Les Mystères de Londres/4/25

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Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 107-143).


XXV


AVANT LA BATAILLE.


L’étranger salué par le marquis de Rio-Santo du titre de monseigneur répondit à cet accueil à la fois respectueux et cordial par une cordialité pareille et un respect au moins égal. Il y avait en effet, sous la fougue énergique de son mâle visage, une sorte d’humilité chrétienne. — Le prêtre inspiré, qui, le premier, souleva l’Europe catholique au moyen-âge, pour la précipiter à la conquête du sépulcre saint, devait avoir ce regard à la fois modeste et brûlant, ce front vaste, courbé sous une pensée d’abnégation pénitente et tout resplendissant pourtant de volonté puissante, indomptable, absolue.

Ceux qui connaissent l’Irlande et les chefs généreux du mouvement qui l’entraîne, malgré la robuste opposition d’un grand homme, à commencer une lutte acharnée contre ses avides et déloyaux oppresseurs ; ceux qui savent que Daniel O’Connell tout seul sert de digue au torrent, et peut retarder le déchaînement des haines légitimes et des justes colères qui s’accumulent depuis si long-temps de l’autre côté du canal Saint-Georges ; ceux, en un mot, qui, ne s’arrêtant pas à la surface des événements et aux paroles des hommes, voient plutôt dans le grand tribun irlandais un bouclier pour l’Angleterre qu’un instrument de châtiment et de représailles, ceux-là devineront le nom et le haut caractère du personnage nouveau que nous mettons en scène. — Les autres admettront sur notre parole qu’il avait droit au titre de monseigneur, et qu’il avait droit aussi au respect de tous.

Car il nous semblerait mal-séant et téméraire de jeter, brusquement à la curiosité frivole que notre histoire a pu éveiller çà et là le nom d’un homme vivant, vénéré, placé par sa position, par son âge et par ses fonctions d’une nature spéciale, dans une sphère tout autre que celle où s’agitent les acteurs mauvais ou bons de notre drame, parmi les événements duquel il ne fera que passer d’ailleurs.

— J’ai vu partir mes pauvres enfants, dit le vieillard en tenant toujours la main du marquis et en le regardant fixement ; — je n’ai pas eu le courage de les retenir… Vous les appeliez, milord, et n’êtes-vous pas aussi leur père ?… N’est-ce pas à votre bienfaisance inépuisable qu’ils doivent en grande partie leur vie et celle de leur famille ?… Mais, au nom du ciel, quel est votre dessein ?

— Ils sont dix mille, n’est-ce pas, monseigneur ? demanda Rio-Santo.

— Ils sont dix mille, milord, et d’autres seraient venus, sans les dépenses du voyage. Je ne sais si cela est un bien, mais nos paysans du Connaught perdent confiance aux promesses du grand libérateur… Ils espèrent en vous qui leur donnez du pain au lieu de lever la dîme sur leur misère… J’espère en vous, moi aussi, milord, mais je voudrais avoir l’assurance que votre courage ne vous entraînera point, vous et mes pauvres enfants d’Irlande, à une guerre inégale, dont le monde condamnerait les moyens, et que Dieu lui-même…

— Monseigneur, attendez à demain, interrompit Rio-Santo avec une certaine émotion dans la voix ; — la lettre qui m’annonçait la venue de nos frères d’Irlande me disait aussi votre arrivée… Demain, je vous expliquerai… demain vous saurez tout…

— Et d’ici à demain, milord ? demanda le vieillard.

Tout en causant à voix basse, ils s’étaient éloignés du foyer autour duquel s’asseyait maintenant le reste des assistants, savoir, Waterfield, Randal et Bembo en un seul groupe, et Angus à l’écart, gardant sa contenance sombre et absorbée.

Bembo, lui aussi, était triste et préoccupé. Il passait avec distraction ses doigts effilés dans les longues soies du beau Lovely et ne prêtait nulle attention à ses deux compagnons, qui échangeaient çà et là quelques paroles.

