Les Mystères de Londres/3/05

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Au Comptoir des imprimeurs unis (6p. 135-168).



V


PAR LA FENÊTRE.


Le cavalier Angelo Bembo regardait de tous ses yeux, et sentait bouillir son sang dans ses veines en songeant au dessein probable de ces deux hommes qui violaient clandestinement la retraite de sa jeune fille.

Car elle était à lui. — Du moins c’était l’avis du cavalier Angelo Bembo.

Le comte, cependant, s’était arrêté, immobile, à trois ou quatre pas d’Anna, et tandis que Paterson parlait en gesticulant avec une certaine emphase, White-Manor promenait lentement son regard éteint tout autour de la chambre.

Bembo n’eut pas de peine à interpréter cette scène : évidemment, le valet vantait les charmes infinis de la jeune fille, acquisition nouvelle, sans doute, tandis que le pacha, — nous voulons dire le lord, — faisait des réflexions mélancoliques sur la fragilité des voluptés humaines.

Angelo avait un désir passionné de lui briser le crâne.

Du reste, il ne le reconnaissait point.

Quand Gilbert Paterson eut terminé son éloquente tirade, le comte poussa un long soupir et secoua la tête en disant :

— Je voudrais qu’il y eût à chacune de ces fenêtres huit bons barreaux de fer…

— Oserai-je demander à Votre Seigneurie ?… commença Paterson étonné.

— Quatre en travers et quatre debout, poursuivit le lord ; — et je voudrais, Gilbert, tenir ici, au lieu de cette petite sotte, le fils de mon père qui, par le nom de Dieu ! n’en sortirait pas avant le jour de sa mort !

Le comte prononça ces derniers mots avec une effrayante énergie. Ses yeux mornes s’allumèrent tout-à-coup pour lancer un éclair sinistre.

Paterson courba la tête.

— Encore ce diable de Brian ! grommela-t-il ; — milord ne sort pas de là !

— Mais le jour vient ! s’écria tout-à-coup White-Manor ; — si bien déguisé que je sois, je sais un démon qui me reconnaîtrait d’un coup d’œil… Viens !… viens, Gilbert… Brian de Lancester me guette peut-être au passage pour me percer le cœur d’un coup de langue… Je ne suis pas en sûreté ici.

Le comte était pâle et frissonnait.

— Oh ! j’en mourrai, je le sens ! poursuivit-il d’une voix étouffée ; — et il sera comte de White-Manor.

Ce dernier mot donne la mesure exacte de la haine qui devait emplir le cœur de White-Manor.

Brian était son héritier légal.

Le comte se dirigea vers la porte.

— Mais regardez-la, au moins, milord ! dit Paterson désespéré ; — voyez quelles mains, quels cheveux !… Y a-t-il au monde une plus jolie taille que celle-là ! y a-t-il des sourcils mieux arqués, un teint plus blanc, un front plus pur ?…

Les marchands d’esclaves qui fournissent le harem doivent être de bien grands poètes !

Le comte revint machinalement vers Anna endormie, mit le lorgnon à l’œil et contempla un instant avec la froideur stupide d’un eunuque de cent ans la ravissante enfant qui posait devant lui. Son lorgnon glissa d’un pied charmant à une ceinture mignonne, de la ceinture à la gorge, de la gorge aux cheveux, puis son lorgnon retomba.

— Je la trouve passable, murmura-t-il avec lassitude ; — une autre fois, maître Gilbert… je reviendrai.

Le lord et son intendant sortirent.

Angelo Bembo était plus mort que vif. Il étouffait. Le départ de ces deux intrus soulagea sa poitrine d’un poids écrasant.

Il s’avoua depuis que jamais objet ne lui avait semblé plus effrayant, plus hideux, plus haïssable que le lorgnon de l’homme au carrick bordé de fourrures.

Son imagination bâtit incontinent des plans superbes pour délivrer la pauvre recluse ; — car il n’y avait plus à en douter, la charmante dormeuse du lord’s-corner était là contre son gré ; on la tenait prisonnière ; elle était victime de quelque machination infernale.

Mais Rio-Santo…

Cette idée coupa court à tous projets de chevaleresques entreprises, et tomba comme un plomb sur l’ardeur du beau cavalier Angelo Bembo. — Le marquis, bien qu’il ne demandât point d’aide, avait par le fait besoin de lui, et il était au marquis avant d’être à la pauvre belle inconnue.

