu. Obtenebratus est sol, crie Isaïe. Où donc est la lumière ? Le songeur nocturne éprouve une sensation d’abandon et d’oubli, | croit sentir le vide | et regarde l’espace avec un tressaillement d’orphelin. Pas d’étoiles ; tout ce qui pouvait ressembler à de la clarté s’est effacé au zénith derrière les nuages, voiles d’Isis. Partout la noirceur. Voilà la nature aveuglée, chose sinistre !

Malheur aux intelligences faibles ! Ces crépuscules, ces brumes, ces troubles de forme et de contour sont pleins d’un frisson vague et malsain. Les branches de la forêt chuchotent lugubrement. C’est l’heure où les bêtes de la trahison s’éveillent ; la paupière du mal s’entr’ouvre ; les yeux du guet-apens flamboient. À l’obscurcissement de la matière répond on ne sait quelle anxiété morale.

Opacité vertigineuse qui inquiète le philosophe et qui égare l’ignorant. Hélas ! pourquoi donc la lumière discontinue-t-elle ? Pourquoi y a-t-il une heure qui a l’air donnée au mal ? Pourquoi la fatalité apparaît-elle en quelque sorte visible sous cette forme de l’éclipsé ? Quand on considère, contemplation morne, la figure funeste des ténèbres, il est impossible de ne pas se dire, avec un certain frémissement, qu’il y a de la caverne dans la nuit, et, qui sait ? du crime peut-être dans l’obscurité ? Il ne semble pas que cette profondeur-là donne dé bons conseils. Caïn n’était pas autre chose qu’un regardeur de ténèbres.

Il fait nuit, dit Socrate, cela est mauvais. Nox malesuada, dit Tacite.

Le hibou encourage le bandit. Le renard montre au voleur la manière de se servir de l’obscurité. Les nuées ébauchent des antres ; les vastes courbes du ciel deviennent des cercles d’enfer. L’œil s’y perd, et la conscience aussi. Il était nuit quand Néron songea : Nox erat, Nero cogitavit. Tous les effluves des ténèbres semblent des exhortations au mal. Comment empêcher, comment arrêter, comment déconcerter ces effrayants envois de l’ombre dans les âmes ?

On ne combat l’ombre que par la lumière, on ne combat la nuit que par le soleil, on ne combat le mal que par Dieu.

Orate, orate, criait Jean à Pathmos.


[VIII]]

Si l’on élague les innéités intuitives, quelle certitude y a-t-il ?

La certitude est-elle dans notre morale ?

N’approfondissons pas ce point ; les temps ne sont pas venus ; bornons-nous à ce simple mot : pour notre morale la forme suprême de la beauté est une indécence à cacher. La nudité d’un lys est pudique, la nudité d’une femme ne l’est pas. Nos préjugés le veulent ainsi. Pourtant, il est certain que la contemplation de la femme peut se faire du pied de l’autel et être un acte religieux. Platon le pense, Lycurgue aussi, Salomon aussi, Mahomet aussi.

N’importe, la création manque de pruderie. Chose triste, notre vertu redoute la beauté ; chez nous, le beau effarouche le bien. Au fond notre morale est assez mécontente de Dieu.

La certitude est-elle dans la science ?

La science, qui se croit exacte, est peccable. Il faut la vénérer, mais la contrôler. Elle marche, mais elle trébuche. Sondez la science dans ses origines, remontez, si vous voulez, jusqu’à Hippocrate de Chio, fameux par la quadrature des lunules, remontez jusqu’à Apollonius le Myndien, qui a peut-être créé la physique, partout à côté du progrès vous trouvez le faux pas ; à côté du flambeau, le nuage. La science rit du peuple qui parfois en sait plus long qu’elle.

Souvent la divination populaire devance l’observation scientifique, et, ayant de l’intuition en soi, va plus loin. Les pierres du ciel, la lune rousse, les pluies sanglantes, les grêles de crapauds, ces chimères, acceptées de la foule, bafouées des académiciens, sont maintenant des faits. Le tonnerre-boule-de-feu des bonnes femmes est la foudre globulaire de Clairaut. L’influence que le peuple attribue aux comètes sur la terre a été, au point de vue physique, constatée par Newton. La science commence presque toujours par voir trouble. Pas un docteur qui n’ait erré ; pas un voyant qui n’ait louché. Bigot de Morogues s’est trompé sur les aérolithes ; il y a soixante ans, il raillait Bayle (fait de juillet 1681, frégate L’Albemarle) ; aujourd’hui Arago raille Bigot de Morogues ; Herschell s’est trompé sur le calorique lunaire ; Melloni, Knox et Zantedescht ont prouvé que le peuple avait raison contre le savant. Arnaud de Villeneuve s’est trompé sur la circulation du sang, Stenon, Whiston et Burnet se sont trompés sur la sphéricité terrestre, Woodward s’est trompé sur le déluge, Bêcher s’est trompé sur ce qu’il appelle les trois terres, la vitrescible, la sulfureuse et la mercurielle, Van Helmont s’est trompé sur l’alkaest, Descartes s’est trompé sur la glande pinéale, Galien s’est trompé sur les quatre humeurs, Monard s’est trompé sur le cinabre que de son temps on appelait sang-dragon ; La Peyronie s’est trompé sur le corps calleux ; Duverney s’est trompé sur l’aorte, Bailly s’est trompé sur le magnétisme, Oken s’est trompé sur les bivalves, Dupuis s’est trompé sur la chronologie zodiacale, Copernic s’est trompé sur la gravitation, Newton s’est trompé sur la réfraction de la lumière, Bernoulli s’est trompé sur les planètes, Kepler s’est trompé sur les comètes, Tycho Brahé s’est trompé sur le soleil. Gruithuisen dit la lune habitée ; Maedler la déclare déserte ; l’un des deux se trompe ; lequel ?

L’erreur s’est glissée jusque dans le mètre ; le mètre est faux ; il est à refaire ; le diamètre de la terre et le méridien ont été mal mesurés. Qui a fait cette bévue ? Maupertuis. D’Aquin a nié Harvey et Monge a nié Fulton. Comment a débuté la télégraphie électrique ? Par l’éclat de rire de l’Académie des Sciences. Folie, disait l’institut. Réalité, a répondu la nature.

Donc prenons garde.

Qu’on ne se méprenne pas sur notre intention. Nous n’attaquons pas la science. Nous constatons seulement que, l’optique terrestre étant donnée, la faillibilité est partout. Cette triste ubiquité de l’erreur est la loi de l’homme.

La science toute la première connaît son ignorance.

Interpellez la chimie sur l’affinité, la physique sur la gravitation. Que vous répondront la physique et la chimie ? Rien. Elles entrevoient une loi. Elles tâchent de superposer à cette loi leurs formules. C’est tout.

La science connaît aussi ce qu’il y a en elle d’impuissance.

À côté de la nature, elle se sent tout à la fois grande et petite, grande par la volonté, petite par la force. La nature, à un certain point de vue, fait les mêmes choses qu’elle, avant elle et mieux qu’elle. Il y a dans tout ce que produit la nature un ingrédient qui suffit pour tout changer et que la science n’a pas : le fluide vital. La science fait le photographe, la nature fait l’œil ; la science fait le mélographe, la nature fait l’oreille. La science a son volcan, qui est l’usine ; la nature a son usine, qui est le volcan. Dans l’une, la vapeur soulève un piston, dans l’autre elle secoue une montagne. La science a l’étincelle, la nature a l’éclair ; le premier nuage venu contient plus de foudre que toutes les bouteilles de Leyde de tous les laboratoires de l’univers. C’est par fleuves que l’électricité ruisselle dans les veines du globe. Que sont nos chétives décharges électriques près de l’immense turbine des gaz et des fluides ? Quant à nos courants lumineux, nous avons la flamme de nos deux cônes de charbon ; la nature a l’aurore boréale. Le globe tout entier est un électro-aimant. La nature, avec ces deux leviers mystérieux, la combustion du sang et le fluide électrique, remue à toute heure et pour toutes les fonctions tous les muscles de tous les êtres vivants ; nous, au moyen de la pile, nous faisons sauter une grenouille morte ; là s’arrête notre copie de la vie. Certes, les mécaniques construites par l’industrie humaine sont merveilleuses ; mais il y a une machine d’une certaine nature qui produit une foule d’effets statiques, dynamiques, chimiques, et qui ne brûle que deux cents grammes de charbon par jour ; cette machine s’appelle l’Homme. Je voudrais voir l’homme l’inventer.

