Les Mystères de Londres/4/30

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Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 295-333).


XXX


LE VERDICT.


Nous laissons passer six semaines et nous nous retrouvons au mois de février 183.. — C’est vers cette époque que le Londres aristocratique s’anime. Les fenêtres des somptueux hôtels du West-End s’ouvrent, donnant passage à la fois aux regards des oisifs et à l’air extérieur qui va renouveler l’atmosphère des salons, clos durant les trois quarts de l’année. Les équipages sont déjà plus nombreux au Park ; on parle de l’arrivée de Duprez, des débuts de Carlotta Grisi ou des Elssler. English-Opera-House s’agite et se pare pour recevoir tous ces brillants talents que la France et l’Europe prêtent pendant quelques mois, chaque printemps, à notre sol infécond pour l’art. — La saison va commencer.

La saison, c’est Almack, c’est la cour, ce sont les soirées étouffantes des théâtres, les lectures pédantes, les promenades à Hyde-Park, cette foire des équipages, la plus magnifique qui soit au monde ; ce sont les courses, les joutes ruineuses des tripots ; c’est le faste qui lutte contre le spleen, c’est le bruit qui se prend corps à corps avec l’ennui.

La saison, c’est encore pour la noblesse et le gentry anglais, si orgueilleusement prodigues à l’extérieur et si honteusement ladres dans les détails domestiques, le moment douloureux où l’on dépense en quelques semaines les trois quarts et demi du revenu annuel, — où l’on jette l’or par la fenêtre pour paraître, quitte à pousser jusqu’à ses plus fabuleuses limites la lésine du foyer pendant les longs mois qu’on doit passer à la campagne.

Tel gentleman, nous le savons, donne libéralement une guinée au groom du manoir où il s’est reposé quelques heures, qui se dispute avec son propre laquais pendant une demi-journée pour un shelling ; telle lady ajoute une banknote de cinq livres aux honoraires de sa modiste, qui rogne les modestes appointements de sa femme de chambre et la met à l’hôpital en cas de maladie…

La cour d’assise du Middlesex tenait ses séances depuis une semaine environ dans Old-Bailey.

Il était onze heures du matin. Une foule immense se pressait aux abords de la cour de justice ; jamais la curiosité publique n’avait été plus vivement excitée. Les policemen avaient peine à défendre les issues du prétoire, dont les places réservées se vendaient jusqu’à dix livres sterling.

C’est qu’il s’agissait d’un procès de toute beauté. Les journaux avaient donné à l’affaire un retentissement gigantesque, dont elle était, digne à coup sûr.

Le beau, le brillant, le fameux marquis de Rio-Santo s’asseyait depuis deux jours sur la sellette des criminels.

C’est une justice à rendre à notre fashion de dire qu’il n’abandonne point volontiers ceux de ses membres qui tombent sous le coup de la loi. Bien au contraire, nous sommes autorisés à penser que nos charmantes ladies ont un faible pour les héros de cour d’assises. Ceci est une conséquence directe de leur amour immodéré des eccentricities de tous genres. Et, au fait, notre philosophie politique étant ce qu’elle est, nous demandons quelle différence logique on peut établir entre un héros et un voleur. — Le missionnaire dont certains de nos journaux hurlent les louanges au moment où nous terminons ces pages, M. Pritchard, l’apôtre-Figaro de Taïti, n’est-il pas sur la grand’route qui mène à notre Panthéon ?

Lords et belles dames faisaient donc rush ici tout comme les petites marchandes de Poultry et les redoutables femelles des watermen. C’était une mêlée épouvantable, et nous eussions eu beaucoup de peine à distinguer dans la foule nos amis et connaissances. — Néanmoins, à force de chercher, le visage évaporé du petit Français Lantures-Luces aurait frappé nos regards, auprès du profil équestre de lord John Tantivy. — Un peu plus loin, huit chapeaux de paille ornés de rubans extraordinaires recelaient les huit chefs de nos aimables commères de Finch-Lane, mistress Dodd, mistress Bull, mistress Crosscairn et autres dont nous avons oublié les noms harmonieux. Ces huit recommandables personnes venaient de prendre le thé chez mistress Bloomberry, laquelle était bien triste, parce qu’elle n’avait pu vaincre la froideur du beau capitaine Paddy O’Chrane. Nonobstant sa tristesse, mistress Bloomberry jouait de la langue aussi énergiquement que ses compagnes, et nous avons un vif regret de passer sous silence les choses remarquables qui furent dites en cette circonstance par ces fleurs de la Cité de Londres.

