Les Morticoles/Troisième partie/Chapitre II

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Bibliothèque Charpentier (p. 274-294).


CHAPITRE II


Mme Sarah me donna congé. Je descendis chez Banarrita, mais le pharmacien était tout occupé à se lamenter sur son propre sort. Il me fallait pourtant trouver une place, sous peine de tomber aussitôt dans la classe des malades pauvres. Mlle Hélène me vint en aide. Elle avait entendu dire qu’un certain Sorniude, chirurgien, avait besoin d’un domestique. J’y courus sans retard. Le nom de Sorniude ne m’était pas inconnu. J’évoquai les silhouettes effacées de Serpette et de Louise, et je me rappelai ces paroles : Un petit homme à l’air méchant, et sec, sec comme un couteau.

Ce praticien habitait, non loin des égouts, une maison de superbe apparence. Dès l’entrée, son ancien valet de chambre me dévisagea et me dit : « Ah, c’est vous qui me remplacez ? Vous en verrez de drôles. » L’appartement était tapissé de cretonnes et peluches fades, roses, jaune tendre et crème, de sorte qu’il semblait qu’on pénétrât dans un gâteau. Mais ceci apportait à l’œil une impression de gaieté, laquelle se dissipa vite quand je fus en présence de mon nouveau maître. Tout en lui était cruel. Il avait le visage losangique, terminé par un menton pointu, peu de cheveux, les lèvres minces, décolorées, le regard vert et perçant, le corps étroit. Sa démarche était sèche, son geste sec, son langage bref : « Service dur, mais forts gages… Tant pour la nourriture… Tant pour le linge. » Pendant qu’il me parlait, je l’observais, très élégant dans son cabinet de travail aux nuances esthétiques, plein de bibelots et de portraits de femmes demi-nues. Il insista, beaucoup sur la discrétion : « Au premier bavardage, je vous chasse. » Je fis la bête ; cela lui plut. J’entrai le lendemain en fonction.

Le service était fatigant, car j’étais seul. Je bénissais mon éducation de vannier qui m’avait rendu adroit de mes mains et apte à toutes les besognes. J’obéissais ponctuellement. Mon maître m’apprit à tremper de longues aiguilles flexibles dans un acide bleu et à les essuyer sans les casser. Puis il me commanda un déjeuner excellent pour quatre personnes. Les convives étaient : le blond Tismet, alerte, parfumé, prétentieux, tel qu’à l’hôpital Typhus, le sinistre Bradilin et une troisième larve répugnante, glabre, grasse et goulue, que l’on appelait Cordre. Pendant tout le repas, ces messieurs ne parlèrent que de femmes, qu’ils désignaient familièrement par leurs prénoms : Marie, Dorothée, Lucie, Fanny, et de procédés opératoires, le tout entremêlé de rires et de termes qui se confondaient dans mon esprit, mais que reliait le souvenir des aveux de Louise et de Serpette : Dépopulation ; Désovarisation ; Stérilité. Bradilin et Sorniude paraissaient coulés dans le même moule, mince et géométrique. Leur joie se manifestait par une série de grincements et de jappements, tel un chien pris dans une porte. La méchanceté luisait sur leurs pommettes saillantes, que le vin empourprait. Tismet de l’Ancre, lui, ne s’esclaffait pas et souriait discrètement, de peur sans doute de déranger sa belle cravate et son plastron ; mais la palme de la hideur appartenait à Cordre, insufflé de venin : « Mon vieux, lui dit mon maître, j’aurai bientôt besoin de toi. Il va venir une petite femme qui promet d’être une de nos plus charmantes infécondes : une rousse de trente ans, Mme de Sigoin, un peu peinte, un peu teinte, pas très riche ; craint les enfants comme la foudre ; est absolument décidée à tromper sans cesse son époux, bonne bête joviale. J’ai fait sa connaissance par intermédiaire… Tu me regardes avec des yeux effarés, Tismet. Mon garçon, ce n’est pas ton tour. Cordre tire la langue depuis longtemps… Je mènerai les préambules en douceur. Je prendrai le mari à part : Votre femme est pâle ; elle se plaint beaucoup. — Oh oui, elle me rend la vie impossible, mon cher docteur. — Je sais ce qu’elle a. — Vraiment ! — Cela peut s’enlever en un tour de main ; mais, si ça reste, c’est la mort. Je n’ajouterai pas, bien entendu, que ce qui s’enlève en un tour de main c’est l’inquiétude de la progéniture. Nous avons convenu de prendre date. La dame viendra se faire examiner ici. » Au mot examiner, les quatre rires recommencèrent à la fois. Ainsi sonne l’heure marquée à l’horloge de la scélératesse. Ils causèrent encore de choses et d’autres, de nouveaux instruments, d’une eau qui empêchait les gosses de pousser, de la finesse et de la mollesse des aiguilles, et moi, comprenant peu à peu, je frémissais d’horreur de les voir criminels si calmes, si endurcis. Ensuite, on raconta quelques histoires obscures, on plaisanta la mort de Wabanheim, et un traité récent de l’honorabilité professionnelle, par Crudanet, à propos duquel les convives se répandirent en anecdotes scandaleuses : « Nous avons tort de le bêcher, insinua Tismet. Il pourrait nous juger un jour. — Jugé par Crudanet, jugé par le larron, souligna Bradilin sentencieusement. — Bah, s’écria Sorniude, avec un geste court de sa petite main osseuse ; on a les moyens de l’attendrir. — Il fit le simulacre de compter de l’argent. — Les ennuis ne viennent que d’indiscrétions conjugales. Or le Sigoin n’y verra que du feu. Il vaut quarante mille francs. » On était au dessert. Les attitudes devinrent plus libres. Sorniude et Bradilin balançaient leurs pieds minuscules. Mon maître se leva : « L’heure est venue de régler nos comptes. » Il alla chercher dans sa chambre un gros livre, un portefeuille qu’il sortit d’un meuble en bois de rose, plus un sac rempli de monnaie. Il jeta le tout sur la table. Moi, je servais le café et les liqueurs, écoutant de toutes mes oreilles.