Depuis soixante-quinze ans, la science est tenue en échec par le ballon. Le problème du ballon est ceci : l’aéroscaphe résulte de deux forces, la force d’ascension et la force de direction ; or ces deux forces sont contraires et semblent s’exclure l’une l’autre. Pour que le navire aérien s’élève, il faut qu’il soit plus léger que l’air ; pour qu’il se dirige, il faut qu’il soit plus lourd que l’air. S’il est plus lourd que l’air, il reste à terre ; s’il est plus léger que l’air, il est à la discrétion du vent. Visez une cible avec une plume, la plume n’y va pas ; visez une cible avec une pierre, la pierre touche le but. Que faire donc ?

Deux choses traversent l’air et le fendent, le projectile et l’oiseau ; tous deux sont plus lourds que l’air. L’un est poussé, l’autre est vivant ; le projectile est fatal, il arrive ; l’oiseau seul se dirige. Il est libre ! Quand l’impulsion cesse, le projectile tombe ; quand la vie cesse, l’oiseau tombe.

Il existe un troisième objet qui se meut, selon un mode mixte composé en quelque sorte du projectile et de l’oiseau, sans impulsion première, mais en vertu d’une force emmagasinée qu’il porte avec lui et qu’il dépose chemin faisant, contraint de s’arrêter quand la poche aux forces est vidée ; c’est la fusée. Là, comme l’a déjà dit ailleurs l’auteur de ce livre, là peut-être est la solution du problème de la navigation aérienne. La solution serait aussi dans l’imitation de l’oiseau. L’homme a déjà fait le cheval artificiel, la machine à vapeur ; saura-t-il faire l’oiseau artificiel, l’aéroscaphe ? Mais ici l’obstacle se complique : d’abord, vous donnez du charbon à dévorer au cheval artificiel ; mais que donnerez-vous à l’oiseau artificiel ? Emporterez-vous un approvisionnement ? c’est bien lourd. Où trouverez-vous un renouvellement de forces puisé dans le milieu ambiant lui-même, analogue à la nutrition ? Ensuite, pour créer le cheval artificiel, il suffisait de savoir faire le ressort ; pour créer l’oiseau artificiel, il faudrait savoir faire le muscle. Il y a entre le ressort et le muscle l’abîme qui sépare l’engrenage mécanique du fluide vital. Le jour où l’homme aurait la recette du fluide vital, il pourrait créer plus que l’aéroscaphe, il pourrait construire scientifiquement l’homme.

Et alors une question s’ouvre : Dieu permettra-t-il jamais que l’homme crée l’homme autrement que par l’amour ? Que gagnerait la vie terrestre à ce remplacement de l’amour par la science dans les profondeurs mêmes de la genèse humaine ? La science, possédant le fluide vital, pourrait donner la vie, mais non le souffle. Il y aurait donc sous le soleil d’effrayants êtres faits à notre image par nous qui vivraient de par la science, sans âme. Seraient-ce des hommes ? Ici l’on recule.

En attendant, ce n’est pas à la science de se poser à elle-même des limites. Et puisque nous venons d’indiquer en passant l’énigme du fluide vital, disons aux savants que c’est un tort de trembler devant cette énigme et de la refuser chaque fois qu’elle se présente à l’examen. La science s’est effarouchée devant le chloroforme ; devant les phénomènes biologiques, devant l’étrange question des tables, devant Mesmer, devant Delouze, devant Puységur, devant l’extase magnétique, devant la catalepsie artificielle, devant la vision à travers l’obstacle, devant l’homœopathie, devant l’hypnotisme, la science, sous prétexte de « merveillosité » s’est soustraite au devoir scientifique, qui est de tout approfondir, de tout examiner, de tout éclairer, de tout critiquer, de tout vérifier, de tout classer ; elle a balbutié des railleries ou aventuré des négations au lieu de faire des expériences ; elle a laissé, au grand profit des charlatans, la foule en proie à des visions mêlées de réalités ; elle a chancelé, lâché pied, et, là où il fallait avancer, rétrogradé. Elle a fermé les portes, elle, la science, qui n’a d’autre fonction que de les ouvrir, et qui n’est rien, si elle n’est pas une clef.

Quel est l’ennemi de l’inventeur ? Le savant. L’inventeur sait, et le savant n’invente pas. De là la haine. Le métier de l’un se hérisse devant l’intuition de l’autre. De là, à de certains moments, la quasi-paralysie du progrès.

Quant aux académies, certes elles sont utiles ; l’institut, tout embryonnaire qu’il est encore, est peut-être la création sociale et politique la plus appropriée à l’avenir. Dès à présent les académies sont des récipients de renseignements et de bons chefs-lieux d’informations ; plus tard, quand la vraie science sera fondée, il sortira de ces rencontres d’hommes spéciaux et de ces conciles de travailleurs un rayonnements Pourtant il ne faut point s’exagérer la puissance des amalgames, et les instituts sont des amalgames. Jamais les académies, ni dans la science, ni dans l’art, ne feront la besogne du génie.

| Ici encore la question du fluide vital reparaît. |

Une académie est à un cerveau ce qu’un mécanisme est à un organisme. L’unité lui manque, le point lumineux, le regard, l’âme. Cela pousse, cela traîne, cela ne plane point. La locomotive n’est pas l’aigle.

Tout ceci peut être dit, et d’autres choses encore, sans blessure pour la science. À qui devra-t-on la vérité, si ce n’est à la science ? On lui doit plus que le respect, on lui doit le concours. Lui signaler ses erreurs, lui rectifier sa voie, c’est concourir à son but. Nous voulons la science plus grande, plus forte, plus solide, mieux trempée, plus maniable aux mains puissantes de l’invention. La science, nous l’avons dit, est une clef ; c’est la clef de l’avenir ; nous voulons cette clef proportionnée à la serrure.

Nous ne pousserons pas plus avant cette digression qui est, du reste, une digression moins qu’on ne croit.


[IX]

Il y a, je le sais, et j’en ai touché quelque chose plus haut, des démocrates, très convaincus, très vaillants, très probes, très généreux, et j’ajoute très savants, qui mettent leur démocratie à cette condition : rejeter ce qu’ils nomment « le surnaturalisme ». C’est ce que Paul Duport, je crois, appelait labourer profond.

Mais d’abord il n’y a pas de surnaturalisme.

Ce que vous nommez ainsi, nous le nommons, nous, le naturalisme. Qui donc a la science ? qui donc connaît les limites de l’Être ? qui donc a fait la trigonométrie de l’ombre ? qui donc a relevé la frontière de l’Inconnu ? qui donc a catalogué la création ? qui donc en sait plus long que ces deux plongeurs terribles, le télescope en haut, le microscope en bas, lesquels ne savent rien ? qui donc fixe le point où la nature cesse d’être, de telle sorte qu’on puisse s’écrier : ceci est sur elle. Surnaturalisme ? qui dont peut dire : la réalité commence ici et finit là ? qui donc a l’alphabet du possible ? qui donc en peut écrire l’alpha ? qui donc en peut lire l’oméga ?

Où est votre certitude ?

Vous me répondez : où est la vôtre ?