Tout auprès de la porte d’entrée il y avait une femme vêtue de deuil, dont le visage se cachait derrière un voile noir épais.

La foule roulait comme une mer et grondait davantage. C’était un odieux concert de voix glapissantes et gutturales, prononçant les mots chargés de consonnes de la langue anglaise, et parcourant dans tous les sens les notes déchirantes et fausses de notre mélopée familière.

Vers onze heures et un quart, les constables, soutenus par quelques policemen, ouvrirent un passage à la voiture de l’accusé.

Les dix mille spectateurs se guindèrent sur leurs pointes et ne virent rien du tout.

M. le marquis de Rio-Santo, portant sur son noble visage un air de distraction et d’indifférence, descendit au seuil d’Old-Bailey.

En ce moment la femme vêtue de noir souleva son voile et découvrit les traits pâlis de lady Ophelia, comtesse de Derby. Les yeux du marquis se tournèrent vers elle par hasard, et dès qu’il l’eut aperçue l’expression de sa physionomie changea complètement. Tout ce qu’il peut y avoir de plus tendre dans le respect, de plus affectueux dans la reconnaissance vint animer son regard, qui caressa un instant avec amour le front baissé de lady Ophelia. C’était un remerciement muet, mais éloquent, où il y avait de l’admiration émue et le témoignage d’une ardente gratitude.

Ophélie laissa retomber son voile, mais pas assez vite pour cacher un mélancolique sourire, traversé par deux larmes silencieuses qui roulèrent lentement sur sa joue.

Nous qui l’avons vue, brillante et fière, passer, au bruit des compliments adulateurs et des mondaines flatteries, parmi la foule envieuse de ses rivales vaincues, nous aurions eu grand’peine à la reconnaître ce jour-là, seule, les pieds sur le sordide pavé d’Old-Bailey, et tenant sa place aux premiers rangs de la cohue brutale qui guettait l’arrivée de l’accusé. Elle était si changée d’ailleurs ! Il y avait dans ses yeux fatigués de pleurer tant de découragement et d’angoisse !

Oh ! le marquis avait raison de remercier et d’admirer. Cette femme qu’il avait délaissée aux jours du bonheur venait de lui donner tout ce qui lui restait ici-bas. Elle avait déchiré pour lui le voile mystérieux où s’enveloppait jusque alors sa faiblesse ; elle avait montré à tous son amour et ses larmes, bravant ainsi, bravant sans remords ni regret l’implacable vengeance d’un monde qui ne sait point pardonner une faute avouée, parce qu’il épuise son indulgence à fêter le vice hypocrite. Elle avait, dans le zèle hardi de son dévoûment, lassé la patience des juges ; elle s’était jetée aux pieds des ministres ; elle avait pleuré, humiliant chaque jour sa superbe de grande dame ; elle avait prié, à genoux devant ses rivales.

Et partout repoussée, couverte partout de mépris impitoyables, elle s’était redressée, forte sous les dédains. Sa pauvre âme, saturée d’amertume, n’avait point fléchi dans sa tâche. Patiente devant le sarcasme, humble devant l’insulte, elle avait répondu à tous les outrages : — Pitié pour lui, pitié pour lui !

En ce moment sans doute, sa présence en un tel lieu eût été un précieux sujet de récréation pour Tantivy et ses amis qui hennissaient, pour tuer le temps, des plaisanteries de mauvais goût ; et peut-être l’excès de souffrance de la pauvre Ophélie eût fini par attirer l’attention de la foule, si une femme qu’elle ne connaissait point ne lui eût offert son aide. La comtesse, en effet, à l’instant où Rio-Santo franchissait pour la dernière fois le seuil d’Old-Bailey, sentit son cœur défaillir et chancela sur ses jambes subitement engourdies. — Un bras se glissa autour de sa taille et la soutint doucement.

Ophélie se retourna ; celle qui lui portait secours était une femme de grande et riche taille, vêtue de deuil comme elle et comme elle voilée.

