Les Moyens de transport depuis sept siècles/01

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Les Moyens de transport depuis sept siècles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 615-644).
LES MOYENS DE TRANSPORT
DEPUIS SEPT SIÈCLES[1]

I
ROUTES ET VOYAGEURS À CHEVAL

Nous allons plus vite, plus loin, à moins de frais et plus aisément que nos pères. Nous en sommes fiers et avec raison ; cette victoire sur la matière est le résultat d’un immense effort, et l’homme vaut surtout par l’effort. Mais il ne faut pas exagérer l’importance de nos conquêtes : nous ne saurions aller bien loin, bornés comme nous le sommes, forcés jusqu’ici de faire uniquement le tour de notre petite planète ; capables seulement d’en gratter l’écorce et, depuis hier, de voleter alentour, sans pouvoir ni en pénétrer l’intérieur, ni nous évader dans l’espace de plus de quelques milliers de mètres, à l’attache et prisonniers de l’atmosphère, sous peine de mort.

Quant à notre vitesse, elle n’est « grande » aujourd’hui que par rapport à celle des siècles passés ; en soi, elle demeure médiocre, bien que nous allions « comme le vent. » Mais si nous comparons la marche de l’aéroplane et du train que nous appelons « rapide, » je ne dis pas avec celle de l’éclair dans le ciel, mais simplement avec celle du courant électrique qui transporte nos dépêches en Amérique, le « cent-vingt à l’heure » deviendra une allure de tortue, et nous ne verrons plus qu’une différence tout à fait insignifiante entre la vitesse du piéton, celle du cavalier et celle de la locomotive. Rien ne prouve d’ailleurs qu’il nous agréerait longtemps de faire, avec la rapidité de la foudre, des voyages inter-astraux. Peut-être s’en dégoûterait-on.

Il est charmant d’aller plus vite que l’on n’allait la veille, mais le charme dure juste le temps qu’il faut pour s’accoutumer à cette vitesse nouvelle. Comme le mouvement, l’immobilité a ses plaisirs, non seulement aussi vrais, — tous les plaisirs sont « vrais, » du moment qu’on les ressent, — mais aussi grands. L’automobile, en traversant il y a dix ans un village écarté de la Basse-Bretagne, dérangeait la noce rurale massée sous de grands ormes sur la place de l’Église au carrefour de trois chemins. Les gens de la noce s’amusaient à regarder les gens de l’auto et leur véhicule encore ignoré ; les gens de l’auto se plaisaient à voir les costumes pittoresques des gars, les mitres de dentelles des filles avec leurs collerettes échancrées sur les épaules à la Marie Stuart. Mais qui des deux groupes avait le plus de plaisir, ceux qui demeuraient ou ceux qui passaient ?


I

Nomade lorsqu’elle était barbare, cette portion de l’humanité dont nous descendons a changé plusieurs fois de goût depuis dix-huit siècles. Elle paraît encore extrêmement remuante durant toute la première partie du moyen âge ; les Gallo-Romains, Francs ou Burgondes se déplaçaient sans cesse. Ils allaient lentement et constamment, comme des forains dans une roulotte, le temps n’ayant pas pour eux la valeur que nous lui attribuons et ce qu’ils avaient à faire étant rarement pressé. Cristallisés dans le régime féodal, ils ne bougèrent plus qu’en cas de force majeure et presque toujours pour guerroyer.

Comme la fonction crée l’organe et qu’aussi l’inaction l’atrophie, les belles routes que Beaumanoir appelait pompeusement « chemins de Jules César » s’effondrèrent avec le temps. Au IIe siècle, sous les Antonins, elles étaient, dit-on, aussi nombreuses en certaines provinces qu’en 1840 avant la création des chemins de fer ; en tout cas, ces chaussées ferrées, cami ferrat, comme on les appelait en Périgord où la voie romaine de Tintiniac à Vesone mettait, seule encore au XVIIIe siècle, le Bas-Limousin en communication avec Périgueux, ne le cédaient en rien à nos routes modernes, ni pour la solidité du fond, ni pour la douceur des pentes ou le rayon des courbes. Tantôt en déblai, tantôt en remblai, leurs auteurs, pour éviter les sinuosités et niveler le terrain, avaient prodigué les travaux d’art, édifié des ponts et traversé des bancs de rochers.

Elles bravèrent l’incurie pendant des siècles puis, peu à peu, usurpées et démolies par les riverains, vendues parfois, — les Etats de Bourgogne concédaient encore en 1788 à un particulier une portion de la voie romaine d’Autun à Chalon, — elles s’effacèrent sur le sol comme dans le souvenir des hommes. Les anciennes routes étaient si oubliées que, lorsqu’on songea sous Louis XV à en faire de nouvelles, celles-ci côtoyèrent souvent à peu de distance les devancières qu’elles ignoraient et dont le tracé, on en a plusieurs exemples, était meilleur.

Pour nos contemporains habitués à vivre dans un pays sillonné de voies innombrables, uniformément bonnes en toutes saisons, bien que différentes de largeur, les routes actuelles, avec macadam et agens voyers, semblent un présent naturel du Créateur sans lequel un pays policé ne se pourrait concevoir ; aux Français de jadis nos routes artificielles paraîtraient au contraire assez invraisemblables.

Ils employaient le mot de « route » dans le même sens qu’aujourd’hui les marins sur l’Océan, pour signifier la place par où l’on a coutume de passer en allant d’un lieu à un autre. La route s’était créée d’elle-même, sous les pas du voyageur ou du roulier, comme se trace un sentier peu à peu dans des champs traversés toujours au même endroit. Peu importait que cette piste en terrain varié, épousant les moindres reliefs du sol, escaladât des collines abruptes, pourvu qu’on la pût suivre sans danger.

Sécurité prima longtemps commodité. Le moyen âge abonde en traités, passés entre des villes dépendant de différentes juridictions, « pour la liberté des chemins. » Ces accords sont tantôt d’un mois ou deux, « jusqu’à la fête de Pâques, » prolongés « jusqu’à l’octave Saint-Jean, » tantôt d’un an, comme celui conclu en 1211 par les consuls d’Agen, Marmande et Moissac avec les prud’hommes de La Réole, pour « l’asseurement » des routes, étendu à tous les Toulousains dans le Bordelais et à tous les Bordelais dans le comté de Toulouse.

Les traités n’étaient pas toujours efficaces ; mieux valait se garder soi-même. Pour protéger l’aller et le retour des marchands étrangers qui se rendaient au XVe siècle à la foire de Francfort, la municipalité avait organisé une escorte de 30, 60 et souvent 100 arbalétriers, suivant le plus ou moins de danger du chemin à parcourir. Sur le Guide des Chemins de France, en 1553, figure souvent entre deux villes ce mot inquiétant : « Brigandage, » ou cet avertissement utile au touriste : « Forêt dangereuse, pendant deux, trois ou quatre lieues. » De Paris à Fontainebleau la forêt était si peu sûre qu’on passait toujours par Corbeil, quoique ce fût plus long.

L’ancien régime avait fini par écheniller à peu près les routes de leurs malandrins : « Nous n’avons pas entendu dire qu’il s’y commette de vols, écrit un Anglais sous Louis XV, quoique nous n’ayons pas vu un seul de la maréchaussée de Paris à Lyon. Vous savez, ajoute-t-il, que la maréchaussée est un corps de troupes bien montées, entretenu en France pour la protection des voyageurs. C’est un reproche à faire à l’Angleterre que nous n’y ayons pas une semblable patrouille. » Les routes avaient été si longtemps terrain d’élection pour les malfaiteurs, que la création de voies nouvelles souleva au XVIIe siècle l’opposition violente des populations, qui y voyaient surtout un accès aux vagabonds et gens de guerre pour venir les piller. Il fallut, dans la Brie, la présence d’un corps de 200 hommes de troupe pour contraindre les habitans à l’exécution des travaux.

Ces travaux, cet établissement de la viabilité, si pénible et si lent, se poursuivirent au milieu de difficultés que notre siècle n’arrive pas à comprendre. Telle route du Centre, commencée en 1623, n’était pas terminée en 1790 ; les transports s’y faisaient encore à dos de mulets. Il faut se garder de croire au réseau officiel du temps de Louis XVI ; bien des routes y figurent qui n’existaient qu’en projet et sur le papier, et parmi celles effectivement ouvertes beaucoup n’étaient guère praticables.

A l’issue de la guerre de Cent ans, un orateur aux Etats de Normandie (1484) faisait remarquer que les chemins publics, en cette province, « avaient disparu sous les broussailles. » On n’aura pas de peine à le croire lorsqu’on voit, dans les comptes de Louis XI, parmi les sommes payées à ceux qui guident ce prince d’un point à l’autre de son royaume, la gratification de 50 francs[2] en juin 1479 à l’homme « qui servit de guide au Roi du bois de Vincennes jusques à Saint Denis et de là à Louvres. » Rien d’étonnant par suite si le voiturier de cette époque se perd souvent dans un court trajet entre deux villes voisines, comme l’explorateur aujourd’hui entre deux villages de l’Afrique équatoriale.