Soit. Doute des deux côtés. J’y consens ; je vous l’accorde pour un moment, quoique, pour ma part, je croie. Mais entre ces deux doutes, l’un qui encourage, l’autre qui désespère, pourquoi préférez-vous le doute désolant ? Entre l’ombre où est la chute et l’ombre où est l’ascension, pourquoi préférez-vous l’ombre où est le gouffre ? À égalité de doute, pourquoi choisir le doute noir ? Vous dites Non comme je dis Oui. Mes trois lettres se trompent peut-être comme les trois vôtres. Mais dans les vôtres, il y a le vide, la stupeur, le non-sens de la souffrance et de l’épreuve, le rire du criminel, le sarcasme de César tout-puissant, l’impunité de Tibère, l’irresponsabilité de Borgia, le désespoir des bons, l’effroi des justes, la banqueroute de Dieu, le néant ; dans les miennes, il y a les étoiles.

Mais supposons-la expliquée, la formule : ni âme ni Dieu. C’est fait. Plus de surnaturalisme. On a « labouré profond ». Qu’a gagné la démocratie ?

Matière partout ; plus de peuple, l’individu. Plus de siècle, la minute. Art, poésie, philosophie ; on a soufflé ces chandelles. Elles gâtaient la nuit. De la science, que reste-t-il ? Seulement la partie industrielle, l’applicable ; tout ce qui est science pure, abstraite, spéculative, serait poésie et chimère. On a éteint cela. Cela confine au surnaturalisme. Le beau, le vrai, le grand ; quels sont ces mots ? Il y a quelque chose d’éclipsé qu’on appelait ainsi. Les ténèbres sont là ; cherchez. Devoir, dévouement, sacrifice ; autant de non-sens. De quoi s’agit-il ? de jouir. Et de jouir vite. Car après nous, rien. C’était la philosophie du roi Louis XV ; c’est la bonne. L’ancien appareil varié des facultés humaines est tombé en désuétude ; la société n’a qu’une pierre de touche : l’utile. À quoi cela sert-il ? l’homme ne connaît plus d’autre question. L’excellence de la chimie, c’est d’aboutir à la cuisine. Écouter l’instinct, satisfaire l’appétit ; sagesse. L’idéal héroïque s’est déplacé ; c’était Léonidas, c’est Pantagruel. Tout est un ventre.

Et j’ajoute ceci : — Tout étant matière, plus de loi morale. Le tyran est comme le tigre, un innocent.

Voilà ce qu’a gagné la démocratie.

Oh ! cramponnons-nous au vrai.

Le peuple ne vit pas de négation, mais d’affirmation.

La démocratie veut croire. Croire, c’est pouvoir.

La liberté veut la responsabilité ; l’égalité veut l’azur, la fraternité humaine a pour source la paternité divine.

Il y a une sorte de proverbe populaire qui fait de Peuple et de Dieu les deux termes d’une équation.

Il n’y a pas de roi parce qu’il y a un Dieu ; toute monarchie est une usurpation de providence. Pourquoi ? Parce que tout ce qui n’est pas l’auteur est sans droit à l’autorité. De là l’inanité du Chef de Peuple et la majesté du Père de Famille.


[X]

Ces dernières lignes réclament peut-être quelque approfondissement.

La démocratie humaine est visiblement la volonté de l’auteur suprême.

Il ne crée de royauté que là où le libre arbitre n’existe point, dans les espèces inférieures ; et alors quand il veut déléguer l’autorité, voici comment il s’y prend :

Regardez cette nation. Elle en vaut la peine. Elle a une ville, la ruche, et un travail, le miel. Cette nation s’appelle les abeilles.

Cette nation est une monarchie. Elle a une reine.

La Reine est une abeille aussi, mais pas la même abeille que les autres. Elle éclôt dans une alvéole d’une forme différente. Elle est de plus grande taille ; elle a l’abdomen plus large, la tête moins grosse, le corselet plus svelte, les ailes plus courtes ; elle n’a pas les brosses du travail aux pattes et le sac à miel sous le ventre. Son aiguillon est courbe au lieu d’être droit. Les sujettes vivent à peine un an ; la reine vit quatre ans au moins, quelquefois sept ans. Les autres sont grises, elle seule est dorée. Elle ne travaille pas.

Quelle est sa fonction ?

Elle pond son peuple.

En outre, elle chante. Et quand elle chante, toute la ruche se tait.

Elle seule est harmonieuse ; elle seule est féconde. Les autres sont muettes et stériles.

Elle fait jusqu’à soixante mille œufs par an.

Elle pond dans une cellule à part l’œuf qui doit régner, et d’où sortira l’abeille souveraine, son héritière.

Elle fait des populations, non seulement pour la ruche, mais pour les migrations. C’est elle qui crée les essaims. Elle est mère de la ruche centrale et mère des colonies.

Ici, comme on le voit, l’autorité implique l’auteur ; et ce n’est pas un mot, mais un fait. La reine des abeilles, c’est la mère des abeilles.

Plus de vie donne plus de droit ; certes, l’axiome est applicable ici. Ces royautés-là sont de droit divin.

Aussi quand la reine, à qui une seule fécondation suffit pour la ponte gigantesque qui remplira toute sa vie, sort de sa mystérieuse noce en plein ciel pour ordonner le massacre des mâles devenus des bouches inutiles, je sens en elle cette chose sacrée et démesurée, l’autorité, et je ne lui conteste point son coup d’état.

Maintenant montrez-moi un homme de douze pieds de haut, suant de la lumière, ayant pour parole une musique étrange possible à lui seul, vivant cinq cents ans, et produisant son peuple, et m’ayant moi-même tiré de sa substance, et seul générateur dans un monde eunuque, cet homme surhumain, cet Auteur, je suis prêt à le saluer roi. Mais mon semblable, mais le sujet comme moi de la digestion pendant la vie et de la pourriture après la mort, mais le malade comme moi, le petit comme moi, l’ignorant comme moi, l’éphémère comme moi, celui-là mon souverain ? jamais. Fraternité, soit ; Autorité point. Mon égal n’est pas mon maître ; mon frère n’est pas mon père.


[XI]

Toute la démocratie n’étant qu’une affirmation, le scepticisme y semble peu à sa place. Mis en pratique, il mine et fait crouler le dévouement, qui est la base même du progrès. Pourtant, comme nous l’avons indiqué plus haut, la réaction naturelle et nécessaire contre les superstitions, les abrutissements et les intolérances a entraîné, parmi les plus purs révolutionnaires, un certain nombre de généreux esprits jusqu’à la négation philosophique absolue. Ils en conviennent ; quelques-uns même s’en vantent ; la démocratie excluant l’hypocrisie. Heureusement le principe démocratique a encore plus de force vivifiante que le principe matérialiste n’a de puissance desséchante ; quand on a bu aux sources vives de 89, l’empoisonnement du cœur n’est plus possible, et, presque toujours, à l’heure des occasions suprêmes, quand, dans un de ces démocrates sceptiques, l’homme qui doute se trouve aux prises avec l’homme qui agit, c’est la lumière héroïque de l’idéal qui prévaut et qui détermine l’action ; de là des conduites sublimes qui démentent l’aridité des théories, et de glorieux manques de logique.

Au commencement de 1852, j’étais à Bruxelles. Un jour, quelqu’un poussa ma porte et entra. C’était un homme jeune, au sourire franc, à l’œil sincère et vif, vêtu avec une certaine recherche élégante, montrant beaucoup de linge très blanc, ayant un gilet de velours à boutons ciselés, des gants paille, une fleur à la boutonnière, et un jonc à la main. À la question que je lui adressai, il me répondit : — Je suis prêtre.

— Ou plutôt, reprit-il, je l’ai été. Je ne le suis plus. J’ai quitté le faux pour le vrai. Aujourd’hui, monsieur, je suis ce que vous êtes, un proscrit.

Je priai ce proscrit de s’asseoir.

— Je me nomme Anatole Leray, me dit-il.