— Signore, dit enfin Paulus, on prétend que vous en savez plus long que nous sur bien des choses. Pourriez-vous nous apprendre quel est ce monseigneur avec qui s’entretient le marquis ?

Bembo n’entendit pas, — ou ne voulut pas répondre. Hormis Rio-Santo lui-même, il méprisait et détestait tout ce qui faisait partie de l’association.

Waterfield savait maintenant mettre une couche de flegme sur sa fougue brutale d’autrefois ; mais dès que l’œil du monde n’était plus fixé sur ses actions, il redevenait pour un peu le rude tueur de bœufs d’Eagle-River.

— Eh ! signore, reprit-il avec un sourire de grossier sarcasme, — laissez là Lovely, votre rival dans les bonnes grâces de Sa Seigneurie, et répondez à ceux qui vous parlent.

Bembo releva lentement sur lui son grand œil noir, tout plein d’indifférence et de dédain, — puis il se prit à caresser en silence la soyeuse fourrure de Lovely.

— Qui se ressemble s’assemble ! grommela Paulus.

Un faible sourire courut parmi le bouquet de poils bruns qui ombrageait la lèvre du cavalier.

— Monsieur, dit-il, d’autant qu’il n’y a point ici beaucoup de choix, mis à l’écart don José, son compagnon et ce gentleman, ajouta-t-il en saluant le laird, — je vous remercie de ne m’avoir pas comparé à pire que Lovely.

Son regard moqueur, complétant sa pensée, glissa de Paulus à Randal et de Randal à Paulus.

Ce dernier fit un brusque mouvement de colère. — Randal avait les yeux fixés sur le laird.

— La paix ! murmura-t-il en serrant le bras de Paulus. — Eh bien ! Mac-Farlane, ajouta-t-il tout haut ; — qui diable vous a comme cela fêlé le crâne ?

Cette question détourna l’attention de Waterfield et de Bembo lui-même qui n’avait fait qu’entrevoir le laird la veille, au moment où ce dernier s’évadait d’Irish-House, et qui ne le reconnut point. Bembo remarqua seulement alors ainsi que Paulus les blessures sans nombre qui couvraient le crâne et le visage de Mac-Farlane.

Celui-ci prit le poker et tisonna le feu.

— Il y a maintenant quinze ans qu’il vint un soir à la ferme de Leed, murmura-t-il en lisant ses yeux égarés sur Randal ; — ce fut une nuit de malheur. Il m’ensorcela… Depuis, je suis un malfaiteur… Ah ! laisser tuer, c’est tuer… Je suis l’assassin de Mac-Nab… Et maintenant… mes enfants ! mes enfants !…

Il laissa retomber sa tête sur sa poitrine.

— Je veux mourir, dit Randal à voix basse, si ce maniaque n’a pas quelque chose dans la tête… Je le connais… Il médite quelque diable de coup !

— Que peut-il faire ? dit Paulus en haussant les épaules.

Bembo s’était levé et avait gagné une embrasure donnant sur la place de Belgrave. La terre et les arbres dépouillés du square étaient couverts de neige. Bembo remarqua, non sans surprise, sur ce fond uniformément blanc, plusieurs formes noires, tantôt immobiles, tantôt s’agitant sans changer de place, comme un homme qui piétine. — Ces objets, du reste, étaient fort indistincts parce qu’il faisait sombre déjà et que le gaz n’était point allumé encore.

Bembo ne put empêcher une vague inquiétude de se glisser au dedans de lui.

Il tourna les yeux vers M. de Rio-Santo afin de lui montrer ces ombres qui, ainsi rassemblées et immobiles sur la neige, par une température glaciale, ne pouvaient être ni des passants ni des promeneurs, — mais le marquis était tout entier à son interlocuteur.

Or, à part le marquis, il n’y avait là que Lovely, auquel Angelo voulût bien adresser la parole, et Lovely, pour intelligent qu’il pût être, n’eût vraisemblablement point compris les craintes du cavalier.

Ces formes noires qui tranchaient sur la neige étaient Donnor d’Ardagh et ses compagnons apostés là par Stephen. Le jeune médecin et Franck Perceval se tenaient un peu plus loin et se trouvaient cachés par la courbe du parc intérieur du square.

