Les Névroses (Janet)/Deuxième Partie/Chapitre II

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Ernest Flammarion, éditeur (p. 292-316).

Les stigmates névropathiques.


Les accidents névropathiques sont si nombreux et si variés que leur énumération a toujours embarrassé les cliniciens. Les premiers auteurs qui décrivaient les hystériques étaient toujours frappés par la complexité de leurs symptômes : « Ce n’est pas une maladie, disaient-ils, c’est une cohorte, une Iliade de maux », et Sydenham appelait cette névrose un Protée insaisissable. On pourrait en dire autant aujourd’hui pour les obsessions, les tics et les phobies des psychasténiques. Aussi, pour rendre ces maladies intelligibles, a-t-on toujours cherché à mettre en évidence quelques phénomène simples, permanents, caractérisant des états de longue durée et permettant de reconnaître la même maladie sous la diversité de ces apparences. C’est de ce besoin qu’est née la recherche du stigmate, symptôme fondamental, restant identique à lui-même pendant la plus grande partie de la vie du sujet, donnant de l’unité aux divers accidents et permettant peut-être d’expliquer leur apparition. Cette recherche du stigmate ainsi entendue est peut-être chimérique, car nous sommes loin de pouvoir dire aujourd’hui quel est le symptôme fondamental des diverses névroses, mais cette recherche a inspiré des études intéressantes et utiles sur la conduite et sur le caractère moral plus ou moins persistant et fondamental des hystériques et des psychasténiques.


1. – Le problème des stigmates hystériques.


C’est à propos de l’hystérie que cette recherche a été faite le plus souvent, et à toutes les époques on a décrit un stigmate fondamental de cette névrose; mais, bien entendu, ce stigmate a beaucoup varié, car il reflétait les théories de chaque époque sur cette maladie. Tantôt ce stigmate a été l’attaque convulsive, tantôt il a été simplement la boule hystérique : on lit avec étonnement dans les ouvrages du début du XIXe siècle des études sur la sensation de globe, de boule qui étouffe les femmes nerveuses, et que l’on considérait comme le symptôme fondamental de l’hystérie.

Plus tard, surtout sous l’influence de l’école de Charcot, un autre symptôme est devenu le stigmate par excellence, c’est l’anesthésie, surtout l’anesthésie cutanée. Il y avait là inconsciemment un certain retour vers le passé; au moyen âge, on avait aussi une sorte de diagnostic à faire pour reconnaître autant que possible les sorcières et les possédées avant de les brûler, et on sait la méthode singulière qui était employée à cet effet. Un chirurgien examinait le corps du patient de tous côtés, en interrogeait la sensibilité avec une aiguille acérée, afin d’y découvrir « la griffe du diable », cette plaque d’insensibilité qui était « une marque assurée de sorcellerie ». On examinait tous les recoins, car la diable a l’habitude de se dissimuler dans les endroits les plus cachés, et en somme on faisait l’examen de la sensibilité des muqueuses comme de celles de la peau. Cette même recherche, recommencée un peu plus scientifiquement et dans une meilleure intention, a permis de constater que, dans bien des cas, des anesthésies accompagnaient un assez grand nombre d’accidents hystériques. On a beaucoup discuté aujourd’hui sur l’origine et la signification de ces anesthésies, mais leur existence fréquente me paraît incontestable. Ces troubles de la sensibilité sont le plus souvent associés à des troubles du mouvement des membres et quelquefois à des troubles viscéraux, si bien que l’on soutenait autrefois que le trouble de la sensibilité cutanée se superpose exactement au-dessus de l’organe malade. De ces remarques, justes dans certains cas, on concluait un peu vite que, dans tout accident hystérique, se rencontre une modification de la sensibilité superficielle, et ces modifications devenaient le stigmate essentiel de l’hystérie. Cette conception, que l’on critique souvent avec trop de sévérité, a fait faire de grands progrès à la médecine : elle a amené successivement la découverte d’une foule de symptômes hystériques peu connus et a permis aussi de distinguer de l’hystérie bien des phénomènes qui en sont indépendants.

Cependant, cette interprétation doit-elle continuer à dominer sans modification? La discussion sur ce point a commencé dès le début de l’enseignement de Charcot; ses adversaires, et ils furent nombreux, se sont toujours opposés à son interprétation de ce symptôme. Beaucoup de ces critiques sont justifiées, car l’anesthésie hystérique ne joue certainement pas en pratique le rôle absolument prépondérant que voulait lui faire jouer Charcot. D’abord, il n’est que trop certain que cette anesthésie n’est pas aussi facile à reconnaître qu’on le croyait; elle a, comme nous l’avons vu, des caractères psychologiques très délicats, qui rendent souvent difficiles à interpréter les réponses du sujet; mais surtout elle est très mobile, très impressionnable, tantôt il suffira de votre seul examen pour faire disparaître une anesthésie réelle, tantôt, ce qui est plus grave, votre manière d’interroger créera de toutes pièces une anesthésie qui n’existait pas.

D’autre part, cette anesthésie est loin d’être aussi durable et aussi permanente qu’on le pensait; elle apparaît souvent dans les périodes d’incubation qui précèdent les accidents ou les attaques, et disparaît après la fin de celle-ci : il n’est pas possible de la constater toujours quand on le désire. Enfin, beaucoup d’accidents, comme les accidents mentaux, les idées fixes à forme somnambulique, les amnésies, les troubles du langage, sont loin d’être toujours accompagnés par une anesthésie. Ces faits sont de plus en plus reconnus, et ce symptôme tend évidemment à perdre de son importance passée.