Nous causâmes. Il me raconta sa vie. On l’avait élevé de telle sorte qu’un matin, à vingt-cinq ans, il s’était trouvé prêtre. Cela l’avait réveillé. Le songe d’une longue éducation mystérieuse s’était comme dissipé pour Anatole Leray le jour où il avait vu, brusquement, en pleine jeunesse, un mur, un mur infranchissable, un mur d’ombre et de granit, la prêtrise, se dresser entre la nature et lui. Sa première messe lui avait fait l’effet de sa dernière heure. En descendant de l’autel, il s’était apparu à lui-même comme un spectre. Il était resté béant, l’œil fixé sur la terreur de la vie impossible. Il avait vingt-cinq ans ; il sentait toute la création dans ses veines ; il était, de par la volonté de la réalité, plein de la sève universelle ; et il était forcé de se déclarer que, pour lui désormais, cette fermentation des instincts n’était plus qu’un bouillonnement de fautes. Bref, il n’avait pas la vocation ; et il s’effrayait de le reconnaître si tard. Cette résistance du prêtre au sacerdoce s’accrut silencieusement en lui pendant plusieurs années ; il combattit, il se roidit, il se meurtrit le cœur à ce qu’on lui avait imposé comme devoir ; il fut sévère, fidèle et honnête envers l’autel ; enfin, après bien des souffrances, il sortit de la lutte vaincu. C’est-à-dire vainqueur. L’homme triompha du prêtre. Anatole Leray céda à la jeunesse, à la vie, à la sainte et irrésistible nature. Ce sont là les expressions même dont il se servait en expliquant le fait. Et, loyalement, aimant mieux être appelé apostat par Rome qu’hypocrite par sa conscience, il se retira de l’église. À qui sort de ce lieu sévère, une seule porte est ouverte, la démocratie. Sa pente naturelle l’y conduisait d’ailleurs. Avant d’être homme d’église, il était enfant du peuple. Anatole Leray était d’une pauvre famille paysanne de Bretagne. Il était donc rentré dans le peuple tout naturellement comme une goutte d’eau dans l’océan. Il s’y trouvait bien. Il racontait tout cela simplement, avec une sorte de naïveté éloquente et forte. Sa retombée dans le peuple l’avait mûri. Il y avait en lui un penseur politique. Il avait écrit dans plusieurs journaux. C’était un révolutionnaire tout frémissant de conviction.

De l’exposé de sa vie, il passa au récit de ses idées. Je l’écoutais.

À un certain moment, il lui vint quelque chose qui ressemblait à une explosion.

Ce qu’on va lire est une reproduction de ses idées, sans doute en d’autres termes, mais, à cela près, rigoureusement exacte ; peut-être non littérale, mais, à coup sûr, fidèle.

— Tenez, monsieur, s’écria-t-il, que tout ceci serve au moins de leçon. Désormais la démocratie doit aviser. Il faut refaire l’homme, et recommencer le peuple dans les enfants. C’est dans l’éducation qu’il faut montrer la logique de la révolution.

— Je suis de cet avis, lui dis-je.

Il s’anima.

— Pour moi, monsieur, l’éducation entière est dans ceci : extirper de l’esprit humain toute espèce de surnaturel.

Je reconnus le mot.

— Qu’entendez-vous par là ? lui demandai-je.

— J’entends par là que l’homme est perdu par ces fantasmagories religieuses. Les superstitions sont l’étouffement de l’avenir. Tant que les nations respireront sur la terre un fanatisme ambiant, ne comptez pas sur la raison humaine. Monsieur, ce vieil esprit humain sombre sous voiles et se noie dans les chimères sacrées et fait eau de toutes parts. Cramponnons-nous aux réalités immédiates. Deux et deux font quatre ; pas de salut hors de là. Établissons la philosophie sur le fait. Que rien ne soit admis qui ne soit humainement vérifiable. N’acceptons que le visible et le tangible. Je veux que toute ma croyance tienne dans mes dix doigts. Guerre au merveilleux ! Que le peuple ne croie à rien qu’à lui-même. Mettons dans le berceau ce qu’on y voit, le germe ; mettons dans le tombeau ce qui y est, le néant. Chassons tous ces songes d’êtres en deçà de la terre, et de vie au delà de la vie. Supprimons le ciel. Il n’y a pas de ciel. Nous sommes dans le ciel. Notre terre y roule. Le ciel, c’est ça. Raisonnons net et ferme. Mort aux rêves ! Qui ne veut pas du fruit coupe l’arbre. Ôtons tout prétexte aux religions.

— Quelles sont donc vos opinions religieuses ? lui dis-je.

Il me répondit :

— J’ai été élevé au séminaire.

— Eh bien ?

— Je suis athée.

— Si c’est une conséquence que vous prétendez tirer, observai-je, je ne saurais l’admettre. Pour avoir gardé des chèvres, on n’est pas Giotto ; un collège de jésuites n’a pas pour produit nécessaire Voltaire. — Du reste, je vous écoute. Continuez.

— Mais, reprit-il, j’ai tout dit. Se dégager des hypothèses. Sortir de la prison des chimères et en faire évader le genre humain, ce vieux captif que toutes les religions tiennent sous clef. Voilà.

— Je ne veux pas plus que vous, lui dis-je, des hypothèses qui deviennent superstitions et des chimères où l’on voudrait murer la raison humaine. Il semblerait donc que nous avons, vous et moi, la même pensée. Pourtant je ne crois pas que nous soyons d’accord. Précisez.

— Eh bien, répondit-il, suppression complète de ce que les spiritualistes appellent l’idéal. L’idéal est du surnaturalisme. Ôtons le surnaturalisme du monde, c’est-à-dire chassons Dieu ; ôtons le surnaturalisme de l’homme, c’est-à-dire chassons l’âme. Pas d’éternel et pas d’immortel. Donnons ces vérités pour fondement à l’éducation. Tout est là. J’ai fini.

— Vous avez à peine commencé, repris-je. À votre sens donc, qu’est-ce que le monde ?

— Pure matière.

— Et l’homme ?

— Pure matière.

— Distinguez-vous, lui dis-je, entre la matière et la matière ?

— Je serais insensé. La matière est égale à la matière. C’est là la grande base de l’égalité.

— Mais, répliquai-je, les organismes ?

— Les organismes ne sont que des modes. Ces modes de la substance, fatals et aveugles en eux-mêmes, engendrent ces mirages qui font une sorte d’escalier de nuages, et que vous nommez d’abord intelligence, puis conscience, puis âme, échelons de l’échelle qui monte à Dieu. Cette échelle est appliquée à l’échafaudage de toutes les religions. Il s’agit de la jeter bas. Il faut en briser tous les échelons, l’échelon Dieu, l’échelon âme, l’échelon conscience, l’échelon intelligence. Et même l’échelon organisme. À bas l’organisme s’il devient le merveilleux, c’est-à-dire si l’on prétend conclure des diversités de l’organisme une supériorité quelconque d’une forme de la matière sur l’autre ! À bas l’aristocratie des organismes ! Des modes qui s’évanouissent ne sont autre chose que les figures de Rien. Tout redevient l’atome ; l’atome indivisible et inconscient. Un atome qui serait supérieur aux autres, serait Dieu. Qui dit matière dit égalité. La matière est adéquate à elle-même.

Je le regardai fixement.

— Ainsi le moucheron qui vole, le chardon qui pousse, le caillou qui roule, sont les égaux de l’homme ?

Il eut un moment d’hésitation, puis répondit avec une loyauté qui semblait en lui plus forte que sa volonté même :

— Vous êtes dur ; mais le syllogisme est vrai.

— Monsieur, lui dis-je, les logiciens rectilignes sont rares. Vous raisonnez droit devant vous, et avec une inflexible bonne foi. Je ne dois pas en abuser. Je renonce donc à ces duretés du syllogisme extrême. Restons dans l’homme ; suivons-y vos prémisses : point d’âme, point de Dieu, point de surnaturalisme, point d’idéal ; la matière égale à elle-même. Et je vous déclare que je vais me borner à l’un des innombrables côtés de la question.

— Je vous écoute, reprit-il à son tour.

Et je lui demandai :

— Quel est, à votre sens, le but de l’homme sur la terre ?

— Le bonheur.

— Pour moi, lui dis-je, c’est le devoir. Mais ce n’est pas de ma pensée qu’il s’agit, c’est de la vôtre. — Dans la balance de l’égalité de la matière, de combien le bonheur d’un homme dépasse-t-il, en poids et en valeur, le bonheur d’un autre homme ?