« Tout cela est très net, affirma Sorniude. Nous avons opéré le 12, le 20 et le 26 du mois. Ces trois fois-là, nous étions quatre. Le 12, cette grande prostituée riche, Albertine, qui avait si peur quand Bradilin approchait le chloroforme. Elle a payé de suite : cinquante-cinq mille francs. J’en garde vingt mille, puisque c’est moi qui l’ai procurée. Partagez le reste entre vous. » Sorniude tira un paquet de billets et fit rouler hors du sac, vers ses trois collègues qui souriaient, un flot de pièces d’or tintantes. Le partage s’accomplit comme au jeu, rapide, silencieux, sans erreur, chacun calculant le calcul d’autrui. Tismet mit sa part dans un magnifique carnet à son chiffre, surmonté d’une couronne de diamants. Bradilin la rangea dans son porte-monnaie, et Cordre poussa la masse dans la poche de son pantalon.

« Je me trompais, poursuivit Sorniude ; le vingt, je suis seul avec Bradilin, mais il m’a fourni la cliente, une bourgeoise, Mme Gomberchon : trente mille francs. Je dichotomise : tiens, Bradilin, voilà ton chèque. Autant, pour le vingt-deux, à Tismet, la vieille toquée qui se fait enlever les ovaires à cinquante ans. Quant au vingt-six, la petite Quibot, on ne nous a pas encore réglés. J’enverrai aujourd’hui ce brave garçon. » C’était moi le brave garçon. « Nous parlons librement devant toi, mon ami, ajouta Sorniude. Mais je ne te conseille pas d’avoir la langue trop longue. Gare aux cabanons de Ligottin, refuge des indiscrets. Tu auras ta tranche du gâteau Quibot. » Je balbutiai quelques dénégations confuses.

Ces messieurs fumaient d’énormes cigares. Tismet de l’Ancre s’étirait cyniquement : « Ah ! le bon métier, le bon métier. Et jamais une dispute. Sorniude, tu es l’honneur même ! Je parle souvent de toi à Malasvon. Eh, eh, je le soupçonne de nous imiter, Malasvon, mais il est moins franc. Quand je lui cite nos superbes résultats, nos statistiques irréprochables, il détourne la conversation. C’est un malin, sous son masque de boucher de campagne. — S’il nous arrivait malheur, ce serait de ce côté, murmura Sorniude. Malasvon craint la concurrence. Il rencontre une coureuse de profession, ou bien un de ces honnêtes ménages qui lui paraissent une proie facile. Il se frotte déjà les pattes : bonne affaire ! Bah ! plus rien à racler ! Tout est propre et vide comme une casserole ! L’ami Sorniude a passé par là.

— En avons-nous gaulé des noix ! disait Cordre attendri, les mains croisées sur son ventre colossal. En avons-nous abattu de ces ovaires ! La femme, la femme, c’est la poule aux œufs d’or. Certes, Sorniude, tu es un fameux Fléau des Gosses. À quoi ça sert-il, les enfants ? À la misère de vivre et de propager la vie. Ne pas naître, c’est meilleur que de crever. — Chansons ! conclut Bradilin. Mon laboratoire m’appelle. J’expérimente. — Au revoir, repartit Sorniude. Quant à de Sigoin, dès l’affaire engagée, je vous avertis. Au revoir, Cordre. Adieu Tismet. Bradilin, surveille le chloroforme. À la dernière séance, j’ai eu peur. — Sois tranquille. » Resté seul, mon maître tira encore quelques bouffées de cigare, puis : « Félix, vous mettrez au salon la dame qui va venir. Allumez un grand feu dans mon cabinet. » Je n’osais point remuer dans les chambres. J’avais peur de salir un meuble de satin rose, ou de renverser une porcelaine précieuse. Mais je regardais avec plaisir les portraits de femmes. Il y en avait d’exquises, les épaules, les bras, d’une blancheur idéale, et tous portaient une dédicace amicale : À mon cher Sorniude, sa reconnaissante Marie. — À mon libérateur, Diane de G.À So-Sor, à Niu-Niude, sa petite sans ovaires, Élise. Je remarquai aussi plusieurs invitations à un banquet, nouées d’une faveur rose, et portant comme devise un œuf, au-dessous duquel cet avertissement : Il est vide. J’entendis la voix de mon maître : « J’oubliais de vous prévenir que je ne reçois jamais les hommes. Si, par hasard, un homme s’égare à ma consultation, je n’y suis pas. S’il insiste, flanquez-le dehors. Les seuls habitués sont ces messieurs de tout à l’heure. » Là-dessus il s’enferma dans sa bonbonnière.