La venue d’un prince, d’un personnage de marque, avait cela de bon au moyen âge pour l’édilité que l’on ne se contentait pas de joncher de verdure les rues qu’il devait parcourir, mais qu’aussi l’on ôtait le fumier qui les encombrait, « pour élargir le chemin par lequel gens de cheval ni charrettes ne pouvaient passer ; » les autorités se remuaient et forçaient les possesseurs des terrains limitrophes à « rhabiller la route » d’urgence. Pareils expédiens étaient encore de mise sous Louis XIV, puisque Colbert écrit à l’intendant de Bourbonnais, où devait aller le Roi : « Il faut faire remplir les mauvais endroits de cailloux ou de pierres, s’il y en a dans le pays ; sinon, les remplir de terre avec du bois ; et vous pouvez encore employer un troisième moyen qui serait de faire ouvrir les champs en abattant les haies et en remplissant les fossés pour le seul passage du Roi. Ce sont là les expédiens dont on s’est toujours servi pour faciliter les voyages du Roi dans toutes les provinces par où Sa Majesté doit passer. » En 1788, à la fin de la monarchie, l’intendant de la généralité de Tours écrivait à la municipalité de Saumur « d’avoir à rendre praticable le chemin qui conduit à cette ville, afin que le carrosse de Mesdames, sœurs du Roi, qui devait y passer, ne reste pas embourbé comme à leur précédent voyage. »

Tomber dans des trous pleins d’eau, où l’on pense se noyer, traverser des kilomètres de terrains marécageux au risque, pour les chevaux et les cavaliers, d’y rester enlizés en hiver, s’enfoncer dans les boues au milieu d’un village, verser par la maladresse d’un postillon, se casser un membre ou perdre la vie, furent des éventualités fâcheuses, bien que normales, auxquelles les voyageurs demeurèrent exposés pendant des centaines d’années et jusqu’à des temps tout proches de nous : avant 1820, de Lyon à Sury, près de Montbrison, les chemins étaient si mauvais qu’il était tout à fait extraordinaire de ne verser qu’une fois pendant le trajet.

On s’y résignait ; on mettait 12 heures pour faire 6 lieues ; on attelait 22 chevaux à la diligence pour lui faire franchir les mauvais pas ; on attendait que le véhicule brisé fût réparé, à prix exorbitant, par le charron local qui profitait de l’aubaine. Si la route défoncée cesse d’être accessible aux charrettes, on fait venir le blé sur des chevaux de bât ; si l’objet n’est pas transportable, on prend patience : en 1698, le chemin de Paris à Dijon est si déplorable que, les Etats de Bourgogne ayant voté l’achat d’une statue de Louis XIV, qui remonta par eau jusqu’à Auxerre, on tenta vainement de l’acheminer par terre jusqu’à Dijon. Il fallut s’arrêter dans un bourbier, à une lieue d’Auxerre, où le bronze attendit 21 ans, sous un hangar, que la route s’améliorât.

Monotones et séculaires, les lamentations des commerçans, des corporations, des assemblées locales, sur les passages « gâtés, » rompus, ruinés, inondés ou inaccessibles, rempliraient des volumes. Pour un même transport, sur une même distance, le prix des charrois doublait suivant que la voie était plus ou moins difficile. Je ne parle ici que des routes postales et des terrains plats ; les montagnes n’étaient abordables qu’à pied ou à cheval. Avant la construction de la première route, ordonnée par le Premier Consul (1800), la traversée des Alpes entre Lyon et Turin s’opérait à dos d’hommes ou de mulets ; on démontait les voitures et l’on transportait séparément caisse, roues et brancards, que l’on remontait sur le versant opposé. Quant aux chemins « de paroisse à paroisse, » la plupart n’étaient praticables que pour les bêtes de somme ; nul n’aurait osé, il y a cent vingt ans, entreprendre un réseau vicinal ; les commissaires de la Convention étaient unanimes à déclarer que la dépense serait trop forte et que la contribution ferait trop murmurer. Sur les chemins d’importance moyenne, si étroits que les voitures devaient y passer toujours par les mêmes ornières, le célèbre Réaumur imagina sous Louis XV, pour les affronter en berline sans le secours des pionniers, de raccourcir les essieux des petites roues, afin qu’ils ne fussent pas accrochés sans cesse par les bords en cuvette des talus.


II

La grosse affaire c’étaient les ponts ; il y eut au XIIIe siècle des « frères pontifes, » ou constructeurs de ponts pieux, car l’établissement d’un pont était alors une œuvre pie : le pont de la Guillottière, à Lyon, fut subventionné par le pape Innocent IV en indulgences autant qu’en argent. Les frères pontifes, pour édifier sur le Rhône le pont Saint-Esprit, appelèrent à leur aide les « sœurs maçonnes, » confrérie de femmes qui exécutaient les travaux à portée de leur sexe.

Mais les fonds manquaient ; le « denier à Dieu » des boîtes monétaires, qui devait procurer des ressources, était toujours détourné de sa destination. Puis les connaissances techniques, jusqu’au XVIIe siècle, étaient imparfaites ; le défaut d’alignement et de parallélisme des piles, l’irrégularité de leur espacement, les empattemens énormes, à l’aide desquels on espérait suppléer au manque d’enracinement solide et qui devenaient une cause de ruine en obstruant l’écoulement des eaux, toutes ces causes réunies contribuaient à rendre les ponts très rares, assez fragiles et difficiles à refaire quand ils s’écroulaient.

L’histoire des ponts, féconde en échecs, pleine de négociations compliquées et d’efforts stériles, nous montre l’humanité d’hier aux prises avec des difficultés que ne conçoivent plus les générations actuelles, du moins en pays civilisé. Le pont de Bergerac en fournit un exemple : seul, sur la Dordogne, il reliait le Nord au Sud, le Poitou a la Guyenne. Mal entretenu au temps des guerres anglaises, il est emporté par une crue en 1444 ; on se contenta d’un bac jusqu’en 1502, où l’on fit marché pour un pont de bateaux qui devait coûter 25 000 francs. Un pont moitié pierre moitié-bois lui succède en 1509 ; brûlé par le chevalier de Montluc en 1568, un pont de bois le remplace en 1571 et dure jusqu’en 1615, où une crue de la rivière le détruit. Relevé, toujours en bois, objet d’un entretien annuel onéreux durant tout le XVIIe siècle, il est encore emporté en 1728. Considérant alors que, par ses nombreuses piles, il encombre le lit du fleuve, on décide de le reconstruire en pierre ; mais, faute d’argent, force est de se contenter de bois. En 1783, les eaux l’ayant pour la quatrième fois abattu sur la moitié de son estacade, il est remplacé provisoirement par un bac. Pendant les pourparlers avec le pouvoir central à l’effet d’obtenir les capitaux nécessaires à la construction en pierre, la Révolution survint. Le représentant du peuple Lakanal prit un arrêté ainsi conçu : « Article Ier : Le Pont de Bergerac sera reconstruit... » Et ce fut tout. Le bac subsista jusqu’en 1825, où s’édifia enfin le pont actuel, en maçonnerie, après cinq siècles d’attente.

Les ponts en pierre étaient un luxe que peu de grandes villes parvenaient à s’offrir. Paris, au XVIe siècle, n’en avait pas d’autre que le pont Notre-Dame ; les ponts au Change et des Meuniers étaient en bois ; de même les ponts de Nantes et de Saumur. Malgré leurs grosses poutres, ces ponts étaient peu stables ; ils exigeaient des réparations fréquentes : lorsqu’il ne suffisait pas d’ « ordonner une courade, » ou corvée générale, pour les accommoder, comme faisaient les jurades du Midi, les provinces y pourvoyaient au moyen de cotisations régionales. Rouen, qui ambitionne un pont de pierre, le met solennellement en adjudication (1612), se résout, après six ans de délibérations infructueuses des échevins et des cours souveraines, à édifier simplement un pont de bois, et se contente enfin, au bout de quinze ans (1627), « puisque l’entreprise n’a pu réussir, » de demander au gouverneur de faire un pont de bateaux en cette ville.