— De zéro.

— Avant d’aller plus loin, me concédez-vous ceci qu’en logique, à toute action il faut une raison déterminante ?

— Cela est incontestable.

— Je reprends. Donc, si une occasion se présente où le bonheur d’un homme pourra être immolé au bonheur d’un autre homme, quelle sera, dans les plateaux où se pèseront les deux bonheurs, la quantité de pesanteur excédante qui pourra déterminer le sacrifice de l’un à l’autre ?

— Zéro.

— Donc, repartis-je, en logique, et en restant dans le fait matériel, qui est, selon vous, la seule sagesse, un homme n’a jamais aucune raison pour se sacrifier à un autre homme ?

Toute oscillation paraissait avoir cessé dans son esprit. Il me répondit avec calme :

— Aucune.

— Et par conséquent, répliquai-je, aucune pour sacrifier son bonheur au bonheur du genre humain ?

Ici Anatole Leray eut un tressaillement.

— Ah ! s’écria-t-il, s’il s’agit du genre humain, c’est différent.

— Pourquoi ? lui dis-je. Le total d’une addition de zéros, c’est zéro.

Il garda un moment le silence, puis me jeta avec quelque effort cette adhésion :

— Au fait, la vérité est la vérité. Vous êtes toujours dur ; mais votre syllogisme est juste.

Je poursuivis :

— Je ne juge pas votre principe ; je déduis seulement ce qu’il contient. Et c’est par vous que je fais faire, pas à pas, cette déduction. Vous êtes bon logicien, cela me suffit. Donc l’homme est matière ; il sort du néant, il rentre dans le néant ; il a un jour et pas de lendemain. Ce jour-là seulement est à lui ; toute sa raison, tout son bon sens, toute sa philosophie, ce doit être d’en user et de le faire durer le plus possible. L’unique morale, c’est l’hygiène. Le but de la vie, c’est le bonheur. Le but de la vie, c’est de jouir. Le but de la vie, c’est de vivre. Il y a à ceci des corollaires sans nombre ; je ne veux pas les tirer en ce moment. Je me borne à vous demander si c’est bien là votre pensée.

— C’est bien là ma pensée.

— Et à ce compte, et à votre sens, un homme jeune et bien portant qui donne sa vie pour un ou plusieurs autres hommes, ses égaux, ses semblables, ses identiques, atomes et matière comme lui, qu’est-ce que cet homme ?

— Une dupe.

Nous nous quittâmes froidement.

Anatole Leray partit de Bruxelles, passa en Angleterre, puis s’embarqua pour l’Australie. La traversée dura cinq mois. Le jour ou le paquebot arriva en vue de la terre, une tempête s’éleva. Le navire fit côte. Anatole Leray réussit à se sauver, et gagna un rocher hors des lames. Presque tout l’équipage put atterrir. Cependant, dans ce tumulte lugubre d’un naufrage où le pêle-mêle des épouvantes répond au chaos des vagues et où chacun ne pense qu’à soi, une embarcation où étaient trois femmes chavira. La mer était furieuse ; les trois femmes y disparurent. Aucun plongeur, même parmi les plus hardis matelots, n’osait se risquer. Ils en avaient tous assez de regarder le redoutable ruissellement de l’océan couler de leurs habits et s’égoutter à terre autour d’eux. Anatole Leray, médiocre nageur, se jeta dans cette écume. Il réussit, et ramena une femme sur le bord. Il se jeta une seconde fois, et en ramena une autre. Il était épuisé de fatigue et tout sanglant de s’être déchiré aux rochers. On lui cria : Assez ! assez — Comment ! dit-il, il y en a encore une. — Et il se précipita une troisième fois dans la mer.

Il ne reparut pas.

Hélas ! cette question donne le vertige. Oui, les fanatismes sont infâmes, oui, les superstitions sont difformes, oui, il y a une lèpre sur la face auguste de la vérité, oui, Innocent III, Charles IX, Borgia, Pie V, oui, l’imposture et l’abrutissement, les bûchers, le quemadero de Séville, l’inquisition de Goa, les juifs traqués, les albigeois égorgés, les maures exterminés, les protestants torturés, les estrapades, les dragonnades, Bossuet applaudissant Louvois, Torquemada à Saragosse, et Cromwell aussi à Drogneda, et Calvin aussi à Genève, les ténèbres, les ténèbres, les ténèbres ! oui, cela fait frémir. La superstition est une maladie lugubre. La guérirez-vous par la suppression pure et simple du fait religieux ? Essayez. Soit. C’est bien. Vous avez fermé ces mosquées, rasé ces pagodes, jeté bas ces wigwams. Vous avez lacéré les Talmuds, | anéanti les Gémaras, pulvérisé les Védas, brûlé les Korans |. La seule réalité palpable règne ; le mystère est chassé ; il n’y a plus rien dans la société dont on ne voie le commencement et la fin. Êtes-vous délivrés ? Est-ce fini ? non. Regardez cette mère. Elle vient de perdre son enfant. Qu’est-ce qu’elle fait donc, la malheureuse ? elle tombe à genoux. Devant vous ? devant moi ? non. Devant qui donc ? Devant l’Inconnu.

Elle prie.

Le mystère vous a ressaisis.

Ou pour mieux dire il ne vous à jamais lâchés.

Le fait religieux ce n’est pas l’église ; c’est la rose qui s’ouvre, c’est l’aube qui éclôt, c’est l’oiseau qui fait son nid. Le fait religieux, c’est la sainte nature éternelle. Placardez-moi donc votre philosophie sociale de façon qu’elle cache le soleil ! Vos problèmes économiques sont une des glorieuses préoccupations du dix-neuvième siècle, moi qui parle j’ai consacré à les approfondir, sinon à les résoudre, toutes mes forces d’atome, je sais peu de questions plus graves et plus hautes ; supposons-les résolues ; voilà le bien-être matériel universel créé, progrès magnifique. Est-ce tout ? Vous donnez du pain au corps ; mais l’âme se lève et vous dit : j’ai faim aussi, moi ! Qu’est-ce que vous lui donnez ?

Être bien vêtu, bien nourri et bien logé, vivre à bon marché et bien, payer le saumon un sou la livre grâce à l’empoisonnement des fleuves, mordre dans du pain blanc, avoir un bon feu pour se chauffer et un bon lit pour se reposer, devoir tout cela dignement à son travail, faire rayonner son aisance autour de soi, croître dans la liberté et la santé, voir sourire sa femme gracieusement parée, voir grandir ses enfants bien portants, ne jamais manquer de rien, prospérer dans ce qu’on fait et par ce qu’on fait, bien boire, bien manger, bien dormir, c’est beaucoup, certes ; mais si c’est tout, ce n’est rien.

| Allons plus loin. |

Réalisez sur cette terre tous les Édens, tous les Élysées, toutes les Atlantides, tous les triomphes de la matière, toutes les glorifications de la jouissance, tous les walhallas de la chair, tous les jardins de délices catholiques, indous et payens ; faites coucher le paradis de Mahomet dans le paradis d’Anne d’Autriche : une houri nue dans des draps de batiste. Qu’est-ce qu’il te faut à toi ? Quatre repas par jour ? les voilà. Et toi ? Autant de vin de Champagne que tu en peux boire ? tends ton verre, et bois. Des palais de marbre, des salles dorées, des parcs pleins de paons et de cygnes, des symphonies, des fêtes, des joies, qui en veut ? Quelles servantes souhaitez-vous ? Toutes les forces de la nature ? Ici ! Venez, forces. Obéissez à l’homme. La vapeur traîne ses navires, le vent pousse ses aéroscaphes, l’éclair porte ses lettres. C’est bien ; et la science est là qui lui fait une hygiène puissante, qui restaure son estomac, qui raffermit sa colonne vertébrale, et ramène sa longévité à l’état normal ; si bien, que, comme le veut la nature, la jeunesse dure soixante-dix ans, et un homme est un siècle. À merveille. Buvons et mangeons. Volupté, plaisir, extase, ivresse, félicité, santé. Concorde en outre. Paix sur la terre, et fraternité universelle. Seulement une restriction : mon moi mourra. La tombe est une porte. Le cercle de l’éternité est un zéro. Je ne retrouverai pas ces enfants qui sont mes entrailles ; je ne reverrai pas cette femme qui est ma lumière. | Allez-vous-en ! Votre éden m’épouvante. | Je frémis.