Rio-Santo et son interlocuteur revinrent à pas lents vers le foyer.

— Songez-y, milord, disait le vieillard d’une voix solennelle ; — l’épée de Dieu doit être sans tache et les voies de la Providence, pour être mystérieuses et détournées souvent, ne côtoient jamais le chemin de l’enfer… Vous êtes puissant et votre cœur a conçu un dessein généreux et noble. Mais que les moyens soient purs autant que le but est grand !… À demain donc, milord : je compte sur votre promesse ; demain je saurai si mes pauvres enfants, qui ont retrouvé dans votre Saint-Gilles de Londres une misère plus grande encore que la misère de l’Irlande elle-même, peuvent vous donner leurs bras et leurs cœurs, suivre votre route en aveugles et mourir chrétiens en mourant avec vous.

— Demain, monseigneur, répondit Rio-Santo, je n’aurai plus rien de caché pour vous.

Il reconduisit le vieillard jusqu’à la porte extérieure d’Irish-House, et ceux qui se fussent trouvés à portée, l’auraient vu baiser dans l’ombre la main qu’il avait pressée tout à l’heure entre les siennes.

Au moment de repasser seul le seuil du salon, il s’arrêta et s’appuya pensif au montant de la porte.

— Demain ! murmura-t-il au bout de quelques secondes. — Ah ! cet homme dit vrai ! l’épée du Seigneur doit être pure et sans tache… mais ce que j’ai fait de bon, placé dans la balance, l’emportera peut-être sur mes fautes… Et puis j’ai travaillé vingt ans !

Il secoua si brusquement la tête, que les anneaux de sa riche chevelure s’agitèrent comme les mèches frissonnantes de la crinière d’un lion. Son front se releva. — Lorsqu’il entra dans la chambre, on n’eût point deviné, sous la résolution hautaine et indomptable brillant dans son regard, qu’un vent d’hésitation et d’angoisses venait de passer sur son âme.

— Mon frère Angus, dit-il au laird en lui tendant la main, — je suis bien heureux de vous trouver ici. Vous eussiez manqué à cette réunion, où sont rassemblés tous ceux qui ont une portion de mon secret. — À vous, mon frère, je vous l’ai donné tout entier, il y a bien long-temps.

— Il y a quinze ans, — à la ferme de Leed, prononça Mac-Farlane d’une voix sourde.

En même temps, il répondit avec une vigueur convulsive à la pression de la main du marquis.

Randal Grahame hocha la tête d’un air de crainte et de doute.

— Écoutez-moi, amis, reprit Rio-Santo dont l’œil rayonnait l’enthousiasme et l’audace ; — écoutez-moi. L’heure est venue de ne vous plus rien cacher… Il y a vingt ans que j’ai déclaré, moi tout seul, la guerre à l’Angleterre, au nom de mon père mort et de l’Irlande opprimée… Il y a vingt ans que je frappe sans relâche… Cette nuit, je vais livrer bataille rangée et décider le destin de la guerre d’un seul coup… Je vous ai choisi pour mes lieutenants.

— Merci, dit Bembo.

Randal et Paulus se rapprochèrent : le premier, homme intelligent et énergique, s’était donné sciemment au marquis ; l’autre était subjugué. L’audace supérieure de Rio-Santo avait opéré sur lui complètement. Il était dévoué autant et plus que si son dévoûment instinctif eût eu sa source dans la tête ou dans le cœur.