Un pont de bateaux était chose déjà très enviable ; sur le plus grand nombre des rivières, il n’y avait que des bacs, ce qui, en cas de troubles, permettait au gouvernement d’interdire au batelier de passer telles ou telles personnes et, par surcroît de précaution, de faire couler et briser ces bacs dont les malintentionnés pourraient se servir, bien qu’ils fussent mis chaque soir en lieu sûr, à la chaîne, avec cadenas. Jusqu’aux temps modernes la construction des ponts resta assez hasardeuse. Mansart avait fait un beau pont de pierre à Moulins et était revenu triomphant de son ouvrage qu’il n’avait pas suffisamment fondé. Un mois après, M. de Charlus, lieutenant général de cette province, ayant paru devant le Roi, Mansart pria Louis XIV de demander à M. de Charlus des nouvelles de son pont, « sur lequel, raconte Saint-Simon, il se donna largement de l’encens. » Charlus ne disait mot ; le Roi insista : « Sire, répondit-il froidement, je n’en ai point de nouvelles depuis qu’il est parti, mais je le crois bien présentement à Nantes. — Comment, dit le Roi, de qui croyez-vous que je vous parle ? c’est du pont de Moulins. — Oui, Sire, répliqua Charlus, c’est 1ê pont de Moulins qui s’est détaché tout entier et tout d’un coup, la veille que je suis parti et qui s’en est allé à vau-l’eau. » Le Roi et Mansart demeurèrent aussi étonnés l’un que l’autre, et le fait se trouva vrai. Il en était déjà arrivé autant à Mansart, et de la même façon, au pont de Blois.

Une rivière devenait-elle infranchissable, les populations en prenaient leur parti comme d’une éventualité fatale à laquelle le sage doit se résigner ; mais la route changeait. Le pont de Cravant, sur le chemin de Paris à Lyon par Autun, s’étant écroulé en 1720, on resta 40 ans sans le reconstruire ; l’ancienne route horizontale étant par là interceptée, la circulation dut s’en frayer une autre à la sortie d’Auxerre à travers les montagnes, qui subsista jusqu’en 1840. La route des vallées, ayant entièrement péri par ce long abandon de quarante ans, n’avait pas été reprise en 1760 après la reconstruction du pont, si bien qu’il fallut en 1837 la refaire à neuf.

Le même fait se produisait quand une portion de route devenait impraticable, comme celle de Toulouse, entre Orléans et Romorantin, sur une longueur de 9 à 10 lieues : « les messagers et rouliers, écrit l’intendant (1771), préfèrent en prendre une autre quoique plus longue. » Si le tracé changeait ainsi, sous Louis XV, quand la viabilité devenait trop défectueuse, on peut croire qu’il en fut souvent de même aux temps antérieurs ; le grand chemin en prenait à son aise, il se détournait de lui-même, malgré les protestations des villages qu’il traversait naguère et qui se plaignaient vainement de son abandon.

La question de distance était peu de chose auprès de la commodité et du bon marché des transports. De là des zigzags, bizarres à nos yeux modernes, imposés à nos aïeux par la pénurie des communications : bien des chemins ne pouvaient être utilisés que l’été ; en toutes saisons, « le plus droit » n’était pas toujours « le plus aisé, » ni « le plus plaisant et sûr. » Mieux valait aller de Paris à La Rochelle par Marans et la voie de mer, ou faire un détour par Luçon et Thouars, que de prendre la route directe par Poitiers, qui obligeait à passer les marais dans des gabarres. Durant les longues périodes de guerre avec les « Impériaux, » on allait de Paris en Suisse par Lyon, pour éviter la Franche-Comté, bien que le voyage fût ainsi allongé de cinq jours. S’embarquer pour l’Angleterre à Honfleur, en venant de Paris par Rouen et « Poteau-de-Mer, » — Pont-Audemer, — est assez ordinaire au XVIIe siècle et, de Paris à Marseille, il est bien rare alors que l’on ne descende pas la Saône depuis Chalon et le Rhône jusqu’à Avignon.

Au moyen âge, surtout lorsque des voyageurs chargés de beaucoup de bagages et de peu d’argent devaient combiner une pérégrination économique, aucun détour ne les rebutait pour mettre à profit le cours de quelque rivière : Louis XI, mécontent (1479) des habitans d’Arras qu’il jugeait trop « Autrichois, » imagina de les déporter en masse et d’importer à leur place, dans cette cité-frontière, des colons recrutés en diverses villes de l’intérieur telles que Troyes, Moulins, Cusset, Montferrand, etc. Cette entreprise assez invraisemblable de dépeuplement et de repeuplement, par voie de décret, fut exécutée du moins partiellement, et les comptes parvenus jusqu’à nous montrent l’itinéraire suivi par les émigrans de Montferrand dans leur exode d’Auvergne en Artois.

Le gouvernement qui donnait à ces « bons marchands, » à ces « méchaniques, » — artisans, —. « facteurs, » ou commis, une prime en espèces et une robe « pour qu’ils prissent mieux en gré le voyage, » s’était aussi chargé des frais de leur transport. Il tenait donc à réduire au minimum cette dépense qui devait être « passée en forme d’imposition » sur tout le pays. Ces maîtres- maçons, serruriers, boulangers, chaussetiers, tisserands, etc. au nombre de 36, avec leurs familles et leurs « valets, » c’est-à-dire les compagnons ou apprentis de chaque métier, partirent de Montferrand en vingt chars à bœufs pour aller, à 25 kilomètres, s’embarquer à Maringues sur l’Allier, en deux bateaux frétés à leur intention. Ils descendirent l’Allier jusqu’à sa jonction avec la Loire, dont ils empruntèrent le cours jusqu’à Gien, et reprirent terre pour un court trajet jusqu’à Montargis. Là, remontés en bateau sur le Loing, d’où ils passèrent dans la Seine, ils traversèrent Paris et continuèrent à suivre cette rivière jusqu’à l’embouchure de l’Oise qu’ils empruntèrent jusqu’à Creil. Le voyage par eau avait duré dix-huit jours.

Nous laisserons nos « ménagers » auvergnats continuer de Creil à Amiens, où on leur achète des javelines « pour ce que les chemins sont dangereux en tirant vers Arras, » et nous ne les suivrons pas dans cette ville, d’où les uns s’en revinrent au bout de trois ou quatre ans au pays natal, mais où d’autres séjournaient encore lorsque Arras, repris en 1492 par les Espagnols, rentra pour cent cinquante ans sous la domination étrangère. Cet exemple suffit à dégager la pensée directrice, la loi du « moindre effort » qui, sous une apparence incohérente, réglait les parcours d’autrefois. On écrivait au XVIe siècle : « Le royaume de France a 22 journées de large et 19 de long ; le temps et le prix, le point de vue économique et financier domina, comme il fait encore de nos jours, le point de vue géographique jusqu’à la fin de la monarchie. Au fur et à mesure que les voies terriennes ou fluviales progressaient, elles prirent alternativement l’avantage.

Il subsista seulement en ce chapitre de bien singulières anomalies : en 1782, une compagnie fournissait Brest de pavés qu’elle tirait de Gand et d’Anvers. Ce pavé venait par l’Escaut à Vieux-Condé, était transbordé par chariots jusqu’à Ponts-sur-Seine, remis en péniches jusqu’à Paris, débarqué aux environs du Champ-de-Mars, rechargé sur charrettes jusqu’à Orléans et recommençait pour la troisième fois à naviguer jusqu’à Nantes. « Cela coûtait moins cher que par mer, disait un ministre au maréchal de Croy, qui rapporte ces détails, — et l’on a vraiment peine à l’admettre ! Mais lorsque M. de Croy s’étonne qu’entre Paris et Orléans on emploie pour ces pavés la route de terre plutôt que la Seine et le canal de Briare, nous croyons volontiers les entrepreneurs qui, dit-il, lui « firent voir que, par les frais et péages, il leur en coûtait le double d’aller par eau et qu’il aurait fallu près de trois mois pour ce qu’ils faisaient par rouliers en cinq jours. »

Que la charrette l’emportât sur le bateau, le fait était d’ailleurs exceptionnel au XVIIIe siècle : aujourd’hui, lorsqu’un Anglais se rend sur la Côte-d’Azur, il fait enregistrer ses bagages à Londres ou, s’il redoute les excédens, il les confie à la petite vitesse et ne s’en occupe plus jusqu’à leur arrivée à destination. Les choses n’allaient pas ainsi en 1767, on n’aurait su emporter avec soi des malles volumineuses et pesantes aussi le docteur Smollet, au moment de son départ pour Nice, via Paris, a-t-il soin d’embarquer à Boulogne ses gros bagages pour Bordeaux, adressés à un marchand de cette place qui les dirigera sur Toulouse par la Garonne ; de là, par le canal du Languedoc, ils iront chez son correspondant de Cette, qui les fera parvenir à Nice par voie de mer.


III

Les chemins du moyen âge se faisaient tout seuls, par un passage répété des voyageurs au même endroit ; mais, par ce passage aussi, ils se détérioraient : les ornières devenaient peu à peu des fossés et des fondrières aux points surtout où, pour une cause quelconque, cavaliers et rouliers ne pouvaient emprunter sans façon les champs contigus à la piste ordinaire.

