Les Monopoles industriels aux États-Unis

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Les Monopoles industriels aux États-Unis
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 634-658).
LES MONOPOLES INDUSTRIELS
AUX ÉTATS-UNIS

La vie économique subit partout depuis un quart de siècle une transformation intérieure plus ou moins profonde, naturelle et presque inévitable, toujours grave en raison des épreuves qui accompagnent cet âge critique de l’industrie moderne. Pour marquer par deux traits simples les grandes lignes de cette évolution, nous dirons que l’industrie se centralise et que le régime traditionnel de la concurrence tend à faire une place de plus en plus large au principe de l’association en matière économique. Il n’y a pas là un phénomène extraordinaire et accidentel, mais une simple phase d’un lent et long mouvement, aussi ancien que l’industrie elle-même, qui semble porter sans cesse le capital et le travail par une concentration progressive vers l’intégration. La même force qui a remplacé peu à peu, dans l’histoire économique des temps modernes, le petit artisan par l’industriel et l’industriel par la société anonyme, paraît favoriser maintenant la naissance du syndicat de producteurs, c’est-à-dire la coalition de tous les fabricans d’une même denrée dans un État, sur un continent, ou de par le monde entier. C’est à la constitution des grands monopoles industriels que menacent d’aboutir aujourd’hui les nouveaux progrès de la centralisation économique. Dans chaque branche de production nous voyons en effet les grandes entreprises essayer de s’unir, au lieu de se faire la guerre, pour dominer le marché, pour contrôler les prix. Un élément nouveau de l’activité humaine, l’association, s’ajoute à la concurrence et s’efforce de s’y substituer; il semble que ce ne doive plus être le seul jeu de l’offre et de la demande qui règle à l’avenir les échanges, mais la volonté souveraine d’une puissance nouvelle, le syndicat de production : le monopole prétend régner sur l’industrie.

Quelles sont les causes de cette évolution des formes économiques? On peut dire d’abord que le machinisme et les découvertes scientifiques de ce siècle ont souvent forcé la production au de la des besoins, provoqué crises sur crises, nécessité l’application d’une sorte de malthusianisme industriel qui réclame déjà un certain degré d’entente entre les producteurs. D’autre part, la concurrence elle-même a une limite. Elle agit normalement et sans heurt quand le nombre des combattans est considérable, quand le théâtre de la guerre est vaste ; mais comme les petites entreprises sont peu à peu ruinées ou absorbées par les grandes, on la voit bientôt se concentrer entre les établissemens puissans qui subsistent seuls, et qui, peu nombreux, ont intérêt à s’associer au lieu de s’entre-tuer. La disparition des plus faibles a ainsi pour résultat l’union des plus forts sur le champ de bataille, et l’association s’impose comme un remède naturel et forcé aux excès de la concurrence. Ces causes agissent avec plus ou moins de violence et produisent des résultats plus ou moins nets, suivant les milieux et les mœurs économiques des différens pays. Le mouvement est plus avancé qu’ailleurs aux Etats-Unis, où, autour des grands syndicats de production, des trusts, se groupent tant d’autres associations analogues, moins sérieuses, moins perfectionnées, poursuivant le même objet par des procédés inférieurs. L’activité industrielle s’est développée en ce pays avec plus d’intensité qu’en Europe, et en moins de temps; il n’y a guère aujourd’hui dans l’Amérique du Nord une seule branche importante de l’industrie qui ne fournisse ou n’ait fourni quelque exemple de cette centralisation croissante des forces productrices. Il ne nous paraît donc pas inutile de jeter un peu de lumière sur le fonctionnement de ces monopoles industriels aux États-Unis, en faisant connaître leurs formes actuelles, leur histoire, leurs résultats, en appréciant enfin les mesures de prohibition prises contre eux par les pouvoirs publics. Cela nous fournira l’occasion de rechercher en terminant si cette marche au monopole, dont nous trouvons en Amérique la trace si marquée, répond bien à une véritable loi économique et quelles pourront être ses conséquences sociales dans l’avenir de nos pays.

I

Deux causes ont favorisé l’éclosion précoce des grands monopoles industriels aux Etats-Unis. C’est d’abord la fréquence et la gravité des crises de surproduction qu’ont déterminées en ce pays, à intervalles si rapprochés, le régime protecteur et l’abus de la spéculation. Ce sont, en outre, les excès d’un régime de concurrence aiguë où les guerres de prix engagées entre établissemens rivaux ne cessaient d’engendrer faillites et liquidations, fermetures d’usines, renvois d’ouvriers, et qui, au lieu de réduire lentement, régulièrement, le coût de production et le prix de vente dans les diverses branches de l’industrie, haussait ou abaissait par à-coups ces chiffres d’une façon factice et exagérée, au plus grand dommage du public comme à celui des industriels eux-mêmes. Il fallait remédier à ces abus, au gaspillage qui en résultait, à l’instabilité des affaires. A cet effet, un seul moyen : l’entente entre les compétiteurs, limitant la production, fixant les prix de vente. De tout temps, les Etats-Unis nous ont donné l’exemple de tentatives dirigées en ce sens : elles n’ont pleinement réussi qu’avec la création des trusts ou syndicats industriels, et en particulier avec l’organisation du monopole du pétrole en 1882.

Nous devons au lecteur français une explication de ce mot de trust, un vieux terme du vocabulaire juridique d’outre-Manche, sous lequel se cache l’une des institutions les plus anciennes du droit anglo-saxon. Rien n’est moins aisé à comprendre et à traduire que les formes fondamentales d’une loi civile par delà les frontières qui séparent deux races ; et, plus que tout autre le droit privé anglais, traditionnel et évolutif, avec son langage convenu que les seuls initiés possèdent ou prétendent posséder, répugne essentiellement à nos esprits latins. Le contrat de trust, dont on peut rapprocher le fidéicommis, est le contrat par lequel un testateur ou donateur transmet un bien à un tiers nommé trustee pour le compte d’un bénéficiaire ou cestui que trust, en chargeant le trustee de gérer en bon père de famille le bien placé sous sa garde et d’en faire remise en temps et lieu à qui de droit. Emprunté au droit prétorien de l’ancienne Rome, ce procédé spécial de transmission a été dès l’origine d’un emploi constant en Grande-Bretagne pour les substitutions héréditaires comme pour les donations ecclésiastiques tombant sous le coup des lois de mainmorte. Son champ d’application est aujourd’hui très large en matière de successions et de legs, de constitutions de dot, de tutelle, d’institutions charitables, et son usage se voit d’autant plus apprécié que, relevant non de la « loi commune » rigide et brutale, mais de l’ « équité », il ressortit à des juridictions particulières, la cour de Chancellerie en Grande-Bretagne, les cours de district aux États-Unis. — Comment le terme de trust est-il arrivé à désigner particulièrement aujourd’hui les grands syndicats industriels en Amérique? C’est que ces trusts — nous rendons maintenant à ce mot son sens spécial et économique — se constituaient originairement par la remise à un conseil de trustees des actions de tous les établisse mens associés dans une branche d’industrie.