Qu’elle lui parut plus touchante encore que d’ordinaire, lorsque, ce matin-là, dès son réveil, elle se mit à genoux pour faire sa prière de chaque jour ! Le cavalier Bembo était bon catholique, et gardait soigneusement serrée en un coin de son cœur cette foi ardente et naïve de la croyante Italie, qui est au cagotisme anglais ce qu’une madone de Raphaël, demi-nue et chaste pourtant, est au portrait gelé de telle honorable mistress, moitié d’un ministre, que le peintre a boulonnée jusqu’au menton pour constater authentiquement sa pudeur presbytérienne. Bembo, parmi sa vie aventureuse et frivole, avait conservé souvenir des enseignements de sa mère ; il savait encore prier Dieu et la Vierge en ce beau langage italien qu’on croirait fait uniquement pour le ciel. — En voyant Anna prosternée, il se sentit joyeux, parce qu’il crut en la protection divine, et il se dit que tout à l’heure quelque bon ange avait veillé sur la jeune fille endormie.

Hélas ! la pauvre recluse avait grand besoin d’un bon ange pour veiller sur elle en effet. White-Manor avait dit : Une autre fois ! De lui-même, il n’eût certes point songé à mettre ce vague projet à exécution, mais près de lui était Gilbert Paterson ; la sangsue ne peut vivre que de sang corrompu : il faut aux intendants des maîtres vicieux.

Paterson circonvint si adroitement le comte, que celui-ci oublia pour un instant son idée fixe. Ses passions assoupies s’éveillèrent, sollicitées par les habiles peintures de l’intendant. Il se souvint d’Anna endormie, et ce souvenir fut charmant.

Aussi, la nuit suivante, tourmenté par son insomnie chronique, il fit atteler et se rendit dans Belgraye-Lane. Le jour commençait à poindre lorsqu’il franchit le seuil du lord’s-corner. — C’était ce même matin et à peu près au moment où nous avons retrouvé le marquis de Rio-Santo assis au chevet d’Angus Mac-Farlane.

Anna venait de s’endormir et rêvait peut-être, — et rêvait sans doute, — de Stephen ou de Clary, ou de tous les deux.

Le cavalier Angelo Bembo venait au contraire de s’éveiller, et quittait, meurtri, la natte étendue devant la porte de la chambre d’Angus, où il avait coutume de prendre de temps à autre de courts instants de repos.

Il mit son œil à la serrure. Le malade était immobile dans son lit et Rio-Santo immobile dans son fauteuil. Rien n’annonçait une crise.

Bembo s’en alla vers la fenêtre. Il était un peu sentinelle aussi de ce côté, car il avait fait dessein de protéger de son mieux la pauvre prisonnière.

Le moment était venu. — À l’instant où il appuyait ses coudes sur la barre de la fenêtre basse, Bembo vit, comme l’autre fois, une porte s’ouvrir au fond de la chambre de la recluse et deux hommes entrer. C’étaient les mêmes hommes : le valet et le maître.

Paterson, sans mot dire, tira les rideaux du lit et releva la couverture.

Puis il s’approcha d’Anna endormie comme s’il eût voulu la prendre dans ses bras et l’enlever.

Bembo avait sur le front de grosses gouttes de sueur froide.

Mais le comte fit un geste et Paterson sortit après avoir salué respectueusement.

Le comte, au lieu de s’avancer vers la jeune fille, se baissa et ramassa un papier qui venait de tomber des couvertures mêmes du lit.

Ce geste ne rassura nullement Bembo dont la tête fermentait furieusement. — Le sacrifice allait être consommé ; une minute de retard rendrait toute protection inefficace.

Bembo pressa son front entre ses mains. Un irrésistible mouvement le poussait vers cette maison maudite où un crime infâme allait s’accomplir, mais l’idée d’abandonner le marquis, ne fût-ce qu’un instant, l’arrêtait. La veille, en effet, il avait cru voir Rio-Santo faiblir dans sa dernière lutte avec le malade, et il savait que jamais sa présence n’avait été plus nécessaire.