Si on voulait lui conserver quelque intérêt, il faudrait, à mon avis, s’entendre sur le sens du mot stigmate. Ce mot a un premier sens théorique quand il indique le caractère fondamental d’où nous paraissent sortir les autres phénomènes de la maladie. Par exemple, si nous considérons une lésion tuberculeuse, le vrai stigmate sera le bacille de Koch, parce que nous le considérons comme la cause des lésions innombrables de la tuberculose. Eh bien, il faut avouer que l’anesthésie ne joue pas ce rôle dans l’hystérie et que, à ce point de vue, le stigmate de Charcot a fait faillite. Mais le mot stigmate peut avoir un autre sens uniquement pratique : c’est un simple moyen de diagnostic. Or, l’anesthésie accompagne un grand nombre de symptômes hystériques; dans bien des cas, elle persiste longtemps après la disparition de l’accident, et elle peut, par conséquent, devenir un signe très utile. À ce point de vue, et à ce point de vue seulement, l’anesthésie hystérique de Charcot peut rester un stigmate important de l’hystérie.

L’anesthésie hystérique plaisait aux médecins parce que ce symptôme était, en quelque sorte, intermédiaire entre les phénomènes physiques et les phénomènes moraux. Depuis que l’hystérie est devenue plus nettement une maladie mentale, c’est dans l’esprit que nous avons le plus de chances de trouver des stigmates un peu plus permanents, coexistants avec tous les autres symptômes. Depuis longtemps, on sentait qu’il y avait un état mental hystérique, et on obéissait vraiment à la mode en écrivant des thèses sur le caractère des hystériques. On mit d’abord en relief certains trait curieux et frappants, mais un peu exceptionnels de ce caractère. Nos pauvres malades n’ont vraiment pas été favorisées; jadis on les brûlait comme sorcières, puis on les accusa de toutes les débauches possibles, enfin, quand les mœurs furent adoucies, on se borna à dire qu’elles étaient versatiles à l’excès, remarquables par leur esprit de duplicité, de mensonge, de simulation perpétuelle : « un trait commun les caractérise, dit Tardieu, c’est la simulation instinctive, le besoin invétéré et incessant de mentir sans cesse, sans objet, uniquement pour mentir, cela non seulement en paroles, mais encore en action, par une sorte de miss en scène où l’imagination joue le principal rôle, enfante les péripéties les plus inconcevables et se porte quelquefois aux extrémités les plus funestes ». Voici le mensonge qui devient le stigmate de l’hystérie; il ne faut pas sourire, il y a encore bien des médecins qui prennent cela au sérieux.

Sans doute, le mensonge existe dans l’hystérie et quelquefois d’une manière vraiment anormale : j’ai connu deux ou trois sujets, un surtout, qui étaient véritablement extraordinaires à ce point de vue. Une pauvre femme, qui a maintenant trente-cinq ans, est tourmentée depuis l’âge de seize ans par un besoin extravagant de mensonge et surtout de mensonge par lettres. Son bonheur le plus grand consiste à imaginer des correspondances amoureuses : elle fait parvenir à un individu, homme ou femme, des lettres merveilleuses dans lesquelles elle lui fait croire qu’il a inspiré une passion subite en passant sur la promenade. Le plus étonnant, c’est que cela réussit toujours, le monsieur répond par retour du courrier et la malade, car c’est une malade, continue la correspondance pendant des mois et des années. Ce qu’il y a de triste dans cette histoire, c’est que ces romans se terminent en cour d’assises et qu’ils ont pour le sujet les plus déplorables conséquences; il regrette sa passion, ne la comprend pas, se souvient à peine de ce qu’il a fait et, peu de temps après, il recommence. Le mensonge est pour moi un des accidents mentaux de la névrose, un des délires que l’hystérique peut avoir d’une manière très grave ou d’une manière atténuée, comme elle peut avoir des somnambulismes ou des fugues. Mais on sait très bien que toutes les hystériques ne font pas nécessairement des fugues; de même elles n’ont pas nécessairement toutes l’impulsion au mensonge. Nous ne pouvons pas nous arrêter à ces premiers stigmates mentaux qui nous montrent seulement l’impor-tance que l’on doit attacher dans cette maladies aux troubles psychologiques.


2. – La suggestivité des hystériques.


En réalité le grand symptôme mental que les études récentes de psychologie pathologique ont bien mis en évidence est le phénomène de la suggestion et l’on peut considérer comme un des stigmates essentiels de l’hystérie la disparition à présenter d’une manière exagérée et anormale le phénomène de la suggestion. Cette disposition peut être appelée la suggestibilité ou peut-être mieux la suggestivité : je préfère ce mot, d’abord parce qu’il a été proposé par M. Bernheim, l’un de ceux qui ont travaillé le plus, à une époque où cela était difficile, pour faire admettre l’importance de la suggestion dans l’hystérie, et ensuite parce que le mot moins usuel rappelle le caractère pathologique que présente le phénomène chez l’hystérique et empêche de confondre cette disposition morale de certains malades avec la suggestibilité normale.

Mais, si l’on veut, comme cela me paraît juste, faire de la suggestion un des symptômes fondamentaux de l’état hystérique, il est nécessaire de préciser ce qu’on entend par ce mot et de ne pas l’em-ployer à tort et à travers pour désigner des phénomènes psychologiques quelconques normaux ou pathologiques.

