Les Mystères de Londres/4/32

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Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 371-396).


XXXII


LA VOIX DES RÊVES.


Le cheval du marquis de Rio-Santo allait comme le vent. Le voyage se faisait en silence ; mais Clary, forcée de se serrer contre Edward, était heureuse.

C’était son rêve, son beau rêve qu’elle avait fait durant sa captivité chez le docteur Moore.

Elle respirait avec délices l’air froid de la nuit qui venait frapper son front brûlant. Elle regardait fuir de chaque côté, comme de féeriques chimères, les masses sombres des maisons et les brillantes lignes dessinées par le gaz.

Où allait-elle ? — Ah ! ceci importait peu. — Dût Edward la conduire où le fantôme de Bürger conduit la pauvre Lénore, Clary n’eût point cessé de sourire.

On perdit bientôt de vue les maisons de Londres. — Au premier village de la route d’Écosse, le marquis descendit de cheval. Une chaise de poste était préparée par les soins de Bembo. Le marquis y monta avec Clary.

Ce fut un étrange voyage. M. le marquis de Rio-Santo n’avait pas tardé à s’apercevoir de sa méprise et aussi de l’état où se trouvait sa belle compagne. Quelques mots de Clary le mirent sur la voie, et il apprit en même temps son nom et sa qualité de sœur d’Anna, la charmante quêteuse de Temple-Church. Le marquis avait éprouvé pour la plus jeune des filles du laird, sans la connaître, un de ces fougueux et passagers amours qui avaient chez lui la durée d’un caprice et la force d’une passion ; mais dès qu’il sut la naissance d’Anna, sa tendresse devint autre et se partagea également entre les deux sœurs.

Il avait pardonné à Angus dont il connaissait le faible esprit. Les filles d’Angus étaient les siennes.

Durant toute la route, il traita miss Mac-Farlane comme un père eût traité un enfant chéri. Mais, par l’effet involontaire de l’impression vive et profonde produite sur lui naguère par la vue d’Anna, le marquis, dans l’entretien décousu et bizarre qu’il eut avec Clary, prononça plusieurs fois le nom de sa jeune sœur. Chaque fois, ce nom tombait comme un fardeau sur le cœur de Clary. — Elle était alors jalouse comme dans son rêve, et le complet bonheur qu’elle ressentait de la présence d’Edward se changeait en amère angoisse.

Rio-Santo se rendait à Sainte-Marie de Crewe, où devaient le rejoindre Waterfield, Smith, Falkstone, Bembo et Randal, — si Randal était encore de ce monde. Malgré le tendre intérêt que lui inspirait Clary Mac-Farlane, cette créature si belle et si malheureuse, dont la folie était de l’aimer, Rio-Santo donnait bien souvent son esprit, comme on le pense, aux graves intérêts qu’il avait en main. Infatigable et non vaincu, pour n’avoir pu vaincre lui-même, il combinait de nouveaux plans de bataille et recommençait sur de nouveaux frais cette longue et implacable guerre qu’il avait déclarée à l’Angleterre.

En somme, son plan subsistait. L’échec qu’il venait d’éprouver retardait ses coups et ne les parait point.

Il avait toujours par devers soi, à part même sa volonté ferme et son génie, des ressources accumulées pendant quinze ans.

Le fait seul d’avoir recouvré sa liberté, le replaçait redoutable et robuste comme devant, en face de son ennemi, étonné encore de son audacieuse attaque.

Cependant il ne se dissimulait point que, dans semblable guerre, n’avoir pu vaincre du premier coup est une condition fatale dont il faut éluder les résultats. Il ne comptait pas frapper une seconde fois tout de suite un adversaire puissant et sur ses gardes.

Savoir attendre est le propre des hommes forts, et Rio-Santo avait attendu vingt ans déjà.

Et pendant ces vingt ans, il avait calculé son assaut de telle sorte que, sans la trahison de son meilleur ami, nul ne peut dire quelle portion des institutions anglaises, quelle parcelle de l’Angleterre elle-même eût résisté à l’explosion.

Or, la mine n’était point comblée ; elle demeurait chargée et le jour devait revenir où l’on pourrait y mettre le feu.

Tandis que le marquis roulait en lui ces pensées, Clary le regardait avec admiration ; elle ne bougeait pas et s’enfonçait à plaisir dans son extase.

On franchit la frontière d’Écosse. Là s’arrêtaient les relais ménagés par la Famille. Le marquis fut obligé de monter à cheval de nouveau et de prendre Clary en croupe.

Mars commençait. C’était une de ces journées où le printemps et l’hiver se disputent l’atmosphère incertaine. Le soleil avait jeté dans l’air une chaleur molle et inusitée, sous laquelle les arbres avaient ouvert leurs bourgeons avant l’heure et qui avait relevé les touffes affaissées du gazon, cette riche fourrure de la terre.