L’idée d’entretenir cette piste était donc venue de bonne heure. Au profit des seigneurs qui en étaient chargés avaient été établies des taxes, — péages, barrages et « travers, » — qui se percevaient exactement, sans que toutefois, comme le constatent les ordonnances, les bénéficiaires fissent exécuter aucun travail. Procéder à leur place à ces réparations en « saisissant les deniers, » le pauvre Etat des XVe et XVIe siècles n’en avait pas la force. Il prescrit aux sénéchaux et autres juges « de savoir sur les lieux à qui incombe le curage des rivières et l’entretien des chemins ; et, s’il se trouve que personne n’en est chargé, d’aviser pour le faire la voie la plus légère et moins grévable pour les habitans (1413). » Cent soixante ans plus tard, à la suite des Etats de Blois, l’ordonnance de 1579 contenait des plaintes semblables et des remèdes pareillement illusoires.

Comme il fallait tout de même un minimum de viabilité, il se faisait un minimum de réparations. Les paroisses riveraines et les pouvoirs locaux payaient l’extraction de quelques pierres et les vacations de quelque huissier, mandé « pour accoutrer les chemins trop dangereux tant pour gens que pour bêtes. » Sous les derniers Valois, les bonnes villes avaient obtenu du Roi l’ « octroi, » — le mot est resté, — c’est-à-dire la grâce... de s’imposer chaque année pour cet objet ; et, parmi les dépenses des communes rurales, figurent périodiquement quelques francs pour des « commissaires-visiteurs » des chemins. Mais cela ne saurait aller bien loin, à moins qu’un gouverneur redoutable, comme Lesdiguières en Dauphiné, ne menace les consuls, s’ils ne font d’urgence au chemin royal de Marseille les réparations indiquées, « de leur envoyer un de ses gardes avec ordre de séjourner à leurs frais jusqu’à exécution complète des travaux. »

Ces interventions supérieures ne se manifestaient en général qu’à l’occasion d’un déplacement princier ou pour l’avantage personnel du monarque, en France comme à l’étranger : Charles-Quint se rendait-il de Bruxelles à Anvers et Matines (1555), on envoyait des chevaucheurs de l’écurie ouvrir les champs, chercher lieux convenables et couper arbres pour en faire des ponts afin que Sa Majesté pût passer facilement. Et comme Louis XIV n’aimait la chasse à courre qu’avec des routes commodes, il en fut ouvert 360 kilomètres dans la forêt de Fontainebleau à une époque où, dans l’ensemble du royaume, il ne s’en faisait guère.

Depuis Sully pourtant, un personnel administratif, qui précéda de cent quarante ans les ingénieurs techniques de Louis XV, avait été timidement organisé pour présider aux « ponts et chaussées : « sous le titre nouveau de « Grand Voyer de France, » — nous dirions aujourd’hui ministre des Travaux publics, — le surintendant des finances de Henri IV pouvait bien délivrer dans chaque généralité des commissions de « Lieutenans de la grande voirie, » de « cheminiers » ou « voyeurs-réformateurs des chemins ; » mais comment ces nouveaux venus se feront-ils obéir par les populations, battus en brèche comme ils vont l’être par les Etats provinciaux, les parlemens, les trésoriers de France, toutes autorités qui, de vieille date, se partagent en droit la surveillance de la voirie, bien qu’en pratique la plupart n’en aient cure.

Et d’abord, où prendra-t-on les fonds ? A qui incombe la dépense ? Aux seigneurs seuls, répondent certaines paroisses déniant, comme celles du fief de Turenne, tout concours au syndic de la vicomte. Aux propriétaires riverains, disent les Etats de Bretagne qui se refusent à voter un centime, bien que Sully leur offre au nom du Roi une subvention égale à la somme dont ils s’imposeraient eux-mêmes. Pénétrés des mêmes idées, les Etats de Normandie (1610) prescrivent aux possesseurs de fonds limitrophes des grandes routes « de les rétablir chacun en droit soi, » de les aplanir en nivelant les buttes qui bosselaient le sol, de les affermir avec cailloux, terres et gravois et, en attendant que les cavées et autres mauvais passages soient réparés, de faire ouverture de leur clos pour le passage des charrettes et chevaux. Inutile de dire que semblables mandemens demeurent purement théoriques ; fussent-ils renforcés de cette formule comminatoire : « à peine, pour les propriétaires récalcitrans de voir exécuter le travail à leurs dépens ; » nul n’en tient compte.

Plus sages étaient les Etats de Languedoc et de Provence qui, ne comptant que sur eux-mêmes, mettaient les travaux en adjudication, surveillaient l’exécution avec des fonctionnaires à leur solde et les payaient en répartissant d’office sur les diocèses, vigueries et paroisses une imposition proportionnelle. En 1640, le budget des Ponts et Chaussées, pour la France entière, n’atteignait pas 6 millions de notre monnaie ; là-dessus les personnages en faveur se taillaient de larges crédits : 250 000 francs y figurent pour la clôture de la petite ville de Richelieu, tandis qu’on y prévoit modestement 130 000 francs, pour servir dans treize généralités, — c’est-à-dire la moitié du royaume, — « à l’ouvrage le plus pressé. »

C’est seulement du XVIIIe siècle, vers 1735, sous le ministère de Fleury, que datent les premières « routes » dans l’acception moderne du mot. Une œuvre aussi nouvelle, aussi hardie, ne pouvait être entreprise que parce qu’elle répondait au vœu national ; l’opinion d’alors la réclamait impérieusement ; cependant elle rencontra mille obstacles que nous avons peine à nous figurer aujourd’hui.

On décréta la levée en masse et le service obligatoire... des bêches et des pics. Les hommes valides de toutes les paroisses, situées à quatre lieues à droite et à gauche des chemins projetés, furent tenus d’aller y travailler gratis six jours par mois en deux fois, munis d’outils et de vivres, logés seulement quand ils habitaient à plus d’une lieue. Nulle excuse ne fut admise, sauf l’extrême misère ; les intendans ayant recommandé de ne pas envoyer des hommes qui n’ont pas de pain à se mettre sous la dent pendant leurs trois jours de corvée. Plus tard, ces corvées purent être rachetées à prix d’argent, comme les prestations modernes, dont elles ne différaient pas seulement par le nom, mais par le chiffre de journées exigibles. Bien que le travail des « corvistes » fût suspendu pendant les saisons où la culture demandait tous ses bras, on ne peut évaluer le sacrifice imposé au peuple des campagnes à moins de cinquante jours par an sous Louis XV, tandis qu’il était seulement de trois ou quatre au XIXe siècle. Aux récalcitrans nulle amende n’était infligée, mais on leur envoyait un garnisaire de la maréchaussée pour les forcer à remplir leur temps de service et on les punissait de prison.

Cette rigueur trouva son excuse dans le profit qu’en tira le pays ; il lui doit ses artères principales, les routes royales que l’étranger admirait sous Louis XVI. Turgot lui-même dut se résoudre à maintenir la charge qu’il s’était un instant flatté d’alléger ; tout au plus un euphémisme en changea-t-il le nom : l’édit de février 1776, qui abolissait les corvées, fut lui-même abrogé deux ans après par une déclaration qui rétablit « l’ancien usage observé pour la réparation des grands chemins. » En effet, il y avait deux ans que leur entretien était entièrement suspendu.

La propriété fut réquisitionnée avec autant de sans-gêne que le travail : les chemins, devant être aussi droits que possible, passèrent au travers des terres des particuliers sans distinction de personnes et sans égard à leurs réclamations contre ces emprises. A titre de dédommagement, on leur délaissa, s’il se pouvait, le sol des anciens chemins abandonnés et, si ce troc était impossible, une indemnité leur fut promise, payable, si elle n’excédait pas 650 francs, en espèces, ou, si la somme était plus forte, en terres, « par l’abandon de surfaces de même valeur. » Qui connaît les usages de l’ancien régime estimera que ces indemnités durent être assez aléatoires.

Une bande de pavé occupa le milieu de la route ; l’idée n’était pas neuve, mais la réalisation en était lente : en 1775 seulement, on commençait à paver la grande avenue au milieu des Champs-Elysées ; sur le chemin de Paris à Versailles, le pavage était si étroit que, les jours de presse, où l’on s’embourbait dans les accotemens, le voyage durait trois heures. Sur les routes moins fréquentées, ce simple ruban ininterrompu de pierres planes, c’était une révolution bienfaisante ; ce fonds solide, c’était le salut.

Pourtant le public n’avait pas le respect de ce pavé qui allait lui rendre tant de services. On volait pendant la nuit les pavés destinés aux ouvrages du lendemain ; bien mieux, des portions considérables de chaussées se voyaient dépavées par des gens qui s’appropriaient pour leur usage particulier les dés de grès ainsi dérobés, les fendaient, les débitaient à leur profit ou les vendaient aux marbriers. Jusqu’en 1781 des ordonnances royales le déplorent et défendent d’enlever les pavés. Il en coûtait maintes fois autant ou davantage pour amener de loin les pavés à pied d’œuvre que pour les tirer, casser et essemiller. Sur la route d’Orléans l’autorité tâchait d’économiser les frais de port, en permettant aux charretiers de charger leurs voitures sans limites de poids, lorsqu’ils portaient des marchandises dans la direction de Paris, à condition que, lorsqu’ils en reviendraient à vide, ils acceptassent de prendre à Etampes vingt-quatre gros pavés ou quatre hectolitres de sable destinés aux chaussées en construction.