Ce phénomène consiste d’une manière générale dans une réaction mentale particulière que présentent à certains moments certains sujets quand on fait pénétrer une idée dans leur esprit d’une manière quelconque et le plus souvent par le langage. L’idée qui a été conçue par eux ne reste pas inerte et abstraite, elle ne tarde pas à se transformer en un autre phénomène psychologique plus complexe et plus élevé, elle devient vite un acte, une perception, un sentiment et s’accompagne de modification de tout l’organisme. Si le sujet a conçu l’idée de la marche, de la danse, de la nage; s’il a l’idée d’une secousse de son bras, d’une raideur permanente de sa jambe ou même l’idée d’une faiblesse, d’une impuissance de ces mouvements, le voici qui fait réellement l’acte de marcher, de danser, de nager; le voici qui a des secousses dans son bras analogues à de la chorée, de la raideur permanente de sa jambe analogue à des contractures, ou bien qui nous présente une paralysie systématisée ou complète de telle ou telle fonction motrice. Si sa pensée a été dirigée vers le souvenir, la représentation, l’idée d’un objet, il se comporte à nos yeux comme un individu qui a des perceptions et non des idées; il sent le contact des objets, entend des paroles qu’il croit extérieures et réelles, voit les paysages dont on parle en dehors de lui, il est halluciné. Inversement s’il a l’idée que tel objet est disparu quoiqu’il soit réellement devant lui, il n’en a plus la perception, il cesse d’en sentir le contact, de l’entendre ou de la voir; en poussant les choses plus loin, l’idée de la surdité ou de la cécité peut amener une surdité ou une cécité complètes. Bien mieux, ces idées peuvent se transformer en sentiments internes, déterminer le plaisir ou la douleur, la nausée ou l’angoisse, la faim ou la soif; ces sentiments sont eux-mêmes accompagnés par le fonctionnement correspondant des viscères, l’idée du vomissement amène les vomissements réels, l’idée d’une purge peut déterminer la diarrhée véritable et il est incontestable que des pilules de mie de pain auxquelles la malade prête des propriétés merveilleuses ont rétabli ou supprimé le cours des règles. Je ne parle ici que des phénomènes simples à peu près incontestés, je ne puis m’engager dans la discussion des modifications vaso-motrices, des rougeurs, des hémorragies, des bulles de pemphigus qui, suivant quelques auteurs, peuvent accompagner l’idée suggérée de vésication ou de brûlure. D’ailleurs c’est sur des phénomènes simples et fréquents et non sur des exceptions discutées que doit se fonder la conception d’ensemble et la définition de la suggestion.

Cette transformation des idées en d’autres phénomènes psychologiques et physiologiques présente, à mon avis, des caractères très spéciaux. Toutes nos idées d’ordinaire ne subissent pas par elles-mêmes de pareilles transformations, elle gardent le plus souvent leur caractère propre d’idée, elles restent des phénomènes psychologiques simples, abstraits, incomplets. Tout au plus déterminent-elles de temps en temps quelques mouvements légers comme ceux de la physionomie ou ceux du langage, mais elles sont loin d’amener à leur suite spontanément des actes complets. De même il y une grande différence entre nos idées des objets et nos perceptions des mêmes objets et les premières ne se transforment pas aisément de manière à se confondre avec les secondes. Les idées par elles-mêmes peuvent s’accompagner d’ébauches de sentiments viscéraux mais n’aboutissent pas toutes régulièrement à ces réactions viscérales que nous venons de voir. Sur ce point la suggestion diffère nettement de la majorité de nos idées.

Cependant la transformation des idées en actes et même la transformation des idées, sinon en perceptions du moins en croyances, s’opère quelquefois. Dans un premier cas l’idée se transforme graduellement parce qu’elle se trouve d’accord avec des instincts puissants des tendances fortement constituées en nous depuis longtemps qui viennent ajouter leur force à celle de l’idée abstraite et lui permettre de se compléter. C’est ainsi que l’idée d’une chance de fortune, l’idée d’un appel de sa belle pourront faire marcher et courir l’homme cupide et l’amoureux, et pourront les faire croire facilement à l’existence d’un fait qu’ils désirent mais qui n’est pas réel. Dans d’autres cas ce développement se fera en nous d’une manière plus compliquée. Un romancier, un peintre développent aussi leurs idées, mais c’est en cherchant péniblement tous les éléments qui peuvent s’y joindre pour les rendre aussi réelles et aussi vivantes que possible. Quand nous cherchons à accomplir un travail en rapport avec une idée, nous ajoutons aussi à l’idée des sentiments et même des actes. Cela est très vrai, mais c’est que dans ces cas beaucoup d’autres phénomènes de notre esprit, des souvenirs, des imaginations, des tendances se sont coalisés avec l’idée primitive. Toute notre personnalité avec tout son passé et toutes ses tendances acquises s’est portée au secours de l’idée, c’est ainsi qu’elle l’a adopté et l’a fait grandir. C’est ce qu’on appelle la volonté, l’attention, l’effort dont nous n’avons pas à étudier le mécanisme, mais seulement à comprendre le rôle. L’idée transformée dans ces conditions reste bien rattachée à la personnalité qui a accepté la transformation, qui l’a aidée par ses efforts et qui se souvient de son travail. D’ailleurs la transformation reste à la disposition de la personnalité et celle-ci peut facilement, si ses dispositions ont changé, ne plus la favoriser et même l’arrêter : l’idée réduite à ses propres forces redevient alors abstraite et inerte.