Quand au laird, il croisa ses bras sur sa poitrine et dit froidement :

— Ah ! c’est pour cette nuit ? C’est bien, mon frère Fergus. Je suis content d’être venu…

— Tout est prêt, reprit Rio-Santo : — les mesures patiemment combinées depuis si longtemps vont aboutir à la fois… Ne croyez pas aller au combat en victimes dévouées ; la victoire est sûre, — plus sûre que si je m’appelais Ferdinand ou Nicolas, et que j’eusse derrière moi les soldats de l’Autriche ou de la Russie… À l’heure où je vous parle, l’Irlande armée attend le signal de la guerre ; le pays de Galles, prêt à se soulever, dissimule la vaste conspiration de ses paysans sous des mascarades grotesques, et fourbit ses armes, tandis qu’on le croit occupé à couvrir de caricatures les murailles neuves des barrières de l’octroi ; Birmingham et les comtés manufacturiers s’agitent pour la charte du peuple : — il y a là cinquante mille soldats qui n’attendent qu’un cri parti de Londres pour serrer leurs rangs et marcher. — Autour de Londres, enfin, d’innombrables meetings ont proclamé aussi la charte du peuple, et ce nom nouveau de chartistes a fait trembler les ministres du roi dans le conseil…

À Londres… Ah ! c’est à Londres que nous sommes forts !… Aujourd’hui même de fatales rumeurs ont épouvanté la Bourse. L’Angleterre se croit menacée d’un second blocus continental. Il semble que l’esprit de Napoléon, perçant le marbre de sa tombe lointaine, ait traversé les mers pour souffler des pensées de haine et de guerre à tous les cabinets européens… On a peur, savez-vous ; le commerce se trouble ; les capitaux, ce sang des veines de l’Angleterre, vont cesser de couler ; le colosse va tomber en paralysie… Et c’est à ce moment même qu’une attaque formidable et soudaine va fondre sur lui… Tandis que la Compagnie des Indes est meurtrie encore des coups sans nombre qui l’ont frappée, tandis qu’elle déplore la perte de ses comptoirs, de ses navires et les cent millions annuels que le récent édit de l’empereur de la Chine contre l’opium va enlever de ses coffres, tandis qu’elle enrôle de nouveaux soldats pour soutenir les mille petites guerres que lui font, séparés ou unis, les rajahs spoliés de l’Indostan, tandis qu’elle s’épuise, en un mot, à se défendre contre des attaques lointaines, la guerre et le pillage sont à ses portes…

— Et tout cela, c’est toi qui l’as fait ou qui le feras, n’est-ce pas, mon frère Fergus ? dit le laird.

— C’est moi, — moi tout seul, répondit Rio-Santo dont le regard eut un vif éclair d’orgueil.

— Et nous, que faut-il faire ? demanda Bembo qui tremblait d’impatience et d’ardeur.

— Mon frère Fergus est bien fort ! reprit le laird avant que Rio-Santo pût répondre ; — quand il parle, on obéit… N’ai-je pas oublié, parce qu’il m’a dit : oublie ! ma haine contre le bourreau de ma sœur ?… Ah ! je suis content d’être venu !

Rio-Santo lui prit les mains et les serra entre les siennes.

— Merci, mon frère dit-il avec émotion ; — et moi aussi je suis heureux de toucher votre main à l’heure du danger, à vous que j’ai choisi entre tous pour épancher mon cœur et pour aimer.

La main du laird trembla légèrement ; ses cicatrices se rougirent jusqu’à paraître sur le point de saigner.

Rio-Santo poursuivit :

— La Compagnie, c’est la moitié de l’Angleterre… L’autre moitié, les parties nobles de ce grand corps, le cœur et la tête, le gouvernement, en un mot, sont minés avec la même énergie, seront frappés avec la même violence… En ce moment, les Chambres du Parlement sont assemblées ; on s’y tait ; on craint d’apporter à la tribune de mortelles révélations ; whigs et tories, par un tacite accord, laissent de côté le dédale d’embarras et d’obstacles où ce qu’ils nomment la fatalité a poussé l’Angleterre… Ils ne disent pas que Papineau, l’illustre agitateur de l’Amérique du nord, préside la Chambre d’assemblée du bas Canada, et combat victorieusement leur domination sur une contrée aussi grande que l’Europe… Ils ne disent pas que les États-Unis menacent, — et que de tous les points du globe à la fois s’élève une tempête qui s’avance, qui s’avance obscurcissant au loin l’horizon et couvrant déjà ce fier soleil de l’Angleterre, dont le sol tremble sous les pas de ses fils…

Oh ! s’ils ne le disent pas, ils le savent. Il faudrait de la santé, de la jeunesse, de la sève pour résister à ces attaques du dehors, — et tout est caduc, usé, vieilli. — Le paupérisme, envenimé par le vice, étend partout sa large plaie. Point de travail. Des monceaux d’or et pas de pain…

Au lieu de force, enfin, pour se raidir et faire face au péril, rien que faiblesse et apathie, produites par ce triple cancer : les pauvres, le chartisme, l’Irlande.