A ces chaussées, au lieu du vague emplacement qu’elles occupaient jadis et qui se distinguait peu du reste des terres labourées, on assura des limites stables par les plantations d’arbres et le creusement de fossés. On se plaignait sous Henri III que « nos sujets ont entrepris sur les chemins, ôtant par ce moyen la commodité de charroyer et induisant les personnes à traverser les terres avoisinantes (1583). » On se plaint de même sous la Régence (1721) que les riverains comblent les fossés, labourent en dedans de la largeur et y déposent leurs fumiers. Dès le milieu du XVIe siècle, il avait été enjoint de planter des ormes le long des grands chemins, « parce que, disaient les lettres patentes, nous en avons besoin pour servir aux fûts et remontage de notre artillerie ; » d’autres ordonnances suivirent, laissant d’ailleurs aux propriétaires le choix des essences, et demeurèrent aussi sans effet. Sully, on le sait, voulut planter d’autorité ; les paysans scièrent ses arbres.

La même obligation fut renouvelée sous Louis XV, mais avec cette clause nouvelle : faute par les riverains d’obéir, le seigneur du lieu, ou l’entrepreneur, pourront planter à leur place et les arbres lui appartiendront. Jouir ainsi gratis chez autrui, par le boisement à un ou deux mètres en deçà du fossé, d’une bande de terrain en bordure de la route, plut tellement aux seigneurs locaux que plusieurs prétendirent planter de force, et qu’il fallut leur interdire plus tard de se substituer à leurs vassaux moins d’un an après les avoir mis en demeure de planter eux-mêmes. Ces arbres, étant d’ailleurs considérés comme une servitude, ne pouvaient être coupés ni arrachés sans la permission de l’ingénieur de la généralité.

A l’ingénieur aussi appartint la charge de « donner les alignemens, » sans lesquels il ne sera plus permis de bâtir le long des grandes routes, affranchies des libertés que l’on prenait avec elles et qui au contraire font désormais la loi à leurs voisins : ceux-ci en effet sont tenus de les border d’un fossé de deux mètres de large et d’un mètre de profondeur.

Personne du reste ne va plus être chez soi sur ce domaine public : ni les bergers, habitués de temps immémorial à y faire pâturer leurs troupeaux et que l’on empêche de les laisser se répandre sur les bords, ni les mendians, dépossédés du droit de s’y faire des cabanes pour y séjourner, ni même les rouliers à qui l’on défend de dormir dans leurs voitures, d’y atteler trop de chevaux et de leur faire porter trop de poids, de peur de dégrader la chaussée.

Jamais, jusqu’à Louis XVI, on ne s’était avisé d’imposer aux grands chemins une largeur uniforme ; on s’en rapportait aux usages variés de chaque province. Dans la Gaule romaine les voies militaires, très peu nombreuses, avaient 20 mètres dont un tiers de chaussée et les deux autres tiers d’accotemens en pente. Les voies ordinaires avaient, les unes 2m,60 pour permettre à deux chars de se croiser, les autres 1m,30 pour le passage d’un char unique. Au moyen âge, les coutumes les plus libérales assignaient aux chemins royaux des dimensions de 20 et 21 mètres, parfois dépassées ; des ordonnances et arrêts modernes maintinrent 24 mètres dans la traversée des forêts, » pour empêcher les voleurs de prendre leur retraite » dans les bois et broussailles trop proches de la route. Sauf cette mesure de prudence, plus ou moins générale, plus ou moins observée, les coutumiers varient à quelques lieues de distance, non seulement pour les chemins « vicomtiers, » châtelains et forains, pour la « voie, » la « carrière » et le « sentier de pied, » qui allaient de 10 mètres à 0m, 80 centimètres, mais pour les routes de première catégorie, du simple au double, en des provinces limitrophes : 20 mètres en Picardie, 10 mètres en Valois. Rien d’étonnant dès lors que les grands chemins, ou « chemins papaux » soient de 7 mètres en Comtat-Venaissin ou Bas-Dauphiné et de 16 mètres d’après la Charte normande. Chiffres théoriques d’ailleurs, tantôt excédés, tantôt réduits tellement en pratique, qu’au XVIIIe siècle à Grenoble on ordonnait de rendre aux chemins leur largeur de 4 ou 5 mètres.

Aussi le gouvernement de Louis XVI, en donnant par mesure générale 14 mètres aux routes principales, décrétait-il que celles qui dépassaient ce minimum seraient conservées dans leur état antérieur. Pour les voies de moindre importance, il était enjoint aux riverains de laisser assez d’espace » pour que les charrettes y pussent passer sans forcer les gens de pied et les cavaliers à rétrograder. »

Sans routes de traverse, les habitans qui n’avaient pas l’avantage d’être à portée des grands chemins n’étaient pas dans le cas d’en profiter ; on défendait cependant d’affecter à l’ouverture de ces « communications particulières » les ressources, déjà bien limitées, des routes principales : le budget des ponts et chaussées de trois départemens actuels, en 1779, tant en corvées qu’autrement, ne montait qu’à 50 000 francs. Aux « chemins finerots, » les paroisses champêtres, à qui incombait leur entretien, ne consacraient guère plus de 15 ou 20 francs par an ; les Etats de quelques provinces déployèrent à cet égard une intelligente sollicitude, activant seigneurs, curés et assemblées rurales, soldant un corps d’ingénieurs pour dresser des devis et présider aux détails d’exécution.

Malgré tout, les chemins vicinaux restèrent à l’état de projet aussi bien sous l’ancien régime que sous la première République, l’Empire et la Restauration. Il n’en existait peut-être pas 1 000 kilomètres dans toute la France, en 1824, qui fussent praticables pendant l’hiver ; tandis que, depuis cette date jusqu’à la fin du XIXe siècle, il fut construit 685 000 kilomètres classés par la loi de 1837 dans le réseau vicinal, sans parler des 1 600 000 kilomètres de chemins ruraux dont une bonne partie est maintenant en état de viabilité.

Quoique améliorées, les grandes routes elles-mêmes étaient loin de la perfection : de Paris à Dieppe, de Rouen au Havre et à Caen, les chaussées présentaient des lacunes de 5 et 6 kilomètres. Après avoir parcouru, depuis Limoges, la route postale de Lyon à Bordeaux, Vergniaud écrivait en 1789 : « Je ne crois pas que les chemins de l’enfer puissent être plus mauvais que ceux du Périgord ; je suis arrivé tout meurtri, après des cahotemens qui m’ont secoué les entrailles »


IV

Sans doute Vergniaud voyageait en diligence, il ne se voyait guère d’autres véhicules : « Tout aujourd’hui, dit Arthur Young à la même époque, j’ai suivi une des plus grandes routes à trente milles de Paris ; je n’ai rencontré qu’une voiture de personne aisée et rien davantage qui y ressemblât. » Les déplacemens étaient-ils donc aussi rares à la veille de la Révolution qu’au milieu du XIVe siècle où, d’après les registres du péage d’Aix (1348), il passait au maximum treize personnes par jour allant de Provence en Languedoc ou vice versa.

En tout cas, malgré l’invention des voitures publiques, il existait il y a cent vingt ans, entre les voyageurs riches et pauvres, plus de différence au point de vue du confort et il en existait autant au point de vue de la rapidité, qu’il y en avait eu à l’époque où les deux modes de locomotion, — à pied et à cheval, — disparus de nos jours en pays civilisés, étaient seuls en usage. Si la capacité de marche des piétons ne variait guère, celle des cavaliers offrait une diversité extrême :

Tantôt, montés sur quelque médiocre bête de louage, leur étape quotidienne ne dépasse pas une trentaine de kilomètres ; tantôt, chevauchant sans arrêt, ils font jusqu’à 170 kilomètres par vingt-quatre heures. Un courrier parcourt en trente heures (1421) les 210 kilomètres qui séparent Barcelone de Perpignan.

Les grands événemens s’apprenaient ainsi plus vite que nous ne serions portés à le supposer : le 28 août 1572, quatre jours après la Saint-Barthélemy, passe à Châteauneuf-de-Mazenc, près Montélimar, un messager annonçant de « prendre garde, car à Paris l’y aurait eu quelque tumulte ! » La nouvelle avait donc mis une centaine d’heures à franchir les 671 kilomètres qui séparaient la capitale de ce petit bourg du Dauphiné. Lorsque Charles VII mourut au château de Meung, près de Bourges, le 22 juillet 1461, entre une et deux heures de l’après-midi, trois messagers furent aussitôt dépêchés au Dauphin à Genappe, en Brabant, à 530 kilomètres de là ; « ils crevèrent trois chevaux, » dit le chroniqueur et, moins de quarante-huit heures après, Louis XI apprenait qu’il était roi. Comme contraste à ces vitesses exceptionnelles, un messager à cheval met sept jours et demi pour aller de Montbard (Bourgogne), à Corbeil, près Paris (1384), faisant ainsi 28 kilomètres par jour ; un maçon en fait 30 dans un voyage (aller et retour), de Rouen à Lyon et Grenoble (1477) où il emploie 52 jours.