La transformation de l’idée en acte et en perception qui se produit dans le phénomène de la suggestion ne se rattache à aucun de ces mécanismes. Le développement de l’idée n’est pas produit par l’éveil d’un instinct puissant car l’idée en question est insignifiante, n’inté-resse pas le sujet et serait plutôt contraire à ses goûts et à ses intérêts. Il n’a pas de tendance à se paralyser, il en est même fort mécontent et cependant il se paralyse parce qu’il a vu un infirme. La transformation n’est pas due non plus à des efforts volontaires, c’est-à-dire à l’action de l’ensemble de la personnalité. Ce point est plus délicat à vérifier, et il est bien certain que dans les descriptions de quelques auteurs se glissent trop souvent sous le nom de suggestion des faits qui s’expliquent par le mécanisme ordinaire de la volonté. Il ne faut pas dire trop vite qu’un malade est suggestionné quand il exécute bien vite n’importe quelle sottise pour ne pas déplaire au médecin, qu’un individu est suggestible quand il prend facilement toute les attitudes pour gagner les bonnes grâces d’un maître. Ce sont trop souvent des individus complaisants, dociles, qui agissent à la façon ordinaire. S’il n’y avait que des faits de ce genre, il n’y aurait pas lieu de parler de suggestion.

Ceux qui ont insisté sur ce phénomène se sont peut-être trompé, c’est une vérification à faire ; mais ils ont cru constater autre chose. Ils ont cru voir que dans certains cas l’idée se développait en actes et en perceptions sans la collaboration de la volonté et de a personnalité du sujet. Celui-ci ne semblait ajouter à l’idée aucune force venant de sa propre collaboration; il semblait ne pas se rendre compte du développement de cette idée au-dedans de lui-même; quelquefois il semblait n’en avoir guère conscience pendant qu’elle s’exécutait. Dans d’autres cas il n’en gardait aucun souvenir après son exécution; s’il prenait conscience du développement de ces idées, il ne le comprenait pas, il ne croyait pas l’avoir déterminé, bien souvent au contraire il luttait contre lui et il était impuissant à l’arrêter. En un mot, dans ce qu’on appelle suggestion, l’idée se développe complètement jusqu’à se transformer en acte, en perception et en sentiment mais elle semble se développer par elle-même, isolément, sans participation ni de la volonté, ni de la conscience personnelle du sujet.

La suggestion, définie comme nous venons de le faire, n’est évidemment pas un phénomène banal, se produisant perpétuellement dans notre conscience. Sans doute il y a dans bien des cas un certain développement automatique de nos souvenirs, de nos habitudes, mais ce développement reste toujours très incomplet et surtout il reste toujours limité et dirigé par les autres tendances de l’esprit et par toute la personnalité. Cependant, des phénomènes analogues à la suggestion ne peuvent-ils se produire au cour de la vie normale chez des individus en bonne santé? Il est évident que cela arrive quelquefois dans des phénomènes très simples et très élémentaires : nous marchons au pas en entendant la musique militaire, nous bâillons en voyant quelqu’un bâiller, nous faisons quelquefois une sottise par distraction. Ce sont là des développements plus ou moins avancés d’idées très simples que la volonté n’arrête pas tout de suite. Il y a évidemment des individus un peu naïfs, distraits, peu habitués à surveiller et à critiquer leurs idées chez qui de pareil accidents doivent être plus fréquents que chez d’autres. Je crois cependant qu’il ne faut pas se laisser aller à une illusion : des personnes dociles, obéissantes, disposées à penser que d’autres ont plus d’intelligence et d’expérience qu’elles-mêmes et qui, à cause de cela, croient facilement ce qu’on leur enseigne, des personnes faibles désirant éviter des luttes pénibles et préférant obéir rapidement sur des points qu’elles jugent d’ailleurs insignifiants, tous ces individus ne sont pas du tout des individus suggestibles. Leur adhésion est facile, soit parce qu’ils ont confiance, soit parce qu’ils préfèrent l’obéissance à la lutte, mais c’est toujours une adhésion, une acceptation de l’idée par la personnalité et ce n’est pas un développement indépendant de l’idée, lequel n’arrive en réalité qu’assez rarement.

Des phénomènes identiques à la suggestion s’observent plus souvent chez l’homme normal lorsqu’il est momentanément transformé par quelque puissante influence : M. Le Bon faisait justement remarquer que l’individu mêlé à une grande foule et impressionné par elle devient momentanément suggestible. Beaucoup de grandes émotions, la peur, la surprise, l’intimidation, ont des effets semblables et certaines suggestions observées chez des individus à peu près normaux sont dues à un troubles momentané de la conscience déterminé par certaines émotions. Il y a des individus qui savent très bien user de cette influence de l’émotion dépressive et qui savent se servir de cette suggestivité momentanée qu’elle détermine.

