Les Mystères de Marseille/Deuxième partie/Chapitre XIII

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Charpentier (p. 214-218).

XIII

Les tripots marseillais


Avant de raconter le nouvel épisode de ce drame, avant de montrer Marius dans toutes les angoisses du jeu, il est nécessaire d’expliquer les causes qui ont multiplié les tripots dans Marseille. Celui qui écrit ces lignes voudrait pouvoir étaler, dans toute sa nudité hideuse, la plaie dévorante qui ronge une des villes les plus riches et les plus vivantes de la France. On lui pardonnera la courte digression qu’il va se permettre, en songeant à l’utilité du but qu’il se propose.

Il est à remarquer que la passion du jeu désole surtout les grands centres de commerce. Lorsqu’une population entière est livrée à une spéculation effrénée, lorsque toutes les classes d’une ville trafiquent du matin au soir, il est presque impossible que ce peuple de négociants ne se jette pas dans les émotions poignantes du jeu. Le jeu devient alors une spéculation qui s’ajoute aux autres ; on spécule sur le hasard, on continue la nuit la besogne du jour ; pendant le jour on a tâché d’augmenter sa fortune en vendant de n’importe quoi, et, pendant la nuit, on tâche d’augmenter le gain en le hasardant sur le tapis vert. S’il est vrai que le commerce est souvent un jeu, les commerçants peuvent croire qu’ils ne changent pas de milieu en passant de leur comptoir dans le tripot voisin.

D’ailleurs, la fièvre commerciale est contagieuse. À Marseille, en face de certaines grandes fortunes gagnées en quelques années, il n’est pas un jeune homme qui ne rêve une pareille aubaine. Tout le monde veut entrer dans le négoce, la ville entière est une énorme banque où l’on ne vit que pour battre monnaie. Allez sur le port, allez dans tous les endroits où va la foule : vous n’entendrez parler que d’argent, vous vous croirez dans un immense bureau où toutes les conversations sont hérissées de chiffres. La grande affaire est, lorsqu’on a dix francs dans sa poche, d’en gagner vingt, trente, quarante. Ceux qui ont de gros capitaux jouent à la Bourse, achètent et revendent. Mais les pauvres, ceux qui ne possèdent que quelques francs, ont la ressource du jeu ; n’ayant pas de quoi tenter de vastes entreprises, ils se satisfont en s’adressant au hasard ; c’est là un moyen de faire fortune ou de se ruiner, à la portée de tout le monde, moyen facile et prompt, négoce étrange, plein d’émotions cuisantes. Le joueur est un spéculateur qui vit en une nuit toute une existence haletante, qui éprouve les anxiétés, les espérances et les désespoirs d’un agioteur. Dans une ville comme Marseille, où l’argent règne en souverain maître, où la population est secouée par une terrible fièvre commerciale, le jeu devient une nécessité, une sorte de banque ouverte à tous, dans laquelle chacun, le pauvre et le riche, peut risquer ses gros sous ou ses pièces d’or.

Ajoutez à cela que les riches, ceux qui remuent l’or à la pelle, ceux qui gagnent en une journée des sommes énormes, ne tiennent guère à cet or qu’ils entassent si facilement. Un ouvrier regarde avec dévotion la pièce de cinq francs qu’on lui remet le soir ; il a sué sang et eau pour gagner cette pièce, elle représente pour lui un labeur accablant, de longues heures de fatigue ; et il faut qu’il vive avec cet argent. Mais un négociant, un agioteur qui, tout en restant assis dans son bureau, se trouve avoir gagné le soir plusieurs centaines de francs, ne craint pas de laisser tomber quelques pièces de vingt francs, en mettant son gain dans sa poche. Il sait que le lendemain il en gagnera autant sans doute ; il est encore jeune, il veut jouir de la vie ; comme il est demeuré enfermé pendant plusieurs heures, il a besoin, le soir, de plaisirs bruyants, d’émotions fortes. Alors il jette son argent dans les restaurants, dans les cafés sur les tapis verts ; il dépense cet argent aussi facilement qu’il l’a gagné. Une ville commerciale est donc forcément joueuse et débauchée. Dans ce grand ruissellement des fortunes, dans ce souple brûlant du négoce qui pénètre au fond de toutes les maisons, il y a des heures de folie, des besoins impérieux de jouissance. À de certaines heures, ce peuple est aveuglé par l’éclat de l’or ; il se rue dans la débauche comme il s’était rué dans les affaires. Et la fièvre secoue la ville d’un bout à l’autre, les petits et les grands, les riches et les pauvres, sont agités du même frisson, du même besoin de perdre ou de gagner de l’or, jusqu’à la ruine ou jusqu’au million.

