Les Mystères de Londres/3/19

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Au Comptoir des imprimeurs unis (7p. 185-213).


XIX


SABBAT.


Frank Perceval interrompit un instant son récit. La douleur, évoquée, était venue trop violente pour son état de faiblesse, et il n’avait pu supporter le choc de ses souvenirs tout-à-coup ravivés.

Il reprit au bout de quelques instants :

— On semblait oublier ma présence et nul ne faisait attention à moi. Le festin nocturne suivait son cours. L’ivresse de chacun s’exaltait, et le bruit montait de temps à autre jusqu’à couvrir complètement les accords de l’orchestre.

Son Honneur s’animait lui-même de plus en plus. Le verre de cristal passait incessamment de sa lèvre aux lèvres de la jeune fille, dont les traits demeuraient toujours invisibles pour moi.

Il la regardait, Stephen, avec des yeux où s’allumait la flamme d’un désir qui grandissait sans cesse et s’exaltait jusqu’à la passion. — Moi, je tremblais sur la couche où l’on m’avait jeté.

Je me souviendrai toujours de cet instant d’angoisse suprême où le voile tomba, découvrant dans sa chute la poignante réalité. Ce fut une souffrance sans égale, mon Dieu ! et moi qui, en ce moment, crains de voir s’évanouir ce qui me reste d’espoir de bonheur en ce monde, j’affirme que nul coup ne pourra jamais me briser si cruellement le cœur.

Nous sommes une illustre maison, Stephen, et une maison orgueilleuse. L’inflexible honneur des races chevaleresques me fut inoculé dès le berceau, et la honte est plus dure à qui fut élevé dans des pensées d’orgueil.

Et puis, et surtout, si vous saviez, je l’aimais tant !..

Ce fut dans l’un de ces instants de silence qui passaient à travers le fracas de la fête comme des accalmies parmi l’orage.

L’orchestre lui-même se taisait. Je vis la jeune fille, dont pas un des mouvements ne m’échappait, lever le verre à la hauteur de ses lèvres, et presque aussitôt une douce voix vint à moi, qui disait :

— Henry, mon cher lord, je bois à vous !

C’était la voix d’Harriet. Je poussai un cri terrible, et je m’agitai en efforts désespérés pour rompre mes liens. Cette voix me disait tout, — tout ce que je viens de vous dire, Stephen, — sa présence au bord de l’abîme et sa folie qui lui faisait prendre l’abîme pour un lit de fleurs.

Mes cris furent couverts par le choc des verres et l’éclat des toasts. Le mot d’Harriet avait été un signal.

Cependant, comme je continuais, m’épuisant à faire arriver ma voix jusqu’à ma sœur, un des convives se leva et me fouetta en riant le visage avec sa serviette.

Une convulsion de rage me donna la force de rompre un de mes liens, et je roulai à quelques pas des coussins.

— Voilà un diable de garçon ! dit le moine ; — comme il hurle !… Je pense que le plus convenable est de le bâillonner.

— Non, oh ! non, m’écriai-je en suppliant ; — laissez-moi, par pitié !… Si ma sœur entend ma voix, elle reviendra peut-être à elle-même.

— Hé ! hé !… grommela le moine ; — la chose est pardieu possible !… Et ce ne serait pas le compte de Son Honneur !…

Ce disant, il roula sa serviette, que mes efforts impuissants ne purent l’empêcher de nouer solidement sur ma bouche.

J’essayais encore de crier. — Mais le misérable savait son métier : j’étais bâillonné.

Il me rejeta sur mes coussins, où je demeurai comme une masse inerte.

Les autres convives n’avaient point daigné se retourner.

— Milords et gentlemen, dit en ce moment l’un des faux moines que je reconnus aussitôt pour être M. Smith, le maître de la maison de Randal, — nous attendions ce soir une assez jolie capture, et puisque nous nous séparons demain, il est probable que le jeune duc de *** et sa lady passeront sans encombre sous le château… Mais à cela ne tienne, puisque nous avons fait une autre capture qui paraît être du goût de Son Honneur !

Un hurrah général accueillit ce discours.

On but ; le speech[1] commença.

Les harangues étaient faites dans une sorte d’argot dont le sens m’échappait le plus souvent ; néanmoins, je comprenais quelques phrases çà et là, et ces phrases suffirent pour me convaincre que j’avais devant les yeux une partie des membres les plus notables d’une association organisée pour le vol, la rapine et le meurtre.

Son Honneur était le chef suprême de cette association, dont le siège permanent était à Londres, mais qui se ramifiait jusqu’à l’étranger, et dont les souterrains de Sainte-Marie-de-Crewe étaient tout à la fois le lieu de refuge en cas de danger et la maison de plaisance.

— Et n’avez-vous point essayé de mettre les magistrats sur la trace de cette redoutable bande ? interrompit ici Stephen.

— Ami, répondit Perceval, je l’ai essayé ; mais M. Mac-Farlane est juge de paix du comté de Dumfries… Il a été chargé de l’enquête, et, par deux fois, l’affaire s’est étouffée entre ses mains.

Stephen se repentit peut-être de son interruption. Il garda un silence embarrassé.

— Son Honneur, reprit Frank, d’après ce que je crus entendre, était à l’étranger depuis plusieurs années et ne faisait que de courtes apparitions en Angleterre. Mais cet état de choses allait cesser, et l’année suivante, Son Honneur devait revenir habiter Londres, afin de mettre à exécution un gigantesque plan de déprédation.

De sorte que cet homme doit être maintenant ici, ajouta Perceval en fronçant le sourcil, tout-à-coup.

Stephen tendit curieusement l’oreille, mais Frank ne donna point de conclusion à cette brusque sortie.

— Il me sembla, poursuivit-il, que certains orateurs faisaient allusion, dans leur speech, à des plans combinés long-temps à l’avance, et l’on but avec enthousiasme à la santé d’un certain Saunders l’Éléphant qui devait, à lui seul, remplir d’or toutes les caisses de la compagnie.

Ce nom de Saunders et celui de Fergus furent les seuls qu’on prononça en ma présence.

Le repas auquel j’assistais était au reste le dernier qu’on dût faire en Écosse. Les associés allaient se disperser, emportant les instructions qui avaient été discutées à loisir dans ce ténébreux congrès.

Ces choses, Stephen vous paraîtront peut-être impossibles, incroyables. — Hélas ! pussé-je croire que tout cela n’est qu’un songe ! pussé-je n’avoir point par devers moi une preuve accablante de la réalité de mes souvenirs !… Mais à quiconque voudrait douter, ami, je montrerais une tombe…

Son Honneur avait répondu brièvement et avec une singulière autorité de paroles aux diverses harangues des orateurs. Il semblait être fortement fatigué de leur éloquence, et se retournait sans cesse vers Harriet, comme s’il eût fait un crime à ses subordonnés de lui voler ainsi quelques instants de son bonheur.

À la fin du dernier discours, il se leva et salua l’assemblée avec une royale courtoisie.

— Milords, et gentlemen, dit-il en souriant, il y a temps pour tout. Nous avons délibéré toute la semaine, et discuté, et combiné… Maintenant, réjouissons-nous !

Ce fut un tonnerre d’applaudissements à ébranler les voûtes dix fois séculaires de l’antique chapelle.

— Fergus ! Fergus pour toujours ! criait-on avec frénésie.

En même temps, sur un geste de Son Honneur l’orchestre se réveilla. Tous les instruments qui le composaient éclatèrent à la fois, et la nef se remplit d’une brillante et vive harmonie.

Quelques couples se levèrent. — Un mouvement de valse succéda au prélude. — Au bout de cinq minutes, la moitié des convives tourbillonnait autour de la table.

Au bout de cinq autres minutes, il ne restait plus sur les sièges que le chef de la bande et ma pauvre sœur.

Le reste, emporté par un mouvement de valse accéléré sans cesse, tournoyait, tournoyait en un cercle sans fin. — Mon œil se fatiguait à les suivre… — Immobile, je sentais tour-à-tour sur mon visage le vent parfumé des robes de velours et le frôlement rugueux des frocs de bure.

Et la danse allait, pressant à chaque tour sa rotation rapide. — Les femmes pâlissaient ; les yeux des hommes devenaient de feu.

Son Honneur tenait toujours enlacée dans ses bras la jeune fille au peignoir blanc. Leurs bouches se touchaient ; ils se parlaient tout bas, — et ma pauvre sœur abusée semblait bien heureuse.

Au moment où la valse atteignait le paroxysme de son étourdissante vitesse, le chef se pencha sur la main de ma sœur et mit un baiser, puis, serrant autour de ses reins la ceinture de sa simarre, il enleva la pauvre fille dans ses bras vigoureux et descendit le marchepied de son trône.

L’orchestre ralentit aussitôt son mouvement pour jouer une de ces indolentes valses d’Allemagne dont les notes se balancent paresseusement et bercent l’âme tout comme les rêveuses élégies des poètes germaniques.

Ce fut alors seulement que je pus voir le visage de ma sœur. Car c’était bien elle, Stephen !… Oh ! mon désespoir ne m’avait point trompé…

Elle souriait, la pauvre insensée, heureuse de danser son bal de fiançailles ; elle souriait, et son sourire me déchirait le cœur.

Son Honneur l’entraîna, docile, et se mêla au mouvement des valseurs. — Peu à peu les rangs s’éclaircirent autour d’eux. Les autres valseurs, fatigués ou voulant voir, se rangèrent en galerie.

Bientôt Harriet et son cavalier restèrent seuls. — Je la vois encore, Stephen, passant auprès de moi, souriante et heureuse, auprès de moi qui gisais, terrassé, garrotté, privé de la parole… Je vois encore le gracieux balancement de sa taille souple, qui s’abandonnait, confiante, au bras robuste de cet homme…

Oh ! cet homme !… je le hais ! je le hais, Stephen !

Un murmure admirateur les suivait, car ils étaient beaux tous deux.

Harriet, cependant, perdait le souffle. — Elle appuya languissamment son front pâli sur l’épaule de Son Honneur, qui s’arrêta aussitôt pour la déposer, demi-pâmée, sur un large divan qui occupait le haut bout de la table.

L’orchestre continuait de chanter en sourdine le motif de la valse allemande.

Son Honneur se laissa tomber sur le divan auprès d’Harriet. C’était un signal. Un bruit strident se fit tout en haut de la voûte et les mille bougies s’éteignirent à la fois.

Tout demeura plongé dans une nuit profonde. — L’orchestre se tut.

Les cordes qui me liaient m’entrèrent dans la chair, tant dut désespéré l’effort que je tentai pour secourir ma sœur dans ce moment suprême. Mais tout fut inutile. Je retombai vaincu, muet, anéanti.

Dieu me prit en pitié. Je perdis connaissance.

— Pauvre ami ! murmura Stephen qui pressait douloureusement la main de Perceval entre les siennes.

Celui-ci était depuis quelques secondes dans un état de morne insensibilité. La voix de Mac-Nab le fit tressaillir.

— Où en étais-je ? demanda-t-il brusquement ; car il faut en finir avec ce cruel récit, Mac-Nab… Vous ai-je dit qu’après cette valse maudite le moine s’était assis près de ma sœur, et que les bougies, éteintes par un souffle d’enfer ?… Oui ! j’ai dû vous dire cela, car vous me plaignez trop pour ne pas savoir tout mon malheur… Monsieur, il s’agit ici d’une fille de Perceval… sur votre salut, jurez-moi que vous garderez mon secret !

— Oh ! Frank !… s’écria Stephen, avez-vous donc besoin de mon serment ?

— Non ! répondit Frank avec égarement ; — vous ai-je demandé un serment, à vous, Stephen ?… Non… il faut avoir pitié de moi… Écoutez ! je crois que j’aimais ma sœur davantage encore que Mary… Mary, mon seul amour désormais… Oh ! je le crois !

— J’ignore combien de temps dura mon évanouissement, ajouta-t-il presque aussitôt. Quand je repris mes sens, l’obscurité durait encore et un profond silence régnait dans la salle.

Au bout d’une heure environ, j’entendis du bruit dans la direction des galeries où j’avais erré durant la nuit. La porte par où j’étais entré s’ouvrit et plusieurs hommes entrèrent, tenant en main des torches allumées.

Leur lumière éclaira vivement les suites de l’orgie : moines et femmes dormaient pêle-mêle.

Mais ce ne fut point là ce que chercha mon regard. — Mes yeux se portèrent tout de suite avidement vers le divan où le chef s’était assis auprès de ma sœur.

Ma sœur était étendue sur les coussins : elle sommeillait. — Quant au moine, debout, les bras croisés sur sa poitrine, il semblait absorbé dans de profondes méditations.

La lumière des torches le tira de sa rêverie. Son premier regard fut pour ma sœur, qu’il contempla un instant avec compassion et amour.

Il se pencha et lui mit un baiser au front. Puis, se dépouillant de sa simarre de soie, il l’en couvrit comme d’un voile.

Y avait-il donc quelque délicatesse au fond du cœur de cet homme, Stephen ?

Cela fait, il s’avança jusqu’au milieu des dormeurs et cria d’une voix tonnante :

— Debout, gentlemen ! debout !

Les hommes se levèrent ; les femmes disparurent comme par enchantement.

La vieille nef avait complètement changé d’aspect. Éclairée maintenant, non plus par le candide éclat des bougies, mais par la lueur fumeuse et empourprée des torches, elle apparaissait rendue à sa vraie physionomie, vaste, sombre, mystérieuse. La table couverte de mets était tout ce qui restait de l’orgie de la veille. Les musiciens avaient suivi les femmes, et il n’y avait plus dans la chapelle que les moines rassemblés en cercle, autour de Son Honneur.

— Milords et gentlemen, dit-il, voici venu l’instant de la séparation… Je suis satisfait de vos œuvres… Quant à moi, j’ai bien des choses à faire encore sur le continent ; mais une année me suffira pour cela, je pense… Dans un an, je reviendrai vers vous, avec quelques bons et fidèles amis… Jusque-là, ayez toujours présentes mes instructions ; n’oubliez rien et obéissez.

Les moines s’inclinèrent à la ronde.

— Tout est-il prêt ? demanda Son Honneur à l’un des porteurs de torche.

— Les voitures attendent sous le château, répondit celui-ci.

— Allons, messieurs, bonne chance et au revoir !

Il se fit un mouvement général vers la porte ; mais, en ce moment, l’un des moines se dirigea vers le chef et me désigna du doigt en disant :

— Que faut-il faire de cela ?

Son Honneur laissa tomber sur moi son regard.

Le frère de cette pauvre fille !… murmura-t-il.

— Faut-il ?… poursuivit le moine dont un geste expressif acheva la pensée.

— Fi ! docteur, fi !… À quoi bon ce meurtre inutile ?

— Non pas inutile, milord, répondit le docteur en élevant la voix, et si nous consultions nos frères…

C’était évidemment un appel. Les moines se rapprochèrent.

— Docteur, répondit le chef en redressant sa haute taille, il ne me plaît pas que vous discutiez avec moi… Retirez-vous, messieurs.

— Mais cet homme peut nous perdre ! s’écria le docteur.

— C’est vrai ! c’est vrai ! murmura-t-on dans la foule.

Son Honneur réprima un geste de violent courroux.

— Milords et gentlemen, dit-il, vous savez que notre retraite est introuvable… À l’heure qu’il est, l’issue qui a donné entrée à ce jeune homme n’existe plus… et puis, se souviendrait-il des mille détours des galeries ?…

— Il est bien venu une fois !… interrompit une voix dans la foule.

— Empêchez qu’on m’interrompe, je vous prie, messieurs !… Je vous demande la vie de ce jeune homme.

Un murmure courut dans la foule.

— J’aime cette jeune fille, qui est sa sœur, reprit le chef ; — que cette nuit ne soit pour elle qu’un souvenir d’amour…

Le murmure grossit.

— Qu’il n’y ait point auprès de mon image une pensée de deuil en sa mémoire.

— De par le diable ! milord, s’écria une rude voix, mettez-vous de pareilles fadaises en balance avec notre sûreté ?…

Vous ne vîtes jamais, Stephen, de transformation plus soudaine et plus terrible que celle qui s’opéra dans la calme et fière physionomie de Son Honneur. Ses yeux lancèrent un brûlant éclair, tandis que les muscles de sa face tressaillaient violemment. Son front s’empourpra tout-à-coup et, parmi la couche de sang qui le rougissait uniformément, la ligne blanche d’une cicatrice se montra, si nette et si tranchée, qu’on l’aurait crue tracée au pinceau…

— Du sourcil gauche à la naissance des cheveux ?… interrompit Stephen.

— C’est vrai ! dit Frank ; — vous vous souvenez de mon rêve ?…

— Je me souviens de ce que j’ai vu, Perceval ! répondit lentement Stephen ; — je me souviens de l’assassin de mon père… Oh ! c’est lui ! c’est bien lui !

  1. The speech, la harangue, ou plutôt, pour exprimer mieux l’idée au prix d’un barbarisme manifeste, la harangation — Dans tous les repas anglais, que ce soit un festin ou une orgie, le speech trouve inévitablement sa place. C’est un ingénieux moyen de faire la part de l’ennui. — On harangue le maître de la maison, qui harangue ses convives, lesquels se haranguent entre eux. — Plus d’un honnête homme aimerait mieux dormir ou boxer, mais c’est la coutume ; et, d’ailleurs, l’un n’empêche pas l’autre.