Bientôt l’on sonna, et j’ouvris à une élégante jeune femme, longue, mince et rousse, qui semblait intimidée. Je la conduisis au salon. Elle s’assit dans un fauteuil de velours vert d’eau, agitant son pied en signe d’impatience. De là je l’introduisis dans le cabinet de consultation. Par un hasard singulier, qui m’étonna chez un gaillard si méfiant et si précautionneux, d’un étroit corridor longeant la caverne de Sorniude, on entendait tout ce qui s’y passait, tant la cloison était mince. J’en fis mon poste d’observation. Je collai mon oreille au mur. La conversation était déjà engagée. J’avais manqué les préliminaires. Je perçus seulement : « Étendez-vous là, comme ceci… Pas le corset ; ce n’est pas la peine… Oh, la jolie taille ! » — Un craquement de meuble, un silence, puis la voix flûtée de Sorniude : « Je vous affirme, madame, que, dans ces conditions, tout se passera de la façon la plus simple, mais il ne faut pas éveiller les soupçons de votre mari. Je vais vous donner quelques grammes d’une poudre qui vous fera vomir, pâlir et maigrir. Vous la prendrez le matin en cachette. Ne craignez point quelques crises de nerfs. J’écrirai d’abord à M. de Sigoin. Puis j’irai le voir. Je lui exposerai la gravité du cas, la nécessité, l’urgence de l’opération. Me croira-t-il ? — Oh, c’est un naïf, vous n’avez rien à redouter ! répondit la voix de la dame, douce et chantante comme une musique. — Parfait ! c’est que, quelquefois, nous avons du fil à retordre. Le mari se pend à notre habit, nous supplie d’épargner sa femme, se lamente, et fait un tapage à ameuter les voisins. Donc, je vous opère avec l’aide de deux de mes amis. Huit jours après, il n’y paraît plus. C’est facile et sans danger. » Nouveau silence… Est-ce convenu ? — Oui, docteur, et quelle reconnaissance ! Quel bonheur que mon amie m’ait renseignée ! — Mme Quibot ? Je l’ai opérée le 26. Elle va bien ? — Très bien, docteur. Elle avait un amant. Son mari est colère comme le mien. Il fallait tout craindre d’une surprise. Elle m’a raconté combien vous avez été bon pour elle, et qu’elle n’avait même rien senti. Donc, je me suis demandé pourquoi je n’essayerais pas à mon tour. » Ici un rire perlé de petite folle. « Ah ! docteur, vous me trouvez bavarde ! — Le médecin remplace le prêtre de nos aïeux, madame, répliqua sérieusement Sorniude. Il est le tombeau des secrets. À votre tour, je vous mets en garde contre votre péché mignon. Notre besogne est noble et utile ; mais on pourrait la prendre en mauvaise part. Le monde est si méchant. » Bruits de pas vers la porte, puis un arrêt : « Où demeurez-vous ? — 10, rue Laurantiès, presque en face du Parlement. — Ah ! ah ! C’est très luxueux, de ce côté-là. Au premier étage ? — Oui, docteur. — Avez-vous de fortes rentes ? Car, voici mon habitude. Je demande, pour cette opération, une année du revenu, payable en deux parties, moitié avant, moitié après. — Très bien, docteur, je préviendrai mon mari. Tout ce que vous voudrez. » Ici la serrure grinça ; je courus faire mon devoir, et j’ouvris la porte à la dame que Sorniude raccompagna jusque sur le palier.

Il m’envoya porter une lettre chez les Quibot : « Vous attendrez la réponse. Elle contiendra de l’argent. Je vous sais honnête, quoique étranger, et vous voyez, Félix, que j’ai confiance en vous. »… Le grisonnant M. Quibot faillit m’embrasser, bien que je ne fusse que le domestique : « De la part du docteur Sorniude, du cher docteur Sorniude ! Dites-lui qu’il a sauvé ma femme, qu’il est un homme admirable, que je me jette à ses genoux ! C’est une résurrection ! » Le contenu de la lettre ne modéra pas son allégresse. Il me compta la somme avec enthousiasme. J’éprouvais une pitié profonde pour cet imbécile, si commode à duper. Du haut des marches il me criait encore : « Remerciez le docteur ! Reconnaissance éternelle ! » Je rapportai le pli et ces transports à mon maître, dont les lèvres se plissèrent dans un fin sourire. Il me remit un billet de cent francs : « Votre zèle muet vous en vaudra bien davantage. »

Une multitude de dames défilaient chez Sorniude. Les consultations étaient longues et intimes. Les fragments que j’en surprenais à travers la cloison m’éclairaient la morale des riches Morticoles. Pas une de ces malheureuses qui ne révélât les tares de son ménage. Ces détraquées mêlaient l’intérêt à l’amour, le goût de la débauche au besoin d’argent. Quelques-unes demandaient à l’amant la somme nécessaire à cette opération qui les délivrerait de tant de terreurs. D’autres empruntaient à des usuriers. Et toutes tenaient leurs renseignements d’une amie ; toutes venaient trouver Sorniude de la part d’une ancienne opérée : « Comment, ma chère, vous avez encore vos ovaires ! Mais c’est fou ! Allez chez tel docteur, telle rue, tel numéro. » Les reconnaissantes, à la mode de Mme Quibot, offraient leurs photographies à mon maître. Elles lui parlaient du dîner des Infécondes qu’il avait promis de présider. J’entrevoyais des abîmes de perversité. La science se mariait au vice dans des draps de satin brodés. Le bistouri côtoyait le baiser. Dans ce cabinet, elles dévêtaient tout ; elles avouaient tout. Là seulement elles ôtaient ces légers masques d’hypocrisie qui rehaussent, dans les salons, l’attrait de leurs figures. Elles étalaient des passions infâmes.

