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Les Mystères du peuple/III/7

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Les Mystères du peuple — Tome III
L’ALOUETTE DU CASQUE - Chap. V.


CHAPITRE V.


La ville de Trèves. — Sampso, seconde femme de Scanvoch. — Mora, la servante, ou Kidda, la bohémienne. — Entretien mystérieux. — Tétrik. — Projets du pape de Rome. — Le traître démasqué. — Sa vengeance. — Dernières prophéties de Victoria la Grande. — L’alouette du casque.




Le jour le plus néfaste de ma vie, après celui où j’ai accompagné jusqu’aux bûchers, qui les ont réduits en cendres, les restes de Victorin, de son fils et de ma bien-aimée femme Ellèn, a été le jour où sont arrivés les événements suivants. Ce récit, mon enfant, se passe cinq ans après le meurtre de Marion, successeur de Victorin au gouvernement de la Gaule. Victoria n’habite plus Mayence, mais Trêves, grande et splendide ville gauloise de ce côté-ci du Rhin. Je continue de demeurer avec ma sœur de lait ; Sampso, qui t’a servi de mère depuis la mort de mon Ellèn toujours regrettée, Sampso est devenue ma femme… Le soir de notre mariage, elle m’a avoué ce dont je ne m’étais jamais douté, qu’ayant toujours ressenti pour moi un secret penchant, elle avait d’abord résolu de ne pas se marier et de partager sa vie entre Ellèn, moi et toi, mon enfant.

La mort de ma femme, l’affection, la profonde estime que m’inspirait Sampso, ses vertus, les soins dont elle te comblait, ta tendresse pour elle, car tu la chérissais comme ta mère qu’elle remplaçait, les nécessités de ton éducation, enfin les instances de Victoria, qui, appréciant les excellentes qualités de Sampso, désirait vivement cette union : tout m’engageait à proposer ma main à ta tante. Elle accepta ; sans le souvenir de la mort de Victorin et de celle d’Ellèn, dont nous parlions chaque jour avec Sampso, les larmes aux yeux, sans la douleur incurable de Victoria, songeant toujours à son fils et à son petit-fils, j’aurais retrouvé le bonheur après tant de chagrins.

J’habitais donc la maison de Victoria dans la ville de Trêves : le jour venait de se lever, je m’occupais de quelques écritures pour la mère des camps, car j’avais conservé mes fonctions près d’elle, j’ai vu entrer chez moi sa servante de confiance, nommée Mora ; elle était née, disait-elle, en Mauritanie, d’où lui venait son nom de Mora ; elle avait, ainsi que les habitants de ce pays, le teint bronzé, presque noir, comme celui des nègres ; cependant, malgré la sombre couleur de ses traits, elle était jeune et belle encore. Depuis quatre ans (remarque cette date, mon enfant), depuis quatre ans que Mora servait ma sœur de lait, elle avait gagné son affection par son zèle, sa réserve et son dévouement qui semblait à toute épreuve : parfois Victoria, cherchant quelque distraction à ses chagrins, demandait à Mora de chanter, car sa voix était remarquablement pure ; elle savait des airs d’une mélancolie douce et étrange. Un des officiers de l’armée était allé jusqu’au Danube ; il nous dit un jour, en écoutant Mora, qu’il avait déjà entendu ces chants singuliers dans les montagnes de Hongrie. Mora parut fort surprise, et répondit qu’elle avait appris tout enfant, dans son pays de Mauritanie, les mélodies qu’elle nous répétait.

— Scanvoch, — me dit Mora — en entrant chez moi, ma maîtresse désire vous parler.

— Je te suis, Mora.

— Un mot auparavant, je vous prie.

— Que veux-tu ?

— Vous êtes l’ami, le frère de lait de ma maîtresse… ce qui la touche vous touche…

— Sans doute… qu’y a-t-il ?

— Hier, vous avez quitté ma maîtresse après avoir passé la soirée près d’elle avec votre femme et votre enfant…

— Oui… et Victoria s’est retirée pour se reposer…

— Non… car peu de temps après votre départ j’ai introduit près d’elle un homme enveloppé d’un manteau. Après un entretien, qui a duré presque la moitié de la nuit, avec cet inconnu, ma maîtresse, au lieu de se coucher, a été si agitée, qu’elle s’est promenée dans sa chambre jusqu’au jour.

— Quel est cet homme ? — me suis-je dit tout haut dans le premier moment de ma surprise ; — car Victoria n’avait pas d’habitude de secrets pour moi. Quel mystère ?…

Mora, croyant que je l’interrogeais, indiscrétion dont je me serais gardé par respect pour Victoria, me répondit :

— Après votre départ, Scanvoch, ma maîtresse m’a dit : « Sors par le jardin ; tu attendras à la petite porte… on y frappera d’ici à peu de temps ; un homme en manteau gris se présentera… tu l’introduiras ici… et pas un mot de cette entrevue à qui que ce soit… »

— Ce secret, Mora, tu aurais dû me le taire…

— Peut-être ai-je tort de ne pas garder le silence, même envers vous, Scanvoch, l’ami dévoué, le frère de ma maîtresse ; mais elle m’a paru si agitée après le départ de ce mystérieux personnage, que j’ai cru devoir tout vous dire… Puis, enfin, autre chose encore m’a décidée à m’adresser à vous…

— Achève…

— Cet homme, je l’ai reconduit à la porte du jardin… Je marchais à quelques pas devant lui… Sa colère était si grande, que je l’ai entendu murmurer de menaçantes paroles contre ma maîtresse ; cela surtout m’a déterminée à lui désobéir au sujet du secret qu’elle m’avait recommandé…

— As-tu dit à Victoria que cet homme l’avait menacée ?

— Non… car à peine j’étais de retour auprès d’elle, qu’elle m’a ordonné d’un ton brusque… elle, toujours si douce pour moi, de la laisser seule… Je me suis retirée dans une chambre voisine… et jusqu’à l’aube, où ma maîtresse s’est jetée toute vêtue sur son lit, je l’ai entendue marcher avec agitation… J’ai cependant longtemps hésité avant de me décider à ces révélations, Scanvoch, mais lorsque tout à l’heure ma maîtresse m’a appelée pour m’ordonner de vous aller quérir, je n’ai pas regretté ce que j’ai fait… Ah ! si vous l’aviez vue ! comme elle était pâle et sombre !…

Je me rendis chez Victoria très-inquiet… Je fus douloureusement frappé de l’expression de ses traits… Mora ne m’avait pas trompé.

Avant de continuer ce récit, et pour t’aider à le comprendre, mon enfant, il me faut te donner quelques détails sur une disposition particulière de la chambre de Victoria… Au fond de cette vaste pièce se trouvait une sorte de cellule fermée par d’épais rideaux d’étoffe ; dans cette cellule, où ma sœur de lait se retirait souvent pour regretter ceux qu’elle avait tant aimés, se trouvaient, au-dessus des symboles sacrés de notre foi druidique, les casques et les épées de son père, de son époux et de Victorin ; là aussi se trouvait, chère et précieuse relique… le berceau du petit-fils de cette femme tant éprouvée par le malheur…

Victoria vint à moi et me dit d’une voix altérée :

— Frère… pour la première fois de ma vie j’ai eu un secret pour toi… frère… pour la première fois de ma vie je vais user de ruse et de dissimulation…

Puis, me prenant la main, la sienne était brûlante, fiévreuse, elle me conduisit vers la cellule, écarta les rideaux épais qui la fermaient, et ajouta :

— Les moments sont précieux ; entre dans ce réduit, restes-y muet, immobile… et ne perds pas un mot de ce que tu vas entendre tout à l’heure… Je te cache là d’avance pour éloigner tout soupçon…

Les rideaux de la cellule se refermèrent sur moi, je restai dans l’obscurité pendant quelque temps, je n’entendis que le pas de Victoria sur le plancher, elle marchait avec agitation. J’étais dans cette cachette depuis une demi-heure peut-être, lorsque la porte de la chambre de Victoria s’ouvrit, se referma, et une voix dit ces mots :

— Salut à Victoria la Grande.

C’était la voix de Tétrik, toujours mielleuse et insinuante. L’entretien suivant s’engagea entre lui et Victoria ; ainsi qu’elle me l’avait recommandé, je n’en ai pas oublié une parole, car dans la journée même je l’ai transcrit de souvenir, et parce que je sentais toute la gravité de cette conversation, et parce que cette mesure m’était commandée par une circonstance que tu apprendras bientôt.

— Salut à Victoria la Grande, — avait dit l’ancien gouverneur de Gascogne.

— Salut à vous, Tétrik.

— La nuit vous a-t-elle, Victoria, porté conseil ?

— Tétrik, — répondit Victoria d’un ton parfaitement calme et qui contrastait avec l’agitation où je venais de la voir plongée, — Tétrik, vous êtes poëte ?

— À quel propos, je vous prie, cette question ?

— Enfin… vous faites des vers ?

— Il est vrai… je cherche parfois dans la culture des lettres quelque distraction aux soucis des affaires d’État… et surtout aux regrets éternels que m’a laissés la mort de notre glorieux et infortuné Victorin… auquel je survis contre mon attente… Je vous l’ai souvent répété, Victoria… en nous entretenant de ce jeune héros… que j’aimais aussi paternellement que s’il eût été mon enfant… J’avais deux fils, il ne m’en reste qu’un… Je suis poëte, dites-vous ? hélas !… je voudrais être l’un de ces génies qui donnent l’immortalité à ceux qu’ils chantent… Victorin vivrait dans la postérité comme il vit dans le cœur de ceux qui le regrettent ! Mais à quoi bon me parler de mes vers… à propos de l’important sujet qui me ramène auprès de vous ?

— Comme tous les poëtes… vous relisez plusieurs fois vos vers afin de les corriger ?

— Sans doute… mais…

— Vous les oubliez, si cela se peut dire, à cette fin qu’en les lisant de nouveau vous soyez frappé davantage de ce qui pourrait blesser votre esprit et votre oreille.