Il revint vers la porte et plaça de nouveau son œil à la serrure. — Le marquis et le fiévreux étaient tous deux immobiles.

Ceci fut un grand malheur. Si Bembo, en effet, fût demeuré un instant de plus à la fenêtre, il n’eût point jugé nécessaire d’abandonner sa faction.

Voici ce qui se passa dans la chambre du coin du lord.

Le comte s’était assis auprès de la table qui supportait la lampe. Il avait placé sur la table le papier tombé du lit et n’y songeait plus déjà. Il contemplait Anna endormie et la trouvait belle.

— Je voudrais quelqu’un pour m’aimer, pensa-t-il tout haut au bout de quelques secondes.

Puis il reprit avec une amertume étrange :

— Quelqu’un pour m’aimer… moi !… Je suis riche et puissant… J’ai été jeune ; on me disait beau… et qui donc m’a aimé jamais ?… La seule femme que j’aie aimée, moi, — et je l’adorais ! — la femme à qui j’avais donné mon nom, mon cœur, tout !… cette femme-là ne m’aimait pas et me trompait… Un jour, penché sur le berceau de l’enfant que j’appelais ma fille… et qu’elle était belle, ma fille !… je pus penser qu’un autre !… Oh ! je chassai la mère, et je chassai l’enfant… J’eus raison !… Je fis bien !… Aujourd’hui je ferais de même !

Il s’arrêta, et un sourire cruel vint crisper sa lèvre.

— Il y a seize ans de cela, reprit-il ; elle a dû bien souffrir, car j’avais donné l’enfant à un homme sans pitié… Il se sera mis comme un mur d’airain entre la mère et la fille. Tant mieux !… Tant mieux, si elle est morte dans les larmes !… Tant mieux si elle vit encore pour pleurer et souffrir !

Le visage rouge et sanguin de White-Manor exprimait une cruauté sans bornes.

Tout-à-coup son regard s’adoucit en tombant sur Anna qui souriait à un rêve.

— Elle était ainsi, murmura-t-il, belle et heureuse, lorsque je la vis pour la première fois… Je l’enlevai… N’enlève-t-on pas tous les jours la femme qu’on aime, et n’était-ce pas miséricorde que d’offrir ma main à la fille d’un petit laird d’Écosse… Elle ne m’aima pas, pourtant… Elle aimait un misérable Irlandais ! un mendiant catholique… Ah ! je n’ai jamais pu tenir cet homme sous mes pieds et l’écraser comme un vil insecte qui gêne !… Mais qu’importe tout cela ?… Il y a seize ans !…

Il se leva brusquement.

— Allons ! s’écria-t-il en se versant un plein verre de blond sherry, dont Gilbert Paterson avait mis un flacon sur la table. — Allons, oublions le passé et le présent pendant une heure… Cette fille est belle… et, par le nom de Dieu, mon frère n’aura pas du moins le pouvoir de me l’enlever !

Il replaça bruyamment le verre sur la table.

Anna s’éveilla en sursaut et faillit mourir de frayeur.

Mais le comte n’était déjà plus à craindre pour elle. En remettant le verre sur la table, le papier tombé des couvertures du lit avait frappé ses yeux. Il l’ouvrit machinalement et devint plus pâle qu’un linceul.

Ses dents claquèrent, sa figure se contracta hideusement, et ses deux poings fermés menacèrent follement le vide.

— Encore lui ! râla-t-il avec effort ; — toujours lui !

Le papier contenait quelques mots tracés au crayon que nous transcrivons ici :

« Courage, milord mon frère ; je veille sur vos amours.

» Brian de Lancester. »

Nous savons que, depuis huit jours, Brian avait autre chose à faire qu’à tourmenter le comte, mais il y avait bien long-temps que ce dernier n’avait utilisé sa mystérieuse retraite du lord’s-corner. Le billet était là peut-être depuis plus d’un an. — Un piège à loup n’est-il pas tendu pendant des mois dans la forêt avant de faire son office ?…

Mais ce ne fut pas ainsi que l’entendit le comte. Il avait de son frère une si mortelle frayeur ! Il crut que Brian, invisible, le guettait, l’attendait au passage pour dévoiler ses hontes et le couvrir d’outrages !

Il crut que ses valets le trahissaient, que Paterson le trahissait, qu’il était entouré de dangers et d’ennemis.