De grands personnages cheminent avec une lenteur égale ; lorsque, par exemple, l’empereur Charles IV, quittant Paris après une visite au roi de France (1377), s’en va le premier jour coucher à Lagny et le lendemain à Meaux, Ces repos voulus sont proprement du tourisme, comme ceux d’un chevalier qui passe dix-sept jours à aller d’Arras à Paris ; mais ce trajet de 193 kilomètres ne prend que trois jours à la Comtesse d’Artois, lorsqu’elle veut le faire rapidement avec ses gens et ses bagages.

L’allure de 64 kilomètres par jour est ce que l’on nommerait aujourd’hui un « record » pour une Duchesse de Bourgogne, qui voyage avec ses meubles, ses rideaux, ses tapis, ses livres, ou du moins son vin dans des barils bien étoupés, ses casseroles et son horloge, fragile machine à qui ces épreuves ne conviennent guère, car on doit la « rappareiller » bien souvent. Ses fourriers vont devant et, après avoir nettoyé la maison où elle couchera le soir, déploient ses tentures, fixent au plafond les ciels-de-lit. Avec l’encombrement des chars où sont entassés les femmes, la garde-robe, la paneterie, la fruiterie, la batterie de cuisine et la chapelle, ces grands seigneurs et ces princesses manquent souvent du nécessaire. Ils sont obligés de louer en route le linge qui leur fait défaut parce que, dans cette file interminable de chariots, plusieurs, embourbés, sont restés en arrière.

L’étape ordinaire oscille entre 40 et 60 kilomètres : de Montauban à Rome, au XIVe siècle, par Avignon, Embrun, Suse, Pise et Viterbe, un marchand pressé met vingt-trois jours, — 56 kilomètres par jour. — Un chevaucheur de l’écurie du Roi (1455) va d’Epinal à Paris et retour en quatorze jours, — 58 kilomètres par jour. — Les messagers ordinaires n’en faisaient pas autant : 47 kilomètres par jour, en été, est la vitesse moyenne de celui de Toulouse à Paris (1588), — trajet de quinze jours. — Celui de Nîmes à Paris, à qui six semaines étaient accordées en 1560 pour se rendre dans la capitale et en revenir, voit ce délai réduit en 1590 ; ce qui élève à 45 kilomètres par jour sa marche qui était précédemment de 37.

Certaines routes transversales devaient offrir des difficultés particulières, puisqu’un architecte, venu de Beauvais à Troyes (1511) en quatre jours, — 63 kilomètres par jour, — met ensuite cinq jours, de Troyes à Sens, pour faire 70 kilomètres seulement. De Paris à Troyes, pour le commun peuple, le voyage au XVe siècle s’effectuait en quatre jours et demi, dont trois jours pour remonter la Seine jusqu’à Nogent, — 111 kilomètres, — et un jour et demi par terre pour les 56 kilomètres restans. En sens inverse, à la descente par eau, le trajet était abrégé d’un jour.

Durant tout le XVIIe siècle et jusqu’au milieu du règne de Louis XV, la création de voitures publiques, fort peu nombreuses d’ailleurs, n’accrut nullement la vitesse. Quelques cavaliers courant à franc étrier, comme au moyen âge, fournissaient des traites quotidiennes de 150 kilomètres. De Paris à Madrid, tandis que les voyageurs comptaient vingt journées, le courrier diplomatique mettait moitié de ce temps : il allait, ou du moins devait aller et revenir en dix-neuf jours, et Mazarin se plaint fort lorsque parfois il en passe vingt-six. Bassompierre se rendit de Paris à Rouen en un jour, — 136 kilomètres, — le 24 décembre, avec quatre carrosses de relais, « ce qui, dit-il, est une diligence qui ne s’était encore faite en cette saison (1618). »

Cent ans plus tard, lorsque les postes fonctionnèrent normalement à peu près partout, pareille allure n’avait rien d’un tour de force, mais demeurait fort chère et par conséquent exceptionnelle. Les trajets dont j’ai noté la durée depuis Henri IV jusqu’à Colbert, — de Paris à Châlons trois jours, à Dieppe quatre jours, à Nevers cinq jours, à Nancy ou Angers six jours, à Semur sept jours, à Saintes onze jours, à Rodez seize jours, — accusent une moyenne journalière de 40 à 55 kilomètres ; non seulement les bourgeois, les curés, les petits fonctionnaires, mais des diplomates ou de hauts magistrats ne font pas davantage en ce temps-là.

Ce fut seulement vers la fin du XVIIIe siècle que la vitesse augmenta, grâce aux routes récemment ouvertes. Le train de 12 kilomètres à l’heure qui, jusqu’à 1750, était celui du Roi dans ses déplacemens et celui de la poste lorsqu’on s’arrêtait juste le temps de relayer, fut dépassé par quelques particuliers : Choiseul étonna ses contemporains par des cinq et six lieues à l’heure ; lors de son voyage de Flandres (1765), il mit onze heures d’Arras à Paris. Le duc de Croy, qui rapporte le fait, fît lui-même 20 kilomètres à l’heure, en berline, partant de Calais à cinq heures et demie du matin pour arriver à Paris à huit heures du soir.

Le public profita de cette tendance à l’accélération. De Paris à Lyon, pendant que « le carrosse, » passant par le Bourbonnais, employait encore dix jours, les Turgotines, ainsi baptisées par le public du nom de leur organisateur, ne mettaient plus dès 1775, par la Bourgogne, que cinq jours l’été et six jours l’hiver, tout en continuant à transborder leurs voyageurs sur la Saône à Chalon. La durée de ce parcours, réduite en 1810 à quatre jours, n’était plus, lorsque les diligences roulaient jour et nuit, que de trois jours ou soixante-quinze heures, sous le règne de Louis-Philippe, à l’époque de l’invention des chemins de fer. Elle est aujourd’hui, par les rapides, de six heures vingt minutes pour les voyageurs de 1re classe, et de huit heures pour ceux de 3e classe.


V

Il est vrai que ces derniers ne paient leur place que 25 francs, tandis que les autres en doivent 57 ; les uns et les autres ont droit en outre à une franchise de bagages qui, suivant le tarif du XVIIIe siècle, coûtaient 42 francs pour les 30 kilos aujourd’hui gratuits. Au point de vue pécuniaire, l’écart entre les deux chiffres de 57 et 25 francs, est supérieur à ce qu’il était au temps de Louis XV, où la diligence de Paris à Lyon coûtait de 210 à 186 francs, suivant que le voyageur était nourri ou non, tandis que « la guimbarde » ne coûtait que 117 francs. Le bourgeois aisé n’a cependant pas à se plaindre, puisque son voyage, vingt fois plus court, est trois à quatre fois moins cher ; plus favorisé encore est le riche qui voyageait en poste, — ce qui, de Paris à Lyon, représentait un débours d’environ 500 francs, — les coussins d’un sleeping-car ou d’un simple wagon à couloir en 1913 étant certainement plus confortables que ceux d’une calèche privée brûlant le pavé du Roi en 1770.

Mais ce qui ne procure aux riches qu’une économie, des trois quarts, voire des neuf dixièmes de leur ancienne dépense, procure au peuple une jouissance. La réduction de durée serait parfaitement indifférente à la classe populaire, si elle n’avait été accompagnée d’un abaissement de prix ; si par exemple le XIXe siècle eût inventé seulement les automobiles et non les chemins de fer. Pour une servante de jadis, 117 francs, c’était dix-huit mois de son salaire : 25 francs, c’est à peine un mois de gages.

On ferait des remarques analogues pour tous les parcours et pour l’ensemble des siècles antérieurs comparés au nôtre, bien que les rapprochemens soient naturellement moins faciles à mesure qu’on remonte dans le passé : point ne suffit de recueillir des prix, fût-ce en grand nombre ; suivant la qualité du personnage, — grand seigneur ou simple messager, — suivant qu’il se rend directement d’une ville à une autre, ou qu’il flâne peu ou prou le long des chemins pour ses affaires ou son plaisir, le total des frais varie avec l’importance des notes d’auberge qui y tiennent grande place.

Ajoutez qu’on ne peut se fier toujours aux tarifs officiels, dont quelques-uns, au XVIIe siècle notamment, édictaient des prix qui n’ont jamais été pratiqués. Des religieux, qui voyagent à pied ou à mule et sont hébergés gratis à peu près partout, feront au XIVe siècle pour 400 francs le même pèlerinage, — celui de Saint-Jacques-de-Compostelle en Espagne, — qui coûte 1 200 ou 1 400 francs à des laïques plus exigeans.