Cependant, chez l’individu normal, ces transformations ne sont pas fréquentes et elles ne doivent pas être trop faciles, sinon cet individu présenterait vite d’autres troubles qui sont associés avec la suggestivité et deviendrait vite un malade. C’est ce qui arrive dans certains cas : on rencontre en effet des personnes chez qui on peut déterminer assez facilement et dans bien des circonstances, des phénomènes de suggestion très nets. Il suffit de les émotionner un peu, puis de leur affirmer une idée quelconque pour que cette idée devienne chez eux, d’une manière automatique, un acte ou une perception, sans qu’ils l’aient accepté, sans qu’ils puissent l’empêcher, quelquefois sans qu’ils s’en doutent. Si nous examinons de telle personnes, nous ne tardons pas à reconnaître que ces individus ont présenté fréquemment des idées fixes à forme somnambulique, qu’ils sont hypnotisables, ce qui n’est, comme nous le savons, que la reproduction de somnambulismes antérieurs, qu’ils ont des mouvements involontaires, des hallucinations, des paralysies d’un genre spécial, des insensibilités, en un mot qu’ils présentent tous les phénomènes que nous avons constatés chez les hystériques. Inversement, étudions des malades reconnus comme hystériques, nous pourrons presque toujours reproduire sur eux expérimentalement des phénomènes de suggestions et d’ailleurs nous pouvons constater qu’un grand nombre de leurs accidents antérieurs se sont produit par un mécanisme tout à fait identique à celui de la suggestion. Les caractères que nous avons étudiés dans les idées fixes des hystériques qui se développe complètement en actes et en hallucinations sans laisser de traces dans la mémoire, les mouvements subconscients de l’écriture automatique, certaines chorées systématiques, étaient absolument du même genre et en réalité la suggestion s’était présentée chez eux d’une manière naturelle avant toute expérience.

Enfin, on observe chez ces malades des variations intéressantes du phénomène de la suggestion : de même que la suggestion n’existe pas perpétuellement chez tous les hommes, il ne faut pas se figurer qu’elle existe d’une manière constante chez les hystériques. Beaucoup de ces malades, après avoir été très suggestibles pendant une période de leur vie, le sont de moins en moins, ne le sont plus nettement qu’à de certains moments, pendant les règles par exemple ou après une indisposition ou une émotion, puis cessent complètement de présenter ce phénomène. Il est facile d’observer que la guérison des autres accidents de la névrose suit une marche parallèle.

D’un grand nombre de remarques de ce genre découle une opinion que j’ai soutenue depuis longtemps : la suggestion, si on prend ce mot dans son sens précis, est un phénomène psychologique relativement rare, il se présente accidentellement dans différentes circonstances chez les individu considérés comme normaux, mais il ne devient régulier et constant que dans une névrose spéciale et la suggestivité constitue un stigmate important de l’hystérie.


3. – La distractivité des hystériques.


Ce rôle de la suggestion dans l’hystérie commence à être connu, mais je crois qu’il y a lieu d’aller plus loin et qu’il ne faudrait pas expliquer cette maladie si complexe par ce seul phénomène psychologique. Pour le moment, je me borne à remarquer que dans l’état mentale de ces malades on constate d’autres faits au moins aussi importants qui méritent au même degré d’être considérés comme des stigmates de l’hystérie.

Je voudrais mettre au premier rang de ces phénomènes une disposition bien singulière et peu connue pour laquelle nous n’avons même pas d’expression bien nette : il s’agit d’une disposition à l’indiffé-rence, à l’abstraction, à la distraction tout à fait exagérée et anormale. J’ai déjà insisté autrefois à plusieurs reprises sur ce fait[1]. On m’a reproché d’avoir confondu sous le même nom, sous le mot distraction, le phénomène anormal que je voulais faire connaître et la distraction de l’homme normal qui a d’autres caractères. Je propose donc de désigner ici ce phénomène pathologique par le mot de distractivité des hystériques afin d’employer un mot analogue à celui de suggestivité.

Quand nous faisons attention à quelque chose, nous nous détournons en même temps de plusieurs autres choses et nous cessons de nous intéresser à d’autres phénomènes qui parviennent cependant encore jusqu’à notre esprit : pendant que je fais attention à ma lecture, je me distrais des bruits de la rue quoique je les perçoive encore. Cette distraction, ou du moins un phénomène analogue se présente dans l’esprit des hystériques d’une manière bien étrange. Ces malades paraissent ne voir qu’une seule chose à la fois et elles semblent n’avoir aucune notion d’un objet pourtant très voisin; quand elles parlent à une personne, elles paraissent oublier qu’il y en a d’autres dans la chambre, et laissent échapper tous leurs secrets avec indifférence. Quand elles conçoivent une idée, on remarque qu’elles ont à ce propos une conviction puérile qui semble fondée sur une ignorance étonnante : elles paraissent n’avoir aucune notion des objections, des impossibilités, des contradictions; il n’y a plus rien dans leur esprit en dehors de l’idée qu’elles ont conçue. La même limitation peut être quelquefois observée dans leurs mouvements et dans leurs actes. Dès le début de la maladie, ces personnes ne peuvent plus faire qu’une action à la fois : on reconnaît souvent le premier signe du trouble mental chez ces jeunes filles de bonne volonté qui ne peuvent jamais faire qu’une commission à la fois. Dans certains cas et chez quelques sujets, on peut même mettre en évidence ce caractère d’une manière expérimentale.

C’est d’ailleurs ce caractère qui donnait une apparence spéciale à tous leurs accidents : À côté du phénomène positif, développement de l’idée somnambulique, convulsions, émotions persistantes, il y avait une sorte de lacune, oubli complet de la situation actuelle, indifférence au ridicule, insensibilité à la fatigue que nous n’aurions pas eu à la place. On dirait que ces sujets une fois malades oublient tout ce qui est en dehors de leur accident actuel : elles ne se souviennent pas d’avoir été jamais autrement, elles n’imaginent pas qu’on puisse être autrement, de là cette résignation et cette absence d’effort qui nous surprenaient.