Le trust représente aux Etats-Unis le dernier terme du mouvement de la concentration économique, le type le plus perfectionné du monopole industriel, la plus puissante expression du régime de l’association. On peut le définir l’union intime et indissoluble des entreprises rivales dans une industrie donnée, par la fusion de leur propriété même, c’est-à-dire de leur capital, en vue de leur fonctionnement en commun sous une autorité unique et absolue. Son but essentiel comme son trait caractéristique est de mettre un terme à la concurrence et d’établir un monopole de fait : limiter strictement la production aux besoins du marché, fixer un prix de vente général et rémunérateur, réduire le coût moyen de fabrication, voilà ses résultats immédiats et pratiques. C’est là ce que faisaient déjà spontanément les gildes du moyen âge, dans une proportion restreinte et par des moyens primitifs : l’idée a été reprise, élargie et mise à exécution d’une façon supérieure et consciente. Distinguons immédiatement de ces grands syndicats industriels, stables et définitifs, les manœuvres de bourse exécutées de temps à autre par des financiers coalisés pour l’accaparement momentané d’un produit, les corners, comme les désigne l’argot américain, dont le succès devient de jour en jour plus difficile avec l’élargissement des marchés et l’extensibilité croissante des stocks. Il y a entre ces deux ordres d’opérations une différence fondamentale. Les spéculations de bourse sont des actes de violence, des raids financiers, qui arrêtent brusquement les affaires et visent à l’oppression du public ; les syndicats américains représentent une forme d’industrie, une modalité du régime de la production, et se proposent pour objet de régulariser le marché. Temporaire ou permanent, c’est bien le monopole qui ressort en dernier compte de ceux-ci comme de celles-là, mais monstrueux et presque révolutionnaire dans un cas, il est dans l’autre naturel, normal et, jusqu’à un certain point, inévitable.

C’est la distinction qui apparaît en toute évidence, lorsqu’on envisage telle ou telle industrie spéciale, par exemple les chemins de fer, les télégraphes ou les téléphones, les services municipaux d’éclairage ou de transport, et tant d’autres où un certain degré de centralisation, une certaine espèce de monopole, résultent de la nature même des choses, à titre implicite et obligatoire. Le trust est la manifestation d’un mouvement analogue dans les autres branches de l’activité économique, dans les industries de droit commun, si l’on peut ainsi parler. Ici la tendance à la concentration des moyens de production ne trouve sa réalisation positive que plus lentement, à la longue, et l’organisation d’un syndicat est en général préparée par la conclusion d’alliances plus ou moins étroites entre les établissemens rivaux qui cherchent à se garantir contre les risques de la production à perte. — Deux moyens pour créer un trust en Amérique : le premier consiste à fusionner toutes les compagnies ou entreprises dans une société nouvelle, qui acquiert les divers établissemens en donnant en paiement ses propres actions ; on achète sur le marché une majorité d’actions des diverses compagnies, remplaçant de même lesdites actions par ses titres propres. Voilà la méthode employée par le Diamond Match, le syndicat des allumettes. C’est au second procédé d’union que devait être réservée, au sens strict, l’appellation de trust, que l’usage a étendue par analogie à notre premier cas. Ici une majorité d’actions de chacune des sociétés locales est déposée, contre « certificat » ou récépissé négociable, aux mains d’un conseil de trustees, composé des membres les plus puissans de l’association ; celui-ci se trouve investi de tous les pouvoirs conférés par ces titres, les actionnaires n’ayant plus droit qu’aux dividendes distribués. Tel est le système dont le Standard oil trust a donné le premier modèle. — Dans une hypothèse comme dans l’autre, usines, matériel, procédés et clientèle, tout est mis en commun sous la direction autocratique du syndicat, c’est-à-dire des administrateurs de la société ou du conseil des trustees. Le syndicat est maître absolu et irresponsable : il détermine le prix d’achat des matières et le prix de vente des produits, reçoit les commandes, fixe les quantités à fabriquer et les partage entre les divers établissemens, réglant le travail dans chacune des usines, fermant celles qui travaillent à perte ou à trop faible bénéfice. Les dividendes trimestriels, votés par lui, sont répartis entre les intéressés proportionnellement au nombre de leurs actions ou certificats, de telle sorte que même les établissemens qui chôment prennent leur part dans le gain commun. Toute liberté individuelle, sinon toute initiative locale, disparait ainsi sous l’empire arbitraire du syndicat tout-puissant ; là où l’on voyait une série d’établissemens rivaux et indépendans, il n’y a plus que les agences ou les comptoirs, à peine les succursales, d’une entreprise gigantesque qui tient toute une industrie dans tout un pays, composé solide d’élémens inséparables, produit exorbitant et colossal d’une force économique supérieure à la concurrence : l’association.

Les avantages respectifs de l’un et de l’autre procédé de formation des syndicats sont assez difficiles à mettre en balance. La fusion des compagnies ou établissemens est-elle préférable à la fédération des actionnaires ? Il y a doute ; on remarquera que les deux méthodes présentent pour les Américains l’avantage commun d’éviter tout changement dans la condition juridique des diverses entreprises, qui restent devant les lois aussi parfaitement distinctes les unes des autres qu’elles sont intimement associées en pratique. Les trustees, d’une part, ont plus de pouvoirs que les administrateurs de la société centrale de l’autre, puisque au lieu d’être simples mandataires des actionnaires réunis en assemblée, ils exercent seuls tous les droits attachés à la possession des actions échangées contre les certificats, dont les porteurs ne sont plus que des créanciers éventuels de dividendes. Mais cette distinction purement juridique a peu d’importance réelle, car chacun sait qu’aux Etats-Unis moins que partout ailleurs les actionnaires n’exercent de véritable pouvoir dans le choix des administrateurs et la direction des affaires. Une seule différence est à signaler : c’est que le conseil de trustees, qui n’a pas d’existence légale, agit plus secrètement que les administrateurs de la société anonyme. Il travaille dans l’ombre, en silence, sans qu’il y ait de limite assignée à ses attributions ni de responsabilité attachée à ses opérations ; son autorité est d’autant plus forte qu’elle est moins officielle.

À côté de ces grands syndicats, on trouve aux États-Unis quantité d’autres associations industrielles d’objet analogue et de nature inférieure, ayant plus ou moins d’extension, de prétention et de succès. Voici, choisis au hasard, quelques exemples de ces divers types. Citons d’abord les alliances entre établissemens rivaux destinées à fixer d’un commun accord le prix de vente des marchandises : on en trouve presque partout. L’une des plus connues est celle qui unit les grands rois de la viande à Chicago, Armour, Swift, Morris Nelson et Hammond, les « quatre géans », et qui leur permet de régler à leur guise le marché du bétail vivant et celui du produit ouvré. Du même ordre est la coalition des vendeurs en gros de lait à New-York, comme les associations diverses de brasseurs, de médecins, d’avocats. Il y a de ces conventions qui limitent la production en partageant les quantités à fabriquer, les commandes ou les débouchés; c’est ainsi que les représentans des houillères de la Pensylvanie orientale se réunissent chaque mois dans un des grands hôtels de New-York pour déterminer le cours auquel sera vendu le charbon pendant le mois suivant et se répartir entre eux le total de la production. Ces ententes verbales ne garantissent pas assez sûrement les parties prenantes honnêtes contre les agissemens secrets des rivaux moins scrupuleux qui prennent le sic vos non vobis pour la loi des échanges et qui, de crainte d’être dupés, préfèrent souvent devenir dupeurs. Aussi s’efforce-t-on de les transformer en des contrats plus rigides créant des liens plus forts, une solidarité plus étroite, des responsabilités plus effectives, pools, combinations, rings, qui établissent des pénalités sévères contre les délinquans, organisent un fonds commun de bénéfices, et déterminent des maximum d’affaires pour chaque établissement. Ce sont ces dernières formes d’union que pratiquent entre elles, sur une si vaste échelle, les compagnies américaines de chemins de fer. En voici, dans une industrie spéciale, un exemple type. Le monopole presque absolu de la fabrication des enveloppes aux Etats-Unis appartient à une société de Springfield (Massachusetts), composée d’un bon nombre d’établissemens unis par un traité déjà ancien; la société reçoit de ceux-ci, par mille enveloppes vendues, une somme fixe de vingt-cinq cents dont le produit sert à gagner des concurrences éventuelles, à acheter des brevets, à payer des dividendes ; elle détermine les prix de sa propre autorité pour chaque entreprise. — Plus ou moins durables et efficaces, s’étendant sur un champ d’expériences plus ou moins large que représente parfois le territoire entier des Etats-Unis, comme pour les télégraphes, parfois le simple rayon d’une grande ville, — c’est le cas des entreprises de gaz à Chicago, — ces unions, alliances ou combinaisons se rencontrent en Amérique dans toutes les branches de l’industrie. Partout elles restreignent la concurrence, préparant la voie aux grands syndicats, aspirant elles-mêmes au monopole ; depuis les plus simples ententes qui se concluent habituellement entre établissemens voisins, jusqu’à la fédération gigantesque qui embrasse tout un ordre de production dans un continent tout entier, elles marquent les degrés successifs de la centralisation dans le régime industriel : c’est la série continue où se traduisent les progrès de l’universelle tendance à l’association en matière économique.


