Les Mystères de Londres/4/22

La bibliothèque libre.


Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 3-36).


XXII


ANNA.


La maison du cavalier Angelo Bembo donnait dans Hyde-Park-Corner. C’était une petite habitation mignonne et qui n’avait certes point pris naissance sous la lourde équerre d’un architecte anglais. On reconnaissait dans sa construction un sentiment d’harmonie et d’art, tout à fait étranger à nos maçons de Londres. — Peut-être était-ce l’œuvre d’un de ces pauvres exilés d’Italie, vaincus au jeu puéril et mélodramatique des conspirations du carbonarisme, expiant par la misère l’innocent plaisir d’avoir juré haine à tous les tyrans, sur un poignard, en compagnie de plusieurs agents de police, dans une cave de Naples ou de Rome, pousses étiolées et chétives d’un tronc jadis vaillant, débris enfin, — mais débris poétiques, beaux par eux-mêmes comme hommes, et beaux encore par le sens exquis de tout ce qui est art et beauté.

Il y avait en effet dans cette petite maison, qui semblait avoir froid et grelotter, la pauvrette, sous la lourde humidité de notre atmosphère, comme un ressouvenir des pures lignes des ville florentines. Elle était elle-même une exilée d’Italie, déplacée parmi les brumes de nos contrées, comme les fils affadis et frivoles de l’Italie conquise sont déplacés parmi notre vie positive et la prose pesante de nos affaires.

Bembo avait choisi cette habitation d’instinct et comme on se rapproche d’un ami retrouvé. C’était un souvenir de sa patrie.

Lorsque Angelo ne passait point ses jours auprès du marquis de Rio-Santo, dans Irish-House, il se retirait dans un petit salon, meublé avec un goût exquis, et dont les croisées donnaient sur une terrasse, dominant les ombrages de Hyde-Park. — Sur la terrasse, dont le dôme en vitrage prêtait quelque force aux pâles rayons du soleil britannique, croissaient de belles fleurs, exilées aussi, et répandant, sous le ciel étranger, les languissantes effluves de leurs parfums amoindris.

Tout autour de la salle pendaient de ces toiles, obscures à l’œil vulgaire, mais resplendissantes de génie et qui gardent, après des siècles écoulés, le lumineux reflet de la pensée du maître. — Bembo avait choisi ces tableaux lui-même. — Un gentleman eût passé devant eux cinquante fois, sans y voir autre chose que des couleurs ternies, entourées d’un cadre doré, si Bembo n’eût établi leur authenticité.

Mais Bembo ayant établi leur authenticité, le même gentleman ne pouvait rassasier son lorgnon de leur vue, et Dieu sait qu’il eût donné mille livres du plus médiocre d’entre ces tableaux.

Car Raphaël mourrait de faim chez nous s’il n’avait point en poche son acte de naissance. En revanche, un peintre d’enseignes à bière, muni du passeport de Raphaël, gagnerait positivement des millions.

Nous sommes des barbares en cravates blanches et en bottes vernies, et la plus sublime comme la plus sincère expression de l’Angleterre artistique est ce touriste qui, dans son admiration éclairée, brisa une des colonne du temple de Diane, afin d’en rapporter un petit morceau à Londres.

On sait du reste qu’en Italie on est obligé de garder à vue les antiques afin d’empêcher John-Bull de leur enlever un doigt ou un orteil pour la décoration de sa cheminée.

Parmi les tableaux qui ornaient les lambris, on remarquait deux admirables portraits, dont l’un représentait Andréa Bembo, sénateur, membre du conseil des Dix et provéditeur de l’archipel au XVIe siècle ; l’autre, coiffé de la barrette écarlate, représentait le cardinal Pietro Bembo, le fameux historien de Venise.

En face des fenêtres, il y avait un lit de jour, autour duquel retombaient abondamment les plis moelleux d’un rideau de soie.

Ce fut là que le cavalier Angelo Bembo conduisit Anna Mac-Farlane, après l’avoir enlevée du lord’s-corner.

Telle n’avait point été d’abord l’intention d’Angelo, qui voulait ramener la jeune fille à sa famille ; mais Anna, brisée de fatigue, n’avait pu supporter sans s’évanouir le choc violent, résultat de sa chute contre le pavé de Belgrave-Lane lorsque le laird, dans sa folie, la prenant pour une funeste apparition, l’avait précipitée loin de lui. Bembo fut obligé de la prendre dans ses bras et de la transporter ainsi dans sa propre demeure. Il ignorait en effet complètement ce qu’était Anna, où elle habitait et quel était le nom de sa famille.