J’ai vendu mon âme à ma chair. Non. Je ne veux pas de ce marché.

Il n’y a que l’âme qui puisse satisfaire le cœur.

Ah ! vous m’offrez de la viande et du néant. Ah ! vous n’avez rien pour cette flamme qui est en moi, qui me chauffe et qui m’éclaire et qui me brûle, et qui pense et qui espère et qui aime. Eh bien ! laissez-moi tranquille. Vous me faites horreur avec votre ventre satisfait.

J’aimerais mieux du pain noir et un ciel bleu.

Ah ! prenons garde. Il y a des tombes, il y a des fosses où l’herbe pousse sur ceux que nous aimons, il y a des vieillards qui meurent et l’on ne sait pas où ils vont, il y a des enfants qui naissent et l’on ne sait pas d’où ils viennent, il y a des ondes sur la mer, il y a des souffles dans les arbres ; prenons garde ! Prenons garde, cette fleur devient fruit, ce papillon vole avec des millions de plumes sur les ailes, ce charbon et ce diamant sont la même chose, cette planète tourne, cette femme pleure, il y a de l’inconnu, vous dis-je ! Et savez-vous quel est l’autre nom de l’inconnu ? le voici : le nécessaire.

Combattons le fanatisme, démasquons l’imposture, insultons l’hypocrisie, tenons hardiment tête aux férocités des dogmes, terrassons tout ce qui louche et tout ce qui ment, écrasons l’idolâtrie ; mais respectons la prière. La prière est une résultante de l’immensité.

Je n’ai que faire de votre science, vous dit la mère en larmes, je ne mordrai pas dans votre pain, je me moque de votre bien-être, je veux mon enfant !

Et elle ira à celui qui lui rendra son âme. Et tant qu’il y aura des mères ce sera ainsi. Et tant qu’il y aura des prunelles ouvertes au jour, tant qu’il y aura des poitrines, tant qu’il y aura des bouches rêvant le baiser éternel, tant que les marmots demi-nus joueront devant les portes, tant que les amants iront le soir sous les sombres feuilles pleines de murmures, tant qu’on s’aimera, tant qu’on vivra, ce sera ainsi.

Ô impuissance humaine, et quel douloureux problème qu’on ne puisse pas supprimer ce mal sans blesser le bien ! Non, non, combattez jusqu’à votre dernier souffle, et je suis avec vous, les religions, mais respectez la religion. Aussi bien, je vous le dis, vous y perdriez votre peine. Fermez la paroisse, soit. Empêchez donc la fauvette qui chante, la mouche qui chuchote, le lion qui rugit, l’âne qui brait, le chêne qui verdit, le sel qui se minéralisé, l’eau qui coule, le vent qui passe, de dire dans les profondeurs on ne sait quelle messe formidable. Vous avez mis en pièces ce hideux bouquin où tant de choses monstrueuses étaient mêlées à quelques lueurs. Il y a là-haut au-dessus de nos têtes un grand livre bleu plein de flamboiements ; ce livre, dont le zodiaque est une phrase, déchirez-le donc.

Tout en résistant au rapprochement des choses disproportionnées, nous jetons ici en passant une remarque qui a sa portée. Le procès qu’on fait à Dieu ressemble au procès qu’on fait au peuple. Il y a la même ironie et le même parti pris. L’homme de réaction procède comme l’homme de scepticisme. L’un traite la révolution comme l’autre traite la création. Refus de voir le tout ; rapetissement de l’horizon ; négation de l’infini dans un cas, de la démocratie dans l’autre. Attaque de l’ensemble par le détail. Que signifie ceci ? Expliquez-moi ce contresens. Voilà qui me révolte. 93. Marat. Le 2 septembre. Pourquoi le sang ? Pourquoi ce mal ? etc. Puis, après l’indignation, la moquerie. Ceci est laid, ceci est grotesque, ceci est malpropre, etc. La prise semble facile, le résultat est nul. De victoire point. Ni le peuple ni Dieu ne sont atteints. L’un reste dans son droit, l’autre dans son ciel.


[XII]

Certains philosophes, quelques-uns par excès d’amour, s’obstinent au doute, et raisonnent ainsi :

— Expliquez-nous le mal, et nous croirons. Dites-nous le pourquoi du tigre, le pourquoi de l’araignée, le pourquoi de la ciguë, le pourquoi de Commode, fils de Marc-Aurèle, le pourquoi du 18 brumaire, le pourquoi de Lacenaire, le pourquoi de la guerre, le pourquoi de la nuit, le pourquoi de la vie s’alimentant de la mort ; dites-nous le pourquoi de la souffrance et de la faute ; et nous croirons. Un Dieu qui crée ou qui permet le mal est incompréhensible. Le mal est, donc Dieu n’est pas.

J’admets que Dieu créant ou permettant le mal est incompréhensible.

Maintenant, entendons-nous sur la portée de l’incompréhensible comme élément de négation.

S’il suffit qu’une chose soit incompréhensible pour ne pouvoir pas être, les négateurs ont raison.

Mais si l’incompréhensible peut exister, ils ont tort.

Examinons.

L’infini est scientifiquement démontré. Demandez à l’algèbre.

Or, qu’est-ce que l’infini ? C’est l’incompréhensible.

Donc, l’incompréhensible peut exister, puisqu’il existe.

Levez les yeux vers le ciel étoilé, vous le voyez. Prenez une mouche, vous la touchez.

Si l’incompréhensible existe, que prouve cet argument :

— Dieu est incompréhensible, donc il n’est pas — ?

Rien.

Le mal, n’étant qu’incompréhensible, ne prouve donc rien contre Dieu.

Ne point comprendre n’est pas plus une raison pour nier que pour croire.

La connaissance de Dieu n’est donnée à personne ; la notion de Dieu est donnée à tous.

Chacun a la goutte d’eau ; personne n’a l’océan.

Si je pouvais expliquer le mal, je pourrais expliquer Dieu ; si je pouvais expliquer Dieu, je serais Dieu.

Mettez un aveugle au soleil ; il ne le verra pas, mais il le sentira. Tiens, dira-t-il, j’ai chaud. C’est ainsi que nous sentons, sans le voir, l’être absolu. Il y a une chaleur de Dieu.

L’argument du mal ne saurait donc être sainement invoqué ; il fait partie de l’incompréhensible : Quand vous m’aurez expliqué l’infini, je vous expliquerai l’incompréhensible.

Prouver Dieu, oui. L’expliquer, non.


[XIII]

Qu’entendez-vous par ce mot : Dieu miséricordieux ?

Contentez-vous de ceci : l’absolu est juste. Le monde n’a qu’une loi : l’équilibre.

Que fait la lumière sur le marais ? elle extrait et enlève tout ce qui est eau pure, mêle ces limpides atomes au ciel et en fait des perles de rosée pour les fleurs. Vous représentez-vous le résidu de l’étang, la fange, la pourriture et les détritus, criant : lumière ! fais-nous grâce ! lumière clémente, prends-nous avec toi et emporte-nous dans les roses !

Eh bien, il n’y a pas deux procédés, l’un pour la lumière, l’autre pour la justice. Équité et clarté sont identiques. Ce que le soleil fait sur le marais, au moment de la mort, la justice le fait sur les hommes. Elle extrait et attire à elle tout ce qu’elle peut s’assimiler, tout ce qui est en équilibre avec elle-même, tous les moi restés justes, tout ce dont elle peut faire des gouttes de rosée céleste pour les fleurs paradisiaques. Elle pompe le pur de l’âme et laisse le reste. Le mal lui résiste par son propre poids et demeure en bas.

Quant au remords, quant au repentir, étant d’essence éthérée, ils ont en eux-mêmes une puissance d’ascension.