Comme si Dieu eût voulu montrer au monde, par un exemple sensible, que les peuples sont comme les hommes, et que les débauches politiques ont, comme les orgies privées, le châtiment des lèpres honteuses.

Eh bien ! c’est sur ce corps épuisé que vont tomber, aujourd’hui, nos coups… Nous sommes en force… Nous serions trop forts, sur ma parole, et je rougirais presque d’attaquer, si notre cause n’était pas si sainte, — car nos soldats seront vingt contre un dans la mêlée… Comptez avec moi notre armée : Spitael-Fields a dû vomir, ce soir, dans Londres, ses milliers de tisserands audacieux, turbulent, irrités par la baisse récente des salaires ; Saint-Gilles a ouvert ses bouges et jeté dehors ses innombrables hôtes, comme une inondation furieuse que nulle digue ne saurait retenir ; l’Irlande nous a envoyé dix mille soldats qui attendent mes ordres ; la Famille enfin, dont je me suis fait le chef pour diriger ses puissantes ressources contre l’ennemi, la Famille, dont les membres ne pourraient point se compter, servira mes desseins sans le savoir… Que dites-vous de mon armée ?

— Je dis qu’on croit vous deviner parfois, milord, répondit Bembo, — comme ces enfants qui, n’ayant jamais vu la mer immense, agrandissent en tous sens l’étang de leur village et se disent : la mer est ainsi ; — mais votre pensée reste toujours au dessus de ce qu’on imagine, autant que l’Océan sans limites est au dessus de l’étang élargi.

— C’est une vaste combinaison ! ajouta Randal d’un air pensif.

— Dieu me damne ! dit Waterfield, il n’y avait pas besoin de tout cela pour mettre à la raison quelques centaines de horse-guards, de life-guards et de grands coquins rouges, bleus ou blancs.

Le laird releva doucement sa tête.

— Oui, oui, murmura-t-il, mon frère Fergus fait tout ce qu’il veut… Il y a douze ans que Mac-Nab est mort et je ne l’ai pas encore vengé… Quand on peut arrêter la vengeance d’un homme sans le tuer, on est aussi fort que le destin… Mais la voix des rêves sait-elle mentir ?… Il y a maintenant Mac-Nab et mes deux filles… Je suis content d’être venu !

Ces dernières paroles se perdirent, indistinctes et confuses, dans le bruit du tisonnier frappant avec force les masses de coke enflammé qui rougissaient la grille.

Nul n’y prit garde, si ce n’est peut-être Randal, qui regardait toujours Mac-Farlane d’un air inquiet et soupçonneux.

Rio-Santo, qui avait parlé jusque alors avec entraînement et chaleur, se recueillit un instant et reprit d’une voix calme.

— Voici maintenant, amis, quels seront vos postes de bataille : — Ange, vous allez vous rendre sur-le-champ au coin de Saint-James-Street qui est en ce moment encombré de foule. Il y a là des hommes de la Famille en grand nombre et cinq cents Irlandais armés sous leurs habits. Les chefs ont un mouchoir autour de leur chapeau. Ils attendent leur commandant : vous vous ferez reconnaître avec le mot d’ordre qui est érin, — puis vous attendrez, vous rapprochant le plus possible du palais de Buckingham, où est le roi.

— Et qu’attendrai-je ? demanda Bembo.

— Vous attendrez qu’un coup de carton vous donne le signal d’attaquer le palais de Sa Majesté.

— C’est bien, dit Bembo ; — vous pouvez compter sur moi, milord.