La nuit descendait, précédée par une brise tiède qui déroulait au ciel les ondes orageuses de grands nuages gris, épais, changeants et tourmentés par les mystérieux conflits des électricités contraires. — Clary, dont le système nerveux n’avait point encore repris son assiette, subissait énergiquement les effets de cette température anormale. Elle avait d’abord éprouvé une excitation générale, un flot de vie et de bien-être avait coulé dans ses veines, puis la réaction était venue ; sa fine taille s’était affaissée sous le poids d’un malaise invincible.

En un certain moment, Rio-Santo sentit les bras qui l’entouraient faiblir et se relâcher. Il se retourna sur la selle. Clary était pâle comme une statue de marbre et avait les yeux fermés.

Il restait alors à peine un demi-mille à faire pour arriver au château de Crewe. Néanmoins, le marquis crut devoir arrêter son cheval et déposer Clary sur le bord du chemin. — La terre était bien froide. Le marquis étendit son manteau sur l’herbe et déboucla la selle de son cheval dont il fit un oreiller à Clary, après avoir eu la précaution d’ôter des fontes ses pistolets qu’il jeta sur le gazon.

Clary demeura d’abord immobile.

Puis elle rouvrit les yeux et jeta autour d’elle des regards charmés.

Elle reconnaissait l’Écosse et ces lieux souvent visités lui rappelaient son enfance ; — mais ils lui rappelaient encore un autre souvenir… le rêve, le rêve douloureux où elle avait vu Edward entre elle et sa sœur Anna.

— Elle n’est pas là aujourd’hui, murmura-t-elle avec une joie inquiète ; — dites, Edward… elle ne doit point venir, n’est-ce pas ?

Rio-Santo comprenait que la pauvre fille était en proie aux premières atteintes d’une hallucination, mais il ne savait point ce dont elle voulait parler.

— Nous sommes seuls, répondit-il, — tout près de la maison de votre père, Clary.

— Mon père ! répéta miss Mac-Farlane : — Oui, oui, Edward… La ferme de Leed est de l’autre côté de la montagne… C’est là que nous serons bien heureux…

Elle s’arrêta et reprit en baissant la tête :

— Si ma sœur ne vient pas, comme l’autre fois !

Elle garda le silence durant quelques secondes et appuya son front brillant sur la main que le marquis lui tendait.

— L’autre fois ! poursuivit-elle. — Oh ! si vous saviez combien j’ai souffert, Edward !… J’avais été heureuse tout le jour, comme aujourd’hui, heureuse de vous voir et d’entendre votre voix, heureuse de m’appuyer sur vous… Que sais-je ?… Et la nuit venait comme maintenant… Ah ! oui… c’est bien cela !… Nous étions ici, je pense… Vous, à la place où vous êtes… moi, à celle où je suis… Mon Dieu ! mon Dieu ! va-t-elle venir encore ?

— Non, chère enfant, répondit à tout hasard Rio-Santo : — je vous promets qu’elle ne viendra pas.

— Merci… merci, murmura Clary. — Pourrait-elle aimer autant que moi ?…

Ce dernier mot expira dans son gosier et fut suivi d’un cri plaintif. — Tout son corps tressaillit violemment et ses yeux s’ouvrirent, démesurément distendus par une subite et inexplicable épouvante.

— Pitié !… pitié ! dit-elle d’un ton bref et saccadé ; — la voilà… Pitié !… Ne vous mettez pas à ses genoux comme l’autre fois… Ne me repoussez pas ainsi… Edward !… Oh ! que vous êtes cruel de m’oublier et de l’aimer !…

— Clary !… ma chère Clary, disait le marquis en essayant de la calmer.

Mais la jeune fille, dominée de plus en plus par son délirant transport, haletait, s’agitait, sanglotait. — Le marquis avait peine à contenir ses convulsifs efforts.

— Vous me repoussez ? reprit-elle d’une voix pleine de larmes déchirantes ; — vous lui souriez… vous la serrez contre votre cœur Ah !!! prenez garde !… C’est ici… c’est ici que Blanche tua Bertram de Jedburgh… pour un baiser.

Elle joignit les mains avec angoisse.

— Pour un baiser ! répéta-t-elle… Ah !… vous aussi !… vos lèvres touchent les siennes !!!…

Un éclair de fureur désordonnée scintilla dans son œil. Elle se rejeta soudainement en arrière et sa main rencontra par hasard le canon froid de l’un des pistolets…

Son geste fut rapide comme la pensée.

Une détonation se fit dans le silence de la campagne solitaire.

M. le marquis de Rio-Santo tomba frappé par la balle en pleine poitrine.

Clary, la pauvre Insensée, poussa un cri de terreur et s’enfuit.

La prophétie du laird se trouvait accomplie ; la voix des rêves avait dit vrai : c’était, suivant l’emphase du langage biblique, si fort usité chez les Écossais, le sang de ses veines, la chair de sa chair qui mettait à mort son frère Fergus.

L’horizon n’était pas entièrement éteint encore. — M. le marquis de Rio-Santo, immobile et renversé la face tournée vers le ciel, ne poussait pas une plainte. Mais, aux dernières et incertaines lueurs du crépuscule, on aurait pu lire sur ses nobles traits l’expression d’une douleur amère et sans bornes.