Anna recouvra ses sens au bout de quelques minutes et poussa un long soupir. — Bembo était assis à l’autre bout de la chambre ; Anna, étendue sur le lit de jour, ne pouvait l’apercevoir.

Elle se leva vivement sur son séant et jeta autour d’elle un regard étonné. Ce n’était point la vue des objets nouveaux dont elle était entourée qui causait cette première surprise ; c’était uniquement le fait de se trouver couchée, elle qui passait ses nuits depuis huit jours dans un fauteuil, afin de ne point approcher de ce grand lit à rideaux antiques, dont elle avait une si providentielle frayeur.

Puis l’ameublement de la chambre vint à frapper ses yeux. Elle n’était plus dans cette grande pièce aux vastes fenêtres, dont les hautes boiseries lui avaient semblé si souvent se mouvoir à la lueur douteuse de sa bougie. — Où était-elle ?

Une vague expression d’effroi passa dans son regard. Puis sa bouche, dont la pâleur se teignait peu à peu de nuances plus rosées, s’épanouit en un sourire d’enfant. — Elle se souvenait.

— C’est peut-être mon bon ange ! murmura-t-elle ; — j’avais bien prié hier au soir… c’est Dieu qui l’a envoyé… Que les anges sont beaux, et que leur voix est douce !

Elle appuya sa jolie tête souriante sur sa main. Il n’y avait pas en elle l’ombre d’un sentiment de crainte ou de défiance.

— Je ne rêve pas, reprit-elle en fixant tour à tour ses grands yeux sur les peintures italiennes et sur les draperies des fenêtres ; — je n’ai jamais rien vu de tout cela… Il m’a délivrée. Je voudrais le voir pour lui dire merci…

Bembo, qui écoutait avec ravissement, immobile et retenant son souffle, n’eut garde de répondre à cet appel. — Les traits d’Anna se voilèrent d’un léger nuage.

— Je croyais qu’il n’y avait point d’homme aussi beau que Stephen, dit-elle avec une sorte de regret ; — je me trompais… Stephen est auprès de lui ce que sont les autres auprès de Stephen… Mon Stephen !… qu’il me tarde de le revoir !

À cette conclusion inattendue, Bembo poussa un profond soupir et refoula l’espoir qui envahissait déjà son âme.

La voix d’Anna devenait lente et paresseuse : ses longs cils battaient sa joue, comme si leur poids eût été trop lourd pour sa paupière ; ses yeux perdaient leur éclat et son sourire prenait cette fixité que donne à toute expression de visage l’imminence du sommeil.

Il y avait si long-temps qu’elle n’avait mis sa tête sur un coussin, et ses membres mignons, brisés par la fatigue de huit nuits, avaient tant besoin de repos !

— Je ne dirai pas à Clary que je l’ai pris pour un ange, murmura-t-elle en rougissant légèrement ; — Clary me raillerait… Oh ! je ne le dirai pas non plus à Stephen ! ajouta-t-elle vivement, — Je ne sais… J’ai peur de me retrouver face à face avec lui… Son regard a des feux qui sont doux, mais qui blessent… Stephen ne sait pas regarder ainsi…

Son bras s’affaissa doucement, et sa tête toucha le coussin, tandis qu’elle balbutiait encore :

— Non !… non ! je ne dirai pas que je l’ai pris pour un ange…

Le coussin se creusa, faisant un cadre de velours au pur et blanc ovale du visage de l’enfant endormie.

Bembo attendit quelques minutes. Anna ne parlait plus. — On n’entendait que sa respiration égale et douce.

L’aube commençait à dessiner au dehors le grêle feuillage des plantes exotiques qui croissaient sur la terrasse.

Bembo se leva enfin et traversa la chambre sans bruit.

Il était pâle, mais son front rayonnait une joie recueillie. Il s’arrêta au pied du lit de repos et joignit ses mains avec adoration. — Anna dormait déjà profondément. Sa bouche entr’ouverte montrait deux lignes de pur émail entre lesquelles passait sans bruit le souffle frais de son haleine. Les belles masses de ses cheveux dénoués se confondaient avec le velours des coussins qui repoussait, comme le fond obscur mis à dessein sous un médaillon d’albâtre, les suaves contours de son corps de vierge.