— Vous, Paulus, poursuivit le marquis, vous allez vous rendre dans White-Hall et vous charger à la fois de l’amirauté, de la trésorerie et des horse-guards… Vous trouverez là des chefs subalternes qui vous attendent, et les hommes ne vous manqueront pas. — Le mot d’ordre est le même ? dit Paulus.

— Le même, ainsi que le signal.

— Ma foi, O’Breane, — ou, milord, si cela vous convient mieux, — s’écria l’ancien tueur de bœufs, il faut vous dire que je me moque de la verte Irlande comme des antipodes, mais je ferai tout ce que vous voudrez… C’est une chose convenue.

— Vous, Randal, poursuivit encore Rio-Santo, vous aurez les deux Chambres du Parlement, et spécialement les ministres que vous ferez prisonniers. — Smith et Falkstone, qui sont prévenus, cerneront les bureaux de la Compagnie des Indes et Somerset-House. — Les autres établissements du gouvernement auront affaire à nos Irlandais et à l’émeute.

— Et vous, milord ? demanda Randal.

— Moi, répondit le marquis, je vous donnerai le signal avec les vieux canons de la Tour de Londres, où je sais les moyens de m’introduire.

— Ah !… murmura le laird qui écoutait, immobile et les yeux baissés.

— Vous, mon frère Angus, répliqua Rio-Santo, vous me suivrez partout. Ce n’est pas en ce moment qu’il faut nous séparer.

— Je suis content ! dit le laird.

Rio-Santo regarda la pendule qui marquait huit heures et se leva.

— Il est temps de nous séparer, messieurs, reprit-il ; — au revoir, Ange, que Dieu vous protège, mon fils chéri. — Au revoir, ami Randal, et vous, mon brave Waterfield… j’espère que nous nous retrouverons bientôt.

— Puissiez-vous ne pas vous tromper, milord ! murmura Bembo avec émotion. Je vous dis du fond du cœur que le moment où je vous reverrai sera l’un des plus beaux de ma vie.

Il serra la main que lui tendait Rio-Santo. Randal et Paulus en firent autant, et tous trois sortirent par la porte de derrière qui donnait sur Belgrave-Lane, afin de se rendre à leurs postes.

Angus et le marquis restèrent seuls.

Ce dernier passa sous ses habits une riche paire de pistolets et glissa dans son sein un court poignard à lame mate et brunâtre, historiée sur ses trois plans jusqu’à la moitié de sa longueur et profondément cannelée de là jusqu’à la pointe.

Tandis qu’il était ainsi occupé, le laird, pâle et chancelant sur ses jambes, traversait le salon dans la direction de la fenêtre qu’il ouvrit.

— Est-ce que vous vous trouvez mal, Angus ? demanda Rio-Santo.

Le laird avait sur le front de grosses gouttes de sueur.

— Oui, mon frère O’Breane, balbutia-t-il ; — oh ! oui… je me trouve mal… parce que je vous aime encore… je vous aime… si vous saviez comme je vous aime !

Le laird se pressait la tête à deux mains et sa voix sanglotait.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! reprit-il ; la force me manque… Je ne veux pas aller avec vous… non !… La voix des rêves…

— Encore ! interrompit le marquis avec un sourire ; — votre fièvre n’est-elle pas finie ?…

— Ma fièvre ! répéta Angus dont les yeux s’égaraient ; — écoutez !… sais-je pourquoi je vous aime ?… Tout à l’heure j’étais résolu… Maintenant… Ah ! mon frère, n’allez pas, je vous en prie, n’allez pas !

Rio-Santo se méprit. Il crut que cette terreur soudaine avait trait aux dangers inhérents à la lutte qu’il était sur le point d’engager.

— Fi ! Mac-Farlane, dit-il ; ce sont là des craintes de femme… Si je meurs, ne mourrez-vous pas avec moi ?

Il s’avança vers la fenêtre et voulut prendre la main du laird. — Celui-ci, en proie à une émotion insurmontable, se jeta dans ses bras en pleurant.

Les ombres noires s’agitèrent sur la neige, comme s’agitent des soldats rangés en bataille au commandement préparatoire de « Garde à vous ! »