L’exagération de cette disposition va amener ce qu’on appelle les subconsciences : une foule de choses vont exister en dehors de la conscience personnelle. On pourra faire marcher et agir ces malades à leur insu, si les idées qu’on exprime n’ont pas attiré leur attention et si elles restent dans ce domaine de la distraction. Ce caractère va amener la médiumnité comme tout à l’heure le développement des idées amenait les grands somnambulismes.

Peut-on dire que ce phénomène soit identique à la distraction de l’homme normal attentif à quelque étude, distraction que nous avons prise comme point de départ pour faire comprendre par comparaison le caractère de nos malades? Je ne le crois pas : chez l’homme normal, la distraction n’est jamais aussi complète, les phénomènes méprisés sont en dehors du foyer de l’attention, mais ils ne sont pas complètement en dehors de la conscience, et ils se rappellent à nous très vite dès qu’ils prennent quelque importance. Chez l’hystérique, ces phénomènes sont oubliés, ou ils ne sont pas sentis, ils disparaissent beaucoup plus complètement et ne rentrent que difficilement dans la conscience.

Mais un second caractère est encore bien plus important : chez l’homme normal, cette distraction est le résultat d’un grand intérêt déterminé par quelque instinct puissant ou d’un acte d’attention volontaire; c’est parce que toute la personnalité avec ses instincts, ses tendances, ses souvenirs s’intéresse à ce phénomène que les autres sont laissés dans la pénombre. Quand ces conditions d’intérêt n’existent pas, la distraction cesse de se produire. Chez nos malades, nous ne voyons pas cet intérêt puisant, ni cet acte d’attention volontaire. L’ignorance des phénomènes environnants se produit perpétuellement sans qu’il n’y ait aucune raison qui donne une grande importance aux phénomènes conservés. Il ne s’agit pas non plus d’un effort d’atten-tion ou de volonté. L’attention, qui est chez eux très faible, serait parfaitement incapable de ce tour de force et d’ailleurs le sujet ne fait aucun effort de concentration au moment où il a l’air si absorbé. Il y a là un phénomène tout à fait analogue par certains points à celui de la suggestion : de même que dans la suggestion les idées se développent automatiquement par leur propre force, sans aucune collaboration de l’ensemble de la personne, de même ici les idées sont supprimées mécaniquement par le simple fait que la conscience se porte sur un autre point sans aucun travail spécial pour amener ce résultat.

Si cette disposition de l’esprit est différente de la distraction normale, je ne crois pas qu’elle soit non plus identique au trouble de l’attention qui se présente si souvent dans les autres maladies de l’esprit. Les individus fatigués, confus, ne portent une attention précise sur rien; il n’approfondissent rien, mais ils ont une notion vague de tout et il n’y a pas chez eux de suppression totale des phénomènes environnants dès qu’ils en perçoivent un. Cette suppression facile et automatique de tous les phénomènes psychologiques étrangers à l’idée qui occupe momentanément la conscience est un phénomène assez particulier que je n’ai bien nettement observé que chez les hystériques, c’est ce que je désigne par ce mot barbare de distractivité.

Nous venons de voir que ce phénomène a des caractères analogues à ceux de la suggestion. Peut-on dire qu’il se confond avec elle, en est-il simplement une conséquence? En fait cela n’est pas, car on leur a guère suggéré un phénomène semblable que l’on connaît peu et que les sujets eux-mêmes n’ont pas remarqué. D’autre part, on ne comprendrait pas bien que la suggestion, qui est précisément le développement d’une idée, expliquât cette distraction qui est l’indifférence à une foule de faits. Enfin la suggestion même me paraît dépendre de cette disposition mentale : elle en serait bien plus souvent l’effet que la cause. C’est précisément parce que les sujets ont tout oublié en dehors de l’idée suggérée, parce qu’ils ne sont plus retenus par aucune perception, aucune pensée relative à la réalité environnante qu’ils laissent se développer si librement ces idées qu’on leur a mises en tête. La suggestivité et la distractivité ne me paraissent pas se produire l’une l’autre, elles sont deux stigmates parallèles qui ne peuvent pas exister l’un sans l’autre.

Un autre caractère mériterait aussi d’être signalé comme une conséquence des deux précédents, c’est cette disposition au changement total et subit des phénomènes de conscience qui, pendant l’état considéré comme à peu près normal, détermine la versatilité du caractère et qui pendant la période de maladie donne naissance aux transfert et aux équivalences. Pendant une certaine période, de 1875 à 1890, on s’est beaucoup occupé du phénomène du transfert qui consiste dans le passage rapide d’un symptôme du côté droit au côté gauche du corps ou réciproquement. Une paralysie, une contracture, un trouble de sensibilité qui siégeait d’un côté, passait sous diverses influences sur le point symétrique du côté opposé. On attribua d’abord ce phénomène à des actions physiques, à celle de l’aimant ou du courant électrique, puis on se décida à remarquer que des phénomènes psychologiques jouaient souvent un grand rôle dans sa production et alors, par une réaction violente, on le considéra brutalement comme un fait de suggestion et on ne voulut plus s’en occuper.

