Les Muses françaises/Anne des Marquets

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Les Muses françaisesLouis-MichaudI (p. 86-90).




ANNE DES MARQUETS




Nous ne connaissons pas la date de naissance de celle que ses contemporains appelaient la « belle religieuse » et qui nous a laissé des poésies pieuses estimables.

Tout ce que nous savons c’est qu’elle était issue de parents nobles et riches, dans le comté d’Eu, en Normandie. Élevée dans l’étude des belles-lettres et dans la piété, elle se fit religieuse, et entra au monastère de l’ordre de St-Dominique de Poissy. L’austérité du cloître ne l’empêcha pas de conserver des relations avec différents poètes qu’elle avait eu l’occasion de connaître et c’est ainsi que Gilles Durant, Ronsard, Dorat et Scévole de Sainte-Marthe ont célébré dans leurs ouvrages la belle nonne, qui parlait avec facilité le grec et le latin, et qui ne croyait pas la piété incompatible avec la poésie.

Durant le « colloque de Poissy », assemblée d’évèques et de docteurs qui se tint en 1561 pour régler diverses questions d’ordre canonique, Anne des Marquets composa plusieurs prières et devises en vers sous forme d’hommages adressés aux représentants les plus marquants du catholicisme. Le tout fut imprimé à Paris sous le titre de Sonnets et devises (1562) et dédié au cardinal de Lorraine.

Anne des Marquets traduisit encore les œuvres sacrées de Flaminio qui se faisait appeler Marcus Antonius Flaminius. Cette traduction en vers fut publiée en 1569 et offerte avec quelques poésies à Marguerite, sœur de Charles IX. (Poésies pieuses et Épigrammes de Flaminio, avec le texte latin en regard, Paris, 1569 in-8o).

Elle atteignit un âge avancé, mais elle perdit la vue deux ans avant sa mort qui eut lieu en 1588, le 11 mai. En mourant, elle laissa à la sœur Marie de Fortia, religieuse du même couvent, trois cent quatre-vingts Sonnets Spirituels ayant trait aux dimanches et aux principales fêtes des l’année. Ces sonnets furent imprimés en 1605, à Paris, avec préface de Marie de Fortia.

Les poésies d’Anne se distinguent naturellement par la piété, mais elles n’ont rien de mystique, ni dans la pensée, ni dans le style. Ses sonnets en particulier, sont habilement conduits, d’un dessein bien arrêté et la pensée, toujours simple, est, çà et là, relevée par quelques imagos heureuses


SONNETS SPIRITUELS


I


Quand un pauvre captif accablé de tourment,
Entend dire pour vrai qu’un roi plein de clémence
Viendra de liberté lui donner jouissance,
que cette venue il désire ardemment !

Ainsi ce genre humain sachant assurément
Que le grand roi du ciel prenant notre substance
Le viendrait délivrer de misère et souffrance,
Sans cesse désirait ce saint avancement.

C’est pourquoi si souvent les bons anciens pères
Criaient : Viens, Seigneur, viens, ne tarde plus guère,
Viens racheter ton peuple et l’ôter de prison.

Hé ! plut à ta bonté que les cieux tu rompisses.
Forcé d’extrême amour, et que tu descendisses !
Car ta présence donne à tous maux guérison.


II


Afin que le Soigneur nous soit doux et propice
Alors qu’il nous viendra pousser au dernier port,
Ayons toujours en main pour conduite et support,
Avec l’ardente foi, les œuvres de justice.

Hé ! qui pourrait penser le tourment, le supplice,
L’angoisse, la frayeur, le regret et remord.
Qu’ont ceux qui, se voyant accablés de la mort.
Sont vides de vertus et remplis de tout vice ?

Las ! nous n´emportons rien que les biens ou méfaits
Dont la vie ou la mort pour jamais nous demeure.
Tous ces biens donc qu’alors nous voudrions [1] avoir faits,
Pour n’être point surpris, faisons-les dès cette heurt.
Et ne nous promettons jamais de lendemain.
Car tel vit aujourd’hui qui sera mort demain.


II


O fleur d’infini prix, chaste virginité,
D’être trop téméraire on me pourrait rependre.
Si par mes humbles vers je voulais entreprendre
De célébrer ton los, ta gloire et dignité :

Vu que celui qui règne en toute éternité.
Que la terre et les cieux ne surent onc comprendre.

A voulu ce jour d´hui en toi notre chair prendre,
Joignant à ton bonheur l’heur de maternité.

Si que [2] l’enfantement et l’intégrité pure,
La majesté divine et l’humaine nature,
Qui avaient par avant discord perpétuel.

Ont en paix converti leur antique querelle,
Car au sacré giron d’une sainte pucelle
Ils sont unis et joints par accord mutuel.


IV


O riches, qui cherchez trop curieusement
Un superbe appareil en logis et vêture,
Voyez ores [3] l’auteur de toute créature,
En une étable mis, sur le foin pauvrement.

Au moins ne dédaignez impitoyablement
Ceux qui sont affligés de faim et de froidure :
Souvenez-vous qu’en eux Jésus souffre et endure.
Et qu’il requiert de vous quelque soulagement.

Vous, pauvres, d’autre part, prenez en patience
Votre condition, voyant ce roi immense.
Qui pour soi-même veut la pauvreté choisir,

Voires [4] et qui promet son règne perdurable.
Le mal tant grand soit-il doit bien être agréable
Duquel procède enfin un éternel plaisir.


V


Voici le beau printemps qui jà déjà commence,
Chassant le triste hiver obscur et froidureux :
Jà se montre Phébus plus clair et chaleureux,
Dont la terre amollie à produire s’avance.

La glace ores se fond, l’eau court en abondance :
Ce qui semblait tout mort redevient vigoureux :
On oit jà des oiseaux les doux chants amoureux,
Et les plaisantes fleurs prennent ores naissance.

Il nous faut donc tâcher, imitant la saison,
De produire un bon fruit, jeûne, aumône, oraison,
Et ramollir nos cœurs jettant larmes non feintes,

Ressusciter en Dieu, son saint los resonner.
Et des célestes fleurs de vertu nous orner,
Vu que Dieu fait sur nous luire ses grâces saintes.


VI


Voici ores ton roi, ô fille de Sion,
Qui te vient visiter en grand’mansuétude.
Pour bientôt t’affranchir de toute servitude.
Et te donner salut, grâce et rémission.

Ce bon prince est assis sur l’ânesse et l’ânon,
Ayant autour de soi une grand’multitude,
Qui, pour mieux honorer sa haute celsitude[5],
Le bénit, le caresse et célèbre son nom.

L’appelant de David la semence et la face,
Et faisant tel devoir que les lieux où il passe
Sont tapissés d’habits et de beaux rameaux verts :

Puis les voix jusqu’aux cieux par louange résonnent.
Dont les princes des Juifs on murmurant s’étonnent :
Car toujours un bon couvre est blâmé des pervers.


VII


Lève-toi promptement, m’amour. ma toute belle.
Disait Dieu à la Vierge en ses divins écrits,
Je suis de ta beauté divinement épris.
Hâte-toi de venir, ma douce colombelle.

La terre reverdit et prend robe nouvelle,
Produisant maintes fleurs de valeur et de prix ;
Jà la pluie et hiver ennuyant les esprits
Sont passés, et voici le temps qui renouvelle

Ce pluvieux hiver, c’était l’antique loi,
Ce gracieux printemps, c’est la grâce et la foi,
Que les fleurs de vertu ont fait partout reluire

Desquelles a été ornée excellemment
Celle que le grand Dieu a chéri tellement
Que pour épouse et mère il la voulut élire.


L’AME


Comme en beauté se renforce et accroît
La tendre fleur, qui prend naissance et croit
En bon terroir, étant bien arrosée
Souventes fois de pluie et de rosée :
Mon âme aussi, par la douce liqueur
Du saint Esprit, florit et prend vigueur :
Mais aussitôt qu’elle perd cette grâce.
Elle languit et sa beauté se passe.
Comme une fleur qui sa naissance prend
En terre sèche, et sur qui ne descend
Aucune humeur[6] de rosée ou de pluie,
Dont elle était élevée et nourrie.


  1. Deux syllabes.
  2. De telle sorte que.
  3. Maintenant.
  4. A présent.
  5. Comme Sa hauteur.
  6. Eau.