Il retomba épuisé sur son siège.

Anna terrifiée n’osait point bouger, et attachait sur le comte ses yeux grand-ouverts par l’épouvante, comme les pauvres oiseaux, immobilisés par la prunelle fascinatrice d’un serpent.

Elle n’avait même plus la force de prier.

Le comte, lui, froissait le papier avec rage, murmurait des mots confus, et menaçait vainement l’ennemi qu’il ne pouvait atteindre.

Au bout d’une minute, il appela Paterson d’une voix tonnante.

Anna se fit petite sur son fauteuil, la pauvre enfant. — Paterson parut.

— Approche ici ! dit le comte qui saisit par le goulot son flacon de sherry.

Le flacon était en cristal taillé ; ce pouvait être une arme redoutable.

Paterson lut son destin dans l’œil sanglant de son maître. Au lieu d’avancer, il recula vivement. Au moment où il repassait le seuil, le flacon de cristal siffla derrière son oreille et vint se briser en mille pièces à quelques pouces de sa tête sur le battant ouvert de la porte.

Anna ferma les yeux.

— Il y a encore le verre ! pensa Gilbert Paterson, qui ne s’avisa point de rentrer ; — mais Sa Seigneurie va tomber comme un bœuf égorgé dans trois secondes… Du diable si on peut savoir comment le prendre à présent !

Paterson ne se trompait pas. Lorsque Anna rouvrit les yeux, elle vit l’homme qui l’avait si fort épouvantée étendu sur le parquet et s’agitant en de faibles convulsions. Paterson et un groom essayaient de le soulever pour l’emporter dans sa voiture.

Le cavalier Angelo Bembo n’avait rien vu de tout cela. Après avoir reconnu que le marquis et son mystérieux malade reposaient tout les deux, il s’élança vers la partie supérieure de la maison où se trouvait son appartement, et chargea ses pistolets à la hâte. Cela lui prit quelques minutes. Avant de sortir, il voulut encore regarder dans la chambre où veillait Rio-Santo. Le marquis était maintenant debout et semblait regarder le fiévreux avec inquiétude. — Bembo se sentit fléchir dans sa résolution, car une crise approchait ; il connaissait les symptômes.

Mais l’image de la pauvre Anna vaincue passa devant son regard. Son sang brûla. Il se dit :

— J’aurai le temps.

Il descendit rapidement l’escalier. — Au moment où il franchissait les dernières marches, il aurait pu entendre la rauque voix d’Angus Mac-Farlane entonnant le premier couplet de ronde du laird de Killarwan.

C’était là un présage certain. La lutte allait commencer. — Angelo était dans le petit passage qui conduit à Belgrave-Lane.

Il gagna la rue en courant, et ce fut pour voir qu’un providentiel hasard avait rendu pour cette fois son intervention superflue.

La porte du lord’s-corner était ouverte. Un carrosse sans armoiries stationnait devant le seuil. À l’instant où Bembo arrivait dans la rue, armé et résolu à pénétrer dans la petite maison de gré ou de force, il vit deux valets descendre le perron, portant dans leurs bras l’homme au carrick bordé de fourrures. Ce dernier ne donnait aucun signe de vie.

Les deux valets le hissèrent à grand’peine dans l’équipage où l’un d’eux monta avec lui. Presque aussitôt les chevaux furent lancés au galop.

La porte du lord’s-corner se referma.

Bembo reprit hâtivement le chemin de son poste. Son absence avait duré en tout quelques minutes.

Lorsqu’il rentra dans le corridor, il aperçut de loin le beau chien Lovely qui grattait à la porte du malade en poussant de plaintifs gémissements. Un froid mortel prit le cœur de Bembo, qui gagna d’un bond la porte et y appliqua son oreille.

Il régnait à l’intérieur un complet silence.

Lovely gémissait et flairait l’air qui sortait par les jointures.

Bembo ouvrit la porte. — Ses quelques minutes d’absence avaient suffi pour rendre inutiles six longs jours de veille. Rio-Santo avait succombé.

Il y avait un quart d’heure environ que le cavalier Angelo Bembo était dans la position que nous avons décrite en l’une des pages qui précèdent, portant sur sa poitrine la tête alourdie du marquis et abîmé dans cette stupéfaction qui sauve les premiers élans de la douleur. Lovely, couché le long des flancs de son maître, avait mis son museau sur son épaule et le regardait.

Tout-à-coup le chien tressaillit brusquement et aboya. — En même temps, Bembo sentit sur le revers de sa main un souffle tiède, mais si faible !…

Rio-Santo vivait. Le cavalier Bembo baisa la main qui avait senti le souffle. Il était prêt à défaillir de joie. — Lovely, dressé sur ses quatre pattes tendues, regardait toujours son maître et gémissait doucement.

Lorsque Bembo voulut sentir encore ce bienheureux souffle qui venait de lui mettre à l’âme tant d’allégresse, Rio-Santo ne respirait plus. Bembo mit la main sur son cœur, le cœur ne battait plus.

— Il vit, mon Dieu ! il vit ! pensa le jeune Maltais en se pressant le front ; mais il lui faudrait des secours… Tout de suite… Et comment faire ?

Bembo, même en ce moment suprême, n’osait pas introduire des valets dans un lieu dont Rio-Santo avait défendu l’entrée. Il essaya de soulever le corps, mais son émotion l’énervait ; il se sentit trop faible pour cette tâche.

Et pourtant il fallait agir.

Lovely, le noble et puissant animal, était là toujours. Le regard de Bembo tomba sur la gracieuse cambrure de ses reins vigoureux, et il n’hésita plus. — Il souleva Rio-Santo, dont il appuya les cuisses sur la croupe de Lovely. Le poids ainsi partagé devint supportable, et le beau Lovely se prit à marcher doucement vers la porte, comme s’il eût compris l’importance du fardeau confié.

Une fois dehors, Bembo ferma la porte à double tour. — Les valets, appelés, accoururent.

— Qu’on aille chercher un médecin ! s’écria Bembo ; — un médecin sur-le-champ.

Les valets étaient trop habitués à voir d’étranges choses se passer dans Irish-House pour manifester leur étonnement ; mais le diable n’y perdit rien.

— Le docteur Moore est dans le cabinet de milord, répondit l’un d’eux.

Bembo fronça le sourcil. Le docteur Moore lui inspirait depuis long-temps une répulsion instinctive ; mais le moment était mal choisi pour hésiter, et, sur l’ordre de Bembo, le marquis, toujours sans mouvement, fut transporté dans son cabinet, où on l’étendit sur une ottomane.

Le docteur Moore était là en effet. — Quelques papiers dérangés sur le bureau et l’indolence affectée de Moore lui-même, assis d’un air ennuyé sur un fauteuil fort éloigné du bureau, auraient fait soupçonner à un observateur défiant qu’il venait de se livrer à quelque examen indiscret ; mais Bembo, dans son trouble, n’était point l’homme qu’il fallait pour faire de semblables remarques.

À la vue de Rio-Santo, qui avait tout l’aspect d’un cadavre, le docteur ne manifesta ni empressement ni surprise.

Il se leva, approcha son siège de l’ottomane et prit le bras du marquis pour lui tâter le pouls. — Ensuite, il palpa doucement le tour de son cou et pesa sur son estomac.

— Sortez ! dit-il aux valets qui attendaient, curieux et avides de savoir.

Les valets obéirent.

— Signore, reprit le docteur en s’adressant à Bembo, j’aime à être seul avec mes malades.

— Mais, monsieur le docteur !…

— Veuillez ne pas faire d’objection, signore !… Le temps presse… je pense que le temps presse beaucoup… Et je n’opère jamais que quand je suis seul.

— Au moins me direz-vous, s’écria Bembo, s’il reste quelque espoir !

— Je ne vous le dirai pas, signore.

Bembo eut un mouvement de violente colère ; mais il se contint et se dirigea vers la porte.

— Signore ! reprit le docteur au moment où Bembo passait le seuil.

Celui-ci se retourna.

— Emmenez ce chien, je vous prie, ajouta Moore ; il me gêne.

Bembo saisit Lovely par son collier et l’entraîna malgré la résistance du noble animal, qui regardait tour-à-tour son maître et le médecin en hurlant plaintivement.

On eût dit qu’il se défiait.

La porte se referma sur Bembo. Moore poussa le verrou et il se trouva seul en face de Rio-Santo évanoui.