II

En Europe, cette tendance est moins prononcée qu’aux États-Unis, ses résultats pratiques sont aujourd’hui moins avancés, d’abord à cause de l’extrême morcellement du marché que divisent les barrières de douanes, et puis parce que dans notre vieux monde tout progrès économique, que ne favorise pas, comme dans le nouveau, l’ardente exubérance de l’initiative individuelle, se voit entravé et retardé par les prescriptions trop rigides d’une législation trop compliquée. Dès à présent, le mouvement centralisateur de l’industrie y a donné naissance à des ententes diverses, comme celles qui unissent entre eux chez nous les raffineurs de sucre, les assureurs sur la vie, les métallurgistes de diverses régions du nord et de l’est. Les compagnies anglaises de navigation qui font le service de l’Extrême-Orient sont syndiquées. En Allemagne, les Cartelle du fer, du charbon, de la soude, du plomb, L’Eisencartel ou coalition sidérurgique en Autriche-Hongrie, sont fondés sur des traités qui lient dans une industrie donnée toutes les entreprises rivales, et pourvoient, par des dispositions précises, à la répartition des commandes et à la fixation des prix. Enfin, depuis dix ans, nous avons vu plusieurs essais d’organisation de syndicats industriels internationaux, notamment pour l’acier, l’étain, le zinc. Morales ou matérielles, ces diverses associations n’ont jamais revêtu la forme fédérative du trust, la plus solide, la plus vivante, la plus durable ; celle-ci est demeurée une spécialité de l’Amérique. Donnons quelques détails sur l’histoire de quelques-uns des grands trusts industriels aux États-Unis.

Le premier de tous, et le plus heureux, c’est le syndicat du pétrole. Un jour de l’année 1855, Jonathan Watson, propriétaire d’une petite bande de terrain sur l’Oil creek, dans l’État de Pensylvanie, voyait de l’huile jaillir d’une source; le chimiste en renom de Hartford auquel il fit analyser le liquide, refusa d’y reconnaître un produit naturel, et ce n’est que le 28 août 1859 que s’ouvrit, à l’endroit même où Watson avait fait sa découverte, le premier puits d’huile minérale : l’Amérique en compte aujourd’hui 60 000. Tout de suite, follement, la spéculation se lança sur l’industrie du pétrole, que barnumiza le « colonel » Drake, et après la première conduite souterraine établie par Samuel van Syckel à Pit hole, après la première raffinerie construite par Charles Lockhart en 1860, le nombre des entreprises grandit sans mesure, la production s’accrut hors de tout rapport avec la consommation. C’est à John Rockefeller qu’échut le pouvoir d’enrayer la crise en régularisant le marché. Fort de la situation de premier ordre qu’il s’était faite dans l’industrie nouvelle, Rockefeller organisa de 1875 à 1882 avec ses affiliés, les grands raffineurs, ententes sur ententes, conventions sur conventions, et le 2 janvier 1882 constitua enfin le Standard oil trust dans sa forme actuelle. Au nombre de quatre-vingt-dix environ, les entreprises privées ou collectives de raffinerie de pétrole se fondent alors en quatre sociétés anonymes fonctionnant dans les États de Pensylvanie, d’Ohio, de New-York et de New-Jersey; les actions de ces sociétés sont déposées aux mains de neuf trustees élus qui émettent en échange, titre pour titre, 90 millions de certificats répartis entre plus de sept cents porteurs. Ces trustees, au premier rang desquels figurent John D. et William Rockefeller, possèdent à titre particulier une majorité des certificats; leur traitement annuel se monte à 25 000 dollars ; l’un d’eux est président de chacune des sociétés locales. Dès sa formation, le syndicat s’empresse de compléter le réseau des conduites souterraines qui joint aujourd’hui à la région de l’huile les Grands Lacs et l’Océan Atlantique, d’où une économie de 66 pour 100 sur les frais de transport; il achète ou ruine toute concurrence importante; il développe largement le marché de ses produits en Europe, et on l’a vu naguère conclure un arrangement avec son grand rival russe, son seul compétiteur, pour le partage des débouchés de ce côté de l’Atlantique. Le trust est aujourd’hui maître du marché. Les trustees sont maîtres du trust, et la confiance que leur accordent les intéressés est telle qu’en 1893, la restitution des actions aux porteurs des certificats ayant été autorisée[1], personne ne voulut faire usage de la faculté offerte : le syndicat subsista malgré lui-même.

En face de ce prototype des grands monopoles industriels aux États-Unis, il faut placer le syndicat du sucre, auquel est lié de la façon la plus étroite le nom de M. Havemeyer, son fondateur et son chef. L’Amérique du Nord absorbe chaque année 2 800 millions de livres de sucre, dont 18 pour 100 environ passe directement des mains du petit cultivateur de la Louisiane à celles du consommateur; vingt établissemens raffinent le reste, garantis contre l’importation du sucre raffiné par des droits prohibitifs et dotés de fortes primes d’exportation. Le 6 août 1887, quatorze de ces raffineries s’unirent pour former un syndicat, qui centralisa dès le principe 85 pour 100 de la production sucrière aux Etats-Unis. Toutes les parties sont ici des sociétés par actions, et l’échange des actions contre les certificats se fait non pas à un prix fixe, mais aux risques de chaque porteur. Il y a onze trustees, qui dirigent seuls toute l’affaire; quatre usines sont tout de suite fermées par leur ordre à Boston et à New-York; en 1891, ils s’associent Claus Spreckel qui tentait d’exploiter à Philadelphie et à San Francisco des établissemens nouveaux. En fait, toute concurrence a disparu aujourd’hui, la force de production moyenne des usines non syndiquées n’atteignant pas 10 pour 100 de celle du trust; l’American sugar refining company, en qui s’est récemment incarné celui-ci, avec son capital de 75 millions de dollars, ses dividendes annuels de 10 à 12 pour 100, représente aux Etats-Unis une puissance économique et financière de premier ordre, et sait bien la faire valoir à l’occasion.