Le sybarite Sorniude, berger de ce gracieux troupeau, y choisissait chaque jour sa maîtresse. Il la gardait souvent à dîner avec le parasite Cordre. Bradilin et Tismet étaient plus rares. Ils cimentaient la respectabilité par leurs décorations et leurs titres. De temps à autre, l’intrépide Avigdeuse amenait à l’abattoir un mouton de sa clientèle privée, et les deux hommes fascinaient la femme trop craintive, la brutalisaient presque, la décidaient. Après son départ, j’entendais la voix brève et saccadée d’Avigdeuse discuter le prix du sang, réclamer plus que n’accorde la dichotomie, en raison des risques et de sa haute situation médicale. Quant à Cordre, c’était un déplaisant bouffon. Je n’oublierai jamais sa tête plate gonflée de vice, son corps bedonnant, sa gloutonnerie. Il avait suivi Sorniude depuis les débuts, assisté à l’éclosion de sa vocation : « Nous nous sommes fait la main longtemps, hein, mon vieux, et sur de la viande à bon marché ! Tu n’avais pas un si beau local, à l’époque, ni d’aussi bon kummel. » À eux deux, ils épluchaient leurs complices, Bradilin et Tismet, les couvraient de ridicule : « C’est un sot, ce Bradilin, et un scélérat, affirmait Sorniude… Quant à l’autre, au petit poseur, uniquement préoccupé de sa personne, je le défie bien de me lâcher jamais. J’ai sur lui des dossiers trop compromettants. »

J’assistai à une scène violente que mon maître fit à Tismet au sujet de Mme de Sigoin, à l’opération de laquelle le second voulait participer : « Mais je vous répète qu’au dernier moment un scrupule l’a prise, qu’elle hésite encore, que je ne puis vous associer à un bénéfice problématique. Et puis je suis las, mon cher, de vos façons impertinentes. Je consens à travailler avec vous ; et sans moi, sans la curée des ovaires, il vous serait impossible de porter ces splendides gilets et ces cravates aussi brillantes que votre intelligence l’est peu. Vous ne voyez dans la clientèle que la maîtresse. Vous jouez les don Juan. Vous gâtez le métier, pour soutenir votre réputation de mâle et de joli cœur. Si vous n’êtes pas content, brisons là. Vous me compromettez. » Pendant cette sortie, Tismet de l’Ancre inclinait vers la nappe sa tête blonde, décidé à tout subir, car il respirait intérieurement l’émanation des nombreux cadavres qui le liaient à Sorniude ; Bradilin épiait en dessous les deux interlocuteurs, et Cordre, renversé en arrière, le ventre proéminent, ricanait.

De fait, Mme de Sigoin ne pouvait se décider. Elle venait chaque jour, et c’étaient des cris, des larmes, des protestations coupées de longs silences. Sorniude grommelait : « Celle-là me donne plus de mal que dix de ses compagnes. Oh, ces femelles, ces femelles !… » J’étais devenu vicieux peu à peu et je ramassais les miettes de mon maître. Je recueillis bien des confidences sur sa douceur adroite, mêlée de ces irrésistibles brutalités qu’adorent les femmes morticoles. Je m’initiai aux mystères de son action et de sa puissance occulte. Les dames riches raffolent de leur médecin. Celui-ci comble les vides de ces existences désœuvrées que le luxe ne remplit pas, les habitue aux dangereux poisons que l’on débarque par tonneaux sur les quais de la ville. Il les imbibe et les amollit avec l’éther, la cocaïne et la morphine. Il les balance dans ces hamacs tissés de fils mortels, où s’engourdissent la sagesse et l’honnêteté. La malade se livre sans méfiance, confie son corps et son âme aux mains expertes du docteur. Désormais, celui-ci la tient. Il peut la déshonorer à son gré. Il est inattaquable, couvert par ce secret professionnel qu’il viole à chaque instant, ôte et remet comme une veste. Cloaquol, tenté par l’appât du scandale, avait voulu révéler les drames qui se jouaient dans les mousselines et les cretonnes beiges et fraise écrasée de Sorniude. Or la série, à peine commencée, cessait brusquement. En trois jours, mon maître avait entre les mains, et par l’intermédiaire des femmes, de quoi envoyer Cloaquol à la machine électrique.