La rentrée d’une âme pénitente dans la lumière, ce n’est pas clémence, c’est justice. L’eau purifiée est l’égale céleste de l’eau pure. C’est donc vers votre propre cœur qu’il faut vous tourner ; regrettez le mal que vous avez fait ; tout est là. Dieu ne se mêle de vos actions que pour être juste. Quand vous vous repentez, c’est vous-même qui vous faites grâce.

[XIV]

Moribonds repoussant l’église, refus des dernières prières, ordre du testateur de porter directement son cercueil au cimetière ; ces symptômes se multiplient en ce moment. Ils ont une portée politique. Et, à un autre point de vue encore, et plus élevé, ils sont sérieux.

Il y a, à cette heure, chez quelques-unes des nations les plus civilisées, une certaine tendance aux protestations de la mort. Cet emploi du sépulcre | aux choses de la vie |veut être examiné.

Des hommes, des hommes respectés, quelquefois-des hommes illustres, se dressent au moment d’expirer, regardent austèrement les temples du haut de leur lit d’agonie, étendent la main comme le prophète contre Babylone, et interdisent l’approche de leur âme au sacerdoce stupéfait. — Pas de pagode, pas de mosquée, pas de synagogue ; pas de prêtre, pas de livre ; je veux m’en aller seul et mettez-moi dans la fosse des pauvres. — Ainsi a parlé un sombre et tendre penseur. D’autres, non moins vénérés, ont répété le même geste de réprobation et de rejet. Plus d’un meurt de la sorte. Et il est grave, en vérité, que le signe qui repousse le prêtre vienne d’une tête éclairée de la lueur étrange du tombeau.

Nous ne le contestons pas, dans les temps et dans les pays où le pharisaïsme règne, en présence de Simon et d’Anne, ces sévérités peuvent être nécessaires. En voyant Mathan venir à elle pour lui parler de Dieu, la mort abaisse chastement son voile de ténèbres. Là où commence la responsabilité vraie, la fausse prière n’a que faire, et l’agonie en fait justice. L’agonie est une voisine du mystère, et ce qu’elle entrevoit de l’éternité lui rend insupportables les faux dogmes et les faux prêtres. De là ces éloignements terribles.

Certes, plusieurs des religions actuelles n’ont que trop mérité ces protestations suprêmes. Et, quant à moi, ennemi des vendeurs du temple, non moins incliné devant Jésus le fouet à la main que devant Jésus les bras en croix, loin d’infirmer ou de blâmer ces manifestations qui sont presque des pénalités, je m’y associe. Il y a telle heure dans l’histoire où il est bon que la conscience humaine éclate et montre son visage le plus sévère ; et les morts doivent l’exemple aux vivants. Qu’au moment d’entrer dans la tombe, le mort se retourne et écarte le prêtre, cela est grand. Vade retro, Caïphas.

Mais écarter le prêtre, ce n’est pas écarter Dieu ; repousser le pharisaïsme, ce n’est pas repousser la prière. Loin de là. Ces indignations de la tombe contre les sacerdoces dégénérés sont un appel plus profond à Dieu. Le penseur ne proteste jamais contre une religion en elle-même, mais contre l’excès d’alliage humain qui la falsifie. Là où il y a trop de l’homme, il n’y a plus assez de Dieu ; ces deux lignes résument tout ce que la philosophie peut dire contre les idolâtries et les superstitions. Quant à la religion, étant l’irradiation même du fait immanent, elle demeure. Ce n’est pas elle que le mourant repousse, c’est son fantôme. Qui va contempler le visage ne veut pas regarder le masque. Qu’un romain veuille mourir sans le flamine, qu’un turc veuille mourir sans le derviche, qu’un chinois veuille mourir sans le bonze, qu’un nègre veuille mourir sans l’obi, cela ne blesse point l’éternité. Le prodigieux astre de l’infini ne vacille pas au zénith parce que, à l’instant de se coucher tout de son long à jamais, le cadavre retrouve un souffle suprême pour éteindre la chandelle de suif dont on enfumait son cercueil.

Pourtant, il ne faut point s’y méprendre, et nous y insistons, le tombeau sans le temple, c’est redoutable. Cela peut n’être pas compris. Il importe que le gros des esprits irréfléchis ne se fourvoie point, ne mette pas un contresens sous l’utile et rigide leçon donnée par quelques mourants vénérables, et ne traduise pas refus du temple par négation de l’âme, et refus du prêtre par négation de Dieu. Quelquefois la foule s’aveugle de ce qui devrait l’éclairer.

Le plus grand de tous les malheurs, ce serait tout le monde athée. Le jour où l’humanité serait matière, le peuple serait troupeau.

Donc, en attendant qu’il se fasse providentiellement, comme cela arrive à toutes les époques climatériques de la civilisation, quelque transformation divine de la formule religieuse aujourd’hui étroite et usée, il sied que la sagesse des esprits attentifs avise. Jamais les nécessités civiques n’ont été compliquées d’un danger plus sérieux. Il importe que de grands exemples, qui doivent être des enseignements, ne dévient pas, et restent ce qu’ils sont, des actes de foi. Foi plus haute, qu’il faut expliquer. C’est pourquoi, quand il arrive qu’un mourant se sépare des religions régnantes et s’en réfère directement à Dieu, il convient de suppléer aux oraisons officielles par la grande prière humaine et populaire, par la communion des âmes en présence de l’infini. Il y a des cas où le peuple peut officier pontificalement. Là où le prêtre manque, que le philosophe vienne. La tombe est le lieu de la philosophie. Le philosophe n’est autre chose que le prêtre en liberté.

Il ne faut pas se figurer que la philosophie procède par retranchement, qu’elle ne voie que la chose immédiate et humaine, qu’elle n’ait qu’un œil, l’œil terrestre, et qu’elle se crève l’œil divin. La vraie science et la vraie philosophie tiennent compte du phénomène tout entier. Il serait étrange que la prunelle de l’esprit se bornât à la terre quand la prunelle de la chair va plus loin. Quoi, je vois l’infini, et je ne l’admettrais pas ! La science, loin d’être un abat-jour, est un élargissement d’horizon. À quelle partie de mon être voudriez-vous que j’ajustasse une philosophie qui serait plus étroite que les religions ? Quoi, le philosophe, ce serait un dos tourné aux étoiles ! Quoi, le prêtre ouvrirait et le philosophe fermerait ! Quoi, le prêtre aurait une clef et le philosophe n’en aurait pas ! non, un penseur n’est pas moins pénétré de foi qu’un évêque. La science est sacrée. Il y a autant d’azur dans le philosophe que dans le prêtre. La sagesse n’aboutit pas à la suppression de l’espérance. La science retirerait à l’homme l’infini ! La philosophie serait la castration du ciel ! Non ! non ! non ! croire résulte de savoir plus encore que d’ignorer.

Que l’enterrement donc demeure religieux. Devant la sépulture, le côté par lequel la vie est songe apparaît. Pas d’entêtement dans la sécheresse ; pas d’opiniâtreté puérile. Le mort penche.

Prenez garde.

À quoi bon rester dans les pensées de la terre quand la terre s’évanouit ? Pourquoi se cramponner à ce qui nous quitte ? Ne mettez pas le néant vivant trop près de l’escarpement du sépulcre. Nos affaires humaines ont peu de figure en un tel heu. Au moment de la fin, une ouverture inexprimable se fait. Qui que vous soyez qui êtes témoins, recueillez-vous. Soyez vraiment pensifs. Je vous dis que cela est sérieux. Ce mort doit être médité. Qu’on sente que c’est d’un esprit qu’il s’agit, et d’un esprit qui entre là d’où l’on ne sort point. C’est l’instant des questions sombres. Est-ce un esprit lumineux qui va monter et rayonner ? est-ce un esprit reptile qui va tomber ? Assistez-vous à une ascension ? Êtes-vous les spectateurs sans le savoir d’une chute désespérée ? Certes, cette ombre est formidable. Que l’attitude des consciences et le penchement des fronts soit conforme à la transfiguration mystérieuse qui s’accomplit. Une fosse ouverte, c’est l’inconnu béant. Faites silence, et qu’on puisse entendre une âme voler.