— Certes, après avoir d’inspiration écrit quelque ode, il m’est parfois arrivé de laisser, ainsi que l’on dit, dormir ces vers pendant plusieurs mois ; puis, les relisant, j’étais choqué de choses qui m’avaient d’abord échappé. Mais encore une fois, Victoria, il n’est pas question de poésie…

— Il y a un grand avantage en effet à laisser ainsi dormir des idées et à les reprendre ensuite, — répondit ma sœur de lait avec un sang-froid dont j’étais de plus en plus étonné. — Oui, cette méthode est bonne ; ce qui, sous le feu de l’inspiration, ne nous avait pas d’abord blessé… nous blesse parfois, alors que l’inspiration s’est refroidie… Si cette épreuve est utile pour un frivole jeu d’esprit, ne doit-elle pas être plus utile encore lorsqu’il s’agit des circonstances graves de la vie ?…

— Victoria… je ne vous comprends pas.

— Hier, dans la journée, j’ai reçu de vous une lettre conçue en ces termes : « Ce soir, je serai à Trêves à l’insu de tous ; je vous adjure au nom des plus grands intérêts de notre chère patrie, de me recevoir en secret, et de ne parler à personne, pas même à votre ami et frère Scanvoch ; j’attendrai vers minuit votre réponse à la porte du jardin de votre maison. »

— Et cette entrevue… vous me l’avez accordée, Victoria… Malheureusement pour moi, elle n’a pas été décisive, et au lieu de retourner à Mayence sans que ma venue ait été connue dans cette ville, j’ai été forcé de rester aujourd’hui, puisque vous avez remis à ce matin la réponse et la résolution que j’attends de vous.

— Cette résolution, je ne saurais vous la faire connaître avant d’avoir soumis votre proposition à l’épreuve dont nous parlions tout à l’heure.

— Quelle épreuve ?

— Tétrik, j’ai laissé dormir… ou plutôt j’ai dormi avec vos offres, faites-les moi de nouveau… Peut-être alors ce qui m’avait blessée… ne me blessera plus… peut-être ce qui ne m’avait pas choquée me choquera-t-il…

— Victoria, vous, si sérieuse, plaisanter en un pareil moment !…

— Celle-là qui, avant d’avoir à pleurer son père et son époux, son fils et son petit-fils, souriait rarement… celle-là ne choisit pas le temps d’un deuil éternel pour plaisanter… croyez-moi, Tétrik…

— Cependant…

— Je vous le répète, vos propositions d’hier m’ont paru si extraordinaires… elles ont soulevé dans mon esprit tant d’indécision, tant d’étranges pensées, qu’au lieu de me prononcer sous le coup de ma première impression… je veux tout oublier et vous entendre encore, comme si pour la première fois vous me parliez de ces choses.

— Victoria, votre haute raison, votre esprit d’une décision toujours si prompte, si sûre, ne m’avaient pas habitué, je l’avoue, à ces tempéraments.

— C’est que jamais, dans ma vie, déjà longue, je n’ai eu à me décider sur des questions de cette gravité.

— De grâce, rappelez-vous qu’hier…

— Je ne veux rien me rappeler… Pour moi, notre entretien d’hier n’a pas eu lieu… Il est minuit, Mora vient d’aller vous quérir à la porte du jardin ; elle vous a introduit près de moi : vous parlez, je vous écoute…

— Victoria…

— Prenez garde… si vous me refusez, je vous répondrai peut-être selon ma première impression d’hier… et, vous le savez, Tétrik, lorsque je me prononce… c’est toujours d’une manière irrévocable…

— Votre première impression m’est donc défavorable ? — s’écria-t-il avec un accent rempli d’anxiété. — Oh ! ce serait un grand malheur !

— Parlez donc de nouveau, si vous voulez que ce malheur soit réparable…

— Qu’il en soit ainsi que vous le désirez, Victoria… bien qu’une pareille singularité de votre part me confonde… Vous le voulez ? soit… notre entretien d’hier n’a pas eu lieu… je vous revois en ce moment pour la première fois après une assez longue absence, quoiqu’une fréquente correspondance ait toujours eu lieu entre nous, et je vous dis ceci : Il y a cinq ans, frappé au cœur par la mort de Victorin… mort à jamais funeste, qui emportait avec elle mes espérances pour le glorieux avenir de la Gaule !… j’étais mourant en Italie, à Rome, où mon fils m’avait accompagné… Ce voyage, selon les médecins, devait rétablir ma santé ; ils se trompaient : mes maux empiraient… Dieu voulut qu’un prêtre chrétien me fût secrètement amené par un de mes amis récemment converti… La foi m’éclaira et, en m’éclairant, elle fit un miracle de plus, elle me sauva de la mort… Je revins à une vie pour ainsi dire nouvelle, avec une religion nouvelle… Mon fils abjura comme moi, mais en secret, les faux dieux que nous avions jusqu’alors adorés… À cette époque, je reçus une lettre de vous, Victoria ; vous m’appreniez le meurtre de Marion : guidé par vous, et selon mes prévisions, il avait sagement, gouverné la Gaule… Je restai anéanti à cette nouvelle, aussi désespérante qu’inattendue ; vous me conjuriez, au nom des intérêts les plus sacrés du pays, de revenir en Gaule : personne, disiez-vous, n’était capable, sinon moi, de remplacer Marion… Vous alliez plus loin : moi seul, dans l’ère nouvelle et pacifique qui s’ouvrait pour notre pays, je pouvais, en le gouvernant, combler sa prospérité ; vous faisiez un véhément appel à ma vieille amitié pour vous, à mon dévouement à notre patrie… Je quittai Rome avec mon fils ; un mois après j’étais auprès de vous, à Mayence ; vous me promettiez votre tout-puissant appui auprès de l’armée, car vous étiez ce que vous êtes encore aujourd’hui, la mère des camps… Présenté par vous à l’armée, je fus acclamé par elle… Oui, grâce à vous seule, moi, gouverneur civil, moi, qui de ma vie n’avais touché l’épée, je fus, chose unique jusqu’alors, acclamé chef unique de la Gaule, puisque vous déclariez fièrement de ce jour à l’empereur que la Gaule, désormais indépendante, n’obéirait qu’à un seul chef gaulois librement élu… L’empereur, engagé dans sa désastreuse guerre d’Orient contre la reine Zénobie, votre héroïque émule, l’empereur céda… Seul, je gouvernai notre pays. Ruper, vieux général éprouvé dans les guerres du Rhin, fut chargé du commandement des troupes ; l’armée, dans sa constante idolâtrie pour vous, voulut vous conserver au milieu d’elle… Moi, je m’occupai de développer en Gaule les bienfaits de la paix… Toujours secrètement fidèle à la foi chrétienne, je ne crus pas politique de la confesser publiquement ; je vous ai donc caché à vous-même, Victoria, jusqu’à aujourd’hui, ma conversion à la religion dont le pape est à Rome. Depuis cinq ans la Gaule, prospère au dedans, est respectée au dehors ; j’ai établi le siège de mon gouvernement et du sénat à Bordeaux, tandis que vous restiez au milieu de l’armée qui couvre nos frontières, prête à repousser, soit de nouvelles invasions des Franks, soit les Romains, s’ils voulaient maintenant attenter à notre complète indépendance si chèrement reconquise… Vous le savez, Victoria, je me suis toujours inspiré de votre haute sagesse, soit en venant souvent vous visiter à Trêves, depuis que vous avez quitté Mayence, soit en correspondant journellement avec vous sur les affaires du pays ; mais je ne m’abuse pas, Victoria, et je suis fier de reconnaître cette vérité : votre main toute-puissante m’a seule élevé au pouvoir, seule elle m’y soutient… Oui, du fond de sa modeste maison de Trêves, la mère des camps est de fait impératrice de la Gaule… et moi, malgré le pouvoir dont je jouis, je suis, et je m’en honore, Victoria, je suis votre premier sujet… Ce rapide regard sur le passé était indispensable pour établir nettement la position présente… Ainsi que je vous l’ai dit hier, veuillez vous le rappeler…

— Je ne me souviens plus d’hier… Poursuivez, Tétrik…

— La déplorable mort de Victorin et de son fils, le meurtre de Marion, vous prouvent la funeste fragilité des pouvoirs électifs… Cette idée n’est pas, vous le savez, nouvelle chez moi… J’étais autrefois venu à Mayence afin de vous engager à acclamer l’enfant de Victorin l’héritier de son père… Dieu a voulu qu’un crime affreux ruinât ce projet auquel vous eussiez peut-être consenti plus tard… malgré votre aversion pour les royautés…

— Continuez…

— La Gaule est maintenant en paix, sa valeureuse armée vous est dévouée plus qu’elle ne l’a jamais été à aucun général, elle impose à nos ennemis ; notre beau pays, pour atteindre à son plus haut point de prospérité, n’a plus besoin que d’une chose, la stabilité ; en un mot, il lui faut une autorité qui ne soit plus livrée au caprice d’une élection intelligente aujourd’hui, stupide demain ; il nous faut donc un gouvernement qui ne soit plus personnifié dans un homme toujours à la merci du soulèvement militaire de ceux qui l’ont élu, ou du poignard d’un assassin. L’institution monarchique, basée non sur un homme, mais sur un principe, existait en Gaule il y a des siècles ; elle peut seule aujourd’hui donner à notre pays la force, la prospérité, qui lui manquent… La monarchie, vous disais-je hier, Victoria, — seule, vous pouvez la rétablir en Gaule : — je viens vous en offrir les moyens, guidé par mon fervent amour pour mon pays…

— C’est cette offre que je veux vous entendre me proposer de nouveau, Tétrik…

— Ainsi, vous exigez…

— Rien n’a été dit hier… parlez…

— Victoria, vous disposez de l’armée… moi, je gouverne le pays ; vous m’avez fait ce que je suis… j’ai plaisir à vous le répéter… vous êtes au vrai l’impératrice de la Gaule, et moi, votre premier sujet… Unissons-nous dans un but commun pour assurer à jamais l’avenir de notre glorieuse patrie ; unissons, non pas nos corps, je suis vieux… vous êtes belle et jeune encore, Victoria… mais unissons nos âmes devant un prêtre de la religion nouvelle, dont le pape est à Rome… Embrassez le christianisme, devenez mon épouse devant Dieu… et proclamez-nous, vous, impératrice, moi, empereur des Gaules… L’armée n’aura qu’une voix pour vous élever au trône… vous régnerez seule et sans partage… Quant à moi, vous le savez, je n’ai aucune ambition, et, malgré mon vain titre d’empereur, je continuerai d’être votre premier sujet… Seulement, il sera, je crois, très-politique d’adopter mon fils comme successeur au trône ; il est en âge d’être marié ; nous choisirons pour lui une alliance souveraine… j’ai déjà mes vues… et la monarchie des Gaules est à jamais fondée… Voilà, Victoria, ce que je vous proposais hier… voilà ce que je vous propose aujourd’hui… Je vous ai, selon votre désir, exposé de nouveau mes projets pour le bien du pays ; adoptez ce plan, fruit de longues années de méditation, d’expérience… et la Gaule marche à la tête des nations du monde…

Un assez long silence de ma sœur de lait suivit ces paroles de son parent… Elle reprit, toujours calme :

— J’ai été sagement inspirée en voulant vous entendre une seconde fois, Tétrik… Et d’abord, dites-moi, vous avez abjuré pour la religion nouvelle l’antique foi de nos pères ? La Gaule, presque tout entière, est cependant restée fidèle à la foi druidique.