À mon avis, ce passage d’un accident d’un côté à l’autre n’est pas nécessairement et toujours le résultat d’une suggestion, il survient quelquefois à l’insu du sujet et de l’opérateur, et cela très naturellement. C’est une application particulière d’une disposition très générale chez l’hystérique dont on observe mille autres applications; c’est une conséquence de la disposition aux équivalences. L’hystérie, en effet, est une maladie bien singulière dont on n’ose jamais affirmer la guérison. Il est souvent facile de faire disparaître, par un procédé psychologique quelconque, tel ou tel accident déterminé. D’ailleurs, ces accidents disparaissent souvent tout seuls à la suite d’une émotion d’une secousse quelconque ou même sans raison; mais quand un accident a disparu, surtout quand il a disparu trop rapidement, il ne faut pas tout de suite chanter victoire. D’abord il y a bien des chances pour que le même accident ne tarde pas à réapparaître, ensuite il arrive très souvent une chose étrange : c’est qu’un autre accident survient à sa place, en apparence tout à fait différent. Une jeune fille de douze ans présentait des vomissements incoercibles qui l’avaient mise dans un état d’inanition très grave. Grâce à certaines excitations de la sensibilité pendant un état somnambulique, je puis la faire manger sans vomissements. Mais dès ce moment cette jeune fille, jusque-là parfaitement intelligente, entre dans un état de confusion mentale et de délire, et il devient impossible de faire cesser ce délire sans que les vomissements recommencent. On observe bien d’autres faits identiques : celle-ci a des contractures aux membres, et quand les contractures disparaissent, elle présente des troubles mentaux; celle-là a de la toux hystérique à la place des crises de sommeil. Un homme avait le pied contracturé en varus, il est guéri par les pratiques un peu mystérieuses d’un rebouteur qui l’émotionnent; le voici qui marche librement, mais il perd la voix pendant trois mois. Quand la voix revient, il a des accidents gastriques et des contractures abdominales. Dans un autre cas, les contractures du tronc cèdent et sont remplacées par des phénomènes d’amaurose, etc. Les accidents semblent être équivalents et pouvoir porter d’un côté ou d’un autre, pourvu qu’ils existent quelque part : on dirait que le sujet peut choisir, mais qu’il ne peut pas se passer d’un trouble localisé de quelque côté. Si on comprend bien cette loi des équivalences, on voit que le transfert du côté droit au côté gauche n’en est qu’un cas particulier. C’est même une forme particulièrement simple d’équivalence, car les sensations et les images des parties symétriques sont très semblables et peuvent très facilement se remplacer l’une par l’autre.

Sans doute, dans beaucoup de maladies de l’esprit on observe de l’instabilité, mais cette forme d’instabilité toute spéciale qui remplace un accident précis par un autre aussi précis, en apparence tout à fait différent, et cela brusquement et nettement, est encore quelque chose de bien caractéristique. Je crois que c’est là une disposition générale de l’esprit hystérique qui le pousse à se porter tout entier d’un côté en négligeant le reste du corps et de l’esprit, puis à se porter dans son ensemble dans un autre sens en oubliant la première direction. Cette disposition se rattache encore aux phénomènes précédents de la suggestivité et de la distractivité et mérite une place parmi les stigmates propres à l’hystérie.


4. – Les stigmates communs et les stigmates psychasténiques.


La maladie hystérique n’est pas absolument séparée des autres troubles mentaux, c’est une forme spéciale qui rentre dans un groupe beaucoup plus considérable et qui se distingue plus ou moins des autres formes de ce groupe : les malades que nous désignons sous ce nom sont d’abord et avant tout des névropathes, des individus dont le système nerveux central est affaibli, ils sont ensuite des hystériques quand leur affaiblissement prend une forme particulière. Je dirai même qu’ils sont plus ou moins hystériques suivant que leur maladie se précise plus ou moins dans ce sens déterminé. Il en résulte qu’à côté des stigmates proprement hystériques ils ont des troubles généraux et vague à la fois psychologique et physiologiques qui appartiennent à tous les individus névropathes. Ces troubles qui existent dans l’hystérie existent aussi dans la névrose psychasténique et même quelquefois ils prennent dans cette névrose plus d’importance : ce sont des stigmates communs qui existent chez tous les névropathes et auxquels s’ajoutent les phénomènes mentaux qui caractérisent ensuite la maladie dans tel ou tel sens.

Je signalerai d’abord, à ce propos, certains sentiments qui jouent un rôle considérable dans l’évolution de toutes les névroses et qui déterminent fréquemment le caractère général de la conduite de ces malades. La plupart des malades, dès le début de leurs troubles, se sentent faibles, se sentent mécontents d’eux-mêmes; ils ont l’impression plus ou moins juste que leurs actions, leurs sentiments, leurs idées sont réduits, sont incomplets, sont couverts par une sorte de voile, de brouillard. Aussi sont-ils perpétuellement tourmentés par un ennui vague et profond qu’ils ne peuvent surmonter. L’ennui est le grand stigmate de tous les névropathes : il ne faut pas croire qu’il dépende du milieu extérieur, le névropathe s’ennuie partout et toujours car aucune impression ne détermine chez lui des pensées vives qui le rendent satisfait de lui-même.