Enfin, après bien des alternatives, Mme de Sigoin avait pris son parti. Elle se livrait au couteau impeccable de Sorniude. Le lendemain, les trois opérateurs, Bradilin, tout imprégné de chloroforme, Cordre bouffonnant, et mon maître très animé, déjeunaient tranquillement, quand un coup de sonnette violent, impérieux, retentit. Ce n’était pas une main de femme. On se regarda avec stupeur. Sorniude articula d’une voix blanche : « Ce ne peut être Tismet ; il est à une ville d’eaux. » La sonnette vibrait encore de la secousse. La terreur circula dans la salle à manger, attrista les dressoirs, les cristaux, les verres de Venise. J’allai ouvrir avec précaution, et fus bousculé en une seconde par une sorte de buffle armé d’une énorme canne et soufflant. Je criai : « M. le docteur n’est pas là ! » Déjà le colosse avait secoué deux ou trois portes, et finalement trouvé la bonne. Je ne pus lui barrer le passage. Il se précipita. Les trois convives se dressèrent dans des attitudes demi-lâches, demi-défensives. L’intrus s’arrêta net et vociféra : « Ah ! ah ! Vous avez peur ! Misérables ! Je suis M. de Sigoin. Ma femme m’a tout raconté. » D’un moulinet de son terrible gourdin, il fit voler trois verres de Venise en mille miettes, renversa deux bouteilles de vin sur les guipures de la nappe et le tapis d’Orient. Un coup de pied fracassa une chaise. » Oui, je sais qu’elle était la…, qu’elle… qu’elle me trompait avec le docteur Tismet de l’Ancre, et vous…, vous l’avez opérée sans besoin. Lequel est Sorniude de vous, hein ?… Elle m’a avoué ça ce matin en pleurant.… Vous l’avez inutilement charcutée… Sales gredins que vous êtes… ; bouchers puants…, ordures ! » La canne surgissait dans la direction de Cordre pétrifié, ainsi que Sorniude et Bradilin. Elle était tenue et manœuvrée par cet homme robuste, aux joues tremblantes, aux yeux ronds comme des billes, à la bouche décrochée de fureur, au poil hérissé. C’était cela le mari naïf dont il n’y avait rien à craindre. L’algarade ne semblait pas ravir les déjeuneurs, hagards et épouvantés ; ils se rapprochaient insensiblement de la porte du salon, protégés par l’intervalle de la table. Je sentais que, si je faisais un mouvement, je m’exposais à avoir les os rompus, et je préférais voir dans cet état ceux de Cordre et de Bradilin. Le buffle n’était pas calmé. Il reprit haleine et son souffle rauque rappelait sa vigueur. Sorniude essaya de placer un timide Permettez, monsieur et fut interrompu par un rugissement : « Je ne permets rien, coquin. Est-ce vous, Sorniude ? Si vous répondez oui, je vous tue ! Vous faites un joli métier. Mais patience ! La justice va s’occuper de vous. Je dépose une plainte et je vous briserai comme ceci. » Une nouvelle volte du redoutable bâton s’abattit sur la table avec un bruit éclatant et le réchaud d’argent fut aplati comme une casquette. Profitant de ce brouhaha et du désordre, Sorniude, Cordre et Bradilin s’esquivèrent et fermèrent la porte à clef. Alors de Sigoin poussa des imprécations : « Les lâches, les scélérats, les lâches ! » accompagnées de bris de verreries et de vaisselle et d’un moulinet qui, en quelques minutes, fit de la pièce un vaste carnage. Quand ce frénétique eut passé sa colère, éparpillé une boîte de cigares, éventré deux ou trois tableaux représentant des Amours malades, il reprit le chemin de l’antichambre, du pas régulier d’un homme soulagé : « Je vais aux tribunaux. Quant à toi, mon garçon, tu as eu raison de ne pas m’arrêter. Sans ton calme, tu ne serais plus actuellement qu’une bouillie. »

Débarrassé de ce tumultueux personnage, je trouvai Sorniude, Cordre et Bradilin plongés dans l’anéantissement : « Voilà l’esclandre, gémissait mon maître. Il faut sortir de cette impasse. La canaille de Tismet ! Je comprends pourquoi il voulait se mêler de l’opération. Il était l’amant de la petite Sigoin. — En justice ! répétait Cordre désespéré. — Oui, en justice, poltron ! Mais si nous restons là, les bras croisés, nous serons sûrement condamnés. En avant les grands moyens ! » Reprenant courage, Sorniude renvoya ses deux compères, trop accablés pour le servir, réfléchit quelques minutes, debout, froissant de sa main fine son menton pointu et sortit, après m’avoir lancé ces mots : « Je ne rentrerai pas de la journée ! »

Elle fut longue à passer, cette journée. À toutes les clientes j’étais forcé de répondre : « M. le docteur ne reçoit pas. » D’où étonnements, crispations, réclamations auxquelles j’opposais une moue signifiant : « Qu’y puis-je ? » La concierge monta, terrifiée par le vacarme et la salle à manger dévastée. Je me piquai le doigt en ramassant du verre.

Pendant huit jours ce furent, chez mon maître, des conciliabules répétés avec Bradilin, Cordre et Tismet. De Sigoin avait tenu parole et déposé une plainte aux tribunaux, Crudanet était président de la Cour où devait venir l’affaire. J’assistai au défilé d’une foule de personnages louches, porteurs de grosses serviettes et de favoris. Jamais le douillet tapis n’avait été foulé par tant de pieds grossiers. Sorniude était inquiet. Sa situation le préservait et ses dossiers lui étaient une sauvegarde ; mais il ne faisait partie d’aucune Académie. Cordre et Bradilin ne cherchaient qu’à le lâcher et souhaitaient sa perte, car sa condamnation devenait sa ruine. Quel fut mon étonnement, un matin, d’introduire Crudanet lui-même ! Le délégué chef sanitaire me lança un de ces regards en dessous qui vous déshabillaient l’âme, et se jeta vite dans le cabinet de mon maître. Je pris mon poste d’observation. Crudanet parlait bas. Je ne percevais que des phrases hachées, de la voix papelarde et blême : « Affaire grave… Opinion révoltée… Dépopulation… Avocat nécessaire. » Puis, Sorniude cauteleux et précis : N’y aurait-il pas moyen de s’arranger, mon cher maître ? Je serais disposé aux plus grands sacrifices. Ici un chiffre, plus chuchoté que parlé, cinquante mille (il sortait évidemment de la bouche de Crudanet)… Le cliquetis d’une serrure de coffre-fort ; mon maître cherchait de l’argent. Un froissement de billets ; un C’est bien, comptez sur moi imperceptible, prononcé comme par une mouche, et je courus ouvrir la porte au grand, à l’intègre président morticole.