Bembo subissait une sorte d’attraction matérielle dont les effets, lents mais sensibles, le rapprochaient peu à peu de la tête du lit. Sa volonté n’était pour rien dans ce mouvement. Il glissait comme si le tapis eût présenté une pente. — Avant qu’il se fût aperçu de ce déplacement, ses deux mains jointes reposaient sur le velours, tout près de la petite main d’Anna qui, retournée par un de ces bizarres effets de sommeil où le repos complet s’obtient dans des positions gênées et contre nature, offrait sa paume ouverte à demi et semblait attendre une autre main pour la serrer. Et comme cette torsion du poignet, de la part d’une personne debout et éveillée, ne peut s’exécuter que par derrière, le geste d’Anna endormie avait l’air d’un naïf appel de coquette villageoise, faisant un signal d’amour à la dérobée.

Greuze a dû peindre quelque part cette main espiègle, arrondissant ses doigts potelés derrière une fine taille de jeune fille, le sourire aux lèvres et l’œil au guet, tandis qu’une vieille mère tourne ses fuseaux à l’écart, et qu’un amoureux épie l’instant favorable pour déposer dans le creux de la main une lettre attendue ou un rapide baiser.

Bembo se pencha ; sa lèvre effleura ces doigts roses dont le modèle exquis ressortait sur la sombre couverture du lit de repos. — Puis Bembo rougit et son front devint triste. — Il recula d’un pas.

Puis encore, il se mit à genoux comme pour demander pardon.

Le jour grandissait, et jetait sa lumière croissante sur ce groupe charmant de jeunesse et de candeur, charmant d’amour et de beauté.

Bembo inclinait en avant son noble et gracieux visage. Ses yeux, tour à tour brillants ou voilés de tendresse, semblaient rivés au sourire d’Anna.

C’étaient deux créatures choisies, faites pour s’aimer, deux têtes angéliques comme les sait rêver le poète à l’heure d’élite où l’inspiration l’élève jusqu’à oublier la terre et comprendre les choses du ciel.

Bembo était bien heureux et ne rêvait point de joie plus grande. Elle était là, devant lui, à sa garde, et il l’avait sauvée. L’avenir en ce moment n’existait point pour lui, l’avenir non plus que le passé. Sa vie entière était le présent, l’amour suave et calme, la quiétude du bonheur.

Il ne pensait point et ne voulait point penser. Son esprit était un riant chaos, et le souvenir et l’espoir se taisaient pour ne point troubler les doux repos de l’heure présente.

Les heures passaient. — Le soleil de midi vint frapper le vitrage de la terrasse. Les fleurs ouvrirent leurs corolles assoupies et mirent dans l’air leurs pénétrants parfums.

Bembo, lorsqu’il sentit l’odeur des myrtes et des orangers, tressaillit légèrement ; ses traits s’animèrent, ses lèvres eurent un sourire.

Il se leva pour s’étendre dans un vaste fauteuil qui était au pied du lit de jour. Son regard s’était alangui, sa tête se renversait mollement sur le dossier de son siège ; ses narines, voluptueusement distendues, respiraient avec ivresse les parfums que la terrasse envoyait vers lui par chaudes bouffées.

Et il contemplait toujours Anna par la fente paresseuse de ses paupières closes à demi.

Il y avait en lui autre chose maintenant que du bonheur et du repos, il y avait des désirs et de l’espoir. — Ces fleurs et leurs parfums qui parlaient de l’Italie.

Oh ! que d’amour sous ce beau ciel bleu de la Sicile et des Calabres, où l’exil avait conduit son enfance ! que d’amour sur ces rivages dorés de l’Adriatique, la mer fiancée de ses aïeux !… Bembo n’était plus déjà en Angleterre ; il se perdait avec Anna dans les bois d’orangers de Malte-la-Vaillante ; ses yeux éblouis caressaient le marbre des palais de Palerme ou de Venise, et Anna était encore près de lui…

Ce furent de doux rêves, qui durèrent tout le jour, car la jeune fille, engourdie par sa longue fatigue, ne s’éveilla qu’après le coucher du soleil.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, tout était autour d’elle comme avant son sommeil. La lampe allumée brûlait sur une table et Bembo ne se montrait point. — Le souvenir des événements de la matinée lui revint vaguement. Elle se leva, ravivée, et rajusta devant une glace les plis froissés de sa robe.