Ces sentiments généraux de mécontentement, ces sentiments d’incomplétude, comme je l’ai baptisés ailleurs[2], inspirent presque toujours au malade une attitude et une conduite particulières. Ou bien il se laisse aller avec un air gémissant, ou bien il cherche partout quelque chose qui puisse le tirer de cet état pénible. Or, il n’a à sa disposition que très peu de moyens pour s’exciter : ou bien il usera des procédés d’excitations physiques ou moraux dont il peut se servir lui-même, les boissons alcooliques, la nourriture excessive, la marche, les sauts, les cris, ou bien il fera appel aux autres hommes et réclamera sans cesse qu’on l’excite, qu’on le remonte par les encouragements, les éloges, et surtout par le dévouement et par l’amour. Ces gens-là seront à la fois gémissants et agités, ils vont commettre toutes sortes d’excentricités, parce que l’excentricité excite et parce qu’elle attire l’attention sur eux. Il leur faut attirer l’attention sur eux pour qu’on s’occupe d’eux, qu’on leur parle, qu’on leur fasse des éloges et surtout qu’on les aime. Ce besoin existe chez les hystériques très fortement, au moins dans certains cas, mais ce n’est pas du tout un stigmate propre, il existe tout autant chez les psychasténiques. Les manies amoureuses des douteurs et des obsédés, leurs jalousies, leurs ambitions puériles sont souvent beaucoup plus caractéristiques et surtout plus durables que les mêmes phénomènes ne sont chez l’hystérique.

À côté de ces sentiments d’incomplétude et peut-être comme une justification de ces sentiments, nous devrions décrire chez tous les névropathes d’innombrables défaillances de toutes les fonctions mentales. On note dans l’intelligence une certaine vivacité apparente associée avec un état fondamental de paresse et surtout de rêverie. Ces malades ne font attention à rien, ne soutiennent que très peu de temps un travail mental et la plupart des névroses débutent chez les jeunes gens par la cessation des études et par l’incapacité complète d’appren-dre quelque chose. En effet, cette incapacité d’attention amène comme conséquence l’absence de mémoire. Tandis que les souvenirs anciens relatifs à des périodes de la vie antérieures à la maladies sont bien conservés et sont même reproduits avec un automatisme exagéré, les évènements récents ne se fixent plus dans l’esprit et passent sans laisser de traces. C’est un trouble de la mémoire que j’ai décrit sous le nom d’amnésie continue, il est fréquent chez les hystériques, mais il ne leur est pas propre et on doit le considérer comme un stigmate commun.

On trouve les mêmes altérations dans les sentiments qui sont modifiés et surtout affaiblis : les sujets qui paraissent si émotionnables ne sentent en réalité rien vivement. Ils sont indifférents à tous les sentiments nouveaux et se bornent à reproduire avec une exagération automatique quelques sentiments anciens, toujours les mêmes. Leurs émotions qui semblent si violentes ne sont pas justes, c’est-à-dire qu’elles ne sont pas en rapport avec l’événement qui semble les provoquer. Ce sont toujours les mêmes cris, les mêmes déclamations, qu’ils s’agisse d’une surprise, d’un événement heureux ou d’un événement malheureux.

Enfin nous retrouvons à l’état de germe ces troubles de la volonté qui ont joué un si grand rôle dans tous les accidents des psychasténiques. En dehors de leurs phobies, leur sentiment d’incomplétude, ces malades ont perpétuellement des troubles de leur activité volontaire. Ils ne savent plus se décider à rien, ils hésitent indéfiniment devant la moindre des choses. Je crois qu’ils ne savent même plus se décider à dormir et que dans bien des cas leur insomnie si grave est un phénomène de l’aboulie. Bien entendu ce sont surtout les actions nouvelles qui leur sont difficiles et pendant longtemps ils continuent des actions anciennes sans pouvoir s’arrêter. Même quand leur action est décidée, elle se fait très lentement : la lenteur de ces personnes pour se lever du lit, pour s’habiller est tout à fait classique, il leur faut des heures pour savoir s’ils sont réveillés ou non; ils aiment à fractionner les actes, ils emploient une première journée à chercher du papier à lettres, une seconde à prendre une enveloppe et peut-être qu’en huit jours ils écriront une lettre. Cette conduite amène une conséquence inévitable : c’est qu’ils n’arrivent jamais à rien en même temps que les autres, au moment où il le faudrait, qu’ils sont perpétuellement en retard. Leurs efforts sont d’une grande faiblesse et ils abandonnent l’action commencée pour le moindre prétexte. Dès qu’ils ont fait le moindre effort, ils se sentent horriblement fatigués, épuisés : « c’est un manteau de fatigue qui tombe sur moi » et ils n’ont pas le courage de persévérer. Aussi n’achèvent-ils jamais ce qu’ils ont commencé et sont-ils dégoûtés de tout avant la fin. Cette faiblesse se montre également dans leur faculté de résistance, ils ne savent ni lutter, ni se défendre contre ceux qui les tourmentent : souvent ce genre de caractère se manifeste dans l’enfance, ces individus sont très malheureux dans les internats et ils deviennent les victimes, les souffre-douleurs de tous leurs camarades. Ces phénomènes d’aboulie se retrouvent chez tous les névropathes; ils se mélangent avec la suggestibilité, la distractivité des hystériques; ils existent d’une manière plus isolée chez les psychasténiques. On peut dire que joint au sentiment d’ennui, à la faiblesse de l’attention et de la croyance, ils constituent les stigmates communs des névropathes comme les caractères précédents constituaient les stigmates propres de l’hystérie.

  1. Automatisme psychologique, p. 188; Stigmates mentaux des hystériques, p. 36; Accidents mentaux, p. 273.
  2. Obsessions et psychasténie, p. 264.