Il se sentait mourir, — et il mourait vaincu.

Le seul homme qu’il eût aimé l’avait trahi. Il tombait sous les coups de la seule femme qu’il eût respectée.

N’est-ce pas un châtiment sans nom que d’être puni, non par ses fautes, mais pour le bien qu’on a fait ?…

Le voile de la nuit s’épaissit. Bientôt on ne distingua plus ce cadavre qui se confondait avec la verdure sombre de l’herbe du chemin.

Mais lorsque la lune, passant par dessus la cime des taillis, vint éclairer de nouveau la scène, on vit, à sa blanche lueur, une femme agenouillée auprès du corps de M. de Rio-Santo.

Cette femme priait.

Elle semblait avoir passé depuis long-temps les limites de la jeunesse, et pourtant elle était bien belle encore. Il y avait autour de son front pâle comme une auréole de résignation sainte…

Cette femme était Mary Mac-Farlane, comtesse de White-Manor, qui venait de reconnaître dans le cadavre étendu sur le gazon Fergus O’Breane, son premier, son unique amour.

Quand elle eut achevé sa prière, elle mit la main sur le cœur de Fergus, qui ne battait plus.

La lune montait à l’horizon et tombait d’aplomb sur les traits du mort.

Il n’y avait plus de douleur sur ces traits. Les paupières abaissaient leurs longs cils de soie sur des joues calmes. La ligne des sourcils ne tremblait pas ; la bouche semblait s’être close en un sourire.

En ce sourire rêveur, heureux, tout plein de mystérieuses joies, qui venait parfois naguère à la lèvre de M. le marquis de Rio-Santo, lorsqu’il isolait sa pensée de la foule et se repliait sur lui-même.

Avait-il, dans sa suprême extase, entrevu la porte du ciel ?…

Mary Mac-Farlane se pencha et lui mit au front un baiser de sœur. — La lune voguait, nef éclatante, parmi l’azur du firmament ; la brise chantait doucement dans le feuillage. — Cette mort était tranquille et belle, entourée des splendeurs silencieuses de la nuit et des élans purs de la prière.





Dans ce drame, il n’y avait pour nous qu’un homme.

Un homme au génie vaste et puissant, qui se riait des obstacles et pliait, en se jouant, toutes les volontés à la sienne.

Il était fort contre un empire. — Dieu courba son front sous la faible main d’une enfant…

Nous ne prendrons point souci de dire ce que devinrent les autres personnages de ce récit. — Nous dirons plutôt les vagues et mystérieux espoirs nourris par ceux qui aimaient Fergus O’Breane.

Nous les dirons, parce qu’ils prennent sur notre esprit un superstitieux pouvoir, et qu’il est des heures où les circonstances racontées de la mort de M. le marquis de Rio-Santo nous laissent un doute énergique parfois, et parfois nous trouvent incrédule…

Randal Grahame, qui s’était jeté à bas de son cheval avant d’arriver au casse-cou de Green-Arbour-Court, la nuit de l’évasion, et qui est plein de vie, attend dans la maison de son père. Il reçoit parfois des messages lointains dont nul ne sait la source.

Le cavalier Bembo, devenu l’époux d’Anna Mac-Farlane, n’a pu lui donner son cœur et a dit : — Je ne m’appartiens pas tout entier.

Il attend comme Randal.

La comtesse de Derby, qui avait pris le deuil, a quitté le voile noir. — On la voit parfois sourire.

Elle attend.

Que peut attendre Ophelia, ce cœur subjugué, presque esclave ?… — Que peuvent attendre Bembo et Randal Grahame, dont le dévoûment au marquis était si complet et si profond ?

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De temps en temps, lorsque la politique tortueuse du cabinet de Saint-James s’endort et oublie de jeter entre les peuples des semences périodiques de haine, les nations s’entendent : un murmure de réprobation universelle s’élève ; un nuage sombre s’amoncelle menaçant et obscurcit l’horizon britannique.

C’est la ruine qui se cache derrière ce nuage. — et parfois il nous semble que du sein de cet orage va surgir, terrible et fort, et tenant en main la foudre, le génie de la tempête, — Fergus l’Irlandais, — le champion d’une haine immortelle.

A-t-il suffi de la main d’une jeune fille pour abattre ce géant qui, seul dans la balance, pesait autant qu’un empire ?…

Dieu a-t-il brisé ce levier puissant comme un instrument vulgaire ?…

Peut-être. — Peut-être aussi la lave s’amasse-t-elle au cratère du volcan éteint, attendant l’étincelle qui doit rallumer l’incendie.

Peut-être, lorsque l’heure du châtiment aura sonné, reconnaîtra-t-on le combattant infatigable, debout, le pied sur la poitrine de l’Angleterre vaincue, et agitant, aux acclamations de l’univers, l’étendard relevé de l’Irlande…



fin.