Les Mystères de Londres/4/18

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Au Comptoir des imprimeurs unis (10p. 257-299).


XVIII


QUINZE ANS.


La soirée s’avançait. Il y avait plus de trois heures que Mac-Farlane et Fergus étaient ensemble. Fergus avait perdu les enthousiastes élans qui exaltaient son courage chaque fois que son esprit, franchissant les années d’épreuves ténébreuses et d’infimes préliminaires qui le séparaient du but, arrivait, par la pensée, aux heures de la lutte réelle et se voyait, puissance contre puissance, lui d’un côté, l’Angleterre de l’autre. Il était pris de ce dégoût amer et profond dont la pénétrante atteinte effleurait sa volonté sans pouvoir l’amollir, lorsqu’il se retrouvait face à face avec la honte des moyens à employer.

Et ici l’amertume de son dégoût était doublée, parce qu’il voyait là, près de lui, Angus, son ami, son frère, jeté brusquement hors de la voie commune, et livré aux chances d’une vie de dangers et de crimes.

Car Fergus ne se dissimulait rien. Il donnait aux choses leur nom véritable, et ne cherchait point dans des faux-fuyants de conscience un simulacre d’absolution. Il était franc avec lui-même, et choisissait un refuge plus volontiers dans sa fierté que dans d’hypocrites accommodements.

Sa fierté lui montrait le but pour excuse, le but et la force disproportionnée de l’ennemi qui en défendait l’approche.

Mais Angus, pourquoi faire peser sur Angus une part du fardeau fatal ?…

O’Breane se disait cela ; mais il est dans la nature de l’homme que domine impérieusement une idée, de tenir outre mesure au néophyte conquis à sa religion. Et puis Angus avait, lui aussi, sa volonté qui, pour être suggérée, n’en gardait pas moins sa force. Il s’était prononcé ; sa superbe d’Écossais eût préféré mille fois la mort à la honte d’un dédit.

De telle sorte que ni pour l’un ni pour l’autre il n’y avait plus à rebrousser chemin.

Pour sentir son enthousiasme refroidi, Fergus, habitué d’ailleurs, durant ses cinq années de travaux solitaires, à de bien autres fluctuations, ne perdait rien de son obstinée persistance. Sa volonté dominait en lui toujours, inébranlable et forte, soit que l’ardeur de ses conceptions l’emportât au delà des bornes de la réalité présente, soit qu’il retombât, froissé, mais non vaincu, de toute la hauteur de ses espoirs.

Il fit effort sur lui-même et continua de dérouler devant Mac-Farlane ce que celui-ci devait indispensablement savoir de son plan d’action. Il fut convenu entre eux que les serviteurs même de Fergus ignoreraient le degré de confiance où il avait admis Mac-Farlane.

Il était environ minuit lorsqu’ils se séparèrent. Angus se retira dans l’intérieur de la ferme, laissant O’Breane dans la salle commune où un lit avait été dressé.

Mac-Farlane avait un poids sur le cœur. Dès qu’il fut hors de la présence de Fergus, son cerveau, faible et déjà sujet à ces sombres folies que les Écossais nomment la « seconde vue » et qui passent pour des avertissements prophétiques, s’emplit tout à coup de funèbres visions. L’empire exercé sur lui par Fergus présent, subit une sorte de réaction mystérieuse. Il vit l’avenir en noir, et O’Breane dominer, comme un mauvais génie, cet horizon de malheurs.

Sa vie était avant ce jour triste et emplie par une pensée de vengeance, mais la vengeance est chose sainte pour le campagnard écossais, et toute chose sainte, qu’elle le soit en réalité ou par erreur, porte en soi encouragement et soutien. Maintenant, on le lançait brusquement sur une pente nouvelle, inconnue. On lui montrait ça et là sur la route à suivre, le mensonge, le crime, la honte, — et on lui disait : va !

Et la bouche qui prononçait ce mot fatal avait des accents devant qui tombaient toutes résistances. C’était une bouche aimée et à la fois souveraine, d’où s’écoulaient des paroles qui avaient le charme de la prière et la puissance du commandement.