Moins fort, et aussi moins favorisé, a été le syndicat de l’alcool, de son vrai nom le Distillers and cattle feeders trust, constitué en 1887 sur le modèle du précédent. L’alcool, affranchi d’impôt jusqu’à la guerre de Sécession, s’était vu frappé en 1862 aux Etats-Unis d’une taxe de vingt cents par gallon, taxe qui fut élevée progressivement jusqu’à cinq dollars par gallon en 1865. A chaque projet d’accroissement des droits, la spéculation faisait enfler la production au delà de toute mesure; vers 1870, la fabrication annuelle de l’alcool dépassait le triple de la consommation moyenne, et, la fraude ne connaissant plus de bornes, il n’était pas rare de voir vendre les eaux-de-vie à des prix inférieurs au montant même de l’impôt. Le marché se régularisa quelque peu dans les années suivantes, grâce à une exportation considérable qui se chiffra en certaines années par 40 millions de gallons, près de deux millions d’hectolitres. Puis, à partir de 1881, la demande européenne cessant tout à coup, voici la crise de surproduction qui renaît. On tente sans succès toutes sortes d’arrangemens ; on impose des contributions aux industriels pour couvrir les déficits de l’exportation qui allège le marché, mais aucune entente n’est durable, car les fabricans ne se font pas faute de refuser la taxe. Ce n’est qu’en 1887 qu’on arrive à organiser le syndicat; il embrasse tout de suite 80 distilleries représentant près de 90 pour 100 de la production spiritueuse aux Etats-Unis, et moins de deux ans après, par une courte guerre de prix, on ruine ou on annexe les derniers établissemens rivaux à Saint-Paul et dans le Kentucky. Tout récemment, la Distilling and cattle feeding Company, qui a succédé au trust en 1893, tombait en faillite sous le poids de spéculations trop lourdes: plus actif que jamais, le monopole industriel ne laisse pas de survivre à cet incident financier.

Deux trusts rivaux dans la seule industrie de l’huile végétale, voilà certes un résultat caractéristique de la centralisation industrielle unie à la division du travail aux Etats-Unis. L’un produit l’huile de lin et n’exploite pas à cet effet moins de 52 établissemens. L’autre, a donné à la fabrication de l’huile de graine de coton, s’est constitué en 1884 sur le modèle du syndicat du sucre, entre soixante-douze sociétés du sud des Etats-Unis : Quarante-neuf manufactures et dix raffineries travaillent aujourd’hui sous sa direction; il s’est annexé les deux célèbres fabriques de saindoux Fairbanks et Wilcox et fait ainsi concurrence aux grands packers de Chicago. Ces deux trusts se sont organisés en sociétés anonymes au cours de leur carrière; d’autres, au contraire, se sont constitués comme tels dès l’origine : le syndicat du cuir par exemple, dont le monopole s’étend sur tout l’est des Etats-Unis, celui du tabac, celui des allumettes. C’est aussi le cas du syndical du caoutchouc, créé en 1892 après bien des essais infructueux par neuf sociétés indépendantes; ses directeurs achètent la matière première en gros dans l’Amérique du Sud, la transportent par bateaux complets et la répartissent entre les usines qui la travaillent; la vente est confiée à une société spéciale de New-York.

Voilà quelques types de syndicats de monopole, et dans chacune de ces espèces, on retrouve une même forme persistante et caractéristique, l’association des entreprises rivales par l’union ou la fusion de la propriété même de ces entreprises, c’est-à-dire de leur capital. Les États-Unis comptent aujourd’hui une trentaine de ces trusts sur les produits qu’on peut appeler nécessaires, les élémens essentiels de la vie économique, sans parler des industries où la centralisation, sinon le monopole, ressort presque nécessairement du petit nombre et de l’union forcée des producteurs, comme c’est le cas pour les industries extractives. Le monopole représente en Amérique le but suprême des industriels de toutes catégories, et chaque jour voit des tentatives nouvelles de coalition. Un trust amène l’autre: le syndicat du sucre incite les fabricans de glucose à s’associer pour se défendre ; il y en a aussi qui tombent par faiblesse de constitution ou se rompent par fraude ou abus. Plomb, nickel, acier, gutta-percha, glucose, amidon, jute, tout cela est aux mains des en; l’enfant qui va à l’école achète à un trust son ardoise et son livre de classe, et c’est un trust qui fait les enterremens. Ils naissent et meurent, mais il en naît plus qu’il n’en meurt, et ceux qui vivent prospèrent. Là où il n’y a pas syndicat proprement dit et véritable monopole, il y a des ententes, des combinaisons quelconques: on en a compté dans près de quatre cents branches diverses d’industrie, et la liste ne cesse de s’en accroître. Pas une direction de l’activité économique où l’on en trouve des pools ou des trusts, des échafaudages ou des ruines des uns ou des autres, et sous la pression de la surproduction, devant le fait constaté du « trop en tout », la lutte s’est partout engagée contre la concurrence, et les compétiteurs ont vaincu la compétition. Au struggle for life économique se substitue la ligue pour la paix industrielle, avec un mot d’ordre nouveau : Unissez-vous. Les puissans donnent aux faibles leur protection en leur prenant leur liberté, et l’accord s’établit entre les uns et les autres sur la base de l’intérêt commun : les formes de la production revêtent en se centralisant le caractère autocratique.


III

Tels sont donc les faits : l’association bat en brèche la concurrence, et sur ses ruines le monopole prend position et établit sa souveraineté. Quelles ont été pour le consommateur, c’est-à-dire pour le public, et pour l’ouvrier, c’est-à-dire pour la classe pauvre, les résultats matériels de cette évolution économique? A-t-on vu s’abaisser le prix des denrées et s’élever les salaires? La productivité du travail s’est-elle accrue en même temps que diminuait le coût de la vie? Telles sont les questions que nous avons à examiner maintenant.

On ne peut nier qu’au premier abord l’apparence ne soit assez défavorable à l’organisation nouvelle de l’industrie. Les trusts font la loi à l’ouvrier et au consommateur : voilà l’accusation qu’on entend journellement porter contre eux. Ils oppriment le pays aux deux extrémités de l’échelle sociale. Maîtres du marché des produits et de la main-d’œuvre, ils exercent sur les prix et les salaires une autorité toute-puissante : ils en abusent, ils font l’usure. Corporations have no souls, dit un proverbe américain : ils n’ont pas d’âme.