J’étais rassuré sur le sort de Sorniude. Il venait d’acheter Crudanet. Il n’en souffla pas mot à Bradilin ni à Cordre, mais il leur déclara qu’après avoir pensé à divers avocats, son choix s’était définitivement fixé sur le fameux Méderbe, le plus cher de tous. « J’enrage, s’écriait-il, de faire ces sacrifices à l’envie de mes collègues. Car enfin là est le péril. L’argent ! Il n’y a que lui qu’on jalouse. Je ne suis pas un chirurgien savant, moi, un Malasvon, ni un Tartègre. Mais je gagne de l’argent. Si j’étais un pauvre hère, comme jadis, on eût forcé Sigoin à retirer sa plainte. Je me fiche des honneurs. Je n’aime que deux choses, la femme et l’or ; je n’en hais qu’une, l’enfant, et c’est une haine professionnelle, puisque je suis le Fléau des Gosses. »

Je reçus une citation à comparaître sur papier rouge à tête de mort. Mon maître me donna le conseil de répondre évasivement à toutes les questions qui me seraient posées. Lui-même eut, la veille de l’audience, une longue et importante consultation avec ses complices et l’avocat Méderbe. Celui-ci était un personnage bizarre, grand, mince, au corps assez élégant, surmonté d’une tête de poisson mort, avec des yeux verts impénétrables, des cheveux collés et plats, et, dans tout son individu, quelque chose de glacé, de rigide. Sa voix était précise et monotone, mais elle suivait les méandres de l’affaire la plus embrouillée, grâce à une lucidité d’esprit merveilleuse. Il flairait le péril principal, c’est-à-dire la propagation de l’aventure dans les ménages et les aveux successifs des femmes : « Nos Morticoles sont si impressionnables ! insistait-il, sans que bougeât un seul muscle de son morose visage. Je redoute toujours l’imitation. » Ce Méderbe avait été médecin raté, membre influent du Parlement et du gouvernement, puis il avait choisi la profession d’avocat, comme plus propre à satisfaire ses besoins d’argent et ceux de sa femme, créature anguleuse à cheveux jaunes, aussi méchante que son mari, dont les perfidies et les excentricités étaient célèbres par la ville. Il plaidait surtout les affaires financières, pour leur gros profit et les secrets qu’elles lui livraient, et on les lui confiait en prévision de ses relations demi-politiques, demi-judiciaires, qui lui assuraient toujours gain de cause. Il réclamait des honoraires fabuleux. Ce qu’on lui payait, c’était l’acquittement sûr. Cet homme disposait donc d’un énorme pouvoir. Appuyé sur le Code compliqué et labyrinthique des Morticoles, en connaissant toutes les ruses, il donnait l’impression d’un bandit armé pour la vie sociale, certain de l’impunité, puisqu’il buvait à l’auge du châtiment et de la récompense. J’admirais cet animal de proie, tandis qu’il exposait ses moyens de plaidoirie. En terminant, il demanda cent mille francs, son chiffre habituel, pour faire acquitter Sorniude.

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Quand j’entrai dans la salle d’audience, je crus qu’il s’agissait encore d’un Lèchement de pieds. Les juges étaient, au nombre de trois, en robe et toque rouge, assis derrière une longue table surexhaussée. Au-dessous d’eux, siégeaient d’autres pantins en robe et toque noire. Crudanet présidait, flanqué de deux trognes sinistres. Derrière moi s’étageait une série de bancs, pour les témoins, la presse, le public. Devant étaient les accusés, Sorniude, Bradilin et Cordre, et les plaignants, M. et Mme de Sigoin. À droite du tribunal, Méderbe ; à gauche, Foutange et Boustibras. Je retrouvais l’éternelle disposition des locaux morticoles, qui convient aux Académies, Facultés, Parlements comme à la Justice, et surtout au Mensonge. Ces juges n’ont-ils pas les mêmes passions que les autres, les mêmes vices, les mêmes crimes, les mêmes pieds de derrière repliés sous la table, tandis que les pieds de devant gesticulent ? Le mensonge est partout. Il est le repas invisible que l’on mange à ces tables vertes ou vernies, où s’asseyent des hommes rouges ou noirs. Elle symbolise, cette table, toute l’organisation sociale, sa tyrannie, son imbécillité. Au-dessus de la tête de Crudanet, j’aperçus un crucifix ; un crucifix, chez ce peuple athée par principe ! Comment est-il resté là, vide d’un Dieu qui ne supporterait pas semblable comédie ? Sans doute pour exprimer que, de toutes ces assemblées, celle où l’on rend la justice est encore la plus mensongère.

En me retournant vers l’auditoire, je distinguai la bonne figure de Trub, illuminée par une étincelante cravate jaune. L’interrogatoire commençait. De Sigoin se leva ; il fut violent, éloquent et raconta « comment sa femme, corrompue par de mauvais contacts, avait demandé à Sorniude de l’opérer de ses ovaires ; comment elle avait suivi les conseils de ce dernier et simulé une maladie à l’aide de drogues ; comment, prise de remords, elle avait tout avoué à son mari, et comment lui, de Sigoin, était bien persuadé que Sorniude n’en était pas à son coup d’essai. » Il se rassit sur cette insinuation. Crudanet l’avait interrogé brutalement, en s’efforçant de brouiller son discours. Le délégué chef tenait sa parole. Quant à Mme de Sigoin, pâlie, les yeux rapetissés et les joues bouffies par les larmes, elle eut une attitude lamentable, et ne put que sangloter debout, longue silhouette courbe, s’appuyant à la barre d’une main gantée de noir. Crudanet fut paternel, indulgent, ce qui lui permit de glisser sur les points délicats, afin de ne pas fatiguer une malheureuse femme, déjà si cruellement éprouvée : « Je regrette, messieurs, ajouta le Tartufe s’adressant à l’assistance, je regrette souvent que les maris ne pratiquent point le secret professionnel. Nous n’en serions point réduits à écouter de pareils aveux. » Mme de Sigoin s’affaissa sur son banc, et longtemps encore on entendit les pénibles hoquets qui avaient secoué toutes ses réponses. Elle n’avait eu qu’une préoccupation : ne pas compromettre Tismet.