Un abbé de Clairvaux, accompagné de sept personnes (1520), se rend à Rome par Nice et revient par le Mont-Cenis, après avoir passé huit mois en route et dépensé 2 800 francs seulement. Sans doute avait-il été logé et nourri dans les couvens de son ordre. A la même date, les frais d’un simple courrier, qui porte de Bruxelles à Rome et Naples des lettres de l’archiduchesse gouvernante des Pays-Bas, s’élèvent à 4 200 francs. Ces chiffres disparates n’ont aucun rapport avec les 1 170 francs qu’il en coûtait pour aller de Paris à Rome en 1760 ; mais ce dernier prix mérite d’être placé à côté de ceux de 149 francs en 1re et 64 francs en 3e classe de nos tickets actuels de chemin de fer pour le même parcours.

Et de même pourra-t-on mettre en parallèle les 586 francs que se paie aujourd’hui un billet de première classe, aller et retour, de Paris à Constantinople, avec les 5 420 francs que coûtait en 1397 le même voyage fait par un valet de chambre de M. de La Trémoïlle. Qu’un déplacement du Roi, de Tours à Nantes (1490), sur un bateau halé par 16 hommes, revienne à 1 113 francs, ce n’est qu’un détail sans importance ; mais qu’un couvreur, pour aller de Rouen à Nancy (1485), ait dû débourser 195 francs, au lieu des 24 francs que représenterait de nos jours pour ce trajet un billet de 3e classe, voilà qui permet de mesurer l’écart entre les frais de la locomotion dans cet intervalle de quatre siècles.

Depuis que nos contemporains, riches et pauvres, voyagent tous à une allure presque uniforme, dans des wagons attelés à la suite les uns des autres, personne n’a plus à surpayer la vitesse. Il en était tout autrement jadis : lorsqu’un voyage de Rouen à Paris (1378) coûte 150 francs à un prélat avec escorte de cinq chevaux, et seulement 32 francs à un employé de l’archevêché, nous voyons bien qu’ici ce que paie le premier, c’est la sécurité, confortable fort apprécié en ce temps ; mais lorsque des messagers de Paris à Rouen, ou vice versa, reçoivent pour leur tournée, les uns de 30 à 50 francs, les autres 110 francs, 200 francs et davantage, il apparaît clairement que c’est la vitesse de leur train qui fait toute la différence.

On ne pourrait autrement s’expliquer qu’un voyage de Toulouse à Paris, aller et retour, fût taxé par le Parlement de Languedoc à 850 francs, lorsque la diligence prenait moitié moins.

D’Orléans à Paris, l’envoi des chevaucheurs ordinaires figure dans les comptes du XIVe au XVIIe siècle pour des sommes qui oscillaient de 45 à 55 francs : tandis qu’une « estafette en poste » vaut 280 francs. Notons en passant qu’un billet de 3e classe d’Orléans à Paris vaut aujourd’hui moins de 7 francs, au lieu qu’en 1658 une place dans le carrosse public coûtait 40 francs, plus 10 francs de pourboire au cocher et 2 fr. 50 au valet en montant.

L’écart représenté par la prime de vitesse augmenta depuis le moyen âge jusqu’aux temps assez proches de nous : de Paris à La Rochelle, le chevaucheur royal sous Charles le Sage dépensait trois fois plus, — 428 francs, — qu’un cavalier ordinaire de l’époque, qui allait à petites journées, et en 1750 un voyage en poste de Boulogne-sur-Mer à Paris coûtait quatre fois plus, — 265 francs, — qu’une place dans le carrosse public, laquelle valait d’ailleurs, à la fin de l’ancien régime, le triple d’un de nos billets de chemin de fer.

Si le voyage pressé était un luxe sans analogie actuelle, le voyage le plus ralenti était encore fort onéreux : par eau, de Nevers à Orléans, les mariniers prennent 50 et 65 francs sous Louis XIII ; les exigences des transporteurs n’étaient pas moindres à l’étranger qu’en France : Albert Durer et sa femme (1521), pour descendre le Rhin de Mayence à Cologne, versent 75 francs, — quatre fois ce qu’on leur demanderait aujourd’hui, — au patron du bateau sur lequel ils embarquent, avec leurs bagages, leurs vivres et leur charbon pour faire la cuisine à bord. De Cologne à Anvers, ils font marché avec un voiturier pour 200 francs.


VI

Ce voiturier, aux Pays-Bas comme en France, ne prenait sur son chariot que les ballots et les caisses ; il louait aux gens des chevaux ou des mulets. Le mulet qui tend à disparaître de notre civilisation, — à peine s’il en existe 300 000 en France, confinés pour les trois quarts en Provence, Dauphiné, Bas-Languedoc et Poitou, — tint grande place au moyen âge. On criait à Paris « du feurre aux mules, » paille destinée à ces animaux qui constituaient la voiture urbaine. Les baudets de Poitou et de Saintonge n’étaient pas seuls réputés, comme aux temps modernes ; beaucoup de provinces, l’Auvergne notamment, s’adonnaient avec succès à la production mulassière et les sujets hors pair se vendaient aussi cher que de beaux chevaux : 5 700 francs pour un mulet offert au Pape par le roi de Bretagne (877) ; 7 800 francs pour un autre acheté par le comte de Savoie (1377).

Les mulets noirs de Naples, servant, sous Louis XIV, à la « litière du corps » de la Reine, ne valent que 1 300 francs et, de tout temps, on s’était procuré, pour des chiffres variant de 300 à 700 francs, un mulet de selle solide et prudent comme il convenait dans les mauvais chemins d’autrefois. « Les guerres civiles, écrit un magistrat sous Louis XIII, ont été cause qu’on a quitté les mulets, moins dépenseurs, plus commodes, non tant sujets à se gâter et morfondre, pour prendre les chevaux, plus vites à la fuite et se sauver des emprisonnemens fréquens. »

Il faut chercher, je pense, d’autres motifs que celui-là au délaissement des mulets pour les chevaux du XVIe siècle, dont la généralité n’avait aucun train. Mal soignés, rossés de coups, les flancs labourés par l’éperon, les malheureux chevaux de louage ne faisaient qu’un médiocre service. Thomas Coryate, se rendant à Fontainebleau (1608), gémit sur son bidet qui ne veut plus avancer, tellement il est fatigué, et tous les voyageurs sont unanimes à ce sujet. Pour les chevaux du temps d’Henri IV, tenus à un minimum de 48 kilomètres par jour, sans qu’on pût exiger d’eux plus de 60, il semblait oiseux d’interdire de les mener autrement qu’au pas et au trot, sous peine de 200 francs d’amende. La location des chevaux, distincte de la poste, à qui les loueurs payaient une redevance annuelle de 22 francs pour chaque bête de leurs écuries, était alors une industrie monopolisée ; et ce monopole semble assez mal vu, du moins en certaines localités, puisqu’un de ceux qui en jouissent se plaint « qu’il est sujet à mille vexations... on est allé nuitamment lui couper ses vignes, bien qu’il laisse, dit-il, aux habitans la liberté de se servir de leurs chevaux pour faire et serrer leurs provisions. »

Le développement du louage, privilégié ou libre, dut influer sur les prix qui baissèrent au XVIe siècle ; il faut toutefois tenir compte qu’aux 5 et 6 francs par jour de l’aller s’ajoutaient, — lorsqu’on n’avait pas la chance de trouver des « chevaux de retour, » — les frais du postillon qui vous accompagnait pour ramener l’animal à son propriétaire ; ce qui, avec la nourriture des chevaux, portait aisément la dépense à 20 francs par jour, sans compter les auberges pour les voyageurs. Aussi ces derniers avaient-ils économie à traiter avec « le messager. »

De temps immémorial allaient et venaient, entre Paris et quelques grandes villes, des messagers dits « de l’Université » parce qu’à l’origine ils étaient chargés de la correspondance entre les étudians parisiens et leurs familles de province. Nommés par le recteur, leur fonction, étendue au port des lettres pour tout le monde, se transforma en office vénal qui constituait une recette universitaire, d’ailleurs insignifiante. Soit que ce monopole fût peu susceptible de rendement, soit que l’Université l’ait mal géré, elle n’en tira pas même de quoi stipendier ses régens jusqu’au dernier quart du XVIe siècle, époque où l’Etat lui suscita une concurrence par l’institution des « messagers royaux (1775). »

Ceux-ci eurent plus d’étoffe ; assermentés, astreints, du moins dans le projet du législateur, à un cautionnement de 3 750 francs, le transport des sacs et pièces de procédure, — fret notable parmi les Français processifs de jadis, — leur était privativement attribué ; de même celui des petits paquets et des espèces d’or et d’argent pour le compte des particuliers, auquel vint s’ajouter un peu plus tard (1588) le convoi des deniers publics.