Cette femme, soutenant toujours Ophélie, perça la foule et gagna l’une des rues adjacentes.

— Que Dieu vous récompense, milady ! murmura-t-elle alors en mettant un flacon de sels sous les narines de la comtesse ; j’aurais bien voulu faire ce que vous avez fait… mais je ne suis qu’une pauvre femme et vous êtes une noble lady… Que Dieu vous récompense !

— Qui êtes-vous ? demanda la comtesse.

— Je me nomme Fanny Bertram, répondit la femme voilée ; — je l’ai aimé comme vous l’aimez… Vous verrez, vous aussi, qu’on ne peut point l’oublier !… Et je sais que vous avez prié pour lui, pleuré pour lui… Merci, merci madame, et soyez bénie !

Fanny Bertram toucha de ses lèvres la main de la comtesse et se perdit dans la foule.

M. le marquis de Rio-Santo était devant ses juges. On supposait que cette séance terminerait les débats et amènerait le verdict du jury.

Le principal témoin, Angus Mac-Farlane, du château de Crewe, manquait au procès. Toutes les recherches pour le trouver avaient été vaines : on ne savait ce qu’il était devenu.

Frank et Mac-Nab étaient là pour le remplacer. — Auprès d’eux, témoin bénévole, s’asseyait Sa Grâce, le prince Dimitri Tolstoï, ambassadeur de Russie, dont le témoignage avait plus d’une fois foudroyé Rio-Santo durant le cours des débats.

On conviendra que le Tartare, par sa nation, par son caractère et par le pitoyable rôle qu’il avait joué naguère vis-à-vis du marquis, avait parfaitement le droit de se montrer lâche, perfide et sans pitié.

Il était de ces hommes, nombreux en tous pays, et fort honorés d’ailleurs, qui lèchent les pantoufles du vainqueur et mettent le talon de leur botte sur le front du vaincu.

Au dehors, la foule s’était décimée, mais il restait encore sur le pavé une cohue honnête et capable d’étouffer çà et là une femme, un enfant, un vieillard.

La plupart des gens qui avaient quitté le pavé n’étaient pas d’ailleurs très loin et attendaient, dans quelque public-house des environs l’issue du procès et la sortie du condamné, car la condamnation ne soulevait pas l’ombre d’un doute.

La Famille entière était en émoi. Aucun de ses membres, à l’exception du marquis, n’avait été mis en cause, parce que la déposition de Mac-Farlane, faite au bureau de police de Westminster, ne mentionnait que le marquis, tout en promettant des révélations ultérieures et une liste des principaux lords de la Nuit. — À dater de cette soirée même, on avait perdu la trace du laird, qu’on supposait avoir été assassiné par la Famille.

Mais le marquis tout seul suffisait bien à occuper l’attention générale. Les hommes de la Famille savaient désormais qu’il était ce chef mystérieux, dirigeant dons l’ombre leurs mouvements et régnant sur eux en monarque absolu. Chacun avait tâché de le voir, chacun l’avait vu, et l’aspect vraiment royal de cet homme étrange avait fait sur tous une profonde impression.

Pendant que le procès suit son cours, nous retrouvons les personnages subalternes de notre drame assemblés dans le spirit-shop de Jack Gibbet, Fleet-Lane, à quelques pas d’Old-Bailey.

Nous avons trop souvent décrit dans ce récit la distribution intérieure des public-houses de bas étage, pour avoir besoin de dresser la carte du spirit-shop de Fleet-Lane. C’était un bouge dans le genre de la Pipe et le Pot ; seulement il y avait un parloir réservé pour les clercs de sollicitors et les bas-officiers de la justice, qui étaient les gentlemen de l’endroit.

À une table de ce parloir réservé, tout près de la porte du parloir commun, le capitaine Paddy O’Chrane prenait ses douze sous de gin mélangés d’eau froide, sans sucre, avec une idée de citron. Il était seul. — Non loin de lui, Snail, Madge, Loo et Mich dont la figure en triste état gardait les marques du terrible poing de Turnbull, occupaient la première case du parloir commun. À la table suivante, Bob Lantern et Tempérance partageaient maritalement une cruche de porter. — Enfin, dans un coin éloigné, Donnor d’Ardagh prenait son repas du matin. Il était enfoncé dans l’angle de sa case et nul n’avait remarqué sa présence.