— Aussi ai-je tenu, par politique, mon abjuration secrète, d’accord en cela avec le pape de Rome ; mais si, acceptant mon offre, vous abjuriez aussi votre idolâtrie lors de notre mariage, je confesserais très-haut ma nouvelle croyance ; et, selon la profonde prévision des évêques, votre conversion, à vous, Victoria, l’idole de notre peuple, entraînerait la conversion des trois quarts du pays ; le reste suivra bientôt, car j’ai la promesse des évêques qu’ils vous glorifieront comme une sainte au milieu des pompes splendides de la nouvelle Église ; et, croyez-moi, Victoria, un pouvoir consacré au nom de Dieu par les prélats gaulois et par le pape qui siège à Rome, aura sur les peuples une autorité presque divine…

— Dites-moi, Tétrik, vous avez abjuré la croyance de nos pères pour la foi nouvelle, pour l’Évangile prêché par ce jeune homme de Nazareth, crucifié à Jérusalem il y a plus de deux siècles… À cette foi nouvelle, vous croyez sans doute ?

— L’aurais-je embrassée sans cela ?

— Cet Évangile, je l’ai lu… Une aïeule de Scanvoch a assisté aux derniers jours de Jésus, l’ami des esclaves et des affligés… Or, dans les tendres et divines paroles du jeune maître de Nazareth, je n’ai trouvé que des exhortations au renoncement des richesses, à l’humilité, à l’égalité parmi les hommes… et voici que, fervent et nouveau converti, vous rêvez la royauté…

— Un mot, Victoria…

— Écoutez encore, Tétrik… Le jeune homme de Nazareth, si doux, si aimant pour les souffrants, les coupables et les opprimés, parfois éclatait pourtant en terribles menaces contre les riches, les puissants, les heureux du monde… et surtout, et toujours… il tonnait contre les princes des prêtres, qu’il traitait d’infâmes hypocrites. Or, voici que vous, fervent et nouveau converti, vous voulez mettre cette royauté, que vous rêvez, sous la consécration des évêques dont le chef siège à Rome… et je m’inquiète en songeant que le premier de ces princes des prêtres a été ce disciple de Jésus, ce Pierre, qui, par une indigne lâcheté, a renié trois fois son doux maître la nuit de sa mort !

— Victoria, rien de plus facile à vous expliquer que ma conduite.

— Écoutez encore, Tétrik… Le jeune homme de Nazareth disait à ses disciples : « Enfermez-vous pour prier seul et en secret, sous l’œil de Dieu ; fuyez, dans vos dévotions, le regard des hommes. » Et voici que vous, fervent et nouveau converti, vous me parlez de rendre notre abjuration et nos prières publiques pompeuses, solennelles… puisque les évêques doivent glorifier ma conversion à la face de l’univers… Vraiment, ma faible intelligence, encore fermée à la lumière de la foi nouvelle, ne peut, je vous l’avoue, Tétrik, comprendre ces contradictions étranges.

— Rien de plus simple cependant.

— À mon tour, je vous écoute.

— L’Évangile du Seigneur

— De quel Seigneur parlez-vous, Tétrik ?

— De notre seigneur Jésus-Christ, le fils de Dieu, ou plutôt Dieu lui-même en personne.

— Que les temps sont changés !… Durant sa vie, le jeune homme de Nazareth ne s’appelait pas seigneur… loin de là, il disait : « Le maître n’est pas plus que le disciple… l’esclave est autant que son seigneur… » Il se disait fils de Dieu, de même que notre foi druidique nous apprend que nous sommes tous fils d’un même Dieu…

— Les temps sont changés… vous avez raison, Victoria… Pris en un sens absolu, l’Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ ne serait, vous l’avouerez, qu’une machine d’éternelle rébellion du pauvre contre le riche, du serviteur contre son maître, du peuple contre ses chefs, la négation enfin de toute autorité ; tandis que les religions, au contraire, doivent rendre l’autorité plus puissante, plus redoutable…

— Je sais cela… Nos druides, au temps de leur barbarie primitive, et avant de devenir les plus sublimes des hommes, se sont aussi rendus redoutables aux peuples ignorants, alors qu’ils les frappaient de terreur et les écrasaient sous leur pouvoir ; mais le jeune maître de Nazareth a flétri ces fourberies atroces en disant avec indignation aux princes des prêtres : « Vous voulez faire porter aux hommes des fardeaux écrasants, que vous ne touchez pas, vous, prêtres du bout du doigt… »

— Encore une fois, Victoria, là n’est point du tout le bon côté de l’Évangile de notre Seigneur.

— Si pourtant il est Dieu, tout ce qu’il a dit et prêché doit être divin… Tenez, Tétrik, vous parlez à peu près de même façon que ces pharisiens d’autrefois, qui ont fait crucifier le jeune homme de Nazareth…

— Ce sont là des susceptibilités… les esprits élevés comme le vôtre, Victoria, comprendront ceci : les critiques amères, les attaques violentes de notre Seigneur contre les riches, les puissants et les prêtres de son temps ; ses prédications en faveur de la communauté des biens, sa miséricorde exagérée pour les femmes de mauvaise vie, les débauchés, les prodigues, les vagabonds, enfin sa prédilection pour la lie de la populace dont il s’entourait, ne sont point des moyens de gouvernement et d’autorité… Savez-vous ce qu’il y a de vraiment utile ou plutôt de divin dans la doctrine de notre Seigneur ? cela se résume en peu de mots que voici : « Bien heureux les pauvres d’esprit !… Bien heureux ceux qui souffrent !… » Pénétrez les peuples de ces deux maximes : « L’ignorance est sainte… la douleur est sainte… » La conséquence va de soi-même : plus les peuples seront ignorants et malheureux en ce monde, plus ils croiront devoir être heureux dans l’adversité… Qu’arrivera-t-il de ces croyances qui font la force et la beauté de la religion catholique ? C’est que les nations nous seront plus aveuglément soumises qu’elles ne l’ont jamais été… Nous n’aurons plus besoin de soldats pour les contenir : hébétés par l’ignorance, énervés par la misère, ignorance et misère qu’ils béniront loin de la maudire, les peuples ne seront plus qu’un troupeau docile dont nous autres rois seront les pasteurs…


— Nous autres rois, Tétrik… déjà ?

— Je dis cela en supposant que vous adoptiez mes projets. Or, avouez-le, la foi nouvelle, ainsi envisagée, n’est-elle pas un puissant moyen de gouvernement ? cela est si vrai, que plusieurs empereurs romains, éclairés sur leurs propres intérêts par les évêques intelligents, les ont comblés de richesses, ont élevé de superbes églises, et se sont faits chrétiens, foulant ainsi aux pieds un paganisme aussi absurde que dangereux pour les puissants et pour les heureux de ce monde ; car enfin, en divinisant le vin par Bacchus, la volupté par Vénus, la richesse par Mercure, ce paganisme invitait religieusement tous les hommes à jouir de ce qui ne sera jamais que le privilège du petit nombre… Or, pour jouir de ces délices, il fallait de l’argent, et quand l’impôt vous le prenait, cet argent, des révoltes sans nombre éclataient, et le gouvernement des hommes devenait d’une difficulté extrême… Lorsqu’au contraire, je vous le répète, Victoria, un peuple se persuade que plus il est malheureux et ignorant, plus il sera heureux dans l’éternité, il devient d’une commodité extrême à gouverner.

— Il est facile, en effet, de combler les vœux d’un peuple qui n’a d’autre désir que l’ignorance et la misère…

— Eh ! certainement ! à chaque impôt, à chaque misère nouvelle, ce bienheureux peuple se dit : « Tant mieux… Allez, riches et puissants du monde, allez, jouissez… allez, écrasez-moi… vous ne me rendrez jamais à mon gré assez malheureux ici-bas… »

— Je l’avoue, Tétrik, la doctrine du jeune homme de Nazareth, ainsi transformée, peut devenir un redoutable moyen de gouvernement.

— Oui, mais les prêtres et les évêques de la foi nouvelle peuvent seuls, peu à peu par leurs prédications, habilement détourner ce dangereux courant d’idées d’égalité parmi les hommes, de haine contre les puissants, de revendication contre les riches, de communauté de biens, de tolérance pour les coupables, courant funeste, qui prend sa source dans certains passages de l’Évangile.

— Et c’est pourtant au nom de ces idées généreuses que sont morts et que meurent tant de martyrs !…

— Hélas ! oui… Jésus, notre Seigneur, est toujours pour eux l’ouvrier charpentier de Nazareth, mis à mort pour avoir défendu les pauvres, les esclaves, les opprimés, les coupables, contre les heureux du jour, promettant leurs biens à la populace, en lui disant qu’un jour les derniers seraient les premiers… Aussi ces martyrs confessent-ils avec un indomptable héroïsme la doctrine de Jésus, selon eux l’ami des pauvres, l’ennemi des puissants.

— Et croyez-vous, Tétrik, que des prédications qui, laissant de côté ces divins préceptes de l’Évangile : la fraternité, l’égalité parmi les hommes, le pardon des fautes, la revendication contre les riches, la communauté des biens, le droit sacré de l’opprimé contre l’oppresseur, ne prêcheront au peuple que l’ignorance, le malheur et la désespérance ici-bas, exciteront chez lui le même héroïque enthousiasme ?… dites ? la confiance de la multitude ne se retirera-t-elle pas de ces prêtres, qui dénaturent ainsi les divins principes du jeune homme de Nazareth ?…

— Victoria, cette crainte est vaine… le peuple a vu plusieurs prêtres et prélats partager son martyre ; l’habitude est prise de les vénérer, de les écouter… ce ne sera donc plus pour les évêques qu’une question de temps et d’habileté… et ils ont, voyez-vous, une patience redoutable et une profonde habileté ; fiez-vous donc à eux ; ils sauront transformer, ainsi qu’il le faut, ce fâcheux esprit de revendication et d’égalité, qui a fait les premiers martyrs… Tenez, Victoria, une comparaison vous rendra ma pensée : Un chariot chemine du côté droit d’une large route, le conducteur du chariot veut traverser cette route pour gagner le côté opposé, sans que les voyageurs, qui voient en lui un guide sûr, s’aperçoivent de cette déviation ; va-t-il sottement passer soudain de droite à gauche ?… non… il s’y prend de loin et de biais, de sorte que peu à peu, par une ligne insensiblement oblique, il arrive à son but.