Voyons ce qu’il y a de vrai dans cette thèse, et recherchons en pratique s’il y a abus et où il y a eu abus. Tout d’abord, on peut soulever une question préalable, et se demander si les syndicats sont réellement investis sur le marché d’un pouvoir arbitraire dans la fixation du prix des choses. Oui, certes, au cas où leur monopole est absolu et toute concurrence impossible. Mais ce monopole n’est jamais qu’un fait, non pas un droit, une possibilité, non une nécessité; légalement la concurrence n’est pas exclue, elle peut subsister. — A la vérité, ce n’est plus ici la même concurrence qu’autrefois; elle a changé d’armes et de champ de bataille, et, comme l’industrie même dont elle est, suivant un vieux dicton anglais, l’essence et la vie, elle s’est centralisée. C’est entre industries différentes et dépendantes, ou entre industries voisines et parallèles, qu’elle s’exerce aujourd’hui, plutôt qu’entre établissemens rivaux dans une même industrie; d’interne et locale qu’elle était, elle est devenue générale et externe, et dans chaque branche de production, la guerre civile a fait place à la guerre étrangère. Ainsi le jute rivalise avec le coton, le pétrole avec le gaz d’éclairage ; ainsi les minotiers s’unissent contre les fermiers coalisés, les fabricans de viande contre les éleveurs, les métallurgistes contre les propriétaires de mines : c’est la guerre entre trusts, et aux syndicats de production s’opposent maintenant les syndicats de consommateurs. — Est-il vrai d’autre part qu’un trust détruise dans son domaine toute espèce de concurrence entre établissemens du même ordre? Le premier but de ces coalitions de gros fabricans est évidemment de ruiner la concurrence des petits, non pas en les anéantissant, mais en les absorbant, en les « intégrant », par mesure d’humanité, à titre de commutation de peine. Dorénavant, un rival est mort-né s’il n’apporte pas avec lui une habileté de premier ordre, des procédés nouveaux, une puissance exceptionnelle. Mais il n’y a ainsi que la concurrence inutile, superflue, qui disparaît, et les capitaux disponibles, toujours à l’affût des placemens rémunérateurs, ne cessent d’engendrer une compétition virtuelle et immanente, qui n’est pas sans offrir jusqu’à un certain point les mêmes garanties que le régime ancien. De fait, il n’y a pas d’exemple qu’un syndicat ait réussi à maintenir pendant bien longtemps un monopole absolu dans une branche d’industrie ; le Standard oil lui-même voyait naguère se créer une société nouvelle qui entreprenait l’exportation directe en Europe. En s’élevant à un niveau supérieur, la concurrence a ainsi réduit et renforcé ses conditions d’application. Elle se réserve pour les cas vraiment graves ; ce n’est plus la fuite par où se perd la vapeur dans la machine en marche, mais la soupape qui pare aux dangers d’éclatement. On l’utilise peu, elle profite davantage. Permanente, aiguë même entre industries rivales, latente et spasmodique entre établissemens voisins dans une même branche de production, elle restreint les dangers de l’association et les abus des syndicats ; elle marque une limite et sert de justification au régime nouveau.

L’un des objets caractéristiques, l’un des résultats essentiels de ce régime, c’est l’économie dans la production : l’économie est la fonction sociale du monopole et sa raison d’être industrielle. Frais généraux et frais de transport, publicité, frais du service commercial de vente, l’association réduit toutes ces dépenses dans une proportion très large ; elle met en commun les inventions et les informations, fait cesser les guerres de prix ruineuses; seule elle est capable de proportionner rigoureusement la production aux besoins. — Logiquement, cette économie doit aboutir à une diminution du prix des produits. Trouvons-nous en réalité aux Etats-Unis la trace d’un abaissement de cette nature? A qui profite l’économie réalisée? Aux syndicats ou au public? À cette question la réponse n’est pas aisée, et plus qu’en toute autre matière il est difficile de prononcer ici un jugement équitable et impartial. Les adversaires des monopoles nous diront que les syndicats ont haussé le prix des denrées, leurs partisans, qu’ils l’ont réduit, et tous nous apporteront des preuves : c’est toujours des statistiques les plus riches qu’on peut tirer les conclusions les plus variées. Voici du moins un fait certain : les syndicats, qui n’ont — ne nous y trompons pas — qu’un but immédiat en vue, c’est de gagner le plus d’argent possible, ont tous, à certaines heures, élevé sans raison le prix de leurs produits, ou abaissé arbitrairement celui de leurs matières premières, par simple abus de pouvoirs et pour majorer leur revenu net aux frais du public. Dix-huit mois après sa formation, le sugar trust était un instant parvenu à élever de moitié le prix du sucre raffiné; le syndicat du tabac réduisit dès son avènement le prix de la feuille dans une très forte proportion. Si scandaleux qu’ils soient, ces exemples d’oppression commerciale ne se sont du moins jamais montrés durables ni fréquens, les industriels ayant compris qu’il n’était pas de leur intérêt bien entendu de pousser trop loin l’exaction, de s’aliéner l’opinion, d’attirer la concurrence par des profits excessifs.

A voir l’influence des trusts sur les prix des denrées dans une période de temps plus étendue, on se persuade d’abord que les monopoles industriels n’ont pas pu complètement enrayer la baisse de la plupart des denrées de consommation générale. C’est ainsi que les cours du sucre raffiné ont fléchi aux États-Unis, depuis la constitution du syndicat, plus que proportionnellement à ceux du sucre brut; d’autre part, il est facile de s’assurer que les bénéfices du Whiskey trust ne sont pas aujourd’hui plus considérables que ne l’étaient les profits des associations qui l’ont précédé. Les seuls trusts à succès sont ceux qui ont fait bénéficier le public d’une partie des économies qu’ils réalisaient; et ceux qui, comme le syndicat de l’amidon, ont voulu maintenir longtemps leurs prix à des taux déraisonnables, ont toujours risqué la ruine à ce jeu dangereux. Maintenant l’on se demandera si la baisse des cours a été, somme toute, aussi grande qu’elle eût dû l’être, si les avantages du régime de l’association n’ont pas profité plus que de raison aux seuls syndicats, et s’il n’eût pas été équitable que la communauté y participât dans une proportion plus large. A la question posée dans ces termes, la réponse n’est pas douteuse. Mais il faut dire que le mal est ici purement temporaire, moins grave que celui qu’engendrent les excès terribles du régime de la concurrence aiguë, et l’on doit bien se persuader aussi qu’en matière économique comme en matière sociale, les évolutions les plus profitables à la masse du pays ne laissent pas, en anéantissant les forces opposées, de léser un certain nombre d’intérêts individuels : c’est le prix du progrès. L’ouvrier américain a le mérite de comprendre cette loi, de l’accepter et, bien que les syndicats, en restreignant la production, aient été conduits dès l’origine à réduire leur personnel, ils se voient pourtant fort peu attaqués par la foule des travailleurs. Les trusté n’ont pas cherché à opprimer les ouvriers, sachant trop bien à quelles fortes organisations ils auraient eu affaire, et n’osant pas braver ici le sentiment public. Qu’ils aient haussé le prix de la main-d’œuvre, qu’ils aient réduit la durée du temps de travail, c’est leur prétention, et c’est à la vérité le résultat qu’ils ont pu obtenir en certaines circonstances. Mais à prendre les choses d’ensemble, les ouvriers n’ont pas encore reçu d’eux un accroissement de richesse, et le seul bénéfice qu’ils en aient retiré, c’est celui d’un état de choses plus stable et plus sûr. D’autre part, dans chaque branche de production, les travailleurs sont tombés plus étroitement sous la dépendance de l’employeur unique, le trust; et, aujourd’hui syndicats industriels et syndicats ouvriers, aussi solides, aussi fortement constitués les uns que les autres, se dressent face à face et tête haute, non pas menaçans, mais consciens du moins de leurs droits comme de leurs devoirs, et prêts à la guerre pour mieux garder la paix.