On avait parlé d’abord du procès, puis, ce sujet épuisé, on en était revenu au grand événement du pillage manqué de la Banque et aux incidents qui en étaient résultés.

— C’eût été un fun fameux ! dit Snail ; — moi et ma sœur Loo nous nous étions postés au coin de Poultry… Mais voyez donc comme Loo souffle, la pauvre fille !… Mich, donnez à boire à votre femme, mon beau-frère !

Mich versa un verre de gin que Loo voulut avaler, mais la pauvre enfant ne put le porter jusqu’à ses lèvres. Le verre s’échappa de sa main tremblante et se brisa sur le carreau.

— Signe de mort ! dit Mitchell.

— Bah ! s’écria Snail ; — versez un autre verre, Mich : c’est moi qui paie…

Loo s’était levée, haletante et les deux mains sur sa poitrine qui la brûlait. Elle se coucha tout de son long sur un banc.

— Voyez, Tempérance, dit paternellement Bob Lantern à sa femme ; — voyez où conduit l’abus des liqueurs fortes, mon trésor.

— Oh ! mon joli Bob, répondit Tempérance en caressant l’affreux menton du mendiant ; je n’ai pas bu ce matin la valeur d’une pauvre pinte de gin !…

— Et après tout, reprit Snail, il se pourrait bien que ce fût signe de mort ; car Son Honneur est dans une mauvaise passe… Mais pour en revenir à moi et à ma sœur Loo, quand les soldats arrivèrent… Écoutez cela, ma femme Madge et vous verrez si votre mari est un homme, que l’enfer me brûle !… Quand les soldats arrivèrent, il y eut des sots qui voulurent les attaquer… Les soldats chargèrent et nous ramenèrent bon train jusqu’au purgatoire de White-Chapel, qui était vide, puisque tous les oiseaux avaient pris leur volée… Joé, qui était de garde, fit jouer le ressort de l’entrée donnant sur le lane : le mur du rez-de-chaussée s’ouvrit comme vous avez pu voir et moi aussi, — et ma sœur Loo de même, — des murailles enchantées s’ouvrir au théâtre d’Adelphi… Nous nous jetâmes dans la salle basse ; les soldats nous suivirent… Ah ! ah ! vous allez voir !… Nous autres qui savions le chemin, nous courûmes à gauche, mais les pauvres diables de soldats s’arrêtèrent dès que la porte se fut refermée derrière eux… Ils s’arrêtèrent et ne dirent mot.

Le lecteur doit se reporter, pour comprendre le récit des prouesses de Snail, à la description de l’entrée secrète du Purgatoire, que nous avons faite lorsque lady Jane B… vint dans ce repaire, conduite par la contessa Contacouzène, pour racheter le diamant de la couronne dérobé à Covent-Garden.

Snail poursuivit :

— Fumez ma pipe, ma jolie Madge ; vous me la rendrez quand j’aurai fini… Il faisait noir, pardieu ! comme dans un four… Je me mis à marcher tout doucement pour arriver jusqu’au trou de précaution qui est entre la rue et la porte de la salle… Une fois au bord du trou, je dis : Allons, camarades, allons !… Te souviens-tu de cela, ma sœur Loo ?

Loo ouvrit ses yeux éteints et les referma aussitôt sans répondre.

— Loo est malade, reprit Snail ; — ce ne sera rien si on lui donne à boire… Les soldats m’entendirent et s’élancèrent… Ah — ! ah ! le trou est profond !… Ceux-là ne diront pas où est situé le Purgatoire !

— Je veux être bouilli, dit le capitaine, bouilli dans la chaudière de Satan, — que diable ! — si cet enfant-là n’est pas le plus fin de nous tous.

— Écoutez, ma femme Madge ! s’écria Snail ; — écoutez ce qu’on dit de votre homme, un million de blasphèmes !

— Ça dut mécontenter durement les soldats, fit observer Bob, — de mourir comme ça au fond d’un trou… Combien étaient-ils ?

— Une douzaine, ami Bob.

— À supposer que chacun eût seulement trois shellings… dans sa poche… et un soldat du roi peut bien avoir trois shellings… cela fait près de deux guinées de perdues !

Bob soupira ce calcul en a-parte.