C’était le tour de Sorniude et de ses complices. Au ton aimable et patelin de Crudanet, on eût cru que ceux-ci étaient les accusateurs. Les acolytes du président somnolaient près de leurs toques, la joue appuyée sur la main qui émergeait de la large manche rabattue. Au début, Sorniude tremblait : graduellement il se rassura, attesta sa droiture, sa bonne foi, sa science, l’opération nécessaire, et narra la scène de Sigoin. L’interrogatoire de Sorniude achevé, Bradilin et Cordre répondirent sans trop de contradictions. Quand arriva mon témoignage, je fus ambigu et je jouai la bête au naturel. Crudanet, se méfiant de ma maladresse, rappela, dès le début, que j’étais un étranger. Ensuite cinq dames citées et trois collègues certifièrent la parfaite honorabilité de Sorniude. Quibot était venu secourir lui-même le fendeur des ovaires de sa femme et il obtint un grand succès quand il déclara que, ancien ami des Sigoin, il les abandonnait publiquement, tenant à honneur d’affirmer que le docteur Sorniude avait sauvé la vie de Mme Quibot. Celle-ci était présente : une tête fanée, livide, tissée de rides, éclairée par deux regards de vice qui luisaient, fleurs vénéneuses, au-dessus de la bouche molle et rouge.

Surgirent les deux avocats du ménage Sigoin : Foutange pour le mari et Boustibras pour la femme. Le premier avait la même attitude satisfaite qu’à la séance de Rosalie, son nez de perroquet retombant avec orgueil bien au milieu de ses favoris blonds. Toutefois, il avait dû remplacer par une toge son claquant manteau de caoutchouc. Le second, petit, nerveux, trépidant, boursouflé par sa robe, semblait un visage de diable issu d’un ballon noir. Ces deux éternels adversaires se trouvaient combattre côte à côte et défendre une cause parallèle.

Mme de Sigoin, repliée comme une liane brisée, échappait ainsi aux outrages qui voltigeaient dans l’air épais de l’audience. Foutange soutenait cette thèse qu’elle avait été hynoptisée par Sorniude, car tout son passé, toutes les traditions de sa famille témoignaient en sa faveur. À chaque geste de Foutange, ample, arrondi, décisif, l’air s’engouffrait dans ses vastes manches, et il naviguait à pleines voiles sur l’océan de l’éloquence. Il traça un tableau touchant de ce ménage si uni, où Sorniude était venu, grâce à la suggestion, porter le déshonneur. Jusque-là tout allait bien, quand Boustibras saccagea l’édifice de phrases péniblement construit par son rival. Il tenait à affirmer, le nasillard Boustibras, l’excellence de sa théorie hypernerveuse. Foutange, piqué au jeu, répliqua ; l’audience dégénéra en un débat de clinique, chacun des deux professeurs apportant des preuves, citant des auteurs, oubliant totalement l’affaire. Par intervalles éclatait, comme un coup de trompette, la phrase préférée de Boustibras : Mais c’est moi qui fiens te fu le dire, suivie d’une tirade grandiloquente et fade de Foutange. Nous serions encore au tribunal, si Crudanet n’avait interrompu net les trop diserts orateurs.

Je guettais Méderbe. Quand il se dressa, comme un couteau, déployant sa taille droite et ferme que surmontait sa tête de brochet aux yeux gelés, un frisson de curiosité parcourut l’auditoire ; le tribunal et les greffiers devinrent des statues d’attentive bienveillance et, le robinet de la bouche mince étant ouvert, les paroles commencèrent de couler. C’était un filet d’une grosseur uniforme, sans plissements, ni jaillissements, ni écarts, tiède et mou d’abord, mais fort et pénétrant par sa continuité. Méderbe exposa le cas de Sorniude qui devint peu à peu un bienfaiteur de l’humanité, un de ces admirables flambeaux auxquels s’acharne le souffle empesté de la calomnie et se brûlent les papillons de la haine, et qui éclaire les parois de la grotte scientifique. L’orateur se promenait d’un pas méthodique et sûr dans le jardin de ses métaphores, détachant les épithètes d’un coup de sécateur et chassant du pied tout gravier importun. À mesure qu’il parlait, de son ton froid, méprisant, cynique, se développaient, poussaient hors de lui la haute idée qu’il avait de lui-même, l’importance de ses relations, sa connaissance dure et marbrée du Code, et aussi se constituait une atmosphère de confiance, dans laquelle Sorniude semblait préservé, sauvegardé, aimé des dieux et des juges. Je n’ai jamais vu mentir comme Méderbe, superbement, effrontément, de poitrine et de dos. En cet homme admirable, les rapports du vrai et du faux paraissaient renversés. Il vantait le noble désintéressement de son client, sa bonté toujours prête, son audace opératoire qui lui valait tant d’ennemis. Cependant les juges dodelinaient de la tête en cadence ; Foutange et Boustibras buvaient les paroles de leur adversaire. Le filet d’eau coulait, coulait toujours, rongeant peu à peu la pierre du crime et de l’accusation, interrompu par de petits gestes étroits et rares qui découpaient dans l’espace des figures géométriques.