— Vous supposez des voyageurs aveugles… ou bien vous supposez que la nuit est venue.

— Et il faut, en effet, Victoria, que la nuit épaisse et profonde de l’ignorance s’étende peu à peu sur le monde et le couvre de ténèbres ; alors le voyageur, entouré d’une obscurité redoutable, n’aura plus, dans son effroi, d’autre guide que la voix de celui qui le conduit… alors nous conduirons ainsi les peuples où nous voudrons, comme

nous voudrons, en un mot… À la multitude l’aveuglement, à ses chefs seuls la lumière… et tout ira bien, et nous ne serons plus, nous autres chefs, soumis aux caprices de cette brutale élection populaire qui vous élève aujourd’hui sur le pavois et vous brise demain…

— Cependant les chrétiens choisissent les évêques comme nous, Gaulois, nous élisons notre chef ?

— Je vous disais justement tout à l’heure à ce sujet, Victoria, que le pape et les évêques, dans leur habileté profonde, avaient déjà prévu combien seraient gros de dangers pour l’avenir ces choix populaires, laissés à la discrétion de la vile multitude, et ils l’écartent maintenant des élections. Les clercs et les notables des villes sont seuls convoqués aux élections.

— Tétrik, vous fervent et nouveau converti, comment oubliez-vous que le principe fondamental de la religion des chrétiens est l’égalité absolue des hommes entre eux ?… Encore une fois, Jésus n’a t-il pas dit : « Le maître n’est pas plus que son disciple… le seigneur n’est pas plus que son serviteur… » N’est-ce pas renier l’Évangile que de retirer, à ce que vous appelez la vile multitude, le droit d’élire ses évêques (G) ?

— Ce sont encore là des susceptibilités… la raison d’État passe avant les principes… Rien de plus périlleux, Victoria, que d’abandonner la nomination d’un chef politique ou religieux au brutal caprice d’une élection populaire… L’intérêt du présent et de l’avenir vous fait donc une loi d’accepter mes offres… Je me résume : Prenez-moi pour époux, embrassez, comme moi, la foi nouvelle, faites-nous proclamer par l’armée, vous et moi, empereur et impératrice, adoptez mon fils et sa postérité… La Gaule, à notre exemple, se fait tout entière chrétienne ; nous comblons les prêtres et les évêques de privilèges et de richesses, ils nous façonnent le peuple selon qu’il nous le faut, et ils consacrent en nous l’autorité la plus souveraine, la plus absolue, dont aient jamais joui un empereur et une impératrice !…

Soudain la voix de Victoria, jusqu’alors calme et contenue, éclata indignée, menaçante :

— Tétrik ! vous me proposez là un pacte sacrilège… tyrannique… infâme !

— Victoria, que signifie ?…

— Hier, je vous croyais insensé… aujourd’hui, que vous m’avez ouvert les profondeurs de votre âme infernale… je vous crois un monstre d’ambition et de scélératesse !…

— Moi ! grand Dieu !

— Vous !… Oh ! à cette heure le passé éclaire pour moi le présent, et le présent l’avenir… Béni soyez-vous, ô Hésus !… Je n’étais pas seule à entendre cet effrayant complot !…

— Que dites-vous ?

— Vous m’avez inspiré, ô Hésus ! et j’ai voulu avoir un témoin caché, qui affirmerait au besoin la réalité de ce projet monstrueux… car ma parole elle-même… non, la parole de Victoria ne serait pas crue si elle dévoilait tant d’horreurs !… Viens, mon frère… viens, Scanvoch !…

À cet appel de Victoria, je m’écriai :

— Ma sœur… je ne dis plus comme autrefois : Je soupçonne cet homme !… je dis j’accuse le criminel !

— Ce n’est pas d’aujourd’hui que vous m’accusez, Scanvoch, — reprit Tétrik avec un impérieux dédain, — ce n’est pas d’aujourd’hui que ces folles accusations sont tombées devant mon mépris…

— Je te soupçonnais autrefois, Tétrik, — lui dis-je, — d’avoir, par tes machinations ténébreuses, amené la mort de Victorin et celle de son fils au berceau… Aujourd’hui, moi, Scanvoch, je t’accuse de cette horrible trame !…

— Prends garde, — dit Tétrik pâle, sombre, menaçant, — prends garde, mon pouvoir est grand…

— Mon frère, — me dit Victoria, — ta pensée est la mienne… Parle sans crainte… moi aussi j’ai un grand pouvoir…

— Tétrik, je te soupçonnais autrefois d’avoir tuer Marion… aujourd’hui, moi, Scanvoch, je t’accuse de ce crime !…

— Malheureux insensé ! où sont les preuves de ce que tu as l’audace d’avancer ?…

— Oh ! je le sais… tu es prudent et habile autant que patient, tu brises tes instruments dans l’ombre après t’en être servi.

— Ce sont des mots, — reprit Tétrik avec un calme glacial ; — mais les preuves où sont-elles ?…

— Les preuves, — s’écria Victoria, — elles sont dans tes propositions sacrilèges… Écoute, Tétrik, voici la vérité : tu as conçu le projet d’être empereur héréditaire de la Gaule longtemps avant la mort de Victorin ; ta proposition de faire acclamer mon petit-fils comme héritier du pouvoir de son père était à la fois un leurre destiné à me tromper sur tes desseins et un premier pas dans la voie que tu poursuivais…

— Victoria, la passion vous égare. Quel maladroit ambitieux j’aurais été, moi, voulant arriver un jour à l’empire héréditaire… vous conseiller de faire décerner ce pouvoir à votre race…

— Le principe était accepté par l’armée : l’hérédité du pouvoir reconnue pour l’avenir ; tu te débarrassais ensuite de mon fils et de mon petit-fils, ce que tu as fait…

— Moi…

— Tout maintenant se dévoile à mes yeux… Cette bohémienne maudite a été ton instrument ; elle est venue à Mayence pour séduire mon fils, pour le pousser, par ses refus, à l’acte infâme aux prix duquel cette créature mettait ses faveurs… Ce crime commis, mon fils devait être tué par Scanvoch, rappelé à Mayence cette nuit-là même, ou massacré par l’armée, prévenue et soulevée à temps par tes émissaires…

— Des preuves, Victoria ! des preuves !…

— Je n’en ai pas… mais cela est ! Dans la même nuit, tu as fait tuer mon petit-fils entre mes bras : ma race a été éteinte… ton premier pas vers l’empire était marqué dans le sang. Tu as ensuite refusé le pouvoir et proposé l’élévation de Marion… Oh ! je l’avoue, à ce prodige d’astuce infernale, mes soupçons, un moment éveillés, se sont évanouis… Deux mois après son acclamation comme chef de la Gaule… Marion tombait sous le fer d’un meurtrier, ton instrument.

— Des preuves… — reprit Tétrik impassible, — des preuves !…

— Je n’en ai pas, mais cela est… Tu restais seul : Victorin, son fils, Marion, tués… Alors, devenue, sans le savoir, ta complice, je t’ai adjuré de prendre le gouvernement du pays… Tu triomphais, mais à demi… tu gouvernais, mais, tu l’as dit, tu n’étais que mon premier sujet, à moi, la mère des camps… Oh ! je le vois à cette heure, mon pouvoir te gêne ! l’armée, la Gaule, t’ont accepté pour leur chef, présenté par moi ; elles ne t’ont pas choisi… D’un mot je peux te briser comme je t’ai élevé… Aveuglé par l’ambition, tu as jugé mon cœur d’après le tien ; tu m’as crue capable de vouloir changer mon influence sur l’armée contre la couronne d’impératrice, et d’introniser à ce prix toi et ta race… Tu as conclu avec le pape et les évêques un pacte ténébreux, dans l’espoir d’asservir un jour cet intelligent et fier peuple gaulois, qui, libre, choisit librement ses chefs, et reste fidèle à la religion de ses pères. Quoi ! il a brisé depuis des siècles, par les mains sacrées de Ritha-Gaür, le joug des rois… et tu voudrais de nouveau lui imposer ce joug, en t’alliant avec la nouvelle Église ?… Eh bien, moi, Victoria, la mère des camps, je te dis ceci à toi Tétrik, chef de la Gaule : Devant le peuple et l’armée, je t’accuse de vouloir asservir la Gaule ! je t’accuse d’avoir renié la foi de tes pères ! je t’accuse d’avoir contracté une secrète alliance avec les évêques ! je t’accuse de vouloir usurper la couronne impériale pour toi et pour ta race… Oui, de ceci, moi, Victoria, je t’accuse, et je t’accuserai devant le peuple et l’armée, te déclarant traître, renégat, meurtrier, usurpateur… Je vais demander sur l’heure que tu sois jugé par le sénat, et puni de mort pour tes crimes si tu es reconnu coupable !…

Malgré la véhémence des accusations de ma sœur de lait, Tétrik revint à son calme habituel, dont il était un moment sorti pour me menacer, et répondit de sa voix la plus onctueuse :

— Victoria, j’avais cru profitable à la Gaule le projet que je vous ai soumis… n’y pensons plus… Vous m’accusez, je suis prêt à répondre devant le sénat et l’armée… Si ma mort, prononcée par mes juges, à votre instigation, peut être d’un utile enseignement pour le pays, je ne vous disputerai pas le peu de jours qui me restent à vivre. Je reste à Trêves, où j’attendrai la décision du sénat… Adieu, Victoria… l’avenir prouvera qui de vous ou de moi aimait la Gaule d’un amour éclairé… Encore adieu, Victoria…

Et il fit un pas vers la porte ; j’y arrivai avant lui, et, barrant le passage, je m’écriai :

— Tu ne sortiras pas ! tu veux fuir la punition due à tes crimes…

Tétrik me toisa des pieds à la tête avec une hauteur glaciale, et dit en se tournant à demi vers Victoria :

— Quoi ! dans votre maison, de la violence contre un vieillard… contre un parent venu chez vous sans défiance…

— Je respecterai ce qui est sacré en tout pays, l’hospitalité, — répondit la mère des camps. — Vous êtes venu ici librement, vous sortirez librement.