— Oh ! oh ! je souffre, mon Dieu ! râla en ce moment la petite Loo. — Ma sainte mère, priez pour moi !

Donnor d’Ardagh, qui était seul dans sa case, tressaillit douloureusement au son de la voix de sa fille et se rapprocha involontairement. Snail, de son côté, s’était levé, tenant en main un plein verre de gin.

— Ouvre la bouche, ma sœur Loo, dit-il.

La petite fille obéit et Snail lui fit boire le gin jusqu’à la dernière goutte.

Loo roula un instant ses yeux enflés subitement, et se dressa sur ses pieds comme si elle eût reçu un choc galvanique.

— À boire encore ! à boire ! cria-t-elle de sa voix enrouée.

Et l’ivresse lui montant au cerveau avec violence, elle se prit à valser en chantant comme toujours son monotone refrain. — C’était pitié ! La malheureuse enfant perdait le souffle à cet effort insensé. — Donnor d’Ardagh, debout et appuyé contre la boiserie de sa case, la regardait les larmes aux yeux.

— Bonjour, Dad, dit Snail qui l’aperçut de loin ; — Madge, saluez le père de votre homme !

Le capitaine Paddy mit sa tête et son long col hors du parloir réservé.

— Quelqu’un parmi vous, demanda-t-il, abjecte espèce, mes bons garçons, peut-il me dire s’il est vrai que Mr et mistress Gruff aient disparu de l’hôtel du Roi George ?

— Moi, capitaine, moi, Satan et ses cornes ! répondit Snail ; — je puis vous dire cela et bien d’autres choses, par dieu !… Écoutez, vous autres ; il y a une histoire… C’était encore la fameuse nuit. En sortant du Purgatoire, où j’avais mis les soldats dans le trou ; je me dis : Snail, un gentleman comme vous doit avoir été spécialement signalé à la police… C’était mon avis, que diable !… Je laissai ma sœur Loo s’en aller toute seule à la maison et je pris le bord de l’eau pour me rendre en toute sûreté à l’hôtel du Roi George où je voulais me cacher… Voilà qu’en arrivant au pont de Blackfriars… c’est drôle, vous allez voir… j’aperçois un grand diable de fou qui regardait l’eau par dessus le parapet en chantant une vieille chanson écossaise… Je m’approchai… Il m’entendit et s’élança sur moi comme un furieux.

— Regarde, me dit-il, regarde… les vois-tu ?… Voilà Gruff et sa femme… voilà Clary… Clary et Anna !… Voilà… oui, oui, le voilà ! voilà mon frère Fergus !

Il me montrait la Tamise où il n’y avait rien du tout… N’est-ce pas que c’est drôle ?

— Après, bandit en herbe, après ! dit le capitaine.

— Après ?… ma foi, si je n’eusse pas été un homme, il m’aurait fait peur ! reprit Snail ; — mais, Dieu merci, je ne connais pas beaucoup de gentlemen qui soient aussi braves que moi… Après ?… Du diable ! s’il ne se mit pas à pleurer comme une fontaine.

— Morts… ils sont tous morts ! disait-il ; — je les ai tous tués !

Et au moment où j’y pensais le moins, il me lâcha et s’élança par dessus le bord dans la Tamise. — Moi, je sais nager, mais il faisait froid, et d’ailleurs ce n’était qu’un fou. — Je regardai. Je le vis sortir de l’ombre du pont et flotter comme s’il n’eût pu s’enfoncer sous l’eau, car il ne nageait pas… Au bout de quelques secondes, sa voix s’éleva de nouveau et vint jusqu’à moi… il chantait… attendez ! quelque chose de drôle :


Le laird de Killarwan
Avait deux filles ;
Jamais n’en vit amant
De plus gentilles
Dans Glen-Girvan.


Et d’autres couplets dont je ne me souviens plus… Il chanta long-temps… puis sa voix s’éteignit et je ne vis plus rien sur l’eau.

— Mais Gruff, petit-fils de Satan ?

— Patience, capitaine, tonnerre au ciel !…

Quand le fou fut noyé, je poursuivis ma route vers l’hôtel du Roi George. La porte était ouverte… Personne dans la salle basse… En haut… ma foi ! le fou disait peut-être vrai : il se peut qu’il vît dans la Tamise les corps de Gruff et de sa femme, car, en haut, il y avait du sang et voilà tout.