Mais une fois hors du rayon où s’exerçait le prestige, Angus se révolta et s’irrita. Toutes ces vastes combinaisons dont les mille replis s’étaient montrés un instant à lui, éclairés par la lucide éloquence d’O’Breane, lui échappèrent de nouveau et plus complètement. Il ne vit plus rien que ténèbres ; son esprit superstitieux s’effraya et se cabra.

Et pourtant, il n’avait point la pensée de revenir en arrière. Semblable à ces enfants dont la fougue obstinée se raidit, soutenue par l’orgueil, contre l’évidence de la raison, il donnait cours à sa vaine colère, et c’était tout. Il se fût indigné contre quiconque lui eût offert de rompre le pacte conclu, — contre Fergus lui-même.

Angus était un de ces hommes faibles en qui le vulgaire voit à coup sûr des hommes forts. Son énergie indisciplinée n’avait point d’assises ; sa volonté vacillait ; son courage était celui du sanglier forcé dans sa bauge. Mais son état ordinaire, qui était une sorte de fièvre sourde et sombre, avait toutes les apparences de ce feu mystérieux qui consume certaines âmes, trop à l’étroit dans le corps qui les recèle.

C’était un cœur loyal et généreux. Il y avait au fond de sa nature une gaîté rustique que le malheur comprimait de son poids écrasant, mais il y avait aussi un vague amour du lugubre et du merveilleux, mal endémique des campagnes d’Écosse et qu’ignorent les obèses fermiers de l’Angleterre, — mal étrange qui dans l’ordre intellectuel produit également les strophes larmoyantes du sépulcral Young, les rêveries quasi-sublimes d’Ossian et les pages ravissantes où sir Walter Scott projette ses inimitables fantasmagories, — et qui dans l’ordre moral enfante d’épileptiques enthousiastes, des fous à foison et des sorciers de village.

Pourquoi Fergus avait-il choisi un tel homme, entre tous, pour être son confident unique et privilégié ?

La sympathie… Il faut que le lecteur nous pardonne de n’avoir point à lui donner de meilleure raison. Nous avons fouillé, pour répondre à cette question, toute métaphysique, Loke et Bacon, Stewart, Hume et Berkeley, Kant et Leibnitz ; nous avons même ouvert avec précaution les in-octavos éclectiques de M. Cousin. Peine inutile. Loke et Bacon, Stewart et Hume, Leibnitz et Kant n’ont pas écrit une seule ligne sur cet intéressant sujet. Quant au professeur français…

Mais notre qualité d’Anglais nous oblige ici à une excessive réserve. Nous devons éviter tout ce qui pourrait ressembler à de la prévention nationale, bien qu’une revue de Paris à qui son grand âge, ses infirmités, ses malheurs et l’opération douloureuse qu’elle vient de subir, donnent un caractère hargneux, bien excusable dans sa position, nous ait fait l’honneur, — dit-on, — d’élever sa voix chevrottante pour anathématiser notre ouvrage.

La sympathie, disions-nous. — Fergus aimait Mac-Farlane.

Celui-ci, en sortant de la chambre commune, prit le chemin de son appartement ; mais, avant de s’y retirer, il entra, suivant son habitude, dans la chambrette où reposaient ses filles. Amy Mac-Farlane y était encore. Elle s’était endormie, la tête appuyée sur le rebord du berceau, et le bruit pénible à entendre de sa respiration oppressée couvrait le souffle égal et tranquille des deux enfants, qui sommeillaient joue contre joue, confondant, au creux de l’oreiller, les blonds anneaux de leurs chevelures et leurs sourires jumeaux.

Angus toucha d’un même baiser les deux petites bouches unies ; puis il étendit le bras pour éveiller Amy. Mais son regard tomba sur le visage de la jeune femme, éclairé vivement par la lampe posée auprès d’elle. Amy dormait un sommeil de fièvre. Un point ardent tachait la pâleur de sa joue, et la sueur de ses tempes affaissait les mèches amollies de ses cheveux.

Ce n’est pas en Écosse qu’on peut ignorer le fatal enseignement de ces symptômes.

Le bras d’Angus resta suspendu. Un frisson poignant lui traversa le cœur. — Bien des fois, peut-être, il avait observé la figure de sa femme durant son sommeil ; bien des fois il avait entendu son souffle haletant, vu la nuance menaçante de ses pommettes et la froide sueur de ses tempes. Il avait éprouvé, sans doute alors, un mouvement de crainte et de tristesse. — Cette nuit, ce fut de l’épouvante et du désespoir.

Il reporta son regard désolé sur les petites filles endormies, et un gémissement sourd s’échappa de sa poitrine.

Puis il sentit en lui quelque chose d’étrange et qu’il prit pour de la folie. Ce fut un élan de haine furieuse contre Fergus O’Breane.

— Je ne pouvais pas me donner ! murmura-t-il ; — je ne m’appartiens pas… Amy me dira en mourant… car je vais rester seul… Amy, ma pauvre femme, me dira : — Je te les confie ; elles n’ont que toi : tu seras leur père et leur mère… Et que lui répondrai-je, moi ? Car on ne ment pas à ceux qui vont mourir !

Il pressa son front entre ses mains, puis il fit un pas pour s’élancer vers la salle où il avait laissé Fergus. Mais il ne fit qu’un pas.

— Mon frère m’a dit le danger, reprit-il ; mon frère ne m’a rien caché. C’est de mon plein gré que je suis à lui… Amy ne mourra pas… J’ai le temps… Un homme ne reprend pas sa parole.

Fergus, pendant cela, resté seul dans la salle d’entrée, s’était donné à ses réflexions habituelles. La fatigue du voyage appela le sommeil, qui le surprit au milieu de sa méditation.

Les heures passèrent. — Son repos fut si profond qu’il ne céda point au bruit que fit la porte extérieure, fermée seulement au loquet, suivant les vieux us écossais, en tournant sur ses gros gonds rouillés.

Un homme entra. La nuit touchait à sa fin. Le nouvel arrivant, qui grelottait de froid, commença par vider d’un seul trait le reste du flacon de vin de France entamé par Angus. Cela fait, il ralluma le feu éteint et s’établit sous le manteau de la cheminée.

Lorsque Fergus s’éveilla, le jour était déjà clair. Il se trouva en face d’un grand feu auprès duquel Randal Grahame fumait paisiblement un cigare rapporté de Cuba en directe ligne.

— M. Mac-Nab vous a-t-il donc refusé l’hospitalité ? demanda Fergus étonné.

— M. Mac-Nab est un avocat prudent, répondit Grahame ; — je le crois capable de refuser tout ce qu’il n’est pas contraint d’accorder. Mais il ne m’a rien refusé, O’Breane, parce que je ne lui ai rien demandé.

— Je pensais que vous comptiez ?…

— Oui, oui… dire une prière dans la chambre du vieux Grahame qui est mort ; — Randal ôta son bonnet ; — c’est une chose faite et c’était une chose due… Mais du diable si j’avais besoin pour cela de la permission de Mac-Nab ou de personne ! je sais d’autres chemins pour entrer dans la maison de mon père que la porte ou la fenêtre, O’Breane… J’ai bonne mémoire… j’avais passé dix ans dans la montagne avant de paraître devant les assises de Glasgow, ce qui fait quinze années depuis que j’ai quitté la maison et ses alentours, mais j’ai retrouvé ma route comme si je l’avais faite hier.

— Tant mieux, dit Fergus. Vous retrouverez également ce souterrain.

— Également, c’est le mot, interrompit Randal ; — j’ai fait d’une pierre deux coups, O’Breane, et au lieu de prendre ma route à travers champs, je l’ai abrégée en passant par le souterrain de Sainte-Marie.

— Et qu’y avez-vous vu ? demanda virement Fergus.

— Ah ! ah ! commandant ! s’écria Randal ; c’est comme un fait exprès. Il semblerait que le diable nous prépare les voies… Tout y est ! de belles salles voûtées pour nos ouvriers, un dortoir à cinquante pieds sous terre, et jusqu’à un courant d’eau, le torrent de Blackflood, pour tourner la roue d’un moulin à papier !… Sur ma foi ! nos bank-notes sont à demi-fabriquées, et je voudrais parier que nous ferions l’Écosse entière, et l’Angleterre, et l’Irlande, avant de trouver un endroit pareil !

— Et les issues ? dit Fergus.

— Ceci est une autre affaire, répondit Randal en secouant la tête ; — mais j’aurai plus tôt fait de vous raconter mon voyage… En vous quittant, je suis entré dans la cabane d’un vieux camarade de mon père, Evan de Leed, dont le fils Duncan était valet de Mac-Farlane, au temps où Mac-Farlane avait des valets… car il paraît qu’Angus est pauvre comme Job à cette heure… Duncan m’a donné un verre d’ale sans me reconnaître ; moi, je lui ai emprunté, sans l’en prévenir, une lanterne et un briquet. Le parc de Crewe a des murs en ruines ; le château ne vaut guère mieux que les murs du parc : on y entre comme chez soi. Je suis arrivé dans le grand salon avant d’avoir trouvé une porte fermée… C’est un château à refaire. Quelque dix à quinze mille livres sterling… un détail. — Dans le salon, je n’ai pas eu de peine à reconnaître le bouton de la porte masquée qui donne sur l’escalier des souterrains, mais j’ai eu de la peine à le faire jouer. Tudieu ! j’ai lieu de croire que depuis quinze ans personne n’a pris ce chemin pour se rendre à notre maison… Le bouton a cédé, pourtant ; j’ai allumé ma lanterne et je suis descendu… Quant aux galeries souterraines, je vous ai tout dit. Elles sont de taille à loger une armée, et nous pourrons y fabriquer jusqu’au papier de nos bank-notes… Mais il y fait froid, O’Breane, s’interrompit Randal en approchant son siège du foyer par un mouvement involontaire ; — je suis revenu ici perclus… Dans le souterrain, je me suis orienté à l’aide de mes souvenirs, ravivés par le bruit lointain du torrent de Blackflood, et j’ai mis enfin le pied sur la première marche de l’escalier qui conduit à la maison de Randal.

De ce côté, notre secret n’est pas si bien gardé, O’Breane.

J’ai trouvé ouvert le pan de muraille qui masque l’entrée en dehors, et je n’ai point eu la peine de le faire virer sur son axe massif.

J’ai poussé une porte. — J’étais dans la chambre où je voulais dire une prière pour le repos éternel du vieux Grahame. Mais celle chambre était habitée. — Mac-Nab y dormait dans le propre lit de mon père. Dans une petite couchette, un enfant sommeillait. — Un bel enfant, sur ma foi ! frais comme une rose et l’air hardi… Mais on en fera un avocat, — un médecin, un procureur : les honnêtes gens font des métiers pitoyables !… ceci nous importe peu.

Ce qui est plus important, c’est que, suivant toutes probabilités, Mac-Nab connaît le souterrain…

— Ne peut-on l’éloigner ? dit Fergus.

— J’ai pensé à autre chose… J’avais sur moi mon couteau… Mais j’avais vu tant de fois mon vieux père endormi sur ce lit… Et puis j’étais venu pour faire une prière. Je me suis mis à genoux.

Au demeurant, Mac-Nab n’a pas pour habitude, je pense, de se promener dans les souterrains, et, s’il lui prend envie de nous espionner, il y a le trou de Blackflood qui, tout en faisant tourner notre moulin, pourra nous débarrasser sans bruit d’un témoin trop curieux.

— Cherchez un autre moyen, Grahame, répliqua Fergus : Mac-Nab est le frère d’un homme que j’aime.

— Nous chercherons… Reste le château… D’un jour à l’autre, quelque lord, amateur des histoires de l’auteur de Wawerley, s’engouera de sa situation pittoresque et l’achètera… c’est immanquable… D’un autre côté, je ne puis devenir propriétaire dans ce pays où le hasard pourrait me faire reconnaître. Il faudrait trouver un homme…

— Cet homme est trouvé, répondit O’Breane.

— Ah !… fit Randal en souriant ; — il paraît que vous aussi vous avez travaillé dette nuit ?…

Un mois après cet entretien, Angus Mac-Farlane achetait, au grand étonnement de toute la contrée, le château de Crewe et ses dépendances.

Cet achat n’épuisa point ses finances, paraîtrait-il, car il fit à l’antique manoir des réparations considérables et y transporta le domicile de sa famille, laissant la ferme de Leed à Duncan, son ancien serviteur.

D’où lui venait cette subite opulence ? — En tous cas, elle n’avait point amené le bonheur avec soi. Angus, que les paysans du voisinage s’habituèrent à appeler « le laird, » devenait de plus en plus sombre et taciturne. Il s’éloigna de son frère Mac-Nab.

Le lecteur sait maintenant, sans que nous ayons besoin d’entrer dans des explications nouvelles, ce qu’étaient ces faux moines rassemblés pour une orgie dans les souterrains de Sainte-Marie de Crewe, cette nuit où la malheureuse Harriet Perceval fut enlevée ; il sait également d’où venait au caissier de la maison carrée, au coin de Cornhill, dans Finch-Lane, cette profusion de billets de banque qui poussa Tom Turnbull et ses compagnons à donner l’assaut au bureau du paisible M. Smith.

Les souterrains de Sainte-Marie devinrent en effet une fabrique de fausses bank-notes et en même temps un lieu de réunion et d’asile pour les membres les plus considérables de la Famille, que les circonstances forçaient à s’exiler de Londres. Ce fut comme le Purgatoire des lords de la Nuit.

Les choses néanmoins n’allèrent point ainsi tout de suite. Il fallut plusieurs années pour en arriver là, et Randal seul, durant cet intervalle, eut, en son propre nom, des relations avec la Famille de Londres. Fergus voulait, non pas se présenter, mais s’imposer à cette mystérieuse puissance. C’était en grand seigneur qu’il voulait aborder les négociations, et son humble nom d’O’Breane lui semblait un obstacle à la réalisation de ses projets de dictature, parce qu’il y avait dans l’association des hommes haut placés suivant le monde, des magistrats, des officiers de l’armée britannique et jusqu’à des lords.

Ce fut donc seulement lorsqu’il eut conquis, comme nous allons le voir, un nom noble et un titre sonore qu’il entra en communication directe avec la Famille.

Parmi les lords de la Nuit, le jeune docteur Moore, qui commençait à bâtir sa réputation de grand médecin, en même temps qu’il entrait plus avant dans les ténébreuses machinations de la Famille, aurait seul pu le reconnaître. Mais il avait vu Fergus malade et couvert de l’uniforme des déportés à bord du ponton le Cumberland, et ses souvenirs à ce sujet ne pouvaient être bien précis.

Il ne le reconnut point. — Ce nom d’O’Breane passa pour un sobriquet. Fergus prit rapidement une telle influence sur les principaux membres de l’association, qu’on le choisit pour chef suprême.

Dès ce temps-là, Angus Mac-Farlane était juge de paix du comté, de sorte que les souterrains de Sainte-Marie se trouvaient être bien gardés.

Pendant les années qui suivirent le retour de Fergus en Europe, il mena une vie double. Tantôt l’un de ses navires le transportait à quelque cour étrangère, où il suivait patiemment le fil de ses négociations et tissait un coin de la trame où devait se prendre l’Angleterre ; tantôt il reparaissait tout à coup en Écosse où la terreur publique lui attribuait, sous le nom de Fergus-le-Rouge, des exploits de brigandage extraordinaires. La terreur publique se trompait. Fergus avait à faire autre chose que de se battre sur les grands chemins. On lui mettait sur la conscience les hauts faits de ses lieutenants, et Randal Grahame, l’ancien bandit, ne contribua pas peu à grossir la renommée d’O’Breane.

Le premier voyage de Fergus le conduisit au Brésil. C’était vers l’année 1820, et S. M. l’empereur était sur le point de partir pour le Portugal. Fergus s’était ménagé de longue main dans cette cour, sous un nom commercialement respectable, de hautes relations, au premier rang desquelles était Léopoldine, archiduchesse d’Autriche, impératrice du Brésil. Fergus avait la science infuse des nobles façons, et les marchands anglais fraient avec les princes. — L’impératrice le couvrit de son auguste protection, et les langues méchantes de la cour eurent occasion de faire remarquer que Fergus était le plus beau cavalier qu’on eût vu jamais au Brésil.

Ce fut peut-être à cause de cela, mais ce fut aussi à cause des services réels qu’il rendit à Jean IV, que ce prince, l’éleva par une rapide succession de faveurs, au plus haut rang de la noblesse.

En 1822, un an après la restauration de la maison de Bragance, Fergus O’Breane, l’orphelin de Saint-Gilles, était grand de Portugal de première classe, grand-croix de l’ordre du Christ et marquis de Rio-Santo dans Paraïba.

Fergus était en outre substitué par rescrit royal aux nom et titre d’une famille éteinte, les Alarcaon, de Coïmbre.

De sorte que, quand nous avons entendu annoncer, dans les fiers salon du West-End, don José-Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, ce n’était point là le nom d’un aventurier vulgaire, anobli par la grâce de sa fraude et se pavanant sous un titre dérobé ; c’était un grand seigneur de légitime fabrique, un marquis de par accolade royale, un haut personnage, sur la poitrine duquel brillaient, acquises et méritées, les décorations européennes les plus enviables et les moins prodiguées.

En quittant le Portugal, Fergus revint en Écosse. — Ce fut à ce voyage qu’eut lieu le meurtre de Mac-Nab.

Mac-Nab avait employé toute son influence d’honnête homme et de beau-frère pour pénétrer le secret d’Angus Mac-Farlane et le détourner d’une voie qu’il soupçonnait d’être périlleuse et déloyale. Angus avait résisté.

Au bout de plusieurs années et justement pendant le séjour en Écosse du nouveau marquis de Rio-Santo, Mac-Nab découvrit par hasard une partie des mystères du souterrain de Sainte-Marie. Il en avertit Angus. Celui-ci refusa d’agir et se renferma dans le silence, disant seulement à Mac-Nab : — Prenez garde !

Mac-Nab était un homme courageux ; il écrivit aux autorités voisines. — La nuit suivante, Fergus O’Breane en personne s’introduisit dans la chambre de Mac-Nab, escorté de Bob Lantern, qui était l’un des ouvriers de Randal. — Nous savons par quel chemin ils parvinrent tous deux jusqu’au lit du père de Stephen. — Derrière eux, des hommes de la Famille étaient venus qui firent pivoter le pan de muraille et assujettirent les forts crampons de fer qui servaient de serrure à cette porte titanesque.

Les souvenirs de Stephen, du reste, étaient assez précis pour que nous n’ayons pas besoin de raconter une seconde fois la scène. Seulement, une prévention bien naturelle le portait à charger les détails du meurtre qui ne fut point un assassinat, mais bien un véritable duel, — autant qu’on peut appeler ainsi une lutte où l’un des deux adversaires est mis en demeure de se défendre et n’a point la faculté de refuser le combat.

Or, il y avait, à part la dénonciation récente de Mac-Nab, plus d’une cause de duel entre lui et Fergus. Nous ne prétendons point excuser ce dernier, mais n’était-ce pas Mac-Nab qui avait introduit Godfrey de Lancester chez Mac-Farlane ? N’était-ce pas Mac-Nab qui était la cause première, bien qu’indirecte, de la déportation de Fergus et du malheureux mariage de la pauvre Mary ?

Mac-Nab avait tellement la conscience de ces griefs, qu’il se sentit perdu au seul aspect de Fergus O’Breane. Il accepta le combat comme une chance suprême. Les armes étaient en sa faveur. C’était le dirk, au maniement duquel les Écossais sont proverbialement habiles.

Au premier choc il tomba, en effet, comme nous l’a dit Stephen. — Mais O’Breane lui donna le temps de se relever. Une seconde fois il fut terrassé et Fergus le remit en garde sans blessures.

Ce ne fut qu’au troisième assaut qu’il reçut le coup mortel.

Ce meurtre et la mort d’Amy Mac-Farlane, qui arriva peu de temps après, aggravèrent l’humeur sombre du laird et le jetèrent dans un état voisin de la démence. Ses superstitieuses idées prirent sur lui un empire absolu. Il se complut dans les lugubres extases de la seconde vue, et sentit grandir en lui un désir irraisonné de vengeance contre O’Breane, meurtrier de son frère, contre O’Breane qu’il appelait le bourreau de sa femme.

Car la pauvre Amy avait été bien malheureuse durant les dernières années de sa vie. Sa pénétration de femme avait vite découvert qu’un secret pesait lourdement sur la conscience de son mari ; puis elle avait deviné, deviné à peu près, — assez pour trembler et gémir amèrement sur l’avenir réservé à ses deux filles qui croissaient, toujours plus jolies, auprès de son lit de douleur.

Et Angus accusait O’Breane de ces inquiétudes suprêmes de la pauvre mère.

Mais il l’accusait seulement lorsqu’il était seul et trop loin pour subir cet empire absolu qu’exerçait sur lui Fergus. Lorsqu’il le revoyait, sa haine s’enfuyait, honteuse, et il se la reprochait comme une trahison. — C’était une lutte étrange et permanente qui se livrait en lui entre un fougueux instinct de vengeance et une tendresse dévouée, mêlée d’admiration et de respect.

Fergus, lui, poursuivait ardemment son œuvre. La Russie, l’Autriche, l’Espagne, la France le virent passer tour à tour, occupé d’une pensée unique qu’il cachait sous le brillant manteau de don Juan. — Les femmes l’admiraient comme un dieu, et lui s’endormait si souvent aux pieds des femmes, que nul n’aurait pu croire à l’existence d’une pensée haute, patiente, implacable derrière ce front couronné de baisers, comme se couronnait de roses, sur le lit incliné des festins, le front parfumé des prêtres de la Mollesse antique.

D’autres fois, il passait la mer et parcourait les rudes campagnes de l’Irlande. Son cœur se soulevait à la vue des indescriptibles misères de cette malheureuse contrée. Il allait, prêchant la croisade, par lui ou par ses agents. — Daniel O’Connell l’écoutait un jour et admirait la hauteur de ses vues, tout en réprouvant, par la nature même de son esprit, patient plutôt que hardi, et passionné pour les luttes légales que rendent possibles les ténèbres de la législation anglaise, tout en réprouvant, disons-nous, la forme factieuse de sa pensée, au fond de laquelle il voyait avec effroi la guerre civile.

Quinze années s’écoulèrent dans ces labeurs divers et de tous les jours.

Au bout de quinze ans, la tranchée était mûre pour l’assaut. Les établissement de l’Inde, travaillés sourdement, chancelaient sur leur base sapée ; la Chine mettait à mort les marchands d’opium ; les deux Canada se soulevaient à l’envi et répondaient à l’appel de Papineau ; le Cap s’effrayait aux menaces des boërs hollandais sous les armes ; les Antilles souffraient et tournaient leurs regards vers la France ; le Sindhy enfin poussait son cri de guerre, auquel devait répondre le cri de mort de douze mille soldats anglais.

Les États-Unis, d’un autre côté, parlaient haut et présentaient, dans les plis de leur robe républicaine, la paix ou la guerre avec une provocante indifférence.

D’un autre côté encore l’Europe, — la France exceptée, — pour cause, — menaçait, se plaignait, demandait la révision des traités de commerce machiavéliques qui ouvrent tous les marchés du monde, sans compensation, aux produits surabondants de l’industrie anglaise.

À l’intérieur enfin, un orage terrible grondait en Irlande ; le pays de Galles refusait l’impôt, préludant ainsi à l’étrange guerre que firent plus tard au fisc les filles de Rebecca ; le chartisme, cette plaie terrible, était constitué, et, jusque aux portes de Londres la population inquiète des tisserands de soie de Spitael-Fields, poussait, dans d’innombrables meetings, des cris de haine contre la métropole.

Fergus se dirigea vers Londres. — L’instant était venu de frapper le colosse au cœur.

Et lorsqu’il entra dans la capitale de l’empire britannique, il n’y eut point assez de fêtes pour le bien recevoir. Il n’eut qu’à se montrer, le brillant lord, pour gagner tous les amours, toutes les admirations, pour devenir l’idole de la gigantesque cité…

Mais le vieil Homère, dans sa divine sagesse, ne nous montre-t-il pas les sujets de Priam prosternés autour du cheval de bois dont les flancs perfides recelaient la ruine d’Ilion ?