A dater de ce moment les messagers, au lieu de régler à leur gré la date de leurs tournées, furent tenus de partir périodiquement ; pour accroître leurs profits ils organisèrent les premiers voyages à prix fixe, suivant le procédé moderne des agences Cook, pour la clientèle bourgeoise, disciplinée en caravanes dont ils étaient les guides. Moyennant 250 francs par personne de Paris à Lyon, en 1630, le messager garantissait à chacun le cheval de selle, capable de porter en croupe avec lui 26 kilos de bagages, le gite et la nourriture. Un prix supérieur était dû par ceux qu’accompagnait une grande malle de bois, calculée « pour être la juste charge d’un cheval. »

« Cette voie, nous dit un contemporain de Louis XIII, est bien la plus sûre pour l’adresse des chemins, pour les voleurs et même pour l’épargne, n’étant point sujet par ce moyen au rançonnement des hôtes ni au soin des chevaux, qu’il faut avoir sur les chemins plus grand que de soi-même. » Seulement il faut être pressé ; le messager ne mettait que huit jours, mais sa compagnie n’était nullement bonne à qui « voyage par plaisir et curiosité. On ne peut rien voir des lieux où l’on passe, n’arrivant qu’à la nuit et partant devant le jour, outre la fatigue qu’apportent ces longues traites. » Sorti de Paris dans la matinée, on arrive à 3 heures après minuit à Milly-en-Gastinais, pour y coucher, après avoir chevauché 16 heures pour faire 14 lieues. Le deuxième jour on va coucher à Montargis, « petite ville, mais la plus ressemblante à Paris qui se voie en tout le chemin. » La troupe se composait de deux gentilshommes dont un « sortait de page, » d’un Polonais, d’un mercier de Lyon et d’un avocat du Roi à Draguignan, soit 7 personnes avec le messager et le chanoine, qui nous confie une grave incommodité de cette locomotion : la vie commune avec des gens « ramassés un peu partout, lesquels sont d’ordinaire ou plaideurs, ou marchands, ou nobles errans ; de sorte qu’un honnête homme est exposé à l’humeur barbare et rustique des uns, ou bien à l’insolence des autres. » Le souper, les lits, étaient chaque soir autant d’occasions d’ennuis, de querelles et de farces singulières.

Un quart de siècle plus tard, sous Mazarin (1657), de jeunes Hollandais, venant eux aussi avec le messager de Calais à Paris, moyennant 130 francs par tête, entrent dans les mêmes détails : ils se plaignent de la saleté des draps donnés par des hôtes, des bourbiers où l’on tombe en chemin et où l’on est « amplement mouillé jusqu’à la chemise. » Cependant on n’allait qu’au pas et les laquais suivaient à pied.

Dès cette époque les messagers avaient des rivaux : les courriers de la poste, seuls en droit d’amener les étrangers à la Cour ; les propriétaires des coches aussi qui, pour atténuer la concurrence des messagers, leur faisaient défendre, par des arrêts vainement renouvelés, de mener avec eux plus de trois personnes « prises au lieu de leur parlement ou par rencontre. » Surtout qu’ils ne prétendissent s’adjoindre aucun véhicule ; tout au plus leur est-il loisible d’avoir pour les bagages une charrette « non ridelée, » — dépourvue de montans latéraux, — « avec une couverture de toile non cirée ni gommée. »

De leur côté, les messagers, dont le nombre au XVIIe siècle allait croissant, soit par création royale de nouveaux offices, soit par des conventions bien plus effectives conclues avec les municipalités, se défendaient avec énergie : c’est un procès bien curieux que celui qu’ils intentent et qu’ils gagnent contre les courriers coupables d’avoir indûment établi de nouveaux bureaux de poste (1649), tandis « qu’il ne devait y en avoir que dans les chefs-lieux de généralités. » Le Parlement, « ouï Talon pour le procureur général, interdit rétablissement de la poste à Troyes, Beauvais, Reims, Le Mans, Laval, Cognac, Mâcon, par cette seule raison, à coup sûr péremptoire, qu’il n’y en avait jamais eu auparavant ! »

Malgré la multiplication des diligences, les messagers subsistèrent à côté d’elles jusque vers la fin du règne de Louis XV : en 1770, le messager de Toulouse partait de Paris le mercredi et prenait 280 francs à ses voyageurs « montés et nourris ; » les villes moyennes, que ne desservaient ni carrosses ni fourgons, s’estimaient heureuses d’avoir un messager qui faisait, comme celui d’Avranches, ses 320 kilomètres en 6 jours. Seulement, celui qu’alors on nommait ainsi n’était plus un petit patron qui opérait pour son compte, c’était un employé, « cavalier des messageries, » espèce fort peu réglée et assez rude, qui a souvent maille à partir avec les aubergistes. Le messager nominal, passé bourgeois et devenu sédentaire, comme il arrive dans toute industrie florissante aux ouvriers de la première heure, allait être remboursé de son office par la fusion en une administration unique, sous Louis XVI, de toutes les entreprises de transport.

Mais cette transformation ne changea rien à l’inégalité profonde que le progrès matériel, depuis le moyen âge jusqu’au XVIIIe siècle, avait introduit et accru sans cesse entre les différentes classes de voyageurs. Le progrès en effet n’agit pas nécessairement et comme fatalement au profit de la foule. Ce serait une idée très fausse de le croire ; et c’est cependant une idée très répandue, parce que les inventions contemporaines ont eu pour résultat d’améliorer le sort de la masse, — en beaucoup de domaines, sinon dans tous, — d’en conclure que la marche de ce qu’on nomme « civilisation » profite naturellement au plus grand nombre. Il y a eu dans l’antiquité des « civilisations » très avancées qui n’ont jamais profité qu’à une élite ; il y en a eu dans l’Europe moderne, dont le développement même opérait au détriment du plus grand nombre des individus, et ç’a été le cas de la France où la condition des salariés était bien pire au XVIIIe siècle qu’au XVe.

De ces phénomènes économiques personne n’est responsable : suivant que les inventions portent sur la qualité ou sur la quantité, suivant que le bien-être créé par elles est cher ou bon marché, elles augmentent ou diminuent l’écart entre les hommes, elles distancent les classes ou les rapprochent. Il y avait à coup sûr moins de distance entre les rois et les bergers du XIIIe siècle, qui voyageaient à cheval, qu’entre le maréchal de Richelieu voyageant dans sa « dormeuse, » chaise de poste suspendue avec un système de rouleaux et de cordes à boyaux, dans laquelle quatre armoires étaient pratiquées avec toutes les commodités d’un homme malade dans sa chambre, et les gens peu fortunés réduits à se faire lier sur l’impériale de la diligence. « L’idée seule d’aller sur cette fatale impériale me fait frémir, » dit la fille d’un petit marchand, réduite avec son père à en passer par là parce qu’ils ne peuvent attendre jusqu’à la semaine suivante une place dans l’intérieur (1765) ; « quoique liée, j’aurai peur à en mourir et puis l’espèce d’opprobre qui s’attache, peut-être sottement, à voyager ainsi me donne le frisson. »

Les financiers, les riches seigneurs, possédaient une « berline anglaise » ou « allemande, » avec cave et pont pour les malles ; les unes avaient un lit, d’autres quatre bons fauteuils. Comme dans le carrosse qui servit à la fuite de Varennes, d’utiles accessoires y figuraient : cuisinière en tôle, cantine en cuir pour bouteilles, coffres en noyer garnis de tuyaux d’aisance, etc. Pour traîner au galop ces vastes machines, il en coûtait bon : 700 francs de Calais à Paris ; « mais le coche ordinaire, dit un étranger, est un véhicule qu’aucun homme soucieux de ses aises ne consentirait à prendre ; il marche d’ailleurs au pas d’un chariot. » Dans cette tapissière, qui mettait sept jours pour venir à Paris, rien ne protégeait les voyageurs contre les intempéries ; les derniers arrives, obligés de se contenter des marchepieds latéraux, avaient le front à la hauteur des genoux de leurs compagnons et leurs pieds sans appui oscillaient aux cahots du chemin.

La Révolution et l’Empire ne changèrent rien à cet état de choses, parce qu’ils n’y pouvaient rien changer : la liberté politique ou les succès militaires étant, comme nous l’avons constaté sans cesse au cours de ces études, tout à fait indépendans des évolutions économiques. Il était au pouvoir des assemblées parlementaires d’instituer l’égalité de tous les citoyens devant la loi, mais non devant les moyens de transport, et la machine à vapeur ne s’invente point par décret. Aussi, cinquante ans après la proclamation des Droits de l’homme, les maçons de la Creuse, pour venir à Paris sous Louis-Philippe, continuaient-ils à s’entasser dans le panier suspendu, entre les roues, à l’essieu des pataches et des « coucous. »


GEORGES D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er  novembre 1912.
  2. Ce prix, ainsi que tous ceux qui sont contenus dans cet article, est un prix actuel, établi en tenant compte du pouvoir relatif d’achat des métaux précieux aux diverses époques, ainsi que de la valeur intrinsèque des anciennes monnaies par rapport au franc de 1913.