Et que ceux qui parleront parlent avec tremblement. L’immanent est là. Que leur voix fasse effort pour accompagner, et, s’il se peut, rassurer dans cette obscurité l’âme partie, et qu’ils l’exhortent, et qu’ils la recommandent. À qui ? à Lui. Qu’ils disent : va, âme ! Qu’ils s’écrient : aie pitié, Toi ! Et, à travers les frémissements du lieu solitaire, sous ces arbres de l’hiver éternel, parmi ces pierres blanches des autres morts qui écoutent peut-être, que le frissonnant appel de l’homme à Dieu entre dans le sépulcre, et qu’on prête l’oreille, et que, par moments, dans ces ténèbres, on croie entendre les profondes réponses de l’Inconnu.

Voilà ce que doivent être les funérailles.

Louez le mort s’il a été honnête et bon, honorez sa vertu civique, sa probité domestique, son dévouement patriotique, constatez, pour l’exemple des survivants, la quantité de lumière humaine que les actions de sa vie ont dégagée ; rien de mieux, et c’est nécessaire et c’est juste. Que ce ne soit pas tout pourtant. N’oubliez pas qu’un cercueil s’approche en ce moment d’une fosse, n’oubliez pas que nous sommes à l’heure où ce qui est humain se mesure à ce qui est divin. Voici la minute où l’homme s’en retourne. Ceci est la grande rencontre de l’infini. L’insondable est ouvert, précipice. Ici tout ce qui est matière s’enfonce et disparaît dans des profondeurs ignorées. Les pelletées de terre du fossoyeur tombent dans l’éternité.

Le jour où l’on descend une bière dans ce trou sinistre, tous les souvenirs de la terre conviennent, rappelez-les, pourvu que dans votre parole, à vous philosophe, on sente Dieu présent. Si vous ne mêlez pas Dieu à votre séparation solennelle d’avec les morts, la petitesse du fait terrestre sera hideuse, tout ce que vous direz sera inutile, c’est-à-dire terrible, et j’aurai une secrète épouvante d’entendre dans un instant si grave un bruit si vain. Éloge des œuvres du trépassé, théories sociales, améliorations matérielles, bien-être, chemins de fer, télégraphe électrique, libre-échange, économie politique, tout cela est bien ; mais, en vérité, le seuil de l’abîme demande autre chose.


[XV]

Sondez le problème humain dans tous les sens, vous retombez toujours sur ceci : quelque chose hors de l’homme.

Et à ce quelque chose l’homme tient. Ce n’est qu’un fil, un fil invisible, un fil impalpable, mais ce fil, il ne peut le rompre.

Que l’homme le veuille ou non, il est dans ce qui est. Il est dans l’inconnu.

La prière est un essai de dialogue avec cette ombre.

Quiconque a prié sent que cette ombre entend ; quiconque a pensé sait qu’elle répond.

[XVI]

Maintenant, pour finir, un mot au lecteur.

C’est d’une âme absorbée par cette nature de méditations et d’études et, pour ainsi dire, enfouie dans la contemplation des choses célestes, qu’est sorti le livre qu’on a sous les yeux.

Ce livre, est-ce le ciel ? Non ; c’est la terre. Est-ce l’âme ? Non ; c’est la vie. Est-ce la prière ? Non ; c’est la misère. Est-ce le sépulcre ? Non, c’est la société.

D’où vient donc qu’un tel songeur a fait un tel livre ? Dans la main qui ne touche que des rayons, que signifie le scalpel ? Une ouverture d’ailes vers l’infini ne jette-t-elle pas une ombre au moins inutile sur un amphithéâtre de dissection ? N’est-il pas étrange de commencer par la vision pour finir par l’autopsie ?

Non, ce n’est pas inutile. Non, ce n’est pas étrange.

La terre n’est bien vue que du haut du ciel. La vie n’est bien regardée que du seuil de la tombe. Il faut qu’une étude de la misère, pour remplir son devoir, aboutisse implicitement à deux choses : une sommation aux hommes, une supplication allant plus haut. Pour bien éclairer la plaie que vous voudriez guérir, ouvrez sur elle toute grande l’idée divine. Le souffle religieux, pénétrant la pitié sociale, en augmente le frisson. Le réel n’est efficacement peint qu’à la clarté de l’idéal. Un tas de fumier n’est qu’un tas de fumier ; mettez Job dessus, Dieu y descend ; et voilà que toute cette pourriture dégage de la splendeur.

Peindre le malheur, tout le malheur, c’est-à-dire le malheur double, le malheur humain qui vient de la destinée, le malheur social qui vient de l’homme ; c’est là incontestablement une tentative utile, mais pour qu’elle atteigne pleinement son but, le progrès, cette tentative implique une double foi : foi à l’avenir de l’homme sur la terre, c’est-à-dire à son amélioration comme homme ; foi à l’avenir de l’homme hors de la terre, c’est-à-dire à son amélioration comme esprit.

En d’autres termes, il faut, la misère étant matérialiste, que le livre de la misère soit spiritualiste.

Les ouvrages où l’on entend le gémissement du genre humain doivent être des actes de foi.

C’est ainsi que, désintéressé, solitaire, isolé, descendu peut-être d’une de ces situations sociales que les hommes prennent pour des sommets, proscrit, selon le langage bizarre de la terre, n’ayant plus d’autre patrie que le ciel, heureux d’y avoir laissé envoler mon espérance, contemplant la transparence sacrée du naturalisme, ébloui d’hypothèses, englouti dans le possible, confiant et par moments hagard, perdu dans l’abîme avec épouvante et joie, mais me souvenant de l’homme, homme moi-même, j’ai écrit ce livre.

J’ai tenu à expliquer cela.

De sorte que si, en pénétrant dans ce drame au fond duquel est une sorte de sombre miroir de la misère, vous lecteur, heurté de certaines duretés qui viennent de la tendresse, étonné de ce qu’il y a parfois de farouche et d’inexorable dans la compassion, vous demandez à l’auteur quel est son droit pour réviser la damnation sociale, pour réhabiliter le damné et pour relever la damnée, pour secourir le coupable à terre et menacer le coupable debout, pour opérer les maladies de l’ordre public, pour essayer l’orthopédie des difformités qu’on nomme superstitions, pour entreprendre le pansement des vices et des crimes ; quel est son droit pour glorifier la sainteté du repentir et la splendeur de la résipiscence, pour soutirer des lois humaines l’irrévocable, l’indissoluble et l’irréparable, pour clarifier la populace et en extraire le peuple, pour constater l’innocent dans le voyou, pour chercher le rayon jusque dans le cloaque, pour retrouver le Verbe jusque dans l’argot, pour sourire à tous ceux qui pleurent, pour mettre sur tous les endroits où la vérité saigne une charpie faite avec les préjugés déchirés ; si vous lui demandez quel est son droit pour s’apitoyer et pour consoler, pour donner des avertissements à ceux qui réussissent et qui jouissent, pour réprimander le succès, pour sonder la fissure sociale, pour sacrer la femme, même tombée, pour recommander les enfants aux hommes, pour sympathiser avec les malheureux et fraterniser avec les misérables, il vous répondra :

Je crois en Dieu.



NOTES
DE CETTE ÉDITION


  1. Il y a dans le texte : interritum ; vérifier le mot.
  2. D’après ce chiffre IV, deux paragraphes (II et III) étaient prévus par Victor Hugo ; nous ne les avons pas trouvés dans le manuscrit.
  3. Nous retrouverons souvent au cours de cette préface des phrases ou des mots entre deux petites lignes verticales, et susceptibles d’être modifiées à la révision. Nous les avons maintenus pour ne pas altérer la physionomie du manuscrit.
  4. Le Rhin, Tome Ier , Lettre IV.
  5. Victor Hugo a placé en marge cette note : Il y a dans le texte interritum (vérifier ce mot). Textes extrait de Jonas, historien de saint Colomban.