On comprend l’existence, j’allais dire la nécessité des tripots dans Marseille. Dernièrement, on comptait plus de cent tripots, et le nombre augmente tous les jours. La police est vaincue par la rage des joueurs. Lorsqu’on découvre et qu’on ferme une maison de jeu, il s’en ouvre deux autres à côté. Pour couper le mal dans sa racine, il faudrait couper la fièvre qui agite toute la population. D’ailleurs, à mon sens, le mal est irrémédiable : on peut tuer l’homme, mais on ne tue pas ses passions.

La police, qui a une action directe sur les tripots, ferme tous ceux qu’elle peut découvrir. Mais son action devient difficile à exercer dans les cercles qui, parfois, se changent en de véritables maisons de jeu. Les joueurs sont inventifs, pour contenter leur passion ; ils tâchent de mettre la loi de leur côté. Ici, entendons-nous, dans ce que je vais dire, je n’ai nullement la pensée d’attaquer certains cercles honorables de Marseille, je veux seulement me faire l’historiographe de ces cercles honteux, fréquentés par des escrocs et que le sang d’un suicide a parfois souillés affreusement.

Voici comment un cercle se fonde. Quelques personnes demandent l’autorisation de se réunir, le soir, dans un local désigné, pour causer entre elles, pour boire, même jouer à des jeux permis. Chaque membre doit verser une cotisation, et il est défendu d’introduire des étrangers, c’est-à-dire de tenir une table de jeu ouverte à tout venant. Et, maintenant, voici ce qui arrive. Au bout de quelques mois, on ne cause plus, on ne boit plus, on passe des nuits entières devant le tapis vert, les mises, qui étaient d’abord très faibles, ont monté peu à peu, si bien qu’il est aisé de se ruiner en quelques nuits ; la discipline s’est relâchée, entre qui veut, il y a plus d’étrangers dans le cercle que de membres, les femmes elles-mêmes sont admises, les filous se présentent bientôt pour dépouiller les joueurs novices, et cela dure jusqu’au moment où la police fait une descente et ferme le cercle. Deux mois plus tard, le cercle se rouvre plus loin, la farce recommence et a le même dénouement.

C’est là une des plaies vives de Marseille, plaie dévorante qui s’étend chaque jour. Les cercles tendent à devenir des tripots, des gouffres où s’engloutissent la fortune et l’honneur des imprudents qui s’y hasardent. Et une fois qu’on a goûté aux joies cuisantes du jeu, tous les autres plaisirs paraissent fades : on y brûle jusqu’à la dernière goutte de son sang, on y perd jusqu’au dernier sou de sa bourse. Il ne se passe pas de semaine sans qu’il y ait un nouveau sinistre, sans qu’une nouvelle plainte soit adressée au parquet.

Ce sont des négociants qui se ruinent autour du tapis vert. Ils viennent là compromettre les intérêts de leurs clients, ils dévorent d’abord leur gain, ils entament ensuite les capitaux qu’on a confiés à leur probité commerciale ; puis, ils sont obligés de se mettre en faillite, ils entraînent dans leur ruine ceux qui ont eu foi en leur honnêteté.

Ce sont de petits employés qui ont des appétits de luxe et de débauche, et que la modicité de leurs appointements empêche de contenter leurs passions. Ils voient autour d’eux les gens riches se vautrer dans les jouissances, avoir des maîtresses s’étaler dans des voitures, épuiser les joies bruyantes de la vie, une jalousie les prend, ils ont l’âpre désir de mener une pareille existence de fêtes et de plaisirs. Alors, pour se procurer de l’argent, ils jouent, ils jouent d’abord leurs appointements ; puis, quand la chance leur est contraire, ils volent leurs patrons, ils entrent dans le crime.

Ce sont encore des jeunes gens, de pauvres garçons naïfs, tout frais sortis du collège, que dépouillent d’habiles fripons. S’ils gagnent, ils se jettent à la débauche ; s’ils perdent, ils font des dettes, ils souscrivent des billets à des usuriers, et ils mangent leur bien en herbe.

On racontait dernièrement une histoire caractéristique. Un employé, qui avait reçu de son patron quelques milliers de francs pour aller payer à la douane le droit d’entrée de certaines marchandises, se rendit le soir dans un cercle et perdit au baccarat l’argent qui lui avait été confié. Ce fut la folie d’un instant, l’employé était un honnête garçon qui avait eu un accès de fièvre. Le patron menaça de porter plainte. À cette nouvelle, les membres du cercle s’assemblèrent et décidèrent qu’ils rembourseraient eux-mêmes au patron la somme détournée par le commis. Lorsqu’ils eurent payé, le commis signa un billet à l’ordre du caissier du cercle, et le caissier n’a jamais poursuivi le paiement de ce billet, que le pauvre employé n’a pas pu payer.

Cette bienveillance des joueurs n’est-elle pas un aveu ? Ils ont compris qu’ils étaient tous coupables solidairement du détournement commis, et ils ont étouffé l’affaire pour que la justice ne vînt pas les déranger dans l’assouvissement de leur passion.

C’est dans ce monde frappé de folie, au milieu de ces joueurs fiévreux, que Sauvaire introduisit Marius.