Les Mystères de Londres/3/17

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Au Comptoir des imprimeurs unis (7p. 129-157).


XVII


ROMAN.


On avait enlevé Harriet, poursuivit Perceval ; ces plaintes que j’avais entendues dans mon sommeil, c’étaient les cris de détresse de ma pauvre sœur.

Je m’élançai vers le lit vide, et je mis ma main entre les couvertures qui étaient chaudes encore.

Les ravisseurs ne pouvaient être loin ; mais de quel côté diriger mes recherches ?

La chambre où avait couché Harriet avait trois portes ; l’une d’elle donnait sur ma propre chambre, la seconde, que je l’avais entendue fermer elle-même à double tour, était restée dans le même état ; la troisième enfin ouvrait son étroit battant au pied du lit, vis-à-vis de la fenêtre…

Stephen mit sa main sur le bras de Perceval.

— Je connais cette chambre, dit-il, qui fut aussi funeste pour moi que pour vous, Frank… C’est par cette petite porte, percée au pied du lit, que je vis s’introduire une fois deux hommes, dont l’un portait un masque sur son visage… l’autre tenait en main un flambeau… Mon père dormait dans le lit où dormit plus tard votre malheureuse sœur… Mais continuez votre récit, Perceval, j’écoute.

Stephen tremblait en prononçant ces paroles. — Frank et lui étaient là en face l’un de l’autre, pâles tous deux et tous deux sous le coup de la même émotion, poignante et profonde. Il semblait que cette étrange coïncidence, qui rattachait au même lieu les souvenirs de leurs malheurs, les rapprochât en ce moment et serrât davantage la chaîne de leur mutuel dévoûment ; mais il semblait aussi que cette circonstance mît une teinte plus lugubre sur la tristesse de chacun d’eux et assombrît davantage leur passé, en condensant sur un seul point deux catastrophes terribles, en additionnant deux douleurs.

— On m’a conté autrefois l’assassinat de M. Mac-Nab, Stephen, reprit Perceval, mais on me l’a conté vaguement… Vous m’en direz les détails… Peut-être, pour ces deux crimes, commis au même lieu, n’y a-t-il qu’un seul coupable… Et je vous aime assez, Mac-Nab, pour vous donner partage en ma vengeance.

— Et vous êtes le seul homme au monde, Frank, répondit Stephen en lui serrant la main avec force, avec qui je puisse consentir à mettre en commun ma haine pour l’assassin de mon père… Que fîtes-vous après la disparition de votre sœur ?

— Je demeurai un instant comme anéanti. Mes deux mains serrèrent convulsivement mon cerveau qui refusait de penser. Mon œil hagard et troublé parcourait la chambre en tous sens et croyait apercevoir l’image d’Harriet… Ce qui arrivait me semblait être impossible. Je me disais que nos lois ont purgé depuis long-temps les Trois-Royaumes de ces repaires de bandits dont l’audace effrayait nos pères… Je me disais… Puis l’évidence, l’évidence inexorable étouffait ce doute bienfaisant.

Un instant j’allai jusqu’à espérer que j’étais fou.

J’étais assis sur le pied du lit. Ce moment de trouble infini qui me rendait incapable de toute détermination dura environ une minute.

Au bout de ce temps, le besoin d’agir secoua ma torpeur ; je me levai d’un bond et, sans réfléchir, je me jetai à corps perdu dans l’espace sombre qui se trouvait au delà de la petite porte ouverte.

En un autre moment, je me serais tué sans doute, car la porte donnait sur un escalier de granit, dont les degrés hauts, étroits, usés, descendaient à une grande profondeur.

— Ah !… dit Stephen, comme s’il se fût attendu à une autre conclusion.

Puis il ajouta presque aussitôt :

— Ceci est étrange, Perceval. Derrière la porte dont vous parlez, je n’ai jamais vu, moi, qu’un mur de pierre.

— Je vous dis ce qui m’arriva, Stephen… et ce n’est pas la première fois du reste qu’on me parle de ce mur de pierre… mais il y a dans mon récit des choses plus étranges encore. Attendez pour vous étonner.

Je m’étais élancé sans me douter le moins du monde de l’existence de cet escalier. À peine avais-je passé le seuil, que le sol se déroba brusquement sous moi… Cet escalier dont je vous parle touche littéralement le seuil, Stephen.

— Entre le mur que j’ai vu, vu de mes yeux, Frank, répondit Mac-Nab, — mur tout rongé de mousse et qui semble aussi vieux que le monde, entre le mur et le seuil, il y a la place de deux hommes… Et je pense que c’était là que s’étaient cachés les meurtriers de mon père.

— Dieu sait que je n’ai pu me tromper, reprit Perceval, et chacune des circonstances de cette horrible nuit est gravée en traits de sang dans ma mémoire. — Je me laissai aller, mon élan m’emportait. Lancé ainsi sur cette pente raide et touchant à peine du pied, en passant, quelques degrés au hasard, je vins tomber sur la terre humide d’un souterrain, où je demeurai comme foudroyé durant quelques secondes.

Mais je n’étais qu’étourdi. L’instant d’après je me relevai sans blessure.

Une nuit complète m’entourait. — Au dessus de ma tête, à une très grande hauteur, apparaissait une faible lueur, reflet égaré des rayons de la lune qui passait par la petite porte que je venais de franchir.

Un instant j’eus la pensée de remonter les degrés descendus, car comment croire que la voie où le hasard m’avait engagé me conduirait vers ma pauvre Harriet ! Cette cave était peut-être sans issue. Je n’avais nulle idée de sa forme, nul soupçon de son étendue.

L’obscurité s’étendait de toutes parts comme un voile opaque autour de moi.

Mais, au moment où je remettais le pied sur la première marche de l’escalier, un mouvement irréfléchi me porta une dernière fois à me retourner pour essayer encore de percer le mur de ténèbres où j’étais emprisonné.

Je vis un spectacle étrange, à la réalité duquel ma raison se refusa de croire tout d’abord. Je fermai les yeux pour échapper à la fantastique apparition qui venait de frapper ma vue, et qui, pour être bizarre jusqu’à l’impossible, m’affermissait dans l’idée que ma pauvre tête se perdait.

Mais quand je rouvris les yeux, je vis encore, je distinguai parfaitement, et, au lieu de remonter, je m’enfonçai aussitôt dans l’ombre du souterrain.

À une distance énorme, Stephen, distance dont je ne puis avoir une idée positivement exacte, mais qui rapetissait les objets au point de prêter à un homme la taille d’une poupée, je venais d’apercevoir une vive lueur, et autour de cette lueur, distincts et vivement éclairés, quatre ou cinq personnages qui marchaient, groupés, portant au milieu d’eux un objet de couleur blanche.

— Ma sœur ! ma pauvre sœur ! m’écriai-je.

Car, dès ce moment, je devinai, je sentis, que l’objet blanc porté par ces hommes que la distance qui nous séparait me montrait comme autant de nains, était ma sœur, — ou le cadavre de ma sœur.

Dès lors, plus d’irrésolution. Il fallait les suivre quoi qu’il pût en résulter, les atteindre à tout prix.

La soudaineté de l’apparition à une telle distance prouvait que la route à suivre n’était point directe. Il n’y avait pas deux manières d’expliquer ce fait. J’étais dans des galeries souterraines d’une étendue extraordinaire. La maison de Randal s’élevait sur l’une des extrémités de ces galeries, l’autre aboutissait, Dieu savait où. Le groupe, composé de cinq hommes et de ma sœur Harriet, cheminait dans les galeries à la vive lueur des torches. Moi, je n’avais rien pour me diriger. — Celui qui conduisait le groupe connaissait sa route ; moi, je l’ignorais complètement.

Mais qu’importait tout cela ! Une seule notion existait en moi : la certitude qu’il y avait des dangers à éviter, puisque la petite caravane n’avait point suivi la ligne droite, et s’était montrée à moi tout à coup au détour d’une galerie dont la paroi m’avait caché jusque alors l’éclat des torches.

Vous sentez, Stephen, combien cette notion était vaine, puisqu’elle me disait le péril sans m’apprendre les moyens de l’éviter.

Ma boussole était le groupe et ses torches. J’apercevais toujours, en effet, la nocturne caravane, comme on voit les passants du haut de la lanterne de Saint-Paul lorsqu’on applique à son œil le gros bout de la longue-vue.

Certes, il y avait peu d’espoir.

Je pris ma course, néanmoins, les bras en avant, afin de ne me point briser du premier coup le crâne contre quelque saillie des parois inconnues du souterrain. Le sol de la galerie allait en descendant. Ma marche était rapide. En peu de temps, je crus m’apercevoir que les hommes marchant devant moi grossissaient sensiblement à l’œil.

Mon courage redoubla.

Mais à mesure que j’avançais, un bruit lointain et qui d’abord n’avait été qu’un sourd murmure arrivait plus distinct à mon oreille.

C’était quelque chose comme le bruit d’une chute d’eau tombant d’une considérable hauteur…

— Le torrent de Blackflood ! murmura Stephen.

— Je pensais que vous ne connaissiez point ces galeries, Mac-Nab ? dit Perceval qui regarda fixement son ami.

Stephen sourit avec amertume.

— Frank, dit-il, nous n’avons en ce monde vous que moi, moi que vous pour ami… Ne nous défions pas l’un de l’autre… Je crois deviner que vous soupçonnez mon oncle Mac-Farlane : je n’ai nulle raison pour être de votre avis, car je respecte et j’aime le père de ma pauvre Clary. — Mais je ne le soutiendrais pas au pris d’un mensonge.

— Pardonnez-moi, Stephen, balbutia Perceval, honteux, mais trop loyal pour dissimuler après coup un involontaire mouvement de doute.

Stephen lui tendit la main.

— Je ne connais pas les souterrains dont vous parlez, poursuivit-il ; jamais je n’eus la moindre nouvelle de leur existence, et je crois pouvoir affirmer qu’ils sont ignorés dans le pays. — Mais, leur existence admise, — et je ne doute jamais de ce que vous avancez, Perceval, — s’ils sont traversés par un courant d’eau, ce doit être nécessairement le torrent de Blackflood, qui disparaît en effet brusquement sous la roche de Traqhair, au sud des ruines de Sainte-Marie-de-Crewe.

— Pardonnez-moi, Stephen, dit encore une fois, Perceval ; — quant aux soupçons que je puis avoir sur M. Mac-Farlane, je vous en ferai juge…

Je fus long-temps avant d’atteindre l’endroit dont je vous ai parlé. Le sol du souterrain descendait toujours, par une pente peu sensible à la vérité, mais continue. À mesure que j’avançais, je sentais sous mes pas un terrain plus gras et plus glissant.

Bientôt un air humide vint frapper mon visage. Le fracas de la chute redoublait. Il n’y avait plus à s’y tromper.

Quelques pas encore et je vis une nappe blanche trancher parmi l’obscurité. C’était l’écume de la chute.

J’avançais toujours, malgré la pluie fine et froide qui commençait à me fouetter le visage. — J’avançai jusqu’à ce que mes pieds touchassent l’écume phosphorescente du petit lac, creusé par le poids des eaux du torrent de Biackflood, comme vous l’appelez.

Évidemment ce lac et cette chute étaient cause du détour pris par les gens que je poursuivais, détour qui m’avait caché d’abord la lumière de leurs torches. Mais quelle était cette route de traverse ! où la prendre ?

J’allai à droite, j’allai à gauche et des deux côtés ; je trouvai, au bout de quelque pas, la paroi pleine et suintante du souterrain, qui était fort étroit en ce lieu.

Puis je revins vers la nappe d’écume, Stephen, et donnant mon âme à Dieu, je me plongeai dans le torrent.

Ce fut un rude travail. — Le courant m’emporta d’abord avec une force irrésistible ; mais je fis des efforts désespérés, parce que je connaissais le peu de largeur de la galerie et que je redoutais, par dessus tout, d’aborder au loin, dans quelque autre boyau souterrain où ma course s’égarerait sans utilité pour ma sœur.

Heureusement le courant donnait surtout à l’endroit d’où j’étais parti. Après une douzaine de brasses, je me trouvai dans des eaux plus tranquilles. — Et il était temps, Stephen, car je voyais déjà un mur noir s’interposer entre mon œil et la moitié du groupe, point lumineux qui me servait toujours de boussole. — Si j’eusse dérivé de la moitié de la largeur de mon corps, j’aurais perdu ma route.

Je touchai le bord opposé juste à l’angle de ce mur noir qui n’était autre chose que la paroi de la galerie, — et je repris ma course.

Le sol montait de ce côté comme il descendait de l’autre. Je courais de toute ma force afin de garder la chaleur à mes membres transis, auxquels se collait le drap alourdi de mon costume de voyage. — Le groupe devenait plus distinct ; j’approchais : je le gagnais…

Le groupe s’arrêta tout-à-coup. J’étais alors assez proche pour distinguer au devant de lui une porte percée dans le mur du souterrain ! — La porte s’ouvrit. — Les torches disparurent.

Oh ! Stephen, ce coup auquel je devais m’attendre, me terrassa. — J’eus l’imprudence de faire plusieurs tours sur moi-même pour chercher au loin une lueur, quelque chose qui pût me guider ; je ne vis rien, et, quand je m’arrêtai, impossible de me rendre compte de la direction à suivre ! Les torches avaient disparu : de quel côté ? Je ne m’en souvenais plus. — Le bruit de la chute se faisait entendre encore ; mais, mille fois brisé par les voûtes inégales du souterrain, il arrivait à mon oreille comme un sourd murmure, résonnant à droite aussi bien qu’à gauche, en arrière aussi bien qu’en avant.

J’étais perdu.

Je me laissai tomber sur mes genoux, sans force désormais et sans courage. Je me plaignais comme un enfant ; je pleurais comme une femme, et le blasphème, compagnon de toute faiblesse, se pressait sur ma lèvre…

Mais Dieu avait marqué cette nuit pour porter au comble mon martyre, et j’eusse été trop heureux de mourir, perdu dans la nuit de ces immenses galeries.

Au moment où mon désespoir me clouait, inerte, au sol humide du souterrain, j’entendis retentir au loin le pas lourd d’un homme, et une voix s’éleva, qui chantait des couplets campagnards.

Je me glissai hors de la voie et me tins debout contre le mur de la galerie. L’homme passa, chantant toujours. — Je pense que c’était Saunie, notre postillon, — je le suivis.

Saunie n’avait point de torche, mais il chantait et d’ailleurs le bruit de son pas pesant eût suffi pour me guider.

Nous marchâmes quelques minutes encore ; — J’estime avoir été en tout une demi-heure dans le souterrain. — Au bout de ce temps, j’entendis une porte tourner en grinçant sur ses gonds rouillés, et le bruit des pas de Saunie cessa tout-à-coup.

Je me trouvais seul encore et sans guide. Mais j’étais bien près du but, et quelque chose me semblait luire faiblement en avant de moi.

C’est ici, Stephen, que je pus juger, ou plutôt conjecturer l’immense étendue de ce souterrain. La lueur que j’entrevoyais venait du dehors. C’était le reflet d’un reflet, car les rayons de la lune ne pouvaient pénétrer jusqu’en-bas. Cette lueur frappait sur un pan de muraille maçonnée où se trouvait précisément la porte par où Saunie, et avant lui sans doute les gens qui enlevaient ma sœur, avaient disparu.

De l’endroit où j’étais encore, je ne pouvais voir d’où venait la lueur ; mais, en arrivant auprès de la porte, j’aperçus à une grande hauteur un trou qui me montra le ciel étoilé.

À mes côtés, les murs de la galerie cessaient. Je me trouvais dans une sorte de demi-rond-point dont les aboutissants s’éclairaient vaguement à la lueur qui descendait du trou. — C’étaient douze ou quinze galeries semblables à celle que je venais de quitter.

Aussi larges et sans doute aussi longues.

On pourrait errer bien des jours, si la mort ne se mettait pas en travers du chemin, dans ce ténébreux labyrinthe, Stephen !…

D’en bas, à cette distance, le trou me semblait être recouvert d’une dentelle. Il doit y avoir une grille de fer sur son orifice, qui est comme le soupirail de ces gigantesques caves.

Mais vous le connaissez sans doute, Stephen, car il doit se montrer au ras du sol.

Mac-Nab hésita.

— Il y a, dit-il enfin, le Greedy-Hole (le trou gourmand), où l’ancien laird de Crewe fit, selon la chronique, jeter mille tombereaux de terre sans pouvoir le combler… J’y ai moi-même laissé tomber souvent de gros cailloux sans entendre jamais le bruit de leur chute.

— Et où est situé ce trou ? demanda Perceval.

— À cinquante pas en avant du perron de Crewe, répondit le jeune médecin.

— De sorte que j’étais sous la cour du château, reprit lentement Perceval ; — de sorte que l’espace compris au delà de la porte doit être sous le château lui-même.

— Je le pense ainsi, murmura Stephen ; qu’y a-t-il donc au delà de cette porte ?

— Il y a long-temps que je vous aurais confié cette lugubre histoire, ami, reprit Frank au lieu de répondre, si je n’avais au fond du cœur un soupçon terrible et que vient confirmer fatalement depuis une heure chacune de vos paroles.

Ne m’interrompez pas. J’ai l’intention de ne vous rien cacher.

Toutes ces choses, le rond-point, le soupirail, les galeries, n’attirèrent que bien faiblement mon attention. Je n’étais pas là pour réfléchir ou regarder.

Je poussai la porte qui s’ouvrit d’elle-même et se referma sur moi.

Un bruit confus de chants et de rires vint frapper mon oreille.

En tâtonnant dans l’obscurité, je rencontrai une autre porte qui céda comme la première. — Un cri de stupéfaction s’échappa de ma poitrine et je fermai les yeux, blessés par l’éclat éblouissant de mille bougies dont la lumière se mirait aux facettes d’innombrables cristaux, et s’épandait en gerbes étincelantes, dont les feux croisés aveuglaient le regard.