— Ma sœur ! — m’écriai-je, — prenez garde ! votre confiance vous a déjà été funeste…

Victoria, d’un geste, m’interrompit, réfléchit, et dit avec amertume :

— Tu as raison… ma confiance a été funeste au pays ; elle me pèse comme un remords… ne crains rien cette fois.

Et elle frappa vivement sur un timbre… Presque aussitôt Mora parut. Après quelques mots que sa maîtresse lui dit à l’oreille, la servante se retira.

— Tétrik, — reprit Victoria, — j’ai envoyé quérir le capitaine Paul et plusieurs officiers ; ils vont venir vous chercher ici ; ils vous accompagneront à votre logis…vous n’en sortirez que pour paraître devant vos juges…

— Mes juges ?

— L’armée nommera un tribunal… ce tribunal vous jugera, Tétrik…

— Je suis aussi justiciable du sénat.

— Si le tribunal militaire vous condamne, vous serez renvoyé devant le sénat… si le tribunal militaire vous absout, vous serez libre ; la vengeance divine pourra seule vous atteindre.

Mora rentra pour annoncer à sa maîtresse l’exécution de ses ordres au sujet du capitaine Paul. Je me souvins plus tard, mais, hélas ! trop tard, que Mora échangea quelques paroles à voix basse avec Tétrik, assis près de la porte.

— Scanvoch, — me dit Victoria, — tu as entendu ma conversation avec Tétrik… tu te la rappelles ?

— Parfaitement…

— Tu vas aller, sur l’heure, la transcrire fidèlement.

Puis, se retournant vers le chef de la Gaule, elle ajouta :

— Ce sera votre acte d’accusation ; il sera lu devant le tribunal militaire, et ensuite ce tribunal décidera de votre sort.

— Victoria, — reprit froidement Tétrik, — écoutez les conseils d’un vieillard, autrefois et encore à cette heure votre meilleur ami. Accuser un homme est facile, prouver son crime est difficile…

— Tais-toi, détestable hypocrite ! — s’écria la mère des camps avec emportement ; — ne me pousse point à bout… Je ne sais ce qui me tient de te livrer sur l’heure à la brutale justice des soldats.

Puis, joignant les mains :

— Hésus, donne-moi la force d’être équitable, même envers cet homme… Apaise en moi, ô Hésus ! ces bouillonnements de colère qui troubleraient mon jugement !

Mora, ayant entendu quelque bruit derrière la porte, l’ouvrit, et revint dire à sa maîtresse :

— On annonce l’arrivée du capitaine Paul.

Victoria fit signe à Tétrik ; il franchit le seuil en poussant un profond soupir, et en disant d’un accent pénétré :

— Seigneur ! Seigneur ! dissipez l’aveuglement de mes ennemis… pardonnez-leur comme je leur pardonne…

La mère des camps, s’adressant à sa servante au moment où elle sortait sur les pas du chef de la Gaule :

— Mora, j’ai la poitrine en feu… apporte-moi une coupe d’eau mélangée d’un peu de miel.

La servante fit un signe de tête empressé, puis elle disparut ainsi que Tétrik, resté pendant un instant au seuil de la porte.

— Ah ! mon frère ! — murmura Victoria avec accablement lorsque nous fûmes seuls, — ma longue lutte avec cet homme m’a épuisée… la vue du mal me cause un abattement douloureux… je suis brisée ; tiens, prends ma main, elle brûle !

— L’insomnie, l’émotion, l’horreur longtemps contrainte que vous inspirait Tétrik, ont causé votre agitation fiévreuse… Prenez un peu de repos, ma sœur ; je vais aller transcrire votre entretien avec cet homme… Ce soir, justice sera faite.

— Tu as raison ; il me semble que si je pouvais dormir, cela me soulagerait… Va, mon frère, ne quitte pas la maison…

— Voulez-vous que j’envoie Sampso veiller près de vous ?

— Non… je préfère être seule : le sommeil me viendra plus facilement…

Mora parut à ce moment, portant une coupe pleine de breuvage, qu’elle offrit à sa maîtresse. Celle-ci prit le vase et en but le contenu avec avidité. Laissant ma sœur de lait aux soins de sa servante, je remontai chez moi afin de relater fidèlement les paroles de Tétrik. Je terminais ce travail, commencé depuis deux heures, lorsque je vis entrer Mora, pâle, épouvantée.

— Scanvoch, — me dit-elle d’une voix haletante, — venez… venez vite !… Laissez là cette écriture…

— Qu’y a-t-il ?

— Ma maîtresse… malheur ! malheur !… Venez vite !…

— Victoria !… un malheur la menace ? — m’écriai-je en me dirigeant à la hâte vers l’appartement de ma sœur de lait, tandis que Mora, me suivant, disait :

— Elle m’avait renvoyée pour être seule… Tout à l’heure je suis allée dans sa chambre… et alors… ô malheur !…

— Achève…

— Je l’ai vue sur son lit… les yeux ouverts… mais immobile et livide comme une morte…

Jamais je n’oublierai le spectacle affreux dont je fus frappé en entrant chez Victoria. Couchée tout étendue sur son lit, elle était, ainsi que me l’avait dit Mora, immobile et livide comme une morte. Ses yeux fixes, étincelants, semblaient retirés au fond de leur orbite ; ses traits, douloureusement contractés, avaient la froide blancheur du marbre…

Une pensée me traversa l’esprit comme un éclair sinistre… Victoria mourait empoisonnée (H) !…

— Mora, — m’écriai-je en me jetant à genoux auprès du lit de la mère des camps, — envoie à l’instant chercher le druide médecin, et cours dire à Sampso de venir ici…

La servante disparut. Je saisis une des mains de Victoria déjà roidies et glacées, je la couvris de larmes en m’écriant :

— Ma sœur ! c’est moi… Scanvoch !…

— Mon frère !… — murmura-t-elle.

Et à entendre sa voix sourde, affaiblie, il me sembla qu’elle me répondait du fond d’un tombeau. Ses yeux, d’abord fixes, se tournèrent lentement vers moi. L’intelligence divine, qui avait jusqu’alors illuminé ce beau regard si auguste et si doux, paraissait éteinte. Cependant, peu à peu, la connaissance lui revint, et elle dit :

— C’est toi… mon frère ?… Je vais mourir…

Tournant alors péniblement la tête de côté et d’autre, comme si elle eût cherché quelque chose, elle reprit en tâchant de lever un de ses bras, qui retomba presque aussitôt pesamment sur sa couche :

— Là, ce grand coffre, ouvre-le… tu y verras un coffret de bronze ; apporte-le…

J’obéis et je déposai sur le lit un petit coffret de bronze assez lourd. Au même instant entrait Sampso, avertie par Mora.

— Sampso, — dit Victoria, — prenez ce coffret, emportez-le chez vous… serrez-le soigneusement… Dans trois jours vous l’ouvrirez… la clef est attachée au couvercle…

Puis s’adressant à moi :

— Tu as transcrit mon entretien avec Tétrik ?

— J’achevais ce travail lorsque Mora est accourue.

— Sampso, portez ce coffret chez vous, à l’instant, et revenez aussitôt avec les parchemins sur lesquels Scanvoch a tout à l’heure écrit… Allez, il n’y a pas un instant à perdre.

Sampso obéit et sortit éperdue… Je restais seul avec Victoria.

— Mon frère, — me dit-elle, — les moments sont précieux, ne m’interromps pas… Je me sens mourir ; je crois deviner la main qui me frappe, sans savoir comment elle m’a frappée… Ce crime couronne une longue suite de forfaits ténébreux… Ma mort est à cette heure un grand danger pour la Gaule ; il faut le conjurer… Tu es connu dans l’armée… on sait ma confiance en toi… Rassemble les officiers, les soldats… instruis-les des projets de Tétrik… Cet entretien, que tu as transcrit, je vais, si j’en ai la force, le signer, pour donner créance à tes paroles… La vie m’abandonne… Oh ! que n’ai-je le temps de réunir ici, à mon lit de mort, les chefs de l’armée, qui, ce soir, entoureront mon bûcher… Sur ce bûcher, tu déposeras les armes de mon père, de mon époux et de Victorin, et aussi le berceau de mon petit-fils !…

— Scanvoch ! — s’écria Sampso en entrant précipitamment dans la chambre, — les parchemins, tu les avais laissés sur la table… ils n’y sont plus !…

— C’est impossible ! — ai-je répondu stupéfait, — il n’y a qu’un instant, ils y étaient encore.

— Oui, je les y ai vus lorsque Mora est venue m’avertir du malheur qui nous menaçait, — m’a dit Sampso ; — ils auront été dérobés en ton absence.

