Les Mystères de Londres/3/32

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Au Comptoir des imprimeurs unis (8p. 215-243).


XXXII


TARTARE.


Le prince Dimitri Tolstoï regarda Rio-Santo avec étonnement et de cet air qui semble dire : cet homme ne serait-il point fou ?

— Assurément, milord, dit-il après un silence, je suis désormais fort acquis à Votre Seigneurie, mais il n’est pas possible que vous ignoriez les lenteurs inhérentes aux négociations diplomatiques… Depuis six jours j’ai commencé une série de démarches…

— Milord, il faut les continuer, interrompit Rio-Santo, mais moi je n’ai pas le temps d’attendre leurs résultats. Il me faut une avance sur ce résultat… Votre Grâce ne pense-t-elle pas qu’une promesse politique puisse s’escompter comme un effet de commerce ?

— Si Votre Seigneurie daignait s’expliquer plus clairement…

— Vous ne comprendriez pas mieux, prince, parce que vous comprenez parfaitement… Mais Votre Grâce aurait le temps de réfléchir… Réfléchissez, milord.

Le Russe avisa n’avoir rien de mieux à faire qu’à profiter de la permission. Au bout de quelques secondes, il reprit avec une mauvaise humeur non feinte :

— Sur ma foi, milord, dussé-je passer auprès de vous pour un esprit obtus et aveugle, il est certain que je ne vous comprends pas.

— À Dieu ne plaise que je mette en doute la parole de Votre Grâce ! je vais m’expliquer… Entre complices, milord, on se doit la franchise.

Tolstoï retint un geste de violente dénégation.

— Complice ou… collaborateur, milord, reprit le marquis, le mot n’y fait rien, et je suis convaincu que vous ne songez point à nier votre participation à une œuvre que l’empereur, votre maître, honore de son approbation… Voici le fait. Je crois vous avoir dit déjà que l’attaque où vous allez m’aider n’est qu’une faible partie de mon système de bataille… le principal n’est donc pas de réussir effectivement et complètement, mais d’arriver à un résultat qui, réel ou fictif, se puisse combiner avec d’autres armes et militer pour sa part dans la lutte qui va s’engager. Plus tard, que le succès entier vienne, que les États européens entourent l’Angleterre, ce gigantesque comptoir, d’une barrière infranchissable à ses produits, cela ne sera point inutile, car le colosse ne tombera pas tout d’un coup. — Mais, à présent, il s’agit d’un fantôme, d’une apparence, d’une menace… Commencez-vous à me comprendre, milord ?

— Je comprendrai mieux, monsieur le marquis, si vous vous expliquez davantage.

— Soit… Je voudrais, milord, que cette mesure à laquelle Votre Grâce pense pouvoir amener, — dans deux ou trois mois, — messieurs les ambassadeurs des puissances, fût le sujet de toutes les conversations demain à Royal-Exchange.

— Quoi, monsieur ! s’écria le prince en fronçant le sourcil ; un pareil projet colporté à la Bourse !…

— Je le voudrais, milord.

— Mais Votre Seigneurie ne songe pas au danger de compromettre le nom de l’empereur.

— Si fait… le nom de l’empereur doit être prononcé. La chose me paraît absolument indispensable.

— La chose me paraît absolument impossible, répondit le prince d’une voix ferme et avec réflexion.

— Ce ne peut point être votre dernier mot, milord, car la lettre de l’empereur…

— Pensez-vous donc que Nicolas pût consentir à l’imprudente démarche que vous me proposez ! s’écria Tolstoï.

— Non, milord, non, assurément, répondit le marquis avec une froideur négligente ; — je ne puis penser cela. Sa Majesté Impériale est un trop excellent politique pour…

Le Russe se leva et repoussa son siège avec violence.

— Alors, dit-il, lâchant la bride à sa fureur rentrée de l’autre fois et à sa colère actuelle, — alors, monsieur, votre proposition est un outrage manifeste…

— Fi, prince ! fi donc ! prononça gravement Rio-Santo. — Votre fidèle dévoûment ne peut susciter l’ombre d’un doute… Jamais Sa Majesté n’eut un plus sûr, — un plus irréprochable serviteur…

La colère de Tolstoï rentra une fois encore, et une sorte de terreur instinctive se peignit dans son regard, qu’il voila prestement derrière les poils fauves de ses épais sourcils.

— Milord, dit-il en se rasseyant, — j’avais cru… je pensais… j’accepte avec plaisir les explications de Votre Seigneurie.

— Et Votre Grâce tombe d’accord avec moi sur l’objet de ma visite ?

Tolstoï interrogea, d’un rapide regard, la physionomie du marquis. Le calme complet et poussé jusqu’à l’indifférence qu’il y découvrit sembla changer de nouveau le cours de ses idées ; il reprit son ton péremptoire.

— Non, milord, non, répondit-il. La lettre de Sa Majesté qui est entre vos mains…

— Est explicite, songez-y, prince.

— Pas assez pour autoriser une trahison, milord !

Rio-Santo eut comme un sourire involontaire en répondant :

— Je conçois que Votre Grâce ait horreur de la pensée même d’une trahison…

— Qu’est-ce à dire, monsieur ! s’écria encore Tolstoï en retrouvant sa pose de spadassin ; — voilà deux fois que vos paroles ont un accent de raillerie…

— En aucune façon, milord… Veuillez vous rasseoir, je vous en conjure ; jamais je ne parlai plus sérieusement… Je conçois, disais-je, que Votre Grâce ait horreur de la pensée même d’une trahison, parce que je crois savoir que la trahison ne lui a point réussi autrefois.

Tolstoï devint blême de rage. Ses moustaches, se relevant de chaque côté en un rire amer et convulsif, laissèrent voir la longue rangée de ses dents aiguës et blanches comme les dents d’un animal sauvage. Il y eut dans la posture qu’il prit tout-à-coup quelque chose de la pose menaçante du tigre prêt à s’élancer sur sa proie pour la dévorer.

— Qui vous a dit cela ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

— Personne… Je l’ai su, voilà tout.

— Comment l’avez-vous su ?

— C’est une anecdote, milord, répondit Rio-Santo en opposant à la brutale vivacité de Tolstoï l’excès d’une courtoisie cérémonieusement exagérée : — je me ferai un plaisir de la conter à Votre Grâce… C’était, autant qu’il m’en souvient, en 182. ; je me trouvais à Pétersbourg sous le nom du comte Policeni…

— Policeni ! répéta Tolstoï.

— Oui… J’ai porté comme cela un certain nombre de noms… Il y avait à cette époque un jeune gentilhomme assez bien en cour, le comte Dimitri Spraunskow, lequel, pour une cause ou pour une autre, fut accusé de haute trahison…

— Mais il fut jugé, milord, interrompit Tolstoï avec agitation, jugé et absous de cette calomnieuse accusation… Vous avez eu tort de compter sur ce triste souvenir.

— Le comte Dimitri fut acquitté faute de preuves, milord.

— La calomnie manque toujours de preuves, monsieur… Et, par saint Nicolas ! le comte Spraunskow, devenu prince Tolstoï, n’en porte pas moins haut la tête, entendez-vous, pour avoir été faussement accusé autrefois.

— Chacun porte la tête comme il l’entend, milord… Je disais donc que Votre Grâce fut acquittée faute de preuves.

— Qu’en prétendez-vous conclure, s’il vous plaît, monsieur ? demanda superbement Tolstoï.

— Si Votre Grâce veut bien me le permettre, je prétends poursuivre mon anecdote… En ce même temps, le comte Spraunskow avait pour maîtresse une fort belle Italienne, — fort belle, milord, je dois en convenir, — appelée la signora Palianti…

— C’est vrai, murmura le Russe.

— Je ne sais comment cela se fit… Il paraîtrait que Spraunskow, prisonnier, se repentit d’avoir mis trop de confiance en sa belle maîtresse, qu’il craignit des aveux, — pis que cela, peut-être, la remise de certain dépôt… des pièces importantes… des preuves…

— Mais, monsieur !… voulut interrompre l’ambassadeur.

— Permettez, milord, reprit paisiblement Rio-Santo ; — des preuves, disais-je. Mon Dieu, oui… Il paraîtrait certain que la signera Palianti, qu’elle fût ou non du complot, possédait les écritures, — les états, — les livres en partie double de la conspiration… Car on en est encore là en Russie : c’est l’enfance de l’art. Oh ! milord ! ce ne serait point, je le gage, le prince Dimitri Tolstoï qui commettrait à présent pareille étourderie !…

— Monsieur ! monsieur ! me direz-vous ?…

— Permettez, milord… Le comte Spraunskow, essayant de réparer une étourderie par une maladresse, écrivit à Laura…

— Mais vous avez donc été son amant, monsieur ? s’écria Tolstoï écumant.

— Pardieu ! milord, répondit Rio-Santo avec une si parfaite aisance de grand seigneur que la fatuité du mot passa presque inaperçue ; — ceci est la moindre des choses, et Votre Grâce ne peut exiger que je m’en souvienne au juste… Si j’ai eu ce bonheur, ce devait être, du reste, à l’époque dont nous parlons, car la lettre du comte passa sous mes yeux…

— Infamie ! gronda Tolstoï ; — pendant que j’étais captif !…

— Je ne pense pas avoir dit, interrompit Rio-Santo, que la signora eût attendu l’arrestation de Votre Grâce.

Il termina sa phrase par un léger salut, accompagné d’un bienveillant sourire.

Le Russe, vaniteux à l’excès, comme tous les gens de sa nation, ressentit profondément ce dernier trait, qui le blessait dans l’une de ses plus chères prétentions. Il se leva une seconde fois, tremblant de rage, et fit un pas vers le marquis.

Celui-ci, sans perdre son sourire, le couvrit de son regard souverain, dont le choc vainqueur sembla renfoncer la prunelle brûlante de Tolstoï sous la fauve toison de ses sourcils froncés.

Il s’arrêta, partagé entre sa fureur et un superstitieux mouvement de crainte. — L’idée traversa son esprit troublé que cet homme, qui était là près de lui, avait un pouvoir surnaturel.

Rio-Santo s’accouda au bras de sa causeuse.

— Oui, milord, poursuivit-il, la lettre du comte Spraunskow ne fut pas pour la signora toute seule ; de ses mains elle passa dans les miennes…

— Et vous la lûtes, monsieur ?

— J’eus cette indiscrétion, milord.

Tolstoï laissa échapper un blasphème et se prit à parcourir le salon à grands pas, en murmurant de sourdes imprécations. Rio-Santo ne semblait point prendre souci de cette furibonde promenade, durant laquelle le prince se donna le plaisir de briser, contre le bronze doré du foyer, une Taglioni de marbre qu’il avait achetée la veille une centaine de livres.

Cette exécution lui apporta un sensible soulagement.

— Ma foi, monsieur le marquis, dit-il au bout de quelques secondes, d’un ton qui voulait être très dégagé, — je ne sais à quel jeu nous jouons ce soir ; mais, au demeurant, que m’importe tout cela ?… Vous ne pensez pas, je suppose, que je sois jaloux encore de la signora Palianti, et, quant à ma lettre, elle vous donne le droit de me regarder comme coupable, voilà tout.

— Permettez, milord, répartit Rio-Santo, dont la voix devint grave ; — Votre Grâce fait erreur : ce n’est pas tout… Si c’était tout, mon anecdote serait dépourvue de sel et je me verrais forcé de la terminer par quelque banale maxime, comme celle-ci, par exemple : « bien fou qui met son secret entre les mains d’une femme… » J’ai mieux que cela, milord.

— Qu’y a-t-il encore ? murmura le prince.

— Il y a que je suis venu visiter Votre Grâce dans un but ; — que ma requête a été une fois déjà repoussée, et que je reviens à la charge.

— C’est inutile, monsieur ! dit Tolstoï avec impatience.

— Pardonnez-moi, milord, c’est non seulement fort utile, mais absolument indispensable… Il faut vous dire que, du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours été possédé d’une étrange manie… Je vous la recommande, du reste, milord, car je m’en suis constamment bien trouvé. Cette manie consiste à saisir toute occasion de pénétrer au fond d’un secret, sans savoir à quoi pourra servir cette connaissance acquise… Voyez-vous, milord, j’appelle cela ensemencer le hasard… et je ne connais point de champ aussi fertile que le hasard. La récolte s’y fait parfois attendre, — mais la semence oubliée germe un beau jour tout-à-coup, et la moisson dépasse les plus folles espérances.

Tolstoï avait le cœur serré par une vague inquiétude. Il sentait que Rio-Santo avait découvert en lui un point vulnérable, et ne savait où se porter à la parade. Il se tenait debout et les bras croisés devant le marquis, toujours nonchalamment assis dans sa causeuse. Son anxiété croissante se peignait sur son rude visage avec une énergie naïve, terrible et plaisante à la fois.

Rio-Santo poursuivit d’une voix brève :

— Je ne veux point vous faire languir davantage, milord. Après avoir lu votre lettre, il me prit fantaisie de voir ces preuves confiées par vous à la signora Palianti…

— Imprudent ! imprudent et fou ! murmura le prince avec colère contre lui-même.

— Je n’eusse point osé appliquer ce dernier mot à Votre Grâce, reprit Rio-Santo. — La signora refusa d’abord de satisfaire ma curiosité. Je dois ajouter qu’elle résista long-temps à mes prières, cinq minutes, pour le moins, milord. Mais, si vaillante qu’elle soit, toute défense a un terme. La signora céda. J’eus entre les mains ces fameuses pièces qui m’apprirent que vous étiez affilié aux sociétés secrètes d’Allemagne… Tudieu ! milord, en Russie, vous jouez dans toute la rigueur des règles à ce terrible jeu des conspirations. Rien ne manquait à votre dépôt. On eût dit le dossier de Catilina… Harangues, serments écrits avec du sang, et jusqu’à la classique liste des conjurés !…

Rio-Santo se prit à rire. Tolstoï rongeait son frein en silence.

— Et que fit de tous ces chiffons Votre Seigneurie ? demanda timidement Tolstoï qui avait peine à respirer.

— Je les rendis à la signora, milord.

Une bruyante bouffée d’air s’échappa de la poitrine du prince, qui releva la tête.

— Ah ! vous les rendîtes à la signora ? dit-il de cette voix contenue qui va devenir provocatrice et menaçante.

— Mon Dieu, oui, milord.

— Tous ?…

— Presque tous.

Tolstoï recula comme s’il eût reçu un coup dans la poitrine.

— Milord, je n’en gardai qu’un, reprit Rio-Santo avec son implacable courtoisie ; — un seul, le plus petit de tous, — trois lignes écrites et signées avec du sang.

— Le serment ! balbutia Tolstoï anéanti.

— Précisément, milord.

— Le serment où je jurais… Mon Dieu ! mon Dieu !

— Où vous juriez de mettre votre poignard dans la poitrine de Sa Majesté… La Jeune-Allemagne n’y va pas par quatre chemins.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! répéta le pauvre Tartare, rendu plus faible qu’un enfant par ce choc mortel et imprévu.

— Milord, continua le marquis, je ne pouvais penser alors que le comte de Spraunskow, prisonnier d’État, et livrant des secrets de vie et de mort à une aventurière, deviendrait un jour la fleur des diplomates européens… Ce fut la force de l’habitude qui me poussa… J’ensemençai le hasard… La moisson est venue, comme vous voyez.

Tolstoï ne répondit pas tout de suite. Il s’était laissé tomber, accablé, dans un fauteuil. Il avait des éblouissements. Mille images menaçantes et bizarres passaient devant ses yeux. Il voyait les sombres cachots des Casemates, les glaces de la Sibérie, le glaive étincelant du bourreau…

Au bout de quelques minutes, il fit rouler son fauteuil sur le tapis et s’approcha de Rio-Santo.

— Ainsi, dit-il à voix basse, vous avez cet écrit, monsieur le marquis ?

— Ces choses-là se conservent, milord.

L’œil de Tolstoï, brillant tout-à-coup sous la profonde saillie de ses sourcils, sembla toiser Rio-Santo et mesurer les chances d’une lutte désespérée ; Rio-Santo, qui vit parfaitement ce regard, ne bougea pas.

— Vous l’avez, reprit le prince, — sur vous ?

— Non pas, milord.

Les dents de Tolstoï s’incrustèrent dans l’épaisseur charnue de sa lèvre. Son regard s’éteignit.

— Non pas ! répéta Rio-Santo en souriant ; — Votre Grâce y songe-t-elle ?… Je ne connais point de portefeuille assez vaste pour contenir tous les petits talismans dont j’ai fait ainsi collection durant le cours de ma vie… Votre serment est à sa place.

— Où ? demanda le prince sans espoir d’obtenir une réponse.

— À Saint-Pétersbourg, milord.

Tolstoï leva sur Rio-Santo un regard de haine envenimée.

— Monsieur le marquis, dit-il en lui serrant convulsivement la main, que Dieu vous garde d’être jamais en mon pouvoir comme je suis au vôtre !… Ordonnez : j’obéirai.