— Il se perd comme cela dans l’eau, murmura Bob, pour plus de cent livres de sujets chaque année !

— De sorte que, cornes de Belzébuth, dit le capitaine, Gruff et sa femme sont morts… C’étaient de braves compagnons, bien qu’on puisse affirmer que l’univers entier ne renfermait point de scélérats plus pervers…

On entendit à cet instant le bruit de la chute d’un corps sur le carreau du public-house. — Chacun se retourna vers Loo qu’on avait oubliée.

Elle était étendue, baignée de sueur, sur le sol.

— Je brûle !… je brûle ! murmurait-elle ; — ôtez-moi… oh ! par pitié ! ôtez-moi le feu que j’ai là-dedans !

Elle pressait à deux mains sa maigre poitrine.

Donnor d’Ardagh s’était élancé vers elle. Il se mit à genoux.

— Ce ne sera rien, dad, dit Snail.

— Le daddy ! prononça faiblement Loo ; — Dieu est bon de m’avoir donné la vue de mon père à cette heure… oh ! daddy ! je vous en prie… éteignez ce feu… ce feu que j’ai là-dedans !

— Buvez, ma sœur Loo, reprit l’intrépide Snail ; ce ne sera rien.

La petite fille secoua la tête et repoussa le verre de gin, à l’inexprimable étonnement de Tempérance, qui fit un geste involontaire pour s’en emparer. — Daddy, murmura Loo : — cela me fait grand bien de vous voir… Que faut-il dire à ma mère de votre part ?… Je vais vers ma bonne mère… Oh ! le feu s’est éteint… je ne souffre plus.

Elle ferma les yeux. — Ses traits hâves et flétris eurent un doux sourire d’enfant qui s’endort.

— Voilà qui est passé ! dit Snail.

Donnor, toujours à genoux, se pencha sur le front de Loo immobile et y mit un baiser en pleurant. — Puis il joignit les mains comme pour prier. — Puis encore il étendit sur Loo sa houppelande de toile.

— Pourquoi tout cela, daddy ? demanda Snail.

— Parce qu’elle est morte, enfant, répondit Donnor ?

En même temps, il souleva dans ses bras le pauvre petit corps de Lob et sortit à pas précipités.

Il y eut dans le public-house un moment de silence lugubre.

— Voyez, Tempérance ! murmura Bob ; — voilà une terrible leçon !

— Oh ! oui, mon gentil garçon, répondit la grande femme ; — et voyez, c’est comme cela que je mourrai si vous ne me donnez pas six pence pour acheter du gin !

— Ma femme Madge, dit Snail en tâchant de ne point pleurer, — je suis un gentleman et ne voudrais pas me comporter comme un enfant… mais je pense qu’il est permis de regretter sa sœur… Ma pauvre Loo ! ma pauvre Loo !… Je ne pleure pas, Madge !

Snail se tourna brusquement vers la muraille, parce qu’une larme mouillait sa paupière et qu’il avait honte.

Le silence qui régnait dans le public-house n’avait pas encore pris fin, lorsqu’on entendit au dehors un long et bruyant bourdonnement.

Tous les membres de la Famille se levèrent d’un mouvement commun et se dirigèrent vers la porte.

— C’est le verdict ! se disait-on, c’est le verdict !

— C’est le verdict ! répéta Tom Turnbull qui entrait en ce moment et repoussa la porte d’un coup de pied qui faillit la mettre en pièces.

— Et quel est ce verdict, Tom, mon camarade ? demanda Paddy O’Chrane, oubliant de blasphémer dans son empressement.

Les autres gens de la Famille, au lieu de sortir, entourèrent aussitôt Tom Turnbull.

Celui-ci se jeta sur un banc et demeura un instant silencieux. Son rude et grossier visage exprimait une profonde émotion, combattue par les habitudes d’un caractère insouciant et cynique.

— Je ne le connais que d’hier, dit-il enfin avec brusquerie ; mais si, en donnant ma peau, j’espérais le sauver, je la donnerais.

— Il est condamné ?… balbutia le capitaine, ému, lui aussi, pour la première fois depuis bien des années.

— À mort ! répondit Turnbull.