— Ces parchemins dérobés ? Oh ! cela est funeste ! — murmura Victoria. — Quelle main mystérieuse s’étend donc sur cette maison ? Malheur ! malheur à la Gaule !… Hésus ! Dieu tout-puissant ! tu m’appelles dans ces mondes inconnus d’où l’on plane peut-être sur ce monde que je quitte pour aller revivre ailleurs… Hésus ! abandonnerais-je cette terre sans être rassurée sur l’avenir de mon pays tant aimé, avenir qui m’épouvante ? Ô Tout-Puissant ! que ton divin esprit m’éclaire à cette heure suprême ! Hésus ! m’as-tu entendue ? — ajouta Victoria d’une voix plus haute, et se dressant sur son séant, le regard inspiré. — Que vois-je ? est-ce l’avenir qui se dévoile à mes yeux ?… Cette femme, si pâle, quelle est-elle ?… Sa robe est ensanglantée… Sa couronne de feuilles de chêne, l’arbre sacré de la Gaule, est sanglante aussi… l’épée que tenait sa main virile est brisée à ses côtés… Un de ces sauvages franks, la tête ornée d’une couronne, tient cette noble femme sous ses genoux… Hésus ! cette femme ensanglantée… c’est la Gaule !… ce barbare agenouillé sur elle… c’est un roi frank !… ce pontife… c’est un évêque de Rome !… Encore du sang ! un fleuve de sang ! il entraîne dans son cours, à la lueur des flammes de l’incendie, des ruines et des milliers de cadavre !… Oh ! cette femme… la Gaule, la voici encore, hâve, amaigrie, vêtue de haillons, portant au cou le collier de fer de la servitude, elle se traîne à genoux, écrasée sous un pesant fardeau… Le roi frank et l’évêque de Rome hâtent, à coups de fouet, la marche de la Gaule esclave ! Encore un torrent de sang… encore des cadavres… encore des ruines… encore les lueurs de l’incendie… Assez ! assez de débris ! assez de massacres… Ô Hésus ! joies du ciel ! — s’écria Victoria, dont les traits semblèrent soudain rayonner d’une splendeur divine, — la noble femme est debout ! la voilà… je la vois, plus belle, plus fière que jamais… le front ceint d’une couronne de feuilles de chêne !… D’une main, elle tient une gerbe d’épis, de raisins et de fleurs… de l’autre, un drapeau surmonté du coq gaulois… elle foule d’un pied superbe les débris de son collier d’esclavage, la couronne des rois franks et celle des pontifes de Rome !… Oui, cette femme, enfin libre, fière, glorieuse, féconde… c’est la Gaule !… Hésus ! Hésus !… pitié pour elle… Qu’elle brise le joug des rois et des évêques de Rome !… qu’elle redevienne ainsi libre, glorieuse et féconde, sans traverser d’âge en âge ces flots de sang qui m’épouvantent !…

Ces derniers mots épuisèrent les forces de Victoria ; elle céda pourtant à un dernier élan d’exaltation, leva les yeux vers le ciel en croisant ses deux bras sur sa mâle poitrine, poussa un long gémissement et retomba sur sa couche funèbre…

La mère des camps, Victoria la Grande, était morte !…

J’avais, pendant qu’elle parlait, fait des efforts surhumains pour contenir mon désespoir ; mais lorsque je la vis expirer, le vertige me saisit, mes genoux fléchirent, mes forces, ma pensée m’abonnèrent, et je perdis tout sentiment au moment où j’entendis un grand tumulte dans la pièce voisine, tumulte dominé par ces mots :

— Tétrik, le chef de la Gaule, meurt par le poison !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant plusieurs jours, ta seconde mère, Sampso, mon enfant, me vit à l’agonie. Deux semaines environ s’étaient passées depuis la mort de Victoria, lorsque, pour la première fois, rassemblant et raffermissant mes souvenirs, j’ai pu m’entretenir avec Sampso de notre perte irréparable… Les derniers mots qui frappèrent mon oreille, lorsque, brisé de douleur, je perdais connaissance auprès du lit de ma sœur de lait, avaient été ceux-ci :

— Tétrik, le chef de la Gaule, meurt par le poison !…

En effet, Tétrik avait été, ou plutôt, parut avoir été empoisonné en même temps que Victoria. À peine arrivé dans la maison du général de l’armée, il sembla en proie à de cruelles souffrances ; et lorsque, quinze jours après, je revins à la vie, on craignait encore pour les jours de Tétrik.

Je l’avoue, à cette nouvelle étrange, je restai stupéfait ; ma raison se refusait à croire cet homme coupable d’un forfait dont il était lui-même une des victimes.

La mort de Victoria jeta la consternation dans la ville de Trêves, dans l’armée ; plus tard, dans toute la nation. Les funérailles de l’auguste mère des camps semblaient être les funérailles de la Gaule ; on y voyait le présage de nouveaux malheurs pour le pays… Le sénat gaulois décréta l’apothéose de Victoria ; elle fut célébrée à Trêves, au milieu du deuil et des larmes de tous. La pompeuse solennité du culte druidique, le chant des bardes, donnèrent un imposant éclat à cette cérémonie funèbre… Pendant huit jours, Victoria, embaumée et couchée sur un lit d’ivoire, couverte d’un tapis de drap d’or, fut exposée à la vénération de tous les citoyens, qui se pressaient en foule dans la maison mortuaire, sans cesse envahie par cette armée du Rhin, dont Victoria était véritablement la mère (I). Enfin elle fut portée sur un bûcher, selon l’antique usage de nos pères : les parfums fumèrent dans les rues de Trêves, sur le passage du cortège, suivi de toute l’armée, précédé des bardes chantant sur leurs harpes d’or les louanges de cette femme illustre ; puis, le bûcher mis en feu, elle disparut au milieu des flammes étincelantes.

Une médaille, frappée le jour même de la cérémonie funèbre, représente, d’un côté, la tête de l’héroïne gauloise, casquée comme Minerve, et de l’autre, un aigle aux ailes déployées, s’élançant dans l’espace, l’œil fixé sur le soleil (J), symbole de la foi druidique… L’âme, abandonnant ce monde-ci, ne va-t-elle pas revêtir un corps nouveau dans les mondes inconnus ?… Au revers de cette médaille fut gravée la formule ordinaire : Consécration, accompagnée de ces mots :


Victoria, Empereur.


La Gaule, par cette appellation virile, immortalisait ainsi, dans son enthousiasme, la glorieuse mère des camps, en lui décernant un titre qu’elle avait toujours refusé pendant sa vie, vie aussi modeste que sublime, consacrée tout entière à son père, à son époux, à son fils, à la gloire et au salut de la patrie !…

Ma perplexité était profonde : l’empoisonnement de Tétrik, luttant encore, disait-on, contre la mort, la disparition du parchemin contenant l’entretien de ce traître avec Victoria, parchemin qu’elle n’avait pu d’ailleurs signer avant de mourir, rendait très-difficile, sinon impossible, l’accusation que moi, soldat obscur, je devais porter contre Tétrik, survivant et chef souverain de la Gaule, souveraineté d’autant plus imposante, qu’elle n’était plus balancée par l’immense influence de la mère des camps. J’attendis, pour me déterminer à une résolution dernière, que mon esprit, ébranlé par de terribles secousses, eût repris sa fermeté.

Sampso, trois jours après la mort de Victoria, et selon ses dernières volontés, ouvrit le coffret qu’elle lui avait remis… Ma femme y trouva une touchante et dernière preuve de la sollicitude de ma sœur de lait ; un parchemin contenait ces mots, écrits de sa main :

« Nous ne nous séparerons qu’à la mort, avons-nous dit souvent, mon bon frère Scanvoch : c’est ton désir, c’est le mien ; mais si je dois aller revivre avant toi dans ces mondes inconnus où nous nous retrouverons un jour, heureuse je serais de penser que tu iras attendre en Bretagne, berceau de ta famille, le jour de notre rencontre ailleurs qu’ici.

» La conquête romaine avait dépouillé ta race de ses champs paternels. La Gaule, redevenue libre, a dû légitimement revendiquer, au nom du droit ou par la force, l’héritage de ses enfants sur les descendants des Romains. Je ne sais quel sera l’état de notre pays lorsque nous serons séparés ; quoi qu’il arrive, tu pourras revendiquer ton légitime héritage par trois moyens : le droit, l’argent ou la force… Tu as le droit, tu as la force, tu as l’argent… car tu trouveras dans ce coffret une somme suffisante pour racheter, au besoin, les champs de ta famille, et vivre désormais heureux et libre près des pierres sacrées de Karnak, témoins de la mort héroïque de ton aïeule Hêna, la vierge de l’île de Sên.

» Tu m’as souvent montré les pieuses reliques de ta famille… je veux y ajouter un souvenir… Tu trouveras dans ce coffret une alouette en bronze doré : je portais cet ornement à mon casque le jour de la bataille de Riffenël, où j’ai vu mon fils Victorin faire ses premières armes… Garde, et que ta race conserve aussi ce souvenir de fraternelle amitié ; il t’est laissé par ta sœur de lait Victoria ; elle est de ta famille… n’a-t-elle pas bu le lait de ta vaillante mère ?…

» À l’heure où tu liras ceci, mon bon frère Scanvoch, je revivrai ailleurs, auprès de ceux-là que j’ai aimés…

» Continue d’être fidèle à la Gaule et à la foi de nos pères… Tu t’es montré digne de ta race ; puissent ceux de ta descendance être dignes de toi, et écrire sans rougir l’histoire de leur vie, ainsi que l’a voulu ton aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak

 » Victoria. » ………………………….

Ai-je besoin de te dire, mon enfant, combien je fus touché de tant de sollicitude ?… J’étais alors plongé dans un morne désespoir et absorbé par la crainte des graves événements qui pouvaient suivre la mort de Victoria. Je restai presque insensible à l’espoir de retourner prochainement en Bretagne pour y finir mes jours dans les mêmes lieux où avaient vécu mes aïeux. Ma santé complètement rétablie, je me rendis chez le général commandant l’armée du Rhin : vieux soldat, il devait comprendre mieux que personne les suites funestes de la mort de Victoria. Je m’ouvris à lui sur les projets de Tétrik ; je dis aussi les soupçons que m’avait inspirés l’empoisonnement de ma sœur de lait… Telle fut la réponse du général :

— Les crimes, les desseins, dont tu accuses Tétrik sont si monstrueux, ils prouveraient une âme si infernale, que j’y croirais à peine, m’eussent-ils été attestés par Victoria, notre auguste mère, à jamais regrettée. Tu es, Scanvoch, un brave et honnête soldat ; mais ta déposition ne suffit pas pour traduire le chef de la Gaule devant le sénat et l’armée… D’ailleurs, Tétrik est mourant ; son empoisonnement même prouve jusqu’à l’évidence qu’il est innocent de la mort de Victoria ; tu serais donc le seul à accuser le chef de la Gaule, que chacun a aimé et vénéré jusqu’ici, parce qu’il s’est toujours comporté comme le premier sujet de Victoria, la véritable impératrice de la Gaule… Crois-moi, Scanvoch, raffermis tes esprits ébranlés par la mort de cette femme auguste… Ta raison, peut-être égarée par ce coup désastreux, prend sans doute de vagues appréhensions pour des réalités. Tétrik a, jusqu’ici, sagement gouverné le pays, grâce aux conseils de notre bien-aimée mère ; s’il meurt, il aura nos regrets ; s’il survit au crime mystérieux dont il a été victime, nous continuerons d’honorer celui qui fut jadis désigné à notre choix par Victoria la Grande.

Cette réponse du général me prouva que jamais je ne pourrais faire partager au sénat, à l’armée, si prévenus en faveur du chef de la Gaule, mes soupçons et ma conviction à moi, soldat obscur.

