Les Mystères de Londres/3/36

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Au Comptoir des imprimeurs unis (8p. 361-397).


XXXVI


ANGE GARDIEN.


Bien qu’Aristote n’ait point pris la peine de tracer des règles pour le roman, et qu’Horace ait jugé à propos de garder le silence à ce même sujet, nous avons tâché, dans notre profonde vénération pour les autorités classiques, de nous rapprocher autant que possible de ces belles règles d’unité qu’ils ont posées comme étant la condition nécessaire de tout drame. Jusqu’ici, nos personnages n’ont point perdu de vue le dôme majestueux de Saint-Paul de Londres ; jusqu’ici, notre histoire a tourné dans le cycle étroit d’une semaine.

Mais le moment arrive où il nous faudra franchir tout-à-coup le temps et l’espace, où nous serons forcés de mettre des mois entre les scènes de notre drame, et où notre action prendra la poste pour élire domicile dans les sauvages bruyères de l’Écosse du sud ; — Ceci est, à coup sûr, un grand malheur, et personne ne pourra nous blâmer d’en exprimer d’avance nos vifs et bien sincères regrets.

En attendant, nous avons repris un à un tous nos personnages mis à l’écart dans la deuxième partie de ce récit, où l’attention du lecteur est presque exclusivement portée sur Susannah et Brian de Lancester ; nous avons suivi chacun d’eux dans leurs efforts bons ou méchants, dans leurs sentiments, dans leurs aventures, et le cours naturel de ces divers récits, convergeant au même but, nous ramène à cette journée où Brian de Lancester creva Ruby, son beau cheval, et affronta le feu des horse-guards pour apporter une fleur aux pieds de Susannah.

Ce fut la veille de ce jour, en effet, que M. le marquis de Rio-Santo fut mis en danger de mort par l’étreinte furieuse de Mac-Farlane ; ce fut le matin même, vers trois heures après minuit, que le cavalier Bembo enleva la plus jeune fille du laird à sa prison du coin-du-lord.

C’était par conséquent le soir de ce même jour que Frank Perceval devait se rendre devant Saint-Jame’s-Theatre, au rendez-vous fixé par la comtesse Ophélie.

Mais il se passa bien des choses entre la réception de cette lettre et l’heure du rendez-vous, où M. le marquis de Rio-Santo devait attendre en vain son partner…

Il y avait un lien secret, un lien étroit entre le docteur Moore et l’aveugle Tyrrel. Ce dernier avait reçu du docteur un de ces bienfaits qui ne se paient point, et lui en gardait une sorte de reconnaissance. Leur intérêt, d’ailleurs, les rapprochait énergiquement : ils voulaient partager la succession du marquis de Rio-Santo. Tous deux demeuraient dans Wimpole-Street : Tyrrel, au numéro 9 ; Moore, au numéro 10, leurs maisons se touchaient[1].

Leurs maisons, en outre, communiquaient entre elles par un passage habilement masqué, passage dont rien ne pouvait faire soupçonner l’existence, par cela même que Moore et Tyrrel s’en servaient pour leurs relations habituelles, de telle sorte qu’on ne les voyait jamais entrer l’un chez l’autre.

Ce fut par cette voie que la maison du numéro 9 fut évacuée tandis que Brian de Lancester allait chercher une escouade de police.

Moore était absent et n’avait point paru chez lui de toute la journée. La maison restait donc à la garde de Rowley, l’aide-empoisonneur, qui fit une débauche de Toxicological amusements, et laissa en repos la pauvre Clary Mac-Farlane. On l’avait retirée de sa prison, parce que le docteur avait besoin qu’elle reprît un peu de forces avant de la soumettre à la terrible épreuve du choc galvanique. Elle était couchée, faible encore et souffrante, dans une chambre attenant au cabinet du docteur.

Rowley avait reçu l’ordre exprès de mettre un terme à son jeûne, mais, nous l’avons dit, Rowley était absorbé dans la lecture attachante de ses chères Récréations toxicologiques.

Le passage qui reliait les deux maisons voisines aboutissait, par un court corridor pris sur la chambre-prison, au cabinet même du docteur. Ce fut d’abord là qu’entrèrent les fugitifs du no 9.

Susannah n’avait point songé à opposer de résistance, parce qu’elle ignorait qu’on la faisait ainsi passer d’une maison dans l’autre.

À peine entré dans le cabinet du docteur, Tyrrel prit à part madame la duchesse douairière de Gèvres et lui dit :

— Allez dans White-Chapel-Road, Maudlin, et prévenez que ma maison est au pouvoir de la police… Quelqu’un pourrait y venir, voyez-vous, et serait pris comme dans une souricière… Moi, j’ai de la besogne ce soir, car il faut que ce fou de Brian ait la bouche fermée avant demain matin.

— C’est une méchante affaire, milord, répondit la petite Française d’un air chagrin. Nous avions là une jolie habitation…

Tyrrel haussa les épaules.

— Demain, nous aurons peut-être un palais, Maudlin, répliqua-t-il ; — et d’ailleurs, qu’y voulez-vous faire ?… Allons ! dépêchez !

Madame la duchesse de Gêvres jeta de côté un coup d’œil sur Susannah.

— La laisserons-nous seule ici ? demanda-t-elle.

— Un tour de clé, Maudlin, un tour de clé, dit l’aveugle en se dirigeant précipitamment vers la porte ; — surtout hâtez-vous… Moi, je vais m’occuper de l’amoureux… Vous entendrez parler de cela, madame la duchesse.

La Française s’approcha de Susannah, qui s’était assise à l’écart.

— Mon cher amour, lui dit-elle, vous avez été bien imprudente… mais, à tout péché miséricorde… Je vais travailler pour vous et pour lui, afin qu’il n’arrive point de mal de tout ceci… Adieu ! mon cher amour.

Avant de sortir, elle se ravisa.

— Mais vous n’avez pas mangé de la soirée, chère belle, reprit-elle, et je serai long-temps absente. Je vais vous faire servir à souper.

— Je n’ai pas faim, dit Susannah.

— Mon Dieu ! je connais cela, mon amour !.. la peine, le désespoir… on n’a pas faim… mais on mange un blanc de poulet, mon cœur… un blanc ou deux et l’on boit un petit verre de vin.

Madame la duchesse de Gêvres, qui semblait être aussi à l’aise chez le docteur Moore que dans sa propre maison, sortit et reparut bientôt, suivie d’un domestique porteur d’un plateau. Ce plateau contenait une collation complète. Le groom le déposa sur une table, puis la petite femme se retira définitivement cette fois en disant :

— Bon appétit, mon cher cœur !

La clé tourna deux fois dans la serrure, en dehors.

Susannah était seule.

Il y avait une demi-heure à peine que Lancester l’avait quittée. Depuis lors les événements s’étaient succédé avec une telle rapidité, qu’elle n’avait pu voir clair parmi le trouble de son intelligence. Elle restait sous le coup de cette terrible frayeur causée par l’apparition de Tyrrel au moment où elle se croyait déjà libre et heureuse. Elle n’en était pas même encore à se demander ce qui allait arriver, ce que ferait Lancester, ce qu’elle avait à espérer ou à craindre.

Elle avait mis sa tête entre ses mains et tâchait à débrouiller le chaos des tumultueuses pensées qui emplissaient son cerveau. — La première idée qui lui vint fut une crainte poignante. Elle se souvint des menaces que Tyrrel lui avait faites souvent, menaces qui avaient toujours Lancester pour objet. — Comme elle se jugea imprudente et coupable ! comme elle regretta cet aveu qui entourait Brian d’ennemis invisibles, puissants, implacables ! Ces périls inconnus qu’elle avait accumulés sur Lancester lui semblaient d’autant plus terribles qu’elle ne les pourrait point partager avec lui. Tandis qu’on l’entourerait d’embûches, elle serait à l’abri, elle !…

Savait-elle seulement si elle devait le revoir !

Susannah était forte de cœur ; mais toute sa force l’abandonnait dès qu’il s’agissait de Brian. Son héroïque nature fléchissait alors tout d’un coup. Elle redevenait femme et faible femme.

Au bout de quelques minutes, de grosses larmes roulèrent dans ses yeux.

— Oh ! mon Dieu ! je l’ai tué ! murmura-t-elle avec accablement.

Un faible gémissement se fit entendre derrière elle, comme un écho de sa plainte désespérée. — Susannah n’y prit point garde et tâcha de prier.

Tandis qu’elle priait, les gémissements redoublèrent. Susannah les entendit et se leva, car, dans son âme noble et toute généreuse, le désespoir lui-même ne pouvait étouffer la pitié. Elle prêta l’oreille attentivement. Les plaintes faiblissaient, puis revenaient plus déchirantes.

Susannah prit la bougie et poussa vivement la porte à laquelle s’adossait son siège. Le lit où gisait Clary défaillante était à dix pas de là.

Clary se tut aussitôt qu’elle vit la lumière. — Peut-être eut-elle peur d’avoir évoqué l’un de ses bourreaux. — Puis, lorsqu’elle aperçut, éclairé en plein par la bougie, l’éblouissant visage de la belle fille, elle se crut encore le jouet d’un rêve et ferma les yeux avec fatigue et découragement.

Elle avait vu, depuis trois jours, tant de visages d’anges, radieux et doux, pencher à son chevet leurs décevants sourires ! elle avait tant de fois joint avec espoir ses mains amaigries et imploré en vain ces fantômes qu’appelait sa fièvre !…

Susannah, cependant, s’était avancée jusqu’au lit et avait abaissé vers la patiente son regard plein de commisération. Mais à peine ce regard eut-il rencontré les traits de Clary, que la physionomie de la belle fille exprima une émotion extraordinaire. Son œil devint humide et tendrement inquiet, comme l’œil d’une mère auprès du berceau de son enfant ; son sein se souleva, et un sourire indécis, triste et joyeux à la fois, détendit l’arc harmonieux de sa lèvre.

Puis elle se laissa tomber à genoux sur le tapis, tandis que ses beaux yeux s’élevaient vers le ciel.

Clary ouvrit ses paupières endolories, parce qu’elle venait de sentir un baiser sur sa main. — Le songe continuait : ce fut là sa première pensée ; mais qu’il était doux et vraiment céleste cette fois ! Les anges de ses rêves passés n’étaient point aussi beaux que cette femme au sourire ami qui semblait être un bon génie d’espérance et de miséricorde.

Clary regardait, charmée, et ne gémissait plus.

— C’est bien vous, murmura enfin Susannah d’une voix contenue, qui frappa les oreilles de Clary comme l’accord voilé d’une musique lointaine  ; — c’est bien vous que je cherchais depuis si long-temps !

Un muet étonnement se peignit sur le visage de miss Mac-Farlane.

— Vous ne vous souvenez plus, reprit Susannah ; — le bienfait accordé ne laisse point de traces dans les âmes généreuses… Mais le bienfait reçu !… Oh ! je me souviens, moi, et, dès que j’ai su prier, j’ai prié pour vous et pour cet autre ange qui vous ressemble et qui, sans doute, est votre sœur… pour Clary, la noble fille, et pour Anna, la douce enfant.

— Qui donc êtes-vous, madame ? demanda Clary.

— Vous ne savez pas mon nom… et vous ne me l’avez pas demandé, Clary, ce jour où votre bras soutint ma taille affaissée sur le trottoir de Cornhill, ce jour où vous secourûtes la pauvre fille inconnue qui se mourait de faim…

— De faim ! répéta Clary en pressant douloureusement sa poitrine : — Oh !… moi aussi, je meurs de faim !

Susannah bondit hors de la chambre et revint aussitôt, portant la collation préparée pour elle. Ses yeux mouillés riaient un rire de naïf et gai bonheur.

— Je lui pardonne, à cette femme, tout ce qu’elle a fait contre moi, dit-elle, puisqu’elle m’a donné de quoi vous soulager, Clary.

Elle se remit à genoux sur le tapis et aida la pauvre malade à se soulever. Tandis que cette dernière mangeait avidement, s’interrompant seulement pour pousser de temps à autre un soupir arraché par la faiblesse, la belle fille la soutenait, lui souriait, lui disait de douces paroles et mettait sur ses mains pâles et presque diaphanes de caressants baisers de sœur.

Clary se ranimait, doublement réchauffée par les aliments et les consolantes douceurs de cette tendresse inespérée qui planait tout-à-coup au dessus de son lit de souffrance. Elle se sentait heureuse et reconnaissante ; elle revivait.

— Comme elle avait faim, la pauvre enfant ! disait Susannah entre deux baisers ; — si vous pouviez voir, Clary, les jolies couleurs qui reviennent à vous joues !… Vous voilà belle comme autrefois, maintenant !… Savez-vous que pour vous reconnaître il m’a fallu regarder à deux fois au fond de mon cœur où était votre image… Mais j’avais là gravé chacun de vos traits… ce beau front sérieux et pensif, cet œil si bon qui a souri à ma misère, cette bouche chère qui m’a dit autrefois de consolantes paroles… Vous aviez beau être pâle, Clary, ma chère Clary, quelque chose en moi s’est éveillé à votre approche ; j’ai senti mon cœur s’élancer et tressaillir… Je vous aime si bien, ma petite sœur !…

Clary avait les yeux pleins de larmes.

— Merci ! merci ! murmura-t-elle.

Puis, saisie d’un involontaire et soudain effroi, elle ajouta en frissonnant :

— Mais vous ne pourrez toujours rester près de moi, madame, et quand vous ne serez plus là, ils me feront encore mourir de faim.

Susannah se redressa d’instinct, comme si elle eût voulu se mettre entre Clary et un danger subitement reconnu. Pour la première fois, elle eut une vague idée de la position de miss Mac-Farlane, et se demanda pourquoi cette pauvre enfant mourait de faim dans une maison où tout respirait l’opulence.

Elle fit questions sur questions ; Clary essaya de répondre de son mieux ; mais à elles deux, elles n’avaient point ce qu’il fallait pour comprendre le premier mot de ce hideux mystère. Susannah, ignorante et n’ayant que de généreux instincts, Clary, âme pure et noble, devaient nécessairement s’ingénier en vain pour trouver le nœud de cette barbare intrigue.

Ce qui était constant, c’est que Clary avait souffert, cruellement souffert, et que ses terreurs n’étaient que trop justifiées.

— Les misérables ! disait Susannah ; s’attaquer à vous, Clary !… à vous, ange de miséricorde et de douceur !… Mais je vous défendrai, moi ; je suis forte comme un homme !… Qu’ils viennent !…

Elle s’interrompit parce qu’elle avait vu Clary pâlir tout-à-coup et fermer les yeux avec effroi.

Avant qu’elle pût se retourner pour voir quelle était la cause de cette frayeur subite, une voix sèche et mécontente prononça tout auprès d’elle :

— Ta ta ta ta !

Elle tourna vivement la tête, et vit un petit homme chauve au sommet de la tête, mais pourvu sur les tempes de deux énormes touffes de cheveux. Ce petit homme, le nez pris entre les pinces d’une grande paire de lunettes, avait un in-quarto sous le bras. — C’étaient maître Rowley et les Toxicological amusements.

Il s’était avancé à pas de loup, suivant sa coutume, et n’avait pas été médiocrement scandalisé en voyant les restes de l’abondant repas de Clary.

— Ta ta ta ta ! répéta-t-il avec une mauvaise humeur croissante ; — de quoi se mêle cette lady, je vous prie ?… La petite fille a mangé comme un ogre… Nous voilà bien, ma foi ?… Et que dira le patron, s’il vous plaît ?.. Je vous demande ce qu’il dira ?

Maître Rowley s’adressait cette question à lui-même et se tenait à respectueuse distance, parce qu’il avait entendu les dernières paroles de Susannah, et qu’il ne se souciait point d’affronter sa colère.

La belle fille s’était placée entre le lit et lui, les bras croisés sur sa poitrine. Elle le regardait fixement.

— Bien ! bien ! grommela l’aide-empoisonneur en reculant d’un pas ; — je n’ai pas peur de cette amazone, au moins… Et, après tout, avec ma préparation, il ne faudrait que trois secondes, cinq tierces et une fraction pour l’arraisonner comme il convient… C’est égal ; je voudrais l’éloigner d’ici avant l’arrivée du docteur.

Ce vœu du digne Rowley ne devait point être réalisé, car, presque aussitôt après, la porte s’ouvrit brusquement, et le docteur Moore, l’air sombre, les sourcils froncés, entra dans la chambre.

— Que signifie cela, monsieur ? dit-il durement en s’adressant à Rowley.

— Sir Edmund a passé par la petite porte, répliqua tout bas l’aide-empoisonneur, — et il a amené cela… cette lady… avec lui.

— Ce n’est point la place de cette lady, monsieur… Retirez-vous et priez-la de vous suivre.

— Monsieur, je ne sortirai pas, dit Susannah d’une voix basse et calme.

— Ta ta ta ta ! fit Rowley.

Le docteur s’avança jusqu’au lit.

— Madame, dit-il en faisant effort pour refouler sa colère naissante au dedans de lui-même ; — j’ignore et je méprise les puériles formules de ce qu’on nomme la galanterie… Néanmoins, prévoyant un fâcheux, dénouement à tout ceci, et voulant l’éviter, je me découvrirai devant vous, madame ; — il mit le chapeau à la main, — je m’inclinerai comme un fat, et j’épuiserai tout mon fond de courtoisie en vous disant : Je vous prie, madame, je vous supplie de vous retirer sur-le-champ.

Pour que le lecteur comprenne tout d’un coup la situation, il suffira de lui apprendre que le docteur quittait à l’instant même le chevet de miss Trevor, et qu’il revenait en toute hâte pour tenter sur Clary la terrible expérience jusque-là retardée.

Susannah tourna la tête vers Clary.

— Oh ! ne m’abandonnez pas ! dit la pauvre fille, qui crut voir de l’hésitation dans ce mouvement.

— Vous abandonner ! s’écria Susannah en l’entourant de ses bras. Oh ! non, Clary ! Je ne connais point de force qui puisse me séparer de vous.

— Mauvaise tête ! grommela Rowley.

Le docteur laissa échapper une sourde exclamation.

— Madame !… madame !… dit-il d’une voix tremblante ; — vous ne me connaissez pas !.. Et vous ne savez pas quel crime vous avez commis à mes yeux en pénétrant dans cet appartement…

— Je sais qu’on a voulu faire périr cette enfant, répondit Susannah sans s’émouvoir, — et je veux veiller désormais sur elle.

La porte s’ouvrit encore. Cette fois, ce fut Tyrrel l’Aveugle qui entra. Personne ne prit garde à lui. Au lieu de gagner l’intérieur de la chambre, il demeura immobile et froid sur le seuil, tournant sur cette scène, avec une complète indifférence, sa prunelle morne et vitreuse.

Le docteur avait tressailli visiblement à la réponse de Susannah.

— Ah !… vous savez cela, madame ! murmura-t-il avec un menaçant effroi ; — eh bien ! je puis oublier que vous le savez… je puis vous pardonner peut-être de le savoir. Mais sortez !… sur votre vie, sortez !

— Je ne sortirai pas, répéta la belle fille, dont l’œil, serein et brillant d’un calme sublime, soutint sans se baisser le sinistre éclair du regard de Moore ; — et il faudra commencer par me tuer, monsieur, si vous en voulez à la vie de cette enfant.

Le docteur mit ses deux mains dans les vastes poches de son habit ; son visage, pâle d’ordinaire, avait du sang jusqu’au front et était terrible à voir.

— Hors d’ici ! dit-il à Rowley avec un éclat de rage ; — cette femme l’a voulu !..

Aucun des muscles du beau visage de Susannah ne se contracta. Seulement, elle éleva ses yeux vers le ciel, parce qu’elle vit bien qu’elle allait mourir.

Mais Tyrrel l’Aveugle s’était décidé enfin à prendre un rôle dans cette scène. Au moment où Moore, affolé par un de ces paroxysmes de fureur qui prennent surtout les hommes comme lui, dont la passion se cache hypocritement sous une enveloppe glacée, à l’instant, disons-nous, où il s’élançait vers Susannah toujours immobile, le bras robuste de Tyrrel l’arrêta court.

Le docteur essaya de se dégager. Ce fut en vain.

— Quoi ! s’écria-t-il enfin, épuisé par cette lutte d’un moment ; — tu oses me faire violence, toi !!

— Mon idée est qu’il ne faut pas tuer cette femme, docteur, répondit paisiblement Tyrrel.

— Et si je le veux, moi !

— Je tâcherai de vous en empêcher.

— Pourquoi, misérable, pourquoi ? rugit le docteur avec toute la naïveté de la rage.

Clary était plus morte que vive. — Susannah, que la colère de Moore n’avait pu faire trembler, attachait maintenant sur Tyrrel un regard inquiet et craintif.

Celui-ci reprit, sans rien perdre de son flegme :

— Docteur, pour plusieurs raisons… D’abord, cette femme est ma fille.

Susannah éprouva un imperceptible choc et devint plus pâle, mais elle ne manifesta point de surprise. — Moore, au contraire, recula étonné.

— Ah ! ah ! miss Suky, poursuivit Tyrrel en la couvrant de ce regard long, perçant et lourd dont la belle fille avait parlé tant de fois à Brian de Lancester ; — ne me reconnaissez-vous pas ?

— Je vous reconnais, monsieur, prononça tout bas Susannah, — et pourtant…

— Pourtant ne signifie rien, miss Suky, avec un savant homme comme M. le docteur… Vous m’avez vu pendre, n’est-ce pas ? Qui sait ? peut-être me verrez-vous pendre encore… Docteur, ajouta Tyrrel en se tournant vers Moore, dont la colère avait pris le change à cette révélation, mais qui regardait toujours les deux jeunes filles avec une hésitation de mauvais augure ; — quand je dis : elle est ma fille… vous m’entendez bien ?… Au temps où j’avais nom Ismaïl Spencer, on l’appelait Susannah Spencer, voilà tout… et ce n’est pas précisément pour cela que je me suis mis entre vous deux…

— Pourquoi donc ? demanda Moore.

— C’est la moins bonne de mes raisons. L’autre, la voici : M. le marquis de Rio-Santo m’a ordonné de veiller sur elle.

— Ah !… fit le docteur qui baissa la tête.

— Formellement ordonné ! acheva Tyrrel.

— Et cependant, continua Moore, elle sait… sa vie pourrait être ma condamnation !

Tyrrel s’inclina gravement.

— Qui se chargera de la réduire au silence ?… reprit le docteur. Est-ce vous, Ismaïl ?

Tyrrel jeta un oblique et furtif regard sur Susannah, qui s’était affaissée sur le lit et baissait les yeux.

— Eh bien ! oui, répondit-il en prenant tout-à-coup la bonhomie de son rôle de sir Edmund ; — je me charge de cela, docteur.

  1. À Londres, comme on sait, les numéros se suivent.