Plus que les abus de pouvoir, plus que tous les actes d’oppression, ce qui a déchaîné surtout les passions populaires contre le mouvement général de la centralisation industrielle en Amérique, ce sont les gros profits réalisés par les trusts. Ceux-ci ont bien essayé de dissimuler leurs bénéfices sous l’inflation apparente de leur capital; personne n’ignore cependant que les dividendes annuels du Sugar trust et du Standard oil trust atteignent jusqu’à 20 et 25 pour 100 du capital effectif. Les énormes revenus des grands syndicats ne sont pas niables, ni les spéculations auxquelles se sont livrés bon nombre d’entre eux, ni les pouvoirs exceptionnels qu’ils exercent dans la société moderne et dont ils lui doivent compte. Reconnaissons d’ailleurs les avantages matériels que retire le pays entier de la forme d’industrie dont les trusts sont la manifestation la plus complète : l’association régularise la production et prévient les crises ; elle réalise, en abaissant les prix de revient, une économie notable à l’actif de la communauté; seule elle donne la fixité aux cours des denrées, seule elle peut accomplir certaines œuvres coûteuses et à longue échéance, que des entreprises isolées et rivales ne sont pas capables de mener à bien. Quant aux drawbacks du régime, nul ne songera à les passer sous silence : que les syndicats aient fait par momens des prix d’accaparement et ralenti même en temps normal le mouvement de baisse des cours, qu’ils aient mené une campagne offensive là où ils n’auraient dû jouer qu’un rôle de protection, cela ne peut être contesté. Ce sont là des folies de jeunesse, des fautes graves sans doute, mais trop fréquentes à certaines époques de la vie des institutions comme de celle des hommes, pour n’être pas pardonnables une fois qu’elles ont eu leur terme. Il faut seulement y mettre fin, il faut protéger la société contre les excès présens du régime de la centralisation industrielle.


IV

C’est en 1887 que l’opinion commença à s’émouvoir de ces abus, en Amérique, et que le problème des monopoles se posa devant le pays dans toute son acuité. Deux grands journaux, le Times de New-York et la Tribune de Chicago, se font cette année-là, les premiers dans la presse périodique, l’organe des revendications populaires contre les trusts; et, dès l’hiver suivant des enquêtes sont votées en même temps par le Congrès de Washington et le sénat de l’Etat de New-York. Tandis que le parti républicain paraît s’entendre avec les grands syndicats, que Blaine déclare voir dans les monopoles industriels « des affaires d’ordre purement privé », les démocrates au contraire font de la lutte contre les monopoles leur plate-forme pour l’élection présidentielle en 1888. Dans bon nombre d’Etats, on poursuit les trusts devant la justice d’après les principes de la loi commune anglo-saxonne sur la liberté du commerce. De 1889 à 1892, les législatures de dix-huit États de l’Union votent contre eux des lois de proscription, interdisant toute tentative de monopole, annulant de droit toute convention passée en vue de restreindre la production ou de fixer des prix de vente : lois draconiennes, armées de clauses pénales d’une rigueur inouïe, et sous le coup desquelles pouvaient tomber, au même titre que les syndicats, les ententes les plus simples du commerce journalier. C’est le Texas et le Missouri qui commencent; pour gagner du temps, les syndicats défèrent en appel de cour en cour les lois qui les frappent, ils rivalisent de ruse diplomatique avec les pouvoirs locaux, paient leurs hommes de loi plus cher qu’eux et réussissent presque toujours à se tenir debout. Là où la vie leur devient impossible, ils liquident, puis émigrent, sûrs de trouver un gîte dans un autre État, auquel ils apportent par la voie de l’impôt d’assez gros bénéfices : c’est ainsi que le New-Jersey, le plus hospitalier de tous les États de l’Union, profite aujourd’hui de leurs préférences communes. — Enfin le 2 juillet 1890, sur la proposition du sénateur Sherman, le Congrès américain rend lui-même, « pour protéger l’industrie contre les monopoles et les tentatives d’oppression », un bill qui prohibe dans le commerce entre États toute combinaison destinée à restreindre la concurrence, en appuyant cette interdiction d’une amende de 5 000 dollars. Aussitôt, tous les trusts proprement dits, c’est-à-dire constitués par le dépôt d’actions aux mains d’un syndicat, se transforment en sociétés anonymes pour échapper aux poursuites : on achète une « charte », on promulgue des statuts, on nomme administrateurs les anciens trustees; d’ailleurs il n’y a rien de changé dans l’exploitation de l’entreprise, qui trouve dans cette légitimation même une force de résistance nouvelle contre la loi. De l’aveu de l’avocat général des États-Unis, l’acte du 2 juillet 1890 s’est montré inutile, car on le tourne; inconstitutionnel, — il excède en effet les droits du Congrès ; — dangereux enfin, puisqu’on a pu l’appliquer aux associations ouvrières et menacer de dissoudre en son nom l’union des mécaniciens de chemins de fer. Sept années de persécutions législatives et judiciaires n’ont donné en Amérique qu’un résultat, c’est de jeter un peu plus de lumière sur le fonctionnement des syndicats qu’on oblige à se soumettre au régime des compagnies par actions : ce qui ne veut pas dire que le pays soit aujourd’hui beaucoup mieux renseigné qu’avant sur leurs spéculations et leurs agissemens secrets. « 

C’est là un médiocre succès, et on peut se demander si les pouvoirs publics américains n’auraient pas été mieux inspirés en cherchant une autre voie pour réprimer les abus. Un fait frappera tout le monde : c’est que les États-Unis, véritable patrie des trusts, sont actuellement le pays du monde le mieux protégé par les barrières de douane. Or, de toute évidence, en développant la fièvre de la surproduction, contre laquelle il n’y a qu’un remède, l’association, le protectionnisme engendre nécessairement le monopole ; un marché fermé est la terre sainte des grands syndicats industriels. Revenir à un régime douanier plus normal et moins isolant, voilà donc en Amérique la première condition pour restreindre l’influence de l’association, et rendre à la concurrence son rôle naturel dans le jeu des échanges. Mais ne croyons pas qu’il suffise d’une modification de tarif pour régulariser le marché. Il y a des syndicats qui ne vivent que grâce aux droits d’importation, cela est certain : sucre, plomb, acier, huile de lin, tous ces produits verraient disparaître, avec ces droits mêmes, la hausse artificielle qui maintient actuellement leurs prix à des cours excessifs. Au contraire les autres grands monopoles américains sont bien indépendans du tarif, et un changement dans la politique douanière de l’Union n’affecterait, par exemple, ni le syndicat du pétrole, ni celui de l’alcool, ni celui de la viande. Si le régime protecteur peut en effet favoriser certains monopoles, il n’en représente pas la cause unique, et son influence n’est qu’accessoire auprès de la tendance générale de l’industrie moderne à la centralisation. Supprimez toute barrière de douane, vous verrez même se former des syndicats industriels internationaux. Le libre-échange peut atténuer les abus des grands monopoles, il ne suffirait pas à les faire disparaître : n’y cherchons point une panacée économique.

La question reste donc entière, et devant l’influence croissante de ce facteur nouveau, l’association, dans le régime des échanges, devant les excès des grands trusts industriels, on cherche en Amérique quelle peut être l’action, quel doit être le rôle de l’Etat. Protestant contre l’accusation de monopole, les syndicats demandent qu’on respecte le libre jeu des forces économiques et réclament le « laisser faire » ; leurs adversaires dénoncent en eux les tyrans de la société et exigent leur anéantissement immédiat : il nous paraît que les uns et les autres ont tort. A supposer que ce soit possible à l’heure présente, détruire les trusts, c’est ressusciter le régime ancien de la concurrence illimitée avec son gaspillage déplorable, ses guerres incessantes, son cortège de ruines et de désastres, c’est tuer l’industrie moderne. A-t-on bien le droit de priver la communauté des bénéfices d’un régime qui lui apporte l’économie dans la production, l’ordre dans le marché, la fixité dans les prix? Il faut laisser vivre les trusts, mais en même temps il faut garantir la société contre leur oppression en prévenant leurs abus; les accepter dans leurs qualités, corriger leurs défauts, voilà la voie à suivre. — Ce n’est pas qu’il soit facile d’adapter une méthode nouvelle de travail industriel aux conditions spéciales d’un marché, de régulariser le fonctionnement de l’association dans le régime de la production de manière à réprimer ses excès sans supprimer ses avantages, et nous croyons que, pour répondre aux exigences des temps à venir, les législations devront dorénavant se montrer très circonspectes, procéder par voie de tâtonnemens, et se faire plus ou moins expérimentales de leur nature, si elles ne veulent arrêter le progrès en cherchant à en régler le cours. Une bonne mesure à prendre, et qui paraît rallier dès aujourd’hui la majorité des suffrages en Amérique, c’est d’assujettir les grands syndicats à des conditions de publicité qui les obligent à vivre au grand jour; quelques-uns d’entre eux commencent dès maintenant à comprendre qu’ils ont plus à gagner qu’à perdre au régime de la pleine lumière. En second lieu, préciser la responsabilité personnelle des administrateurs dans toute l’étendue de leurs attributions, et en assurer l’exercice éventuel, voilà encore une réforme qui ne rencontrerait sans doute aux États-Unis que des faveurs, et dont la réalisation sera grandement facilitée le jour où la législation des sociétés commerciales, retirée aux États, sera centralisée entre les mains du Congrès. Enfin, par des dispositions précises et prudentes, pour lesquelles une large liberté d’appréciation serait laissée au pouvoir judiciaire, il faudrait soigneusement déterminer et sévèrement punir les spéculations des syndicats tendant à l’accaparement d’une richesse, à l’étranglement du marché, à l’oppression du producteur de matières premières ou à celle du consommateur : c’est ce que les lois américaines n’ont jusqu’à présent pas réussi à faire.

D’ailleurs, plus encore que les lois possibles, les faits actuels offrent d’eux-mêmes au peuple américain une garantie matérielle et très sûre contre les grands monopoles, une sorte d’hypothèque privilégiée sur les trusts. Les abus ruinent les syndicats, et l’on se convaincra à la longue que les seuls qui subsistent sont ceux qui réussissent à satisfaire aux exigences légitimes du public en même temps qu’à répondre aux conditions nouvelles de l’industrie, ceux qui apportent dans leur fonctionnement cette qualité de fairmindedness, cet esprit d’équité qui est l’un des plus beaux traits du caractère anglo-saxon. « Je n’ai jamais vu, disait un jour M. Carnegie, le roi de l’acier, — un grand ami des ouvriers, — une tentative de suppression absolue de la concurrence qui ait abouti à un succès durable. »

C’est ce qu’il y a de rassurant; pourtant cela même ne peut permettre de négliger une autre face de la question, et de passer sous silence l’usage constant et presque normal que les syndicats industriels ont fait jusqu’à présent aux Etats-Unis de cette arme dégradante, la corruption politique. Combien ce vice originel et irrémédiable a nui à leur carrière, l’ostracisme dont ils sont frappés depuis cinq ou six ans, l’impopularité dont ils souffriront longtemps encore, suffiraient à le démontrer. N’y ont-ils cherché qu’un moyen de défense contre les attaques souvent injustes et toujours violentes dont ils étaient accablés? ils le prétendent? toujours est-il que tous, plus ou moins, ont acheté des votes aux assemblées législatives, des services aux cours judiciaires, des faveurs aux administrations civiles, et que le gouvernement fédéral n’a guère été moins en butte que les autorités locales à leurs revendications d’autant plus impérieuses qu’elles étaient appuyées d’argumens moins désintéressés. Au Congrès de Washington, on voit les agens de presque tous les syndicats industriels ; un représentant dans le cabinet est un luxe plus rare, une fantaisie de parvenu que s’est offerte parfois une entreprise puissante comme le Standard oil trust; on sait la pression qu’a exercée le syndicat du sucre sur le Sénat en 1894, lors de la discussion du tarif des douanes. Notez que l’exercice de ce commerce politique, dans lequel les Américains reconnaissent avec leur naïve impudeur une nécessité regrettable du régime présent, n’est pas limité à la catégorie des financiers de l’ordre « criminel », tels que ce roi des chemins de fer que quelqu’un montrait un jour dans une rue de New-York, en s’écriant étonné : « Oh! X... qui se promène avec les mains dans ses poches! » Un homme comme H. O. Havemeyer se vante d’avoir donné des « contributions » à la fois aux caisses du parti républicain et à celles du parti démocrate : « L’American sugar refining Company, dit-il, ne fait pas de politique, elle n’a que celle des affaires. » C’est en effet cette dernière qui lui permettait de gagner vingt millions de dollars en trois ans, moyennant une commission de 1 pour 100 allouée aux intermédiaires qui lui assuraient la faveur du tarif douanier. Lorsqu’on mai 1894, une Convention se réunit à Albany pour réviser la constitution de l’Etat de New-York, le même syndicat du sucre fit tout de suite nommer à la présidence un de ses avocats-conseils. Enfin la Cour suprême n’a pas elle-même toujours échappé, dit-on, au pouvoir d’attraction exercé par les grandes compagnies. — On n’excuse pas celles-ci en disant que la responsabilité de cette corruption remonte pour une grande part au régime politique qui lui fournit ses conditions d’existence et de développement. C’est ce régime qu’il faudrait avant tout réformer, et tant que les représentans de la nation achèteront des voix pour se faire élire, on devra s’attendre à les voir vendre des lois pour couvrir leurs frais : ce n’est qu’en légitimant le pouvoir qu’on l’épurera. D’ailleurs, il est de fait que les points de contact entre l’autorité publique et les grandes associations de producteurs devront tendre à se restreindre peu à peu dans l’avenir : verrons-nous en conséquence se tarir un jour les sources de la corruption politique aux Etats-Unis?


V

Par la gravité des problèmes soulevés, des droits atteints et des résultats produits, les phénomènes dont nous avons tenté de dégager ici le caractère et de fixer l’image, offrent une importance qui dépasse singulièrement leur portée locale, temporaire et spéciale. L’industrie moderne traverse une période critique. Entre l’individu et l’Etat, un troisième pouvoir est né, l’association, qui, donnant à l’activité humaine un nouvel essor et une puissance supérieure, groupe les individus isolés, avec les moyens matériels et moraux dont ils disposent, en des corps vivans d’intérêts solidaires et convergens, en des organismes plus forts, capables de jouer un jour sur le théâtre économique un rôle décisif. Ce facteur nouveau du mécanisme social travaille-t-il à anéantir l’individu ou à le ressusciter, à faire la grandeur ou la ruine de l’Etat? C’est ce que l’avenir nous réserve de voir. Constatons seulement que, sous des formes diverses, trusts ou pools, Cartelle, ententes variées et syndicats multiples, partout se retrouve aujourd’hui une même tendance, plus ou moins prononcée, plus ou moins avancée, de l’industrie moderne vers un certain degré de monopole, et partout se voient les traces d’un mouvement de centralisation économique parallèle à celui de la centralisation politique. Les faits viennent porter une grave atteinte à l’ancienne théorie orthodoxe de l’économie politique, et battre en brèche la doctrine préférée de l’école de Manchester : la concurrence ne se suffit plus à elle-même, elle fait place à l’association. Cette évolution est-elle légitime? et quel présage peut-on en tirer pour l’avenir de nos sociétés? Voilà la question à laquelle nous voudrions essayer de répondre en terminant. Un principe se juge à ses applications, une méthode se détermine par son objet: apprécions sur cette base la valeur comparée de la concurrence et de l’association en tant que principes de l’activité industrielle et que méthodes de progrès économique.

Le régime de la concurrence fonctionne avec plein succès en temps normal; attirant sans cesse le capital dans la voie des emplois rémunérateurs, il stimule la production, et réussit à régler le plus exactement possible les prix de vente sur les prix de revient, à maintenir les cours des denrées aux taux les plus bas. En présence de certains problèmes plus compliqués de la vie économique, il faut reconnaître que ce facteur individualiste du travail reste souvent au-dessous de sa tâche. C’est ainsi qu’il favorise la surproduction sans remédier à ses conséquences, qu’il se montre impuissant devant certaines entreprises longues et coûteuses qui découragent les forces isolées des capitalistes rivaux. Son usage dégénère aisément en abus, et son abus fait naître ces terribles guerres de prix qui ôtent toute stabilité aux affaires. Enfin c’est une dure loi que celle de la destruction fatale des moins aptes par les plus aptes qui survivent : c’est la vraie loi d’airain du monde économique.

On trouve dans le régime de l’association des avantages opposés et des défauts symétriques. L’association grossit la puissance de l’instrument de travail, prévient ou limite les crises de surproduction. Elle pare aux excès de la concurrence aiguë, et donne au prix des choses l’uniformité dans la stabilité. En liant la fortune des établissemens les moins favorisés à celle des établissemens les plus favorisés, elle atténue la dureté du struggle for life industriel. En revanche, comme la concurrence elle-même, comme toute institution humaine, l’association peut être détournée de son but, et, par l’accroissement arbitraire des prix, on peut changer en une arme de guerre sociale cet instrument de paix; mais, comme la concurrence encore, l’association trouve un frein nécessaire et automatique dans l’abus même qui en est fait, et qui engendre fatalement la concurrence comme l’abus de la concurrence engendre fatalement l’association.

Association et concurrence, voilà donc les deux grands ressorts du mécanisme économique, les deux leviers parallèles et rivaux de la production. Toutes deux sont légitimes parce qu’elles sont naturelles et répondent à des besoins spéciaux, à des fonctions diverses de la vie sociale. L’une et l’autre prédominent à tour de rôle dans le jeu des forces industrielles ; elles se complètent, se balancent et se limitent l’une l’autre. Loin de s’exclure, elles s’appellent nécessairement et ne peuvent s’isoler qu’en théorie : ce sont deux élémens irréductibles et inséparables d’un organisme toujours en travail. — Nous vivons aujourd’hui à une époque où le régime de la concurrence, ayant porté tous ses fruits, semble devoir céder pour un temps la place au régime de l’association, seul capable de satisfaire aux exigences croissantes du consommateur, et de produire plus, mieux "et moins cher : laissons l’évolution s’accomplir, elle est normale et fatale. Elle a ses dangers très graves, qu’on ne doit pas se dissimuler, et qu’il faut éviter ; nous les avons vus en Amérique dans toute leur puissance. En Europe, où l’on trouve quelques signes d’une transformation analogue, le mouvement ne se propagera sans doute jamais aussi loin, et ne pénétrera jamais aussi profondément qu’aux États-Unis ; la concurrence y agit en effet avec moins d’âpreté et plus de régularité, elle n’appelle pas un remède aussi énergique. De ce côté-ci de l’Atlantique, la lutte entre les deux principes directeurs de l’activité humaine est à peine ouverte ; le problème industriel n’est encore que posé, et déjà tout porte à croire qu’il ne sera ni aussi pressant ni aussi aigu.

Pourtant, même en Europe, la gravité de ce problème ne doit pas être méconnue, et si les tendances centralisatrices de l’industrie moderne ne se présentent pas chez nous avec la même violence qu’en Amérique, on ne saurait manquer pourtant d’y voir un document caractéristique et un présage pour notre avenir social. Dès à présent, en Allemagne, comme aux États-Unis, le parti socialiste ne se cache pas de regarder avec une certaine faveur le développement des grands monopoles. Si l’on en croit ses théoriciens, les syndicats de production, en creusant le précipice entre les riches qu’ils rendent plus riches, et les pauvres qu’ils font plus pauvres, hâtent la ruine du régime individualiste. Le monopole industriel, n’est-ce pas presque l’État déjà, l’État spécial et limité à l’une des branches de l’activité sociale ? Bientôt, dit-on, de nos petits syndicats locaux, étendus et multipliés, le passage sera facile au grand syndicat unique et commun, à la société collective dont la présente évolution industrielle contribue à précipiter l’avènement.

Nierons-nous, à la vérité, que l’un des premiers effets, l’un des résultats temporaires du régime grandissant de la centralisation économique, ne puisse être d’aggraver d’abord l’opposition entre employeurs et employés, le nombre de ceux-ci augmentant, et le nombre de ceux-là diminuant sans cesse? Nous ne l’oserions. Tombant sous la dépendance croissante de ceux qui le paient, l’ouvrier trouvera sans doute au commencement sa liberté restreinte et son initiative affaiblie, tandis qu’à l’autre extrémité de l’échelle, les maîtres de l’industrie verront s’élargir leurs pouvoirs et grossir leurs gains aux dépens de la communauté. Mais ce sont là les conséquences des abus du régime, abus qui peuvent et doivent disparaître à mesure que le mouvement industriel se régularisera, et à certains signes nous pouvons déjà espérer voir un jour les distances se rapprocher et les rapports se détendre entre les capitalistes et les travailleurs. Les bénéfices exceptionnels des premiers diminueront avec l’abaissement du prix de vente des produits, les avantages du régime se concentrant ainsi sur le public; la propriété industrielle, gagnant en sécurité, se divisera entre un nombre de mains de plus en plus grand ; enfin les organisations ouvrières sauront mieux assurer l’indépendance de leurs membres vis-à-vis du patron. D’autre part, l’exemple des syndicats industriels peut-il logiquement autoriser les socialistes à prétendre que, dans la société future, la réglementation de la production sera non seulement possible, mais facile aux mains de l’État? L’assimilation de celui-ci à ceux-là est-elle légitime, serait-ce partout chose aisée que la substitution proposée? C’est ce qu’on ne peut soutenir sans négliger au moins deux facteurs essentiels du problème, deux données pratiques qui feraient nécessairement défaut au socialisme : j’entends l’intérêt privé qui préside aujourd’hui à l’administration des syndicats, et cette forme de la concurrence, virtuelle et latente, qui régularise aujourd’hui le marché de chaque denrée. — On voit qu’il est impossible de tirer à l’heure présente du mouvement centralisateur de la production un présage en faveur de l’étatisme industriel, et qu’à meilleur titre on pourrait y voir un gage à l’acquit du libéralisme économique. Concurrence et association resteront toujours les deux grands principes du travail social. Vouloir se passer de l’une ou de l’autre est chimérique ; prétendre assujettir l’une à l’autre est illusoire; la vérité est qu’il faut concilier l’une et l’autre en les adaptant aux conditions de chaque temps et de chaque lieu.


LOUIS PAUL-DUBOIS.

  1. Pour se conformer à une loi récente du Congrès.