Tétrik ne mourut pas : son fils accourut à Trêves, sachant le danger que courait son père… Celui-ci, convalescent, s’entretint longuement avec les sénateurs et les chefs de l’armée ; il manifesta, au sujet de la mort de Victoria, une douleur si profonde, et en apparence si sincère ; il honora si pieusement sa mémoire par une cérémonie funèbre, où il glorifia la femme illustre dont la main toute-puissante l’avait, disait-il, si longtemps soutenu, et à laquelle il s’enorgueillissait d’avoir dû son élévation ; son chagrin parut enfin si déchirant lorsque, pâle, affaibli, fondant en larmes, s’appuyant au bras de son fils, il se traîna, chancelant, à la triste solennité dont je parle, qu’il s’acquit plus étroitement encore l’affection du peuple et de l’armée par ces derniers hommages rendus aux cendres de Victoria.

Je compris, dès lors, combien il serait vain de renouveler mes accusations contre Tétrik. Navré de voir les destinées de la Gaule entre les mains d’un homme que je savais un traître, je me décidai à quitter Trêves avec toi, mon enfant, et Sampso, ta seconde mère, afin d’aller chercher en Bretagne, notre pays natal, quelque consolation à mes chagrins.

Je voulus cependant remplir ce que je considérais comme un devoir sacré. À force d’interroger ma mémoire au sujet de l’entretien de Tétrik et de Victoria, je parvins à transcrire de nouveau cette conversation presque mot pour mot ; je fis une copie de ce récit, et je la portai, la veille de mon départ, au général de l’armée, lui disant :

— Vous croyez ma raison égarée… conservez cet écrit… puisse l’avenir ne pas vous prouver la réalité de cette accusation, à vos yeux insensée !…

Le général garda le parchemin ; mais il m’accueillit et me renvoya avec cette compatissante bonté que l’on accorde à ceux dont le cerveau est dérangé.

Je rentrai dans la maison de ma sœur de lait, où j’avais demeuré depuis sa mort… Je m’occupai, avec Sampso, des préparatifs de notre voyage… Pendant cette dernière nuit que je passai à Trêves, voici ce qui arriva :

Mora, la servante, était aussi restée dans la maison ; la douleur de cette femme, après la mort de sa maîtresse, m’avait touché. La nuit dont je te parle, mon enfant, je m’occupais, t’ai-je dit, avec ta seconde mère, des préparatifs de notre voyage ; nous avions besoin d’un coffre ; j’allai en chercher un dans une salle basse, séparée par une cloison du réduit habité par Mora. Plus de la moitié de la nuit était écoulée ; en entrant dans la salle basse, je remarquai, non sans étonnement, à travers les fentes de la cloison qui séparait la chambre de la servante, une vive clarté. Pensant que peut-être le feu avait pris au lit de cette femme pendant son sommeil, je m’empressai de regarder à travers l’écartement des planches ; quelle fut ma surprise ! je vis Mora se mirant dans un petit miroir d’argent, à la clarté des deux lampes dont la lumière venait d’attirer mon attention !… Mais ce n’était plus Mora la Moresque ! ou du moins la couleur bronzée de ses traits avait disparu… je la revoyais pâle et brune, coiffée d’un riche bandeau d’or orné de pierreries, souriant à son image reproduite dans le miroir. Elle attachait à l’une de ses oreilles un long pendant de perles… elle portait enfin un corset de toile d’argent et un jupon écarlate.

Je reconnus Kidda la bohémienne.

Hélas ! je ne l’avais vue qu’une fois… à la clarté de la lune ; lors de cette nuit fatale où, rappelé en toute hâte à Mayence par un sinistre avertissement de mon mystérieux compagnon de voyage, j’avais tué dans ma maison Victorin et ma bien-aimée femme Ellèn !

À ma stupeur succéda la rage… un horrible soupçon traversa mon esprit ; je fermai en dedans la porte de la salle basse ; d’un violent coup d’épaule, car la fureur centuplait mes forces, j’enfonçai une des planches de la cloison, et je parus soudain aux yeux de la bohémienne épouvantée. D’une main, je la jetai à genoux ; de l’autre, je saisis une des lourdes lampes de fer, et la levant au-dessus de la tête de cette femme, je m’écriai :

— Je te brise le crâne… si tu n’avoues pas tes crimes.

Kidda crut lire dans mon regard son arrêt de mort… elle devint livide et murmura :

— Ne me tue pas… je parlerai !

— Tu es Kidda la bohémienne ?…

— Oui.

— Autrefois… à Mayence… pour prix de tes honteuses faveurs… tu as exigé de Victorin… le déshonneur de ma femme Ellèn ?

— Oui.

— Tu obéissais aux ordres de Tétrik ?

— Non… je ne lui ai jamais parlé.

— À qui donc obéissais-tu ?

— À l’écuyer de Tétrik.

— Cet homme est prudent… Et ce soldat qui, dans cette nuit fatale, m’a averti qu’un grand crime se commettait dans ma maison, le connais-tu ?…

— C’était le compagnon d’armes du capitaine Marion, ancien forgeron comme lui.

— Ce soldat, Tétrik le connaissait aussi !

— Son écuyer le voyait secrètement à Mayence.

— Et ce soldat, où est-il à cette heure ?

— Il est mort.

— Après s’être servi de lui pour assassiner le capitaine Marion… Tétrik l’a fait tuer ? Réponds…

— Je le crois.

— C’est encore l’écuyer de Tétrik qui t’a envoyée dans cette maison sous les traits de Mora la Moresque ?… Tu as teint ton visage pour te rendre méconnaissable ?

— Oui.

— Tu devais épier, et un jour empoisonner ta maîtresse ?… Tu te tais ? Tu veux mourir…

— Tue-moi !

— Si tu as un Dieu… si ton âme infernale ose l’implorer en ce moment suprême, implore-le… tu n’as plus qu’un instant à vivre…

— Aie pitié de moi !

— Avoue ton crime… tu l’as commis par ordre de Tétrik ?

— Oui.

— Quand… comment t’a-t-il donné l’ordre d’exécuter ce crime ?

— Lorsque je suis rentrée… après en avoir donné l’ordre, d’aller quérir le capitaine Paul, afin de s’assurer de la personne de Tétrik…

— Et le poison… tu l’as mis dans le breuvage que tu as présenté à ta maîtresse ?

— Oui.

— Ce jour-là même, — ajoutai-je, — car les souvenirs me revenaient en foule, lorsque je t’ai envoyée chercher ma femme, tu as dérobé sur ma table un parchemin écrit par moi ?

— Oui, par ordre de Tétrik… Il avait entendu parler de ce parchemin à Victoria…

— Pourquoi, le crime commis, es-tu restée dans cette maison jusqu’à ce jour ?

— Afin de ne pas éveiller les soupçons.

— Qui t’a portée à empoisonner ta maîtresse ?

— Le don de ces pierreries, dont je m’amusais à me parer lorsque tu es entré… Je me croyais seule pour la nuit.

— Tétrik a failli mourir par le poison… Crois-tu son écuyer coupable de ce crime ?

— Tout poison a son contre-poison, — me répondit la bohémienne avec un sourire sinistre. — Celui qui en frappant paraît aussi frappé éloigne de lui tout soupçon…

La réponse de cette femme fut pour moi un trait de lumière… Tétrik, par une ruse infernale, et sans doute garanti de la mort grâce à un antidote, avait pris assez de poison pour paraître partager le sort de Victoria, en exagérant d’ailleurs les apparences du mal.

Saisir une écharpe sur le lit, et, malgré la résistance de la bohémienne, lui lier les mains et l’enfermer ensuite dans la salle basse, ce fut pour moi l’affaire d’un moment… Je courus aussitôt chez le général de l’armée… Parvenant à grand peine, à cette heure avancée de la nuit, je lui racontai les aveux de Kidda. Il haussa les épaules d’un air mécontent, et me dit :

— Toujours cette idée fixe… Ton cerveau est complètement dérangé… M’éveiller pour me conter de pareilles folies !… Tu choisis d’ailleurs mal ton moment pour accuser le vénérable Tétrik : hier soir il a quitté Trêves pour retourner à Bordeaux.

Le départ de Tétrik était funeste… Cependant j’insistai si vivement auprès du général, je lui parlai avec tant de chaleur et de raison, qu’il consentit à me faire accompagner par un de ses officiers, chargé de recueillir les aveux de la bohémienne. Lui et moi, nous arrivâmes en hâte au logis… J’ouvris la porte de la salle basse, où j’avais laissé Kidda garrottée… Sans doute elle avait rongé l’écharpe avec ses dents et pris la fuite par une fenêtre encore ouverte et donnant sur le jardin… Dans mon trouble et ma précipitation, je n’avais pas songé à cette issue…

— Pauvre Scanvoch ! — me dit l’officier avec compassion, — le chagrin te rend visionnaire… tu es complètement fou…

Et, sans vouloir m’écouter davantage, il me quitta.

La volonté des dieux s’accomplit… Je renonçai à l’espoir de dévoiler les forfaits de Tétrik… Le lendemain, je quittai avec toi et Sampso, ta seconde mère, mon enfant, la ville de Trêves pour la Bretagne.

— Tu liras, hélas ! non sans tristesse et crainte pour l’avenir, mon enfant, les quelques lignes qui terminent ce récit ; tu y verras comment notre vieille Gaule, redevenue libre après trois siècles de luttes, redevenue grande et puissante sous l’influence de Victoria, devait être de nouveau, non plus soumise, mais du moins inféodée aux empereurs romains par l’infâme trahison de Tétrik !