La glace lui montra Angelo, assis derrière le lit, et immobile.

Elle se retourna vivement et baissa les yeux en rougissant. Puis elle traversa la chambre tout à coup et vint s’asseoir auprès de Bembo.

— Je n’ai pas peur de vous, dit-elle doucement ; je sais que vous êtes bon… Tout le temps que j’ai dormi, je vous ai vu près de moi… C’était bien vous… J’avais beau changer de rêve, vous étiez toujours là.

Elle s’arrêta court et reprit avec une nuance de tristesse :

— Vous m’avez empêché de rêver à Stephen.

Bembo la contemplait avec ravissement et trouble. C’était de son côté que se trouvait la crainte.

— Le jour va sans doute bientôt paraître, poursuivit Anna qui ne savait pas combien de temps avait duré son sommeil ; — y a-t-il loin d’ici Cornhill ?

— Je suis prêt à vous conduire auprès de votre mère, répondit Bembo tristement.

— Je n’ai plus de mère, dit Anna qui perdit son sourire ; — mais ceux qui m’aiment m’attendent… ma sœur… ma pauvre tante… mon cousin Stephen… Partons vite !

— C’est dans Cornhill que vous voulez vous rendre ? demanda Bembo.

— Ne le savez-vous pas ? murmura la jeune fille étonnée.

Bembo rougit et carda le silence.

— Vous m’avez dit, reprit Anna, que vous veniez de la part de mon cousin Stephen ?

— J’ai menti, madame, répondit Bembo dont le regard devint suppliant ; — je ne connais pas votre cousin Stephen.

Anna se leva, mais son joli visage exprima seulement la surprise sans aucun mélange de frayeur.

— Vous ne connaissez pas Stephen ! dit-elle : — mais moi, me connaissez-vous ?

Bembo faisait effort pour garder son sang-froid. — Son rêve était fini.

— Je ne sais pas votre nom, madame, répliqua-t-il.

— Je m’appelle Anna… Vous en souviendrez-vous ?

— Il n’est pas en mon pouvoir de l’oublier ! murmura Bembo qui baissa la tête.

— Et vous, reprit la jeune fille en se rasseyant, — dites-moi votre nom, pour que je l’apprenne à Clary et à Stephen.

— Pas à Stephen, dit Bembo.

Il prononça son nom ; la douce voix d’Anna le répéta à plusieurs reprises.

— Je ne l’oublierai pas ! poursuivit-elle ; — il est beau comme…

Elle s’interrompit brusquement et devint rouge depuis le front jusqu’aux seins. — Puis elle demeura silencieuse. — Bembo souffrait.

Au bout d’une minute, Anna mit sa main dans celle du jeune cavalier.

— Reconduisez-moi chez ma tante, dit-elle, — qu’importe que vous veniez de la part de Stephen ou de la part de Dieu ?

Bembo quitta son siège aussitôt.

— Comme Clary vous aimera ! dit encore Anna, tandis qu’ils traversaient le salon pour gagner la porte ; — Clary et Stephen !… Vous viendrez bien souvent nous voir dans Cornhill, n’est-ce pas ?

Bembo secoua lentement la tête.

— Quoi ! s’écria la jeune fille avec tristesse ; — vous ne voulez donc plus me voir ?… Vous m’avez délivrée, je le vois bien, parce que vous êtes bon, sans me connaître et comme vous auriez fait pour la première venue..... Venez vite, monsieur ; je ne veux pas fatiguer votre bienfaisance.

Pourquoi Anna parlait-elle ainsi ? Quiconque lui eût adressé cette question l’aurait certes fort embarrassée.

Quant à Bembo, il avait résolu de cacher soigneusement ce qui était au fond de son cœur, et le nom de Stephen, souvent prononcé, venait raffermir sans cesse sa volonté chancelante. — À quoi bon trahir son amour ? Anna aimait ailleurs : elle était sans doute fiancée. — Et. d’ailleurs, ce soir, demain au plus tard, Rio-Santo allait venir lui demander sa vie, à lui qui était à Rio-Santo avant d’être à l’amour.

Ces doux motifs de se taire étaient de nature à influencer puissamment son caractère loyal et chevaleresque. — Mais résiste-t-on jamais jusqu’au bout, quelque motif qu’on ait pour résister, lorsqu’on a vingt ans et que l’amour est de la partie ?