Quand Méderbe arriva au ménage de Sigoin, sa voix devint plus basse, voilée de tristesse. Il est de ces hontes qu’il est pénible d’étaler, auxquelles on voudrait ne pas croire ; mais l’évidence est là, et il faut quelquefois sacrifier l’honneur d’une femme pour sauver celui d’un homme. Suivit le portrait de Mme de Sigoin, perverse, débauchée et malsaine, quittant et reprenant ses amants, puis éperdue, découverte, cherchant à entraîner dans sa chute son bon, son innocent docteur. J’observais la malheureuse victime. Elle s’était remise à sangloter, en proie à ces alternatives cruelles. Chaque phrase de son bourreau la courbait davantage. Bientôt Méderbe plaidait pour elle les circonstances atténuantes : « Si criminelle que soit cette femme, je n’oublierai pas, messieurs, qu’elle est une victime de l’hérédité. Les magnifiques travaux du grand juge qui préside ces débats — ici sourire flatté de Crudanet — nous ont appris que la prostitution se transmet dans la classe des malades riches comme dans celle des malades pauvres. Or, Mme de Sigoin mère était une dévergondée fameuse, si j’en crois les récits des vieillards. Son père était un fou qui passait deux mois par an dans la maison de santé du docteur Ligottin. » Quant à de Sigoin, Méderbe le traîna dans la boue. Il le montra exploitant la mauvaise conduite de sa femme et en tirant ses moyens d’existence, alcoolique, violent jusqu’à la furie, menaçant de sa canne Sorniude, ses dévoués auxiliaires et un innocent domestique étranger, démantibulant la pauvre vaisselle, l’humble salle à manger du savant. Bref, de plaignant, Sigoin devenait accusé ; il paraissait à tous infâme. Il crispait les poings, l’infortuné ; des larmes de rage honteuse lui glissaient sur les joues ; sa face était rouge comme une pivoine, et j’avais peur qu’il n’éclatât. À deux ou trois reprises il voulut protester, mais Crudanet le fit taire sévèrement. Chaque fois que Méderbe interpellait un nouveau personnage, il dirigeait vers lui un œil sur lequel la paupière se soulevait à demi, ou bien le désignait d’un de ses doigts blêmes. Je me rappelais, tandis qu’il développait ses ressources et ses roueries, les récits qu’on m’avait faits sur son compte, ses concussions comme parlementaire, sa bassesse comme homme privé, ses relations avec des coquins célèbres ; et cet avocat, pour de l’argent, pour beaucoup d’argent, déshonorait tant qu’il voulait, drapé dans sa robe, protégé par les gros livres morticoles, la police, le gouvernement, par la lâcheté universelle. Il pouvait suer l’infamie, saliver la haine et pisser la couardise, on laisserait son éloquence nager sur ces affreux liquides, sa réputation grandirait. Tels sont les produits d’une haute, d’une sublime civilisation !

Méderbe se rassit, salué par un long murmure approbateur, et chacun convenait que c’était là une de ses plus belles plaidoiries. On la rapprochait d’une autre, de sens contraire, qu’il avait prononcée la semaine précédente, et l’on s’accordait à reconnaître en lui un homme très fort, très impeccable, très sage, très éloquent, une des futures statues morticoles. Cependant le tribunal délibérait. La délibération ne fut pas longue. Crudanet ouvrit un bouquin, le referma, consulta à droite et à gauche chacune des trognes à favoris qui s’inclinèrent affirmativement ; alors il se leva, la tête un peu penchée, il déclara Sorniude acquitté, renvoyé des fins de la plainte et les de Sigoin condamnés aux dépens, avec des considérants qui les salissaient…

Le soir, c’était fête chez Sorniude. On remarquait une nuée de petites dames fringantes, les fondatrices du dîner des Sans-Ovaires, Bradilin, Cordre et Méderbe. On but à la santé de celui-ci et il fut le héros de la soirée. On plaisanta l’absence et la peur de Tismet. On me félicita de mon ahurissement. Au milieu du repas, un reporter du Tibia brisé vint, au nom de Cloaquol, interroger l’illustre acquitté. Tout le monde parti, Méderbe resta seul avec son client et une jolie fille décolletée et caressante que celui-ci gardait amoureusement sur ses genoux. Le luxueux salon, éclairé par cinquante bougies, brillait comme une escarboucle, et les claires étoffes, les fouillis de dentelles, les tableaux demi-licencieux resplendissaient, animés par des réflecteurs. Méderbe avait beaucoup trinqué, mais la boisson ne faisait que le glacer davantage. Il se planta devant mon maître et lui dit : « Avouez que vous n’avez pas payé trop cher le plaisir de respirer cette fleur parfumée. » Il montrait la jeune femme et les roses épaules frémissantes, sur lesquelles s’appuyait le menton pointu du voluptueux Sorniude : « Pensez qu’en ce moment, vous pourriez occuper une cellule de l’hôpital-prison. Rien ne gênera désormais vos aspirations. Les soupçons dissipés ne reviennent plus. Vous avez une légende d’incorruptible. C’est à cela que servent les tribunaux. »

Ma conscience avait des retours brusques. La nausée me prit soudain. Puis Sorniude me faisait peur. On racontait que certains de ses domestiques, mêlés à trop d’aventures, avaient disparu mystérieusement. Je redoutais ce sort, et, bien que mon maître fût charmant pour moi depuis son acquittement et me comblât de gratifications, je résolus de l’abandonner.