Voyant ses projets de mariage et d’usurpation, sous les auspices des évêques, repoussés par la mère des camps, ce monstre l’avait fait empoisonner… Seule, elle aurait pu, par son abjuration et par son union avec lui, frayer à son ambition le chemin de l’empire héréditaire des Gaules… Victoria morte, il reconnut l’impuissance de ses projets ; bientôt même il sentit que, n’étant plus soutenu par la sagesse et par la souveraine influence de cette femme auguste, il s’amoindrissait dans l’affection du peuple et de l’armée. Perdant chaque jour son ancien prestige, prévoyant sa prochaine déchéance, il songea dès lors à accomplir l’une des deux trahisons dont je l’avais toujours soupçonné. Il travailla, dans l’ombre, à replacer la Gaule, alors complètement indépendante, sous le pouvoir des empereurs de Rome. Longtemps à l’avance, et par mille moyens ténébreux, il sema des germes de discordes civiles dans le pays ; en le divisant, il l’affaiblit ; il sut réveiller les anciennes jalousies de province à province depuis longtemps apaisées ; il suscita, par des préférences et des injustices calculées, d’ardentes rivalités entre les généraux et les différents corps de l’armée ; puis, l’heure de la trahison sonnée, il écrivit secrètement à Aurélien, empereur romain :

« Le moment d’attaquer la Gaule est arrivé ; vous aurez facilement raison d’un peuple affaibli par les divisions, et d’une armée dont les divers corps se jalousent… Je vous ferai connaître d’avance la disposition des troupes gauloises et de tous les mouvements qu’elles doivent faire, afin d’assurer votre triomphe (K). »

Les deux armées se rencontrèrent sur les bords de la Marne, dans la vaste plaine de Châlons (L). Au plus fort de l’action, Tétrik, selon sa promesse, se portant en avant avec le principal corps d’armée, se fit couper et envelopper par les Romains, tandis que les légions du Rhin combattaient avec leur valeur accoutumée ; mais, prévenues dans leurs manœuvres, écrasées par le nombre, elles furent anéanties… Tétrik et son fils se réfugièrent dans le camp ennemi. Notre armée détruite, notre pays divisé, ainsi qu’aux plus tristes jours de notre histoire, rendirent aux Romains la victoire facile… La Gaule, complètement libre depuis tant d’années, redevint une province romaine. L’empereur Aurélien, comme autrefois César, pour glorifier ce grand événement, fit une entrée solennelle au Capitole… Tous les captifs, ramenés par cet empereur de ses longues guerres d’Asie, défilèrent devant son char. Parmi eux, on vit la reine d’Orient, l’héroïque émule de Victoria… Zénobie, chargée de chaînes d’or rivées au carcan d’or qu’elle portait au cou. Après Zénobie venait Tétrik, le dernier chef de la Gaule avant qu’elle fût redevenue province romaine ; lui et son fils marchaient libres, le front haut, malgré leur trahison infâme ; ils portaient de longs manteaux de pourpre, une tunique et des braies de soie. Ils représentaient, dans ce cortège, la récente soumission des Gaulois à Aurélien, empereur.

Hélas ! mon enfant, les récits de nos pères t’apprendront qu’autrefois, il y a trois siècles, un Gaulois marchait aussi devant le char triomphal de César… Ce Gaulois ne s’avançait pas splendidement vêtu, l’air audacieux et souriant à son vainqueur ; non, ce captif chargé de chaînes, couvert de haillons, se soutenant à peine, sortait de son cachot ; il y avait langui pendant quatre ans, après avoir défendu pied à pied la liberté de la Gaule contre les armes victorieuses du grand César… Ce captif, l’un des plus héroïques martyrs de la patrie, de notre indépendance, se nommait Vercingétorix, le chef des cent vallées

Après le triomphe de César, le vaillant défenseur de la Gaule eut la tête tranchée…

Après le triomphe d’Aurélien, Tétrik, ce renégat qui avait livré son pays à l’étranger, fut conduit avec pompe dans un palais splendide, prix de sa trahison sacrilège…

Que ce rapprochement ne te fasse pas douter de la vertu, mon enfant ; la justice d’Hésus est éternelle, et les traîtres, pour leur punition, iront revivre ailleurs qu’ici…

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Tels sont les événements qui se sont passés en Gaule après la mort de Victoria la Grande, pendant que, retirés ici, au fond de la Bretagne, dans les champs de nos pères, rachetés par moi aux descendants d’un colon romain, nous vivions paisibles avec ta seconde mère, mon enfant ; la Gaule est, il est vrai, redevenue province romaine ; mais toutes nos libertés, si chèrement reconquises par nos insurrections sans nombre et payées du sang de nos pères, nous sont conservées : nul n’aurait osé, nul n’oserait maintenant nous les ravir… Nous gardons nos lois, nos coutumes ; nous jouissons de tous nos droits de citoyens ; notre incorporation à l’empire, l’impôt que nous payons au fisc et notre nom de Gaule romaine, tels sont les seuls signes de notre dépendance. Cette chaîne, si légère qu’elle soit, est cependant une chaîne ; nous ou nos fils nous la briseront facilement un jour, je le crois… là n’est pas le péril que je redoute pour notre pays… non, ce péril, si j’en crois les dernières et effrayantes prédictions de Victoria… ce péril qui m’épouvante pour l’avenir, je le vois dans cet amas de hordes frankes, toujours, toujours grossissant de l’autre côté du Rhin… je le vois dans les ténébreuses machinations des évêques de la nouvelle religion…

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Or donc, moi, Scanvoch, pour obéir aux volontés de notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak, j’ai écrit ce récit pour toi, mon fils Aëlguen, dans notre maison, située près des pierres sacrées de la forêt de Karnak.

Ce récit, tracé à plusieurs reprises, je l’ai terminé pendant la vingtième année de ton âge, environ deux cent quatre-vingts ans après que notre aïeule Geneviève a vu mourir sur la croix le jeune homme de Nazareth…

Si quelques événements venaient troubler la vie laborieuse et paisible dont nous jouissons, grâce à la sollicitude de Victoria la Grande, j’écrirais plus tard, sur ce parchemin, d’autres événements.

La mort est souvent soudaine et proche ; demain appartient à Hésus ; je te lègue donc, dès aujourd’hui, à toi, mon fils Aëlguen, ces récits et les reliques de notre famille :

La Faucille d’or de notre aïeule Hêna ;

Le Morceau de collier de fer de notre aïeul Sylvest ;

La Croix d’argent de notre aïeule Geneviève ;

Et enfin l’Alouette de casque de ma sœur de lait, Victoria la Grande.

Tu légueras ceci à ta descendance, pour obéir aux dernières volontés de notre aïeul Joël.


fin de l’alouette de casque


Moi, Aëlguen, fils de Scanvoch, mort en paix dans notre maison, située près des pierres sacrées de la forêt de Karnak, je te lègue, à toi mon fils aîné Roderik, je te lègue ces récits de notre famille et nos pieuses reliques, afin que tu les transmettes aussi à notre descendance. Ces récits, tu les augmenteras si quelques événements graves viennent agiter ta vie ; jusqu’ici la mienne a été calme, heureuse ; je cultive avec nos parents les champs paternels dont nous sommes redevenus possesseurs, grâce à la sœur de lait de mon père, Victoria la Grande. Les sinistres prédictions de cette femme illustre ne se sont pas réalisées, puissent-elles ne se réaliser jamais ! la Gaule relève toujours des empereurs romains ; de rares voyageurs, qui parfois pénètrent jusqu’au fond de notre vieille Armorique, nous ont dit qu’il y avait eu dans les autres provinces de grands soulèvements populaires sous le nom de Bagaudies. Peu d’années avant la mort de mon père Scanvoch, qui est allé revivre ailleurs, deux cent quatre-vingts ans après que notre aïeule Geneviève a eu vu mourir Jésus de Nazareth, la Bretagne est restée étrangère à ces révoltes de Bagaudes ; elle jouit d’une tranquillité profonde ; l’impôt que nous payons au fisc des empereurs n’est pas trop lourd, et nous vivons paisibles, laborieux et libres.

Plusieurs de nos aïeux, autrefois soumis à l’horrible esclavage de Rome, plongés dans l’ignorance et le malheur, ont fait écrire ou ont écrit sur nos parchemins que telle était la pesante uniformité de leurs jours passés de l’aube au soir dans un labeur écrasant, qu’ils n’avaient rien à inscrire sur notre légende, sinon : je suis né, j’ai vécu, je mourrai dans les douleurs de l’esclavage : fassent les dieux que le bonheur des générations qui succéderont à la nôtre soit aussi d’une telle uniformité que chacun de nos descendants puisse ainsi que moi n’avoir rien à ajouter à notre chronique, sinon ceci que j’écris en terminant.

« J’ai vécu heureux, paisible et obscur, en cultivant avec ma famille nos champs paternels ; je quitterai ce monde sans crainte et sans regret lorsque Hésus m’appellera pour aller revivre dans les mondes inconnus. »

À toi donc, mon bien-aimé fils aîné Roderik, moi Aëlguen, fils de Scanvoch, arrivé à la soixante-huitième année de mon âge, je lègue ces récits et ces reliques de notre famille ; ignorant si Hésus doit me laisser encore quelques années à vivre, j’accomplis aujourd’hui le vœu de notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak.




Moi, Roderik, fils d’Aëlguen, mort trois cent quarante ans après que notre aïeule Geneviève a vu mourir Jésus de Nazareth, j’écris ici selon que l’avait espéré mon père :

« — Jusqu’à ce jour j’ai vécu paisible, heureux et obscur, cultivant avec ma famille les champs de nos pères ; je puis quitter ce monde sans crainte et sans regret lorsque Hésus m’appellera pour aller revivre dans les mondes inconnus. »

Puisses-tu, mon fils Amaël, n’avoir non plus que moi et ton grand-père Aëlguen à augmenter du récit de tes malheurs ou de l’agitation de ta vie notre légende que je te transmets avec nos pieuses reliques pour obéir aux derniers veux de notre aïeul Joel.




Moi, Gildas, fils d’Amaël, j’écris ici bien tristement ces lignes, trois cent soixante-quinze ans après la mort de Jésus. Mon père avait toujours reculé d’année en année le jour où il ajouterait quelques mots à notre légende, n’ayant non plus que mon grand-père Roderik à transmettre à notre descendance que le souvenir d’une vie obscure, laborieuse et paisible… Il y a deux jours, mon père est mort dans notre maison, près de Karnak, après une courte maladie… Avant de quitter ce monde-ci pour aller revivre ailleurs, il m’a légué ces parchemins et ces pieuses reliques de notre famille…

J’ai dix-huit ans… si ma vie ne s’écoule pas calme et obscure comme celle de mon père et de mon aïeul, j’écrirai ici en très-grande sincérité le bien ou le mal, afin d’obéir aux dernières volontés de notre ancêtre Joel, le brenn de la tribu de Karnak, et je léguerai à notre descendance ces reliques laissées par mes aïeux. :

La Faucille d’or d’Hêna, la Clochette d’airain de Guilhern, le Collier de fer de Sylvest, la Croix d’argent de Geneviève, et l’Alouette de casque de Scanvoch.