Et puis, Bembo, il faut le dire, était là en face d’une tentation de l’espèce la plus irrésistible. Beaucoup faiblissent lorsqu’ils n’ont qu’à se retenir d’attaquer, et Bembo, lui, avait pour ainsi à se défendre. La naïve reconnaissance d’Anna prenait toutes les allures d’un penchant naissant et qui s’ignore. Point n’eût été besoin d’être aussi fat que les cinq sixièmes de nos gentlemen à la mode, pour voir dans l’expression trop vive de cette reconnaissance tout autre chose qu’un pur et simple mouvement de gratitude.

Mais il n’y avait pas un atome de fatuité dans le caractère du cavalier Angelo Bembo.

S’il céda, c’est qu’il aimait passionnément et qu’il était à bout de forces ; c’est que sa froideur de quelques minutes, si péniblement soutenue, avait épuisé son courage, c’est que son cœur s’élançait vers Anna trop énergiquement pour qu’il pût davantage le retenir.

Aux dernières paroles d’Anna, qui étaient un véritable reproche, Bembo s’arrêta et la regarda fixement. — Il fut quelques secondes avant de répondre, laissant voir sur son expressive et mobile physionomie l’effort du combat qu’il se livrait au dedans de lui-même.

— Madame, dit-il enfin, il y a une semaine que je vis avec vous, que je vis par vous. Je vous ai délivrée parce que je vous aime… et, parce que je vous aime, je vous vois aujourd’hui pour la dernière fois.

— Vous m’aimez, Angelo ! répéta miss Mac-Farlane avec son charmant sourire ; je suis heureuse que vous m’aimiez.

— Vous ne me comprenez pas, murmura Bembo.

— C’est vrai, dit Anna ; je comprends qu’on délivre une personne qu’on aime et qu’on voit souffrir… mais pourquoi l’éviter ?

— Pour ne plus l’aimer, répondit Angelo.

La figure d’Anna prit un aspect pensif.

— J’ai peur de vous comprendre maintenant, dit-elle tout bas.

— C’est que vous me comprenez, Anna… Et vous voyez bien qu’il me faut vous quitter.

— Oh ! oui, murmura miss Mac-Farlane dont la tête se pencha sur sa poitrine ; — je ne pourrais pas vous aimer autrement que comme votre sœur… J’aime Stephen… je suis bien sûre de l’aimer.

Elle prononça ces derniers mots d’une voix distraite ; puis elle reprit, comme si elle se fût éveillée tout à coup :

— Je suis bien sûre de l’aimer… j’en suis bien sûre.

Les yeux d’Anna étaient baissés, et il y avait une sorte de doute dans cette affirmation, répétée sans motif.

Bembo avait beau n’être point fat, il savait le monde. — Il eut en ce moment un vague espoir, parce qu’il crut comprendre qu’Anna ne connaissait point le fond de son propre cœur.

Elle lui tendit encore sa main, et répéta d’une voix bien triste :

— Reconduisez-moi dans Cornhill.

Bembo la fit monter en voiture. — De Pimlico jusqu’à Cornhill Anna ne prononça pas une parole ; mais plus d’une fois Bembo crut l’entendre soupirer douloureusement.

Lorsqu’ils arrivèrent devant la porte de mistress Mac-Nab, Bembo descendit de voiture afin d’offrir sa main. Anna sauta résolument sur le trottoir, puis elle s’arrêta indécise.

— Adieu, madame, dit Bembo.

— Adieu, murmura la jeune fille.

Bembo crut voir une larme briller dans ses yeux à la lueur des réverbères.

Elle hésita encore durant un instant.

— Adieu ! adieu ! répéta-t-elle ensuite précipitamment.

Elle souleva le marteau de la porte et entra sans se retourner.

Bembo était remonté dans la voiture.

Il était alors environ dix heures. — Stephen venait de sortir avec Angus Mac-Farlane pour se rendre chez Frank Perceval, ainsi que nous l’avons dit.

Mistress Mac-Nab était seule. Nous n’essaierons point de peindre la joie de la pauvre dame, mais nous dirons qu’Anna répondit par des larmes aux embrassements de sa tante. — Et pourtant elle ne savait point encore le sort de Clary.

Pensait-elle au beau cavalier Angelo Bembo, qui l’aimait, qui l’avait sauvée et qu’elle ne pouvait plus revoir ?…