Les Nibelungen/17

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 151-161).

XVII. COMMENT SIEGFRID FUT PLEURÉ ET ENTERRÉ

Ils attendirent jusqu’à la nuit et repassèrent le Rhin. Jamais chasse plus funeste ne fut faite par des guerriers. Car le gibier qu’ils avaient abattu, fut pleuré par mainte noble femme et maint bon chevalier devait payer de sa vie celle de la victime.

Vous allez entendre le récit d’une bien grande audace et d’une effroyable vengeance. Hagene fit porter le cadavre de Siegfrid, du Nibelunge-lant, devant la chambre où se trouvait Kriemhilt.

Il le fit déposer secrètement devant la porte, afin qu’elle l’y trouvât, au moment où elle sortirait, avant qu’il fit jour, pour aller à matines, auxquelles dame Kriemhilt manquait rarement.

On sonna à la cathédrale, suivant la coutume. Kriemhilt la très belle éveilla ses femmes : elle ordonna qu’on lui apportât ses vêtements et de la lumière. Survint alors un camérier, qui aperçut Siegfrid couché à terre.

Il le vit teint de sang ; ses habits en étaient tout inondés. Il ne savait pas encore que c’était son maître. Il porta dans la chambre le flambeau qu’il tenait à la main : à sa lueur, dame Kriemhilt allait reconnaître l’affreuse vérité.

Comme elle allait se rendre à l’église avec ses femmes, le camérier lui dit : — « Dame, arrêtez-vous. Il y a là, couché devant la porte, un chevalier mort. » — « Hélas ! dit Kriemhilt, quelle nouvelle m’annonces-tu ? »

Avant qu’elle eût vu que c’était son mari, elle se mit à penser à la question de Hagene qui lui avait demandé comment il devait faire pour préserver la vie de Siegfrid. Elle sentit en ce moment le premier coup de la douleur. Par cette mort, toute joie était chassée loin d’elle, sans retour.

Elle s’affaissa à terre et ne dit pas un mot. On voyait là, étendue, la belle infortunée. Les gémissements de Kriemhilt furent terribles et sans bornes. Revenue de son évanouissement, elle faisait retentir tout le palais de ses cris.

Quelqu’un de sa suite parla : — « Quel peut être cet étranger ? » Si grande était la douleur de son âme, que le sang lui sortit de la bouche. Elle s’écria : — « Non, non, c’est Siegfrid mon bien-aimé. Brunhill a donné le conseil, Hagene l’a exécuté. »

Elle se fit conduire là où gisait le héros. De ses mains blanches elle souleva sa tête si belle. Quoique rougie de sang, elle la reconnut aussitôt. Lamentablement il était couché là, le héros du Nîderlant !

La douce reine s’écria avec désespoir : — « Malheur à moi ! Oh ! douleur ! Non, ton bouclier n’est pas lacéré par les épées ; tu as été assassiné. Si j’apprends qui t’a frappé, je le poursuivrai jusqu’à la mort. »

Toutes les personnes de sa suite pleuraient et gémissaient avec elle ; car leur regret était grand d’avoir perdu leur noble seigneur. Hagene avait vengé bien cruellement l’offense de Brunhilt.

L’infortunée parla : — « Allez en toute hâte éveiller les hommes de Siegfrid. Dites aussi ma douleur à Sigemunt ; priez-le de venir avec moi pleurer le vaillant Siegfrid. »

Un messager courut en toute hâte là où reposaient les guerriers de Siegfrid du Nibelunge-lant. La triste nouvelle leur enleva toute joie. Mais ils n’y crurent point, avant d’avoir entendu les gémissements.

L’envoyé se hâta d’arriver près de la couche du roi. Sigemunt, le vieux Chef, ne dormait pas. Je pense que son cœur lui révélait ce qui était arrivé et qu’il ne devait plus jamais voir Siegfrid.

— « Éveillez-vous, seigneur Sigemunt : Kriemhilt, ma maîtresse, m’ordonne de venir auprès de vous pour vous dire qu’un malheur lui est arrivé, qui plus que nul autre malheur l’a frappée au cœur. Vous aurez aussi à gémir avec elle, car cela vous touche de près. »

Sigemunt se souleva et dit : — « Quel est ce malheur de la belle Kriemhilt, dont tu me parles ? » — L’autre répondit en pleurant : — « Je ne puis vous le cacher, oui, le vaillant Siegfrid du Nîderlant a été assassiné. »

Le roi Sigemunt reprit : — « Cesse de railler, je te l’ordonne, et ne répète pas cette affreuse nouvelle, qu’on ait osé dire qu’il a été tué. Car, jamais jusqu’à ma mort, je ne m’en pourrais consoler. »

— « Si vous ne voulez pas croire ce que vous m’avez entendu dire, venez écouter les gémissements que poussent Kriemhilt et sa suite sur la mort de Siegfrid. » Sigemunt s’émut fortement : une angoisse terrible s’empara de lui.

Il sauta à bas de sa couche, ainsi que cent de ses hommes, qui armèrent leurs mains de leurs épées longues et acérées. Ils accoururent aux cris de désolation. Mille guerriers, des fidèles du hardi Siegfrid, arrivèrent ensuite.

Là où l’on entendait les femmes se lamenter tristement. Elles s’aperçurent alors, qu’elles n’étaient pas complètement vêtues. Le désespoir les privait de leurs sens. Une profonde douleur les avait atteintes jusqu’au fond de leur cœur.

Le roi Sigemunt alla trouver Kriemhilt et dit : — « Hélas ! malheur à ce voyage en ce pays ! Qui donc a pu tuer avec tant de barbarie ton époux, mon fils, chez des amis si dévoués ? »

— « Si je parviens à le connaître, dit la très noble dame, jamais ni mon bras ni mon cœur ne lui pardonneront. Je le voue à de tels maux, que par moi tous ses amis seront à jamais condamnés à gémir. »

Le seigneur Sigemunt prit le prince dans ses bras. Les gémissements de ses amis étaient si grands, que de leurs cris de désolation retentissaient le palais, la salle et la ville de Worms tout entière.

Nul ne pouvait consoler la femme de Siegfrid. On dépouilla le corps du héros de ses vêtements, on lava sa blessure et on le plaça sur une civière. Ses amis souffraient cruellement en leur grand désespoir.

Les guerriers du Nibelunge-lant parlaient entre eux : — « Il faut que d’une ferme volonté nous consacrions notre bras à sa vengeance. Il est dans cette maison, celui qui a commis le meurtre. » Tous les hommes de Siegfrid coururent s’armer.

Ces hommes d’élite arrivèrent là au nombre de onze cents et Sigemunt le riche était à leur tête. Il voulait venger la mort de son fils, ainsi que le lui commandait son honneur.

Ils ne savaient pas qui ils devaient attaquer, sinon Gunther et ses fidèles qui avaient accompagné le seigneur Siegfrid à la chasse. Quand Kriemhilt les vit armés, ce fut pour son cœur une nouvelle amertume.

Quelque grande que fût sa douleur, quelque terrible que fût sa détresse, elle craignit tellement de voir succomber les Nibelungen sous la main des fidèles de son frère, qu’elle les arrêta. Elle les admonesta avec douceur, comme l’aurait fait un ami fidèle.

Cette femme riche en infortunes parla : — « Mon seigneur Sigemunt, qu’allez-vous tenter ? Vous ne savez pas combien d’hommes vaillants a le roi Gunther. Vous vous perdrez tous, si vous voulez attaquer ces guerriers. »

Leurs boucliers fortement attachés au bras, ils avaient soif de combattre. La noble reine les pria, leur commanda de s’en abstenir ; ces guerriers magnanimes n’y voulaient pas consentir, car cela leur brisait le cœur.

Elle dit : — « Mon seigneur Sigemunt, laissez-là ce projet jusqu’en des moments plus opportuns. Je serai toujours avec vous pour venger mon époux. Celui qui me l’a ravi, quand je le connaîtrai, me le paiera cher.

« Ils ont ici aux bords du Rhin une trop grande puissance ; c’est pourquoi je ne veux pas vous conseiller la lutte ; ils seraient trente contre un. Que Dieu leur rende largement tout le bien qu’ils nous ont fait !

« Ainsi demeurez ici et souffrons ensemble cet affreux malheur. Quand il commencera à faire jour, tous m’aiderez, guerriers magnanimes, à ensevelir mon époux chéri. » Les guerriers répondirent : — « Qu’il soit fait ainsi, maîtresse bien-aimée. »

Personne ne peut vous redire comme on entendit se lamenter misérablement les femmes et les chevaliers, tellement que toute la ville ouït leurs gémissements. Les nobles gens de la ville accoururent en hâte.

Ils pleurèrent avec les étrangers ; car c’était pour eux une grande peine. Ils ignoraient pour quelles offenses Siegfrid, le noble héros, avait perdu la vie. Les femmes des bons habitants du bourg pleurèrent avec celles de la reine.

On ordonna à des forgerons de faire en hâte un cercueil d’or et d’argent, très grand et très fort, réuni par des plaques de bon acier. L’âme de chacun était profondément attristée.

La nuit était passée, on annonça le jour. La noble dame fit porter à la cathédrale le seigneur Siegfrid, son époux bien-aimé. Tout ce qu’il avait là d’amis suivait en pleurant.

Quand on le porta dans l’église, que de cloches sonnèrent ! On entendait de toutes parts le chant de maints prêtres. Vinrent aussi le roi Gunther avec ses hommes, et le féroce Hagene ; ils eussent mieux fait de s’en abstenir.

Le roi dit : — « Chère sœur, hélas ! quelle souffrance est la tienne ! Que n’avons-nous pu échapper à ce grand malheur ! Nous déplorerons toujours la mort de Siegfrid. » — « Vous le faites sans motif, dit la femme désolée ;

« Si vous aviez dû en avoir du regret, cela ne serait pas arrivé. Ah ! vous n’avez point pensé à moi, je puis bien le dire, puisque me voilà séparée à jamais de mon époux chéri. Hélas ! pourquoi le vrai Dieu n’a-t-il pas voulu que ce fut moi qui fût frappée. »

Ils maintinrent leurs mensonges. Kriemhilt s’écria : — « Que celui qui est innocent, le fasse voir clairement. Qu’il marche en présence de tous vers la civière : on connaîtra bientôt ainsi quelle est la vérité. »

Ce fut un grand prodige, et qui pourtant arrive souvent : dès que le meurtrier approcha du mort, le sang sortit de ses blessures. Voilà ce qui eut lieu, et on reconnut ainsi que Hagene avait commis le crime.

Les blessures saignèrent comme elles avaient fait étant fraîches. Les lamentations avaient été grandes ; elles le furent bien davantage. Le roi Gunther parla : — « Je veux que vous sachiez que des brigands ont assassiné Siegfrid. Ce n’est pas Hagene qui l’a fait. »

— « Ces brigands, répondit-elle, me sont trop bien connus. Maintenant, que la main du Dieu bon venge le crime. Oui, Gunther et Hagene, c’est vous qui l’avez commis. » Les guerriers de Siegfrid songeaient de nouveau au combat.

Une profonde douleur accablait Kriemhilt. Son angoisse devint plus grande encore, quand ses deux frères Gêrnôt et le jeune Gîselher vinrent se placer à côté du mort. Ils le plaignirent avec sincérité, et leurs yeux furent aveuglés par les larmes.

Ils pleurèrent, du fond du cœur, l’époux de Kriemhilt. On allait chanter la messe ; de toutes parts hommes et femmes se dirigèrent vers l’église. Il y en eut bien peu qui ne déplorèrent pas la mort de Siegfrid.

Gêrnôt et Gîselher parlèrent : — « Chère sœur, console-toi de sa mort, puisqu’il n’en peut être autrement. Nous tâcherons de t’y aider tant que nous vivrons. » Mais nul ne pouvait lui donner quelque consolation.

Le cercueil fut prêt vers le milieu du jour. On leva Siegfrid de la civière sur laquelle il était couché. Sa femme ne voulait pas encore le laisser enterrer, ce qui donna beaucoup à faire à tous ses gens.

On enveloppa le mort dans une riche étoffe ; nul, je pense, n’était là qui ne versât des larmes. Uote, la noble femme, et toute sa suite pleuraient, du fond du cœur, sur le beau corps de Siegfrid.

Quand on entendit qu’on chantait à la cathédrale, et qu’on l’avait enfermé dans son cercueil, une grande foule se rassembla. Que d’offrandes on fit pour le salut de son âme ! Même parmi ses ennemis, plus d’un se prit à le regretter !

La pauvre Kriemhilt dit à ses camériers : — « Pour l’amour de moi vous allez devoir vous donner de la peine. Au nom de l’âme de Siegfrid, vous distribuerez son or à tous ceux qui lui veulent du bien et qui me sont dévoués.

Nul enfant, si petit, qui, parvenu à l’âge de raison, ne voulût aller à l’offrande. Avant qu’il fût enterré, on chanta bien cent messes par jour. Les amis de Siegfrid s’y pressaient en foule.

Quand on eut fini de chanter, le peuple se dispersa. Dame Kriemhilt parla : — « Vous ne me laisserez point seule, cette nuit, veiller le corps du héros sans pareil. Avec lui toute joie est enfermée dans cette bière.

« Je veux qu’il reste ainsi trois jours et trois nuits, afin que je puisse encore jouir de la présence de mon époux bien-aimé. Peut-être Dieu ordonnera-t-il que la mort me prenne aussi. Ainsi finirait la douleur de l’infortunée Kriemhilt. »

Les gens de la ville rentrèrent en leur logis. Mais elle ordonna aux prêtres, aux moines et à toute sa suite, de veiller près du héros. Ils eurent de tristes nuits et des journées pénibles.

Plus d’un guerrier resta sans boire et sans manger ; à ceux qui voulaient prendre de la nourriture, on en offrait en abondance ; Sigemunt y pourvoyait ; c’était une grande besogne pour les Nibelungen,

Pendant ces trois journées, avons-nous entendu dire, ceux qