Les Mystères d’Udolphe/5/5

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (5p. 90-122).

CHAPITRE V.

Blanche, qui pendant ce temps se trouvoit seule devint impatiente de revoir sa nouvelle amie, et de partager avec elle le plaisir que lui faisoit le spectacle de la nature. Elle n’avoit plus personne à qui exprimer son admiration ou communiquer ses plaisirs ; personne dont les yeux s’animassent à son sourire, ou dont les regards, pussent réfléchir son bonheur. Le comte observant son chagrin, fit souvenir Emilie de la visite qu’elle avoit promis de lui faire ; mais le silence de Valancourt, prolongé au-delà du temps où sa réponse auroit pu arriver d’Estuvière, pénétroit Emilie d’une inquiétude si cruelle qu’elle fuyoit la société, et eût voulu différer le moment de s’y réunir, jusqu’à celui où ses peines seroient calmées. Le comte et sa famille la pressèrent cependant si vivement, que, ne pouvant expliquer le motif qui l’attachoit à la solitude, elle craignit que ses refus n’eussent l’air d’un caprice, et n’offensassent des amis dont elle vouloit se conserver l’estime. Elle retourna au château de Blangy ; l’amitié du comte de Villefort encouragea Emilie à lui parler de sa position relativement aux biens de sa tante, et à le consulter sur la manière de les recouvrer : il n’y avoit pas de doute que la loi ne fût en sa faveur. Le comte lui conseilla de s’en occuper, et lui offrit même d’écrire à un avocat d’Aix, sur l’avis duquel on pourroit s’appuyer. Cette offre fut acceptée par Emilie ; et les procédés obligeans qu’elle éprouvoit chaque jour l’eussent encore une fois rendue heureuse, si elle eût pu être certaine que Valancourt se portait bien, et qu’il l’aimoit toujours. Elle avoit passé plus d’une semaine au château sans recevoir aucune nouvelle ; elle savoit bien que, si Valancourt n’étoit pas chez son frère, il étoit fort douteux que la lettre qu’elle lui avoit écrite lui fût parvenue, et cependant une inquiétude, une crainte qu’elle ne pouvoit modérer, troubloient absolument son repos. Elle repassoit tant d’événemens qui, depuis sa captivité à Udolphe, avoient pu devenir possibles. Elle étoit quelquefois si frappée de la crainte, ou que Valancourt n’existât plus, ou qu’il n’existât plus pour elle, que même la compagnie de Blanche lui devenoit insupportable. Elle restoit seule des heures entières au fond de son appartement, quand les occupations de la famille lui permettoient de le faire sans incivilité.

Dans un de ces momens de solitude, elle ouvrit une petite boîte qui contenoit les lettres de Valancourt, et quelques-unes des esquisses qu’elle avoit faites pendant son séjour en Toscane ; mais ces derniers objets l’intéressoient peu. Elle cherchoit dans ces lettres le plaisir de se retracer une tendresse qui avoit fait toute sa consolation, et dont la touchante expression lui avoit quelquefois fait oublier les chagrins de l’absence. Leur effet n’étoit plus le même ; elles augmentoient les angoisses de son cœur ; elle songeoit que peut-être Valancourt avoit pu céder au pouvoir du temps ou de l’absence ; et la vue même de son écriture lui rappela tant de souvenirs pénibles, que, ne pouvant achever la première lettre, elle resta la tête appuyée sur sa main, et donna cours à des flots de larmes. À cet instant la vieille Dorothée entra chez elle pour l’avertir que l’on dîneroit une heure plutôt. Emilie tressaillit en l’appercevant ; elle se hâta de ramasser ses papiers, mais Dorothée avoit remarqué son agitation et ses larmes.

— Ah ! mademoiselle, s’écria-t-elle ; vous qui êtes si jeune, avez-vous des sujets de chagrin ?

Emilie tâcha de sourire, mais elle ne pouvoit parler.

— Hélas ! ma chère demoiselle, quand vous serez à mon âge, vous ne pleurerez pas pour des bagatelles. Sûrement rien de sérieux ne peut vous affliger ?

— Non, Dorothée, rien d’important, répliqua Emilie. Dorothée se baissa pour relever quelque chose, et s’écria soudain : — Vierge Marie ! que vois-je ? Elle devint tremblante, et tomba sur une chaise près de la table.

— Que voyez-vous donc ? dit Emilie, alarmée de son cri, et regardant autour d’elle.

— C’est elle-même, dit Dorothée, c’est elle-même, et justement comme elle étoit peu de temps avant sa mort.

Emilie, encore plus effrayée, craignit que Dorothée n’eût un accès de délire, et la pria de s’expliquer.

— Ce portrait, lui dit-elle, où l’avez-vous trouvé ? c’est ma bien-aimée maîtresse ; c’est elle-même !

Elle rejeta sur la table cette miniature qu’Emilie autrefois avoit trouvée dans les papiers que son père lui avoit ordonné de brûler ; c’étoit sur ce portrait qu’elle l’avoit vu une fois verser des larmes si tendres. Se rappelant à ce sujet les circonstances de sa conduite qui l’avoient tant surprise, l’émotion d’Emilie s’augmenta à un tel excès, qu’elle n’eut pas la force d’interroger Dorothée ; elle trembloit des réponses qu’elle pourroit lui faire, et ne put que lui demander si elle étoit certaine que ce portrait fût celui de la marquise.

— Ah ! mademoiselle, répondit-elle, comment m’eût-il frappée à ce point, s’il n’étoit pas l’image de ma maîtresse ? Ah ! ciel, ajouta-t-elle en reprenant la miniature, voilà bien ses yeux bleus, ce regard si caressant et si doux ! Voilà son expression quand elle avoit rêvé seule quelque temps, et que des larmes couloient sur ses Joues ; mais jamais elle ne voulut se plaindre ! Voilà cet air de patience et de résignation qui me fendait le cœur, et qui me la faisoit adorer !

— Dorothée, dit Emilie, je prends à cette affliction un intérêt plus grand que peut-être vous ne pouvez croire. Je vous demande de ne pas vous refuser davantage à satisfaire ma curiosité ; elle n’est pas frivole.

Emilie en disant ces mots, se rappela les papiers parmi lesquels s’étoit trouvé le portrait, et ne douta presque plus qu’ils ne fussent relatifs à la marquise de Villeroy. Mais cette supposition amena un scrupule. Elle craignoit que ce secret ne fût celui que son père avoit voulu lui dérober, et que ce ne fût manquer à sa mémoire que de chercher à l’approfondir. Quelle que fût sa curiosité sur le destin de la marquise, il est probable qu’elle y auroit encore résisté si elle eût été sûre que ces terribles mots dont elle n’avoit jamais perdu le souvenir, tinssent à l’histoire de cette dame, ou que les particularités que lui confieroit Dorothée entrassent aussi dans la défense de son père. Ce que Dorothée savoit, plusieurs autres le savoient. Il n’étoit pas à présumer que Saint-Aubert eût le projet de cacher à sa fille ce qu’elle pouvoit apprendre par des moyens ordinaires. Emilie en conclut que, si les papiers se rapportoient à la marquise, ce n’étoit pas un sujet que Dorothée pût expliquer ; ainsi elle n’hésita plus, et commença toutes ses questions.

Ah ! mademoiselle, dit Dorothée, c’est une triste histoire, et je ne puis vous la dire maintenant ; mais, que dis-je ? jamais je ne vous en parlerai. Il y a bien des années que ce malheur est arrivé, et je n’ai jamais aimé à parler de madame la marquise qu’à mon mari. Il étoit dans la maison aussi bien que moi, et savoit par moi des détails que tout le monde ignoroit. J’étois auprès de madame dans sa dernière maladie ; j’en sus, j’en entendis autant et plus que M. le marquis lui-même. Aimable sainte ! Comme elle elle était patiente ! Quand elle mourut, je croyois mourir avec elle.

— Dorothée, interrompit Emilie, vous pouvez être sûre que ce que vous me direz ne sortira jamais de ma bouche. Je vous le répète, j’ai des raisons particulières pour chercher des lumières sur ce sujet, et je me lierai par les engagemens les plus sacrés à ne jamais révéler vos secrets.

Dorothée parut étonnée de la vivacité d’Emilie ; elle la regarda en silence, puis elle reprit : — Ma belle demoiselle, votre physionomie plaide pour vous. Vous ressemblez si bien à ma chère maîtresse, que je crois la voir devant moi. Vous seriez sa propre fille, que vous ne pouvez mieux me la rappeler. Mais on va dîner. N’allez-vous pas descendre ?

— Promettez-moi d’abord de remplir mon désir, dit Emilie.

— Et vous, mademoiselle, ne me direz-vous pas d’abord comment ce portrait est tombé dans vos mains, et les motifs de votre curiosité au sujet de ma maîtresse ?

— Non, Dorothée, répliqua Emilie en se recueillant. J’ai aussi des raisons particulières pour garder le silence, au moins jusqu’à ce que j’en sache davantage. Souvenez-vous que je ne promets rien, et ne contentez pas ma curiosité dans l’idée que je pourrai satisfaire la vôtre. Ce que je ne veux pas découvrir ne m’intéresse pas seule. Autrement je craindrois moins d’en parler. Vous ne pouvez m’apprendre ce que je désire que par confiance en mon honneur.

— Eh bien ! mademoiselle, dit Dorothée après l’avoir regardée long-temps, vous montrez un si grand intérêt ; ce portrait, votre figure sur-tout, me font penser que vous pouvez si réellement en prendre, que je vous confierai, je vous dirai des choses que je n’ai dites à personne qu’à mon mari, quoique beaucoup de gens en aient soupçonné une partie. Je vous dirai les détails de la mort de madame, mes idées à ce sujet. Mais d’abord, vous me promettrez par tous les saints…

Emilie l’interrompit, et lui promit solennellement de ne jamais révéler sans son consentement ce qu’elle lui auroit dit.

— J’entends la cloche qui sonne le dîner, mademoiselle, dit Dorothée, il faut que je parte.

— Quand vous reverrai-je ? demanda Emilie.

Dorothée réfléchit, et lui dit : — Si l’on sait que je viens chez vous, cela donnera de la curiosité, et cela me feroit de la peine. Je viendrai quand on ne pourra pas m’observer. J’ai peu de loisir dans le jour. J’en ai bien long à dire. Si vous voulez, mademoiselle, je viendrai quand tout le monde dormira.

— Cela me convient, dit Emilie, souvenez-vous-en. À ce soir.

— Oui, reprit Dorothée, je m’en souviendrai. Mais je crains, mademoiselle, de ne pouvoir venir ce soir ; car on dansera aujourd’hui à cause de la vendange. Il sera tard avant que les domestiques se retirent ; et quand une fois l’on danse à la fraîcheur, cela dure jusqu’au matin. Au moins cela étoit ainsi de mon temps.

— Ah ! c’est la fête de la vendange, dit Emilie avec un profond soupir ; elle se ressouvint que c’étoit le soir de cette fête que, l’année précédente, Saint-Aubert et elle s’étoient trouvés dans le voisinage du château de Blangy. Elle se tut un moment, frappée de ce souvenir. — Mais cette danse, ajouta-t-elle, se fera en plein air ; on n’aura pas besoin de vous, et vous pourrez venir me trouver.

Dorothée répondit qu’elle étoit dans l’usage d’assister à la danse, et qu’elle ne vouloit pas y manquer. — Si je peux m’échapper, dit-elle, je le ferai avec plaisir.

Emilie se hâta de descendre : le comte avoit dans ses manières cette politesse inséparable de la vraie dignité ; la comtesse n’étoit pas toujours de même, mais Emilie avoit obtenu d’elle une exception. La comtesse avoit renoncé à la plupart des vertus de son sexe, et leur préféroit des qualités qu’elle leur trouvoit bien supérieures : elle n’avoit plus les grâces de la modestie ; mais elle savoit prendre un air d’assurance. Elle avoit peu conservé de cette douceur qui rend les femmes intéressantes ; mais elle prenoit dans l’occasion ce ton décisif qui en impose. En province, pourtant, elle affectoit, en général, une langueur élégante qui faisoit croire qu’elle alloit s’évanouir, lorsque sa favorite lui lisoit quelque conte sentimental ; mais sa figure ne varioit pas quand une véritable infortune venoit solliciter ses secours ; son cœur ne palpitoit pas à la pensée de la soulager : elle étoit étrangère aux plus douces jouissances de l’humanité, car jamais acte de bonté de sa part n’avoit rappelé le sourire sur les traits de l’indigence.

Le soir, le comte et sa famille, excepté la comtesse et mademoiselle Béarn, allèrent se promener dans les bois, pour partager la joie des paysans. La scène se passoit dans une clairière, où les arbres formoient un salon de verdure ; des branches de vignes, chargées de grappes mûres, pendoient en festons de leurs rameaux ; dessous étoient des tables, où le fruit, le vin, le laitage, sous diverses formes, composoient des mets champêtres : on avoit préparé des sièges, pour le comte et sa société ; à peu de distance étoient des bancs pour les vieillards, mais la plupart cherchoient à se joindre à la danse : elle commença après le soleil couché, et des vieillards de soixante ans, chantoient peut-être avec plus de mesure et de gaîté, que ne faisoient les jeunes gens.

Les ménétriers assis à terre au pied des arbres, sembloient participer eux-mêmes à la gaîté que répandoient leurs instrumens ; c’étoient le galoubet et une espèce de longue guitare. Il y avoit, en outre, un enfant qui frappoit un tambourin, et dansoit seul, à moins que, jetant son instrument, il ne se mêlât aux danseurs, et par ses gestes ridicules, ne redoublât les éclats de rire et le mouvement de cette fête rustique.

Le comte jouissoit de ces plaisirs auxquels sa libéralité avoit contribué ; Blanche prit part à la danse avec un jeune gentilhomme du voisinage. M. Dupont demandoit Emilie ; mais elle étoit trop triste pour participer à tant de gaîté. Cette fête lui rappeloit celle de l’année précédente, les derniers momens de la vie de Saint-Aubert, et l’événement affreux qui l’avait terminée.

Remplie de ce souvenir, elle s’éloigna de la danse, et s’enfonça lentement dans les bois : les sons adoucis de la musique tempéroient sa mélancolie ; la lune répandoit à travers le feuillage une lumière mystérieuse ; l’air étoit doux et frais : Emilie absorbée dans sa rêverie, alloit toujours, sans prendre garde à la distance ; elle s’apperçut enfin que les instrumens ne s’entendoient plus, et qu’un silence absolu régnoit autour d’elle ; Emilie se trouva près de l’avenue, où la nuit de l’arrivée de son père, Michel avoit cherché à lui procurer un asyle. Cette avenue étoit presque aussi sauvage, presque aussi désolée qu’elle le lui avoit paru alors. Le comte avoit été si occupé de réparations indispensables, qu’il avoit négligé celle-là ; la route étoit encore brisée, et les arbres encore encombrés par des branchages.

En considérant le chemin elle se rappela les émotions qu’elle y avoit souffertes, et tout-à-coup se représenta la figure quelle avoit vue se dérober dans les arbres, et qui n’avoit pas répondu aux appels répétés de Michel ; elle éprouva quelque retour de la frayeur qu’elle avoit eue alors. Il n’étoit pas impossible que les bois servissent de repaire à des bandits : elle retourna promptement sur ses pas, et chercha à retrouver les danseurs ; en ce moment elle entendit des pas qui venoient de l’avenue. Éloignée encore des paysans, dont elle n’entendoit ni les voix, ni la musique, elle précipita sa course. La personne qui la suivoit la gagna de, vitesse : elle distingua enfin la voix d’Henri, et ralentit sa marche pour qu’il pût la rejoindre ; il exprima quelque surprise de la rencontrer aussi loin ; elle lui dit que les agrémens du clair de la lune l’avoient égarée plus loin qu’elle ne l’avoit compté. Une exclamation échappa au compagnon d’Henri, elle crut avoir reconnu Valancourt, c’étoit lui-même ; la rencontre fut telle qu’on peut se l’imaginer entre deux personnes si chères l’une à l’autre, et depuis si long-temps séparées.

Dans l’ivresse de ce moment Emilie oublia toutes ses peines : Valancourt sembloit oublier lui-même qu’il existât au monde une autre personne qu’Emilie ; et Henri surpris, considèrent cette scène en silence.

Valancourt lui fit mille questions sur elle, sur Montoni, et elle n’avoit pas le temps d’y répondre. Elle apprit que sa lettre avoit été envoyée à Paris, qu’il revenoit alors en Gascogne, que cette lettre enfin, lui étoit parvenue, et qu’il étoit parti sur-le-champ pour se rendre en Languedoc. En arrivant au monastère, d’où elle avoit daté sa lettre, il avoit, à son extrême regret, trouvé les portes fermées pour la nuit. Croyant ne voir Emilie que le lendemain, il étoit retourné à son auberge pour lui écrire, il avoit rencontré Henri, qu’il avoit intimement connu à Paris, et se trouvoit conduit vers celle qu’il n’espéroit voir que le lendemain.

Emilie, Valancourt et Henri, retournèrent à la pelouse : ce dernier présenta Valancourt au comte ; Emilie crut s’appercevoir qu’il ne le recevoit pas avec sa bienveillance ordinaire : il paroissoit cependant qu’ils s’étoient déjà vus. On l’invite à partager les divertissemens de la soirée ; et quand il eut rendu ses devoirs au comte, il laissa les danseurs à la fête, se plaça auprès d’Emilie, et put l’entretenir sans contrainte. Les lumières suspendues sous les arbres, permirent à Emilie de considérer cette figure, dont pendant son absence elle avoit essayé de recueillir tous les traits : elle vit avec regret qu’elle n’étoit plus la même. Elle pétilloit comme autrefois d’esprit et de feu, mais elle avoit perdu beaucoup de cette simplicité, et quelque chose de cette bonté franche, qui en faisoient le principal caractère : c’étoit toujours pourtant une figure intéressante. Emilie croyoit voir dans les traits de Valancourt un mélange d’inquiétude et de mélancolie. Il tomboit quelquefois dans une rêverie passagère, et sembloit faire effort pour en sortir ; d’autres fois, il regardoit fixement Emilie, et une espèce de frémissement sembloit agiter son ame : il retrouvoit dans Emilie la même bonté, la même beauté simple, qui l’avoient enchanté quand il l’avoit connue. Le coloris de son teint avoit un peu pâli, mais la douceur s’y peignoit toujours, et cette teinte mélancolique, mêlée à son sourire, le rendoit encore plus touchant.

Elle lui raconta les plus importantes circonstances de ce qui lui étoit arrivé depuis qu’elle étoit partie de France. La pitié, l’indignation, tour-à-tour pénétroient Valancourt au récit des atrocités de Montoni. Plus d’une fois, tandis qu’elle parloit de sa conduite, dont elle adoucissoit plutôt qu’elle n’exagéroit la peinture, il se levoit de son siège, et se promenoit au hasard, comme si le remords, autant que le ressentiment, avoient soulevé son cœur. Il ne parla que des maux qu’elle avoit soufferts, dans le peu de paroles qu’il put lui adresser : il n’écouta pas ce qu’elle lui dit, quoique très-clairement, du sacrifice nécessaire des biens de madame Montoni, et du peu d’espérance qu’elle avoit de les recouvrer. Valancourt, à la fin, resta abîmé dans ses pensées ; il sembloit tourmenté de quelque peine secrète, et il la quitta brusquement. Quand il revint, elle s’apperçut qu’il avoit répandu des larmes, et le pria tendrement de se remettre. — Mes souffrances sont finies, lui dit-elle ; j’ai échappé à la tyrannie de Montoni. Je vous trouve bien portant, laissez-moi aussi vous voir heureux.

Vaiancourt, plus agité que jamais, répondit : Je suis indigne de vous, Emilie, je suis indigne de vous. Ces mots, et plus encore, l’accent avec lequel ils étoient prononcés, affectèrent vivement Emilie ; elle jeta sur lui un regard triste et inquiet. Ne me regardez pas ainsi, lui dit-il en se retournant et lui serrant la main ; je ne puis supporter ces regards.

— Je voudrois vous demander, dit Emilie d’une voix douce, mais émue, ce que signifie ce discours. Mais je m’apperçois qu’en ce moment une telle question vous affligeroit. Parlons d’autre chose. Demain, peut-être, vous serez plus calme. Observez le clair de lune sur les bois, et ces tours qui se détachent dans cette perspective obscure. Vous étiez autrefois admirateur de la nature ; vous me disiez que la faculté de se consoler sous le poids du malheur, par une contemplation sublime, étoit l’avantage de l’innocence, et que ni l’oppression ni l’excès de la pauvreté ne pouvoient jamais nous l’enlever. Valancourt fut profondément attendri. Oui, lui répondit-il, autrefois j’aimois les plaisirs-simples, autrefois je goûtois les plaisirs innocens, autrefois j’avois le cœur pur. Puis se reprenant, il ajouta : Vous rappelez-vous notre voyage des Pyrénées ?

— Puis-je l’oublier, dit Emilie ? — Je voudrois le pouvoir, répliqua-t-il. Ce fut l’époque la plus heureuse de ma vie : alors j’aimois avec enthousiasme tout ce qui étoit vraiment grand, vraiment bon. Il se passa quelques momens avant qu’Emilie pût retenir ses larmes et contenir son émotion. Si vous desirez oublier ce voyage, lui dit-elle, je dois aussi désirer de l’oublier. Elle fit une pause, et ajouta : Vous m’affligez ; mais ce moment n’est pas celui d’en demander davantage. Cependant, comment puis-je supporter même un instant l’idée que vous êtes moins digne de mon estime ? Je me fie assez à votre candeur pour croire que vous me donnerez une explication quand je pourrai vous la demander. — Oui, lui dit Valancourt, oui, Emilie. Je n’ai pas perdu ma candeur ; si je l’avois perdue, j’aurois mieux déguisé mes émotions en apprenant vos souffrances, vos vertus. Tandis que moi, moi… Mais je ne veux pas en dire plus long ; je ne croyois pas en dire autant ; je me suis trahi par les reproches que je m’adresse à moi-même. Dites-moi, Emilie, que vous n’oublierez jamais le voyage des Pyrénées, que vous ne désirerez jamais de l’oublier, et je serai tranquille. Je ne voudrois pas, pour l’univers entier, en perdre le souvenir.

Quelle contradiction ! dit Emilie, Mais on peut nous entendre. Mon souvenir dépendra du vôtre ; je m’efforcerai de le perdre ou de le conserver, comme il vous arrivera de le faire. Allons rejoindre le comte. — Dites-moi d’abord, dit Valancourt, que vous me pardonnez la peine que je vous ai causée ce soir, et que vous m’aimez encore. — Je vous pardonne bien sincèrement, dit Emilie ; vous savez mieux que moi si je continuerai à vous aimer, car vous savez si vous méritez mon estime. À présent, je le crois. Il seroit superflu de vous dire, ajouta-t-elle en voyant sa douleur, quelle peine je souffrirois s’il en étoit autrement. La jeune personne qui s’approche est la fille du comte.

Valancourt et Emilie joignirent Blanche, et tous les trois, avec le comte, son fils, et Dupont, se mirent à table sous la feuillée. Il se trouvoit à cette même table les plus vénérables vassaux du comte, et ce fut une fête pour tous les convives, excepté pour Valancourt et Emilie. Quand le comte retourna au château, il n’invita pas Valancourt à le suivre ; il prit donc congé d’Emilie, et se retira pour la nuit à son auberge. Emilie rentra chez elle, et rêva quelque temps sur la conduite de Valancourt et sur la réception du comte. Son attention étoit tellement absorbée, qu’elle oublia Dorothée et son rendez-vous. Le matin étoit avancé avant qu’elle s’en souvînt, et pensant bien qu’alors la bonne vieille femme ne viendroit pas, elle se coucha pour prendre un peu de repos.

Le soir suivant, le comte rencontra par hasard Emilie dans une des allées du jardin. Ils parlèrent de la fête, et vinrent à nommer Valancourt. — Le jeune homme a des talens, dit le comte ; vous le connoissiez depuis long-temps ? Emilie dit que cela étoit vrai. — On me le présenta à Paris, dit le comte, et j’en fus d’abord très-content. Il s’arrêta ; Emilie trembloit, desiroit d’en apprendre davantage, et craignoit de montrer au comte l’intérêt qu’elle y pouvoit prendre. — Puis-je vous demander, dit-il enfin, combien il y a que vous connoissez monsieur Valancourt ? — Puis-je, monsieur, vous demander le motif de cette question, dit-elle, et j’y répondrai aussitôt ? — Sûrement, dit le comte, cela est juste ; je vous dirai mes motifs. Il est bien évident que M. Valancourt vous aime, et cela n’est pas extraordinaire, tout ce qui vous voit en fait autant ; je ne vous dis pas cela comme un compliment, je parle avec sincérité : ce que je crains, c’est qu’il ne soit amant écouté et préféré. — Pourquoi le craignez-vous, monsieur, dit Emilie en tâchant de cacher son émotion ? — Parce que, dit le comte, je ne pense pas qu’il en soit digne. Emilie agitée le pria de s’expliquer mieux — Je le ferai, répondit-il, si vous êtes bien convaincue que le vif intérêt que je prends à vous m’a seul engagé à vous en parler. — Je le crois, monsieur, dit Emilie.

— Restons sous ces arbres, continua le comte, qui remarquoit sa pâleur. Voici un siège, vous êtes fatiguée. Ils s’assirent, et le comte poursuivit : — Plus d’une jeune personne, dans la position où vous êtes, trouveroit après une connoissance aussi peu ancienne que la nôtre, la conduite que je tiens plus impertinente qu’amicale ; mais l’étude que j’ai faite de votre esprit et de votre caractère m’empêche de craindre cela de vous. Notre connoissance est nouvelle, mais elle a assez duré pour vous assurer mon estime, et m’inspirer pour votre bonheur un tendre et vif intérêt. Vous méritez d’être heureuse, et je suis persuadé que vous le serez. Emilie remercia d’un signe, et fit un soupir. Le comte reprit : — Je me trouve dans une position délicate, mais le désir de vous rendre un service important doit l’emporter sur tout le reste. Voudriez-vous m’informer de la manière dont vous avez connu le chevalier Valancourt, si le sujet ne vous afflige pas trop ?

Emilie raconta brièvement comment il l’avoit rencontrée avec son père ; elle pria ensuite le comte avec tant d’instance de lui déclarer ce qu’il savoit, que sa violente émotion devint visible, et que, jetant sur elle un regard de tendre compassion, le comte en devint plus embarrassé.

Le chevalier et mon fils, lui dit-il, firent connoissance chez un de leurs camarades, où moi-même je le rencontrai. Je l’invitai à venir chez moi ; j’ignorois alors ses liaisons avec une espèce d’hommes, rebut de la société, qui vivent du jeu et passent leur vie dans la débauche. Je connoissois seulement quelques parens du chevalier, et je regardois ce motif comme suffisant pour le recevoir chez moi. Mais vous souffrez… je cesserai ce discours. — Non, monsieur, lui dit Emilie ; je vous supplie de continuer, je suis seulement au désespoir. — Seulement, reprit le comte ! J’appris bientôt que ses liaisons l’avoient entraîné dans un cours de dissipation, et dont il ne paroissoit pas avoir le pouvoir ou la volonté de se retirer. Il perdit au jeu une somme énorme ; ce goût devint une passion, il s’y ruina. J’en parlai avec intérêt à ses parens ; ils m’assurèrent que leurs remontrances avoient été vaines, qu’ils étoient fatigués d’en faire. J’appris ensuite qu’en considération de ses talens pour le jeu, presque toujours heureux quand la mauvaise foi n’en arrêtoit pas le succès, on l’avoit initié aux secrets de la profession, et qu’il avoit eu sa part dans certains profits. — Impossible, dit soudain Emilie ! Mais pardonnez-moi, monsieur, je sais à peine ce que je dis ; pardonnez à ma douleur : je crois, je dois croire que l’on vous a mal informé ; le chevalier, sans doute, a des ennemis qui ont envenimé ces rapports. — Je voudrais le croire, dit le comte, mais je ne le puis ; il n’y a que ma conviction, et l’intérêt que je prends à votre bonheur, qui aient pu m’engager à vous les répéter.

Emilie gardoit le silence ; elle se rappelloit les paroles de Valancourt, qui avoient découvert tant de remords, et sembloient confirmer le discours du comte : elle n’avoit pourtant pas le courage d’accueillir sa conviction ; son cœur étoit abîmé d’angoisses au seul soupçon du crime, et elle ne pouvoit en supporter l’assurance. Après une longue pause, le comte lui dit : — Je m’apperçois de vos doutes, je les trouve naturels ; il est juste que je vous donne la preuve de tout ce que je viens d’avancer : cependant je ne le puis, sans exposer quelqu’un qui m’est bien cher. — Quel danger appréhendez-vous, monsieur, dit Emilie ? Si je puis le prévenir, confiez-vous à mon honneur. — Je me confie sans doute à votre honneur, dit le comte ; mais puis-je aussi me fier à votre courage ? Croyez-vous pouvoir résister aux prières d’un amant aimé, qui, dans sa douleur, voudra savoir le nom de celui qui le prive de sa félicité ? — Je ne serai pas exposée à une telle tentation, monsieur, dit Emilie, avec un modeste orgueil ; je ne puis aimer long-temps une personne que je ne dois plus estimer : cependant je donne ma parole. Ses pleurs, au même instant, désavouèrent sa première assertion ; elle sentit que le temps et ses efforts pouvoient seuls déraciner une tendresse dont une estime vertueuse étoit la base, et qu’avoient fortifiée les difficultés et l’habitude.

— Je vous dirai donc tout, reprit le comte ; la conviction est nécessaire à votre paix future, et ma confidence toute entière est le seul moyen de vous la donner. Mon fils a trop souvent été témoin de la mauvaise conduite du chevalier ; il y a presque été entraîné lui-même ; il s’est livré à mille extravagances ; mais je l’ai préservé du crime et d’une perte totale. Jugez donc, mademoiselle, si un père à qui l’exemple du chevalier a presque enlevé son fils unique, n’a, pas un titre suffisant pour avertir ceux estime de ne pas confier leur bonheur à de telles mains. J’ai vu moi-même le chevalier engagé au jeu avec des hommes que je frémissois de regarder : si vous doutez encore, vous pouvez consulter mon fils.

— Je ne doute pas, monsieur, des faits dont vous avez été témoin, ou que vous affirmez, dit Emilie en succombant à sa douleur ; le chevalier peut-être a été jeté dans des excès où il ne retombera plus ; si vous aviez connu la pureté de ses premiers principes, vous pourriez excuser mon incrédulité actuelle.

— Hélas ! répondit le comte, il est bien difficile de croire ce qui nous afflige ; mais je ne veux point vous consoler par de fausses espérances. Nous savons tous combien la passion du jeu a d’attraits, combien il est difficile de la vaincre. Le chevalier peut-être se corrigeroit pour un temps, mais il retourneroit bientôt à ce funeste penchant. Je crains la force de l’habitude, je crains même, que son cœur ne soit corrompu. Et pourquoi voudrois-je vous le cacher ? le jeu n’est pas son unique vice ; il paroît avoir pris le goût de tous les plaisirs honteux.

Le comte hésita, et se tut ; Emilie, presque hors d’état de se soutenir, attendoit dans un trouble toujours croissant, ce qu’il avoit encore à dire. Il se fit un très-long silence ; le comte, visiblement agité, dit enfin : — Ce seroit une délicatesse cruelle que de persister à me taire ; je dois vous dire que deux fois les extravagances du chevalier l’ont fait conduire dans les prisons de Paris ; il en a été retiré, m’ont dit des personnes dignes de foi, par une certaine comtesse bien connue, et avec laquelle il vivoit encore quand j’ai quitté Paris.

Le comte cessa de parler ; et regardant Emilie, il s’apperçut qu’elle tomboit de son siège : il la soutint ; elle étoit évanouie ; il éleva la voix pour appeler du secours : ils étoient fort loin du château ; il craignoit de la laisser pour aller chercher du monde ; c’étoit pourtant le seul parti à prendre. Voyant enfin une fontaine assez proche, il s’efforça d’appuyer Emilie contre l’arbre, pendant qu’il iroit chercher de l’eau. Il étoit fort embarrassé, n’ayant rien pour apporter cette eau ; mais tandis qu’il la considéroit avec une extrême inquiétude, il crut voir dans ses traits qu’elle commençoit à respirer. Il se passa néanmoins beaucoup de temps avant qu’elle reprît connoissance ; alors elle se trouva soutenue, non par le comte, mais par Valancourt ; il observoit tous ses mouvemens avec un regard effrayé, et lui adressoit la parole d’une voix tremblante. Au son de cette voix si connue, Emilie rouvrit les yeux ; mais à l’instant elle les referma, et perdit encore connoissance.

Le comte, avec un regard sévère, fit signe à Valancourt de se retirer. Celui-ci ne fit que soupirer et nommer Emilie ; il lui présentoit l’eau qu’on avoit apportée. Le comte répéta son geste, et l’accompagna de quelques paroles ; Valancourt répondit par un regard plein d’un profond ressentiment ; il refusa de quitter la place jusqu’à ce qu’Emilie fût remise, et ne permit plus que personne s’approchât : mais à l’instant sa conscience parut l’informer de ce qui avoit fait le sujet de l’entretien du comte et d’Emilie ; l’indignation enflamma ses yeux ; l’expression d’une profonde douleur la réprima bientôt ; et le comte, en le remarquant, sentit plus de pitié que de colère. Emilie, qui avoit repris ses sens, en fut tellement touchée, qu’elle se mit à pleurer amèrement : elle tâcha de retenir ses larmes ; et rassemblant son courage, elle remercia le comte et Henri, avec qui Valancourt étoit entré dans le parc, et elle reprit le chemin du château sans rien dire à Valancourt. Frappé jusqu’au fond du cœur par cette conduite, il s’écria d’une voix étouffée : — Grand dieu ! comment ai-je mérité ce traitement ? qu’a-t-on dit pour vous changer de la sorte ?

Emilie, sans répondre, mais toujours plus émue, doubla le pas. — Qui vous a mise en cet état, Emilie ? lui dit-il en avançant à côté d’elle : accordez-moi un moment d’entretien, je vous, en conjure : je suis bien malheureux !

Quoique ces paroles fussent dites à voix basse, le comte les entendit, et répliqua que mademoiselle Saint-Aubert se trouvoit trop indisposée pour entretenir personne ; mais qu’il osoit assurer qu’elle verroit M. Valancourt le lendemain, si elle se trouvoit mieux.

Valancourt rougit, regarda le comte avec fierté, puis Emilie avec une expression de surprise, de douleur et de supplication : elle ne put s’y méprendre ni résister ; elle dit languissamment : — Je serai mieux demain ; si vous voulez profiter de la permission du comte, je vous verrai.

— Me voir ! s’écria Valancourt, en jetant sur le comte un coup-d’œil plein d’orgueil et de colère ; mais se recueillant il ajouta : Je viendrai, mademoiselle ; je profiterai de la permission du comte.

En arrivant aux portes du château, il s’arrêta un moment ; son ressentiment ne l’occupoit plus. Il regarda Emilie avec tant de tendresse et de douleur, qu’elle en eut le cœur pénétré. Il lui souhaita le bonjour ; et faisant au comte une légère inclination, il s’éloigna.

Emilie, retirée chez elle, sentit une oppression qu’elle avoit rarement éprouvée ; elle essaya de rassembler ce que le comte lui avoit dit, et de peser les circonstances dont il paroissoit si instruit et si persuadé. Elle songeoit à la conduite qu’il faudroit à l’avenir tenir envers Valancourt ; incapable de penser et de réfléchir, elle ne pouvoit que sentir l’excès de son malheur. Un moment, elle se représentoit que Valancourt n’étoit plus l’homme qu’elle avoit si tendrement aimé, et dont l’idée l’avoit jusques-là soutenue sous le poids de l’affliction par l’espérance d’un avenir plus heureux : c’étoit un caractère avili, dégradé. Elle devoit tâcher de le mépriser, si elle ne pouvoit l’oublier ; mais ne pouvant admettre une supposition si terrible, elle la rejetoit : elle se refusoit à croire sa conduite semblable au tableau qu’en faisoit le comte, et conclut que des ennemis le lui avoient peint sous de fausses couleurs. Quelquefois même elle alloit jusqu’à douter de la bonne foi du comte, et à lui supposer quelques motifs secrets pour rompre les nœuds qui l’attachoient à Valancourt : cette erreur fut bien courte. Le caractère du comte, tel que Dupont, d’autres personnes, et elle-même avoient pu le juger, ne permettoit pas de l’en croire capable ; mais, de plus, il ne pouvoit exister aucun motif pour qu’il se fût abaissé à une si cruelle trahison. Emilie ne put long-temps conserver l’espérance que le comte eût été égaré par de faux rapports sur Valancourt ; il avoit dit qu’il lui parloit d’après sa propre observation, et la fatale expérience de son fils. Il falloit quitter Valancourt pour jamais. Quel bonheur, quel repos attendre, avec un homme dont les inclinations étoient si belles, et pour qui le vice étoit devenu une habitude ? Elle ne devoit plus l’estimer ; mais le souvenir de ce qu’il avoit été, la longue habitude de l’aimer, ne souffroient guère qu’Emilie le méprisât.

— Oh Valancourt ! s’écrioit-elle ; après une séparation si longue, ne nous retrouvons-nous que pour être si malheureux ? que pour nous séparer pour toujours ?

Au milieu du tumulte de ses idées, elle se rappela sa candeur, sa simplicité, que la veille encore il lui avoit montrées. Si elle avoit osé s’en fier à son propre cœur, elle en auroit tout espéré. Elle ne pouvoit se résoudre à s’éloigner de lui pour toujours, avant d’avoir acquis une preuve nouvelle de sa mauvaise conduite : mais étoit-il probable qu’elle pût se la procurer ? et pouvoit-elle, d’ailleurs, chercher une preuve plus positive ? Il falloit prendre un parti ; elle se détermina presque à le faire, selon la manière dont Valancourt recevroit ses questions, relativement à la conduite qu’il avoit tenue.

L’heure du dîner arriva ; Emilie lutta contre l’accablement de sa douleur, sécha ses larmes, et descendit. Le comte lui témoigna les plus délicates attentions. La comtesse et mademoiselle Béarn la regardèrent un moment avec surprise, et commencèrent, suivant l’usage, à s’entretenir de bagatelles. Les regards de Blanche interrogeoient vivement son amie ; mais elle ne répondoit que par un douloureux sourire.

Emilie se retira aussi-tôt qu’il lui fut possible ; Blanche la suivit, mais ses questions empressées n’obtinrent aucune réponse. Emilie la pria de l’épargner : parler de choses indifférentes, lui étoit trop pénible. Elle y renonça bientôt, et Blanche la quitta en la plaignant, puisqu’elle ne pouvoit pas lui offrir de consolation. Emilie se détermina secrètement à retourner au couvent, pour y passer un jour ou deux. Dans l’état où elle étoit, la société, sur-tout celle de la comtesse et de mademoiselle Béarn, lui devenoit insupportable. Elle espéroit que la solitude du cloître et la bonté de l’abbesse l’aideroient à reprendre un peu d’empire sur elle-même, et à soutenir le dénouement qu’elle ne prevoyoit que trop.

Il lui sembloit qu’elle eût été moins affligée si Valancourt lui eût été enlevé par la mort, ou s’il eût épousé quelque rivale préférée. Ce qui la mettoit au désespoir, c’étoit de voir son amant déshonoré, de le voir couvert d’un opprobre qui devoit finir par le perdre lui-même, et qui la forçoit d’arracher de son cœur cette image si long-temps adorée. Ces tristes réflexions furent interrompues par un billet de Valancourt ; il peignoit le désordre de son ame ; il la conjuroit de le recevoir dans la soirée de ce jour, plutôt que le lendemain matin. Elle sentit une agitation si violente, qu’elle n’eut pas la force de répondre. Elle desiroit de le voir, et de sortir de cet état d’incertitude. Elle frémissoit de l’idée de cette entrevue ! Elle fit demander au comte un moment d’entretien, le vint trouver dans son cabinet, lui remit le billet, et lui demanda conseil. Il répondit que, si elle se croyoit la force de supporter une pareille scène, il croyoit utile aux deux parties de l’accélérer plutôt que de la reculer.

— On ne peut douter de sa tendresse, dit le comte ; il me paroît si affligé ! Vous, mon aimable amie, vous êtes si accablée ! plutôt l’affaire se décidera, et mieux sans doute cela vaudra.

Emilie répondit à Valancourt qu’elle consentoit à le voir : elle tâcha ensuite de recueillir les forces et le courage dont elle auroit besoin pour soutenir cette scène si triste, qui devoit détruire ses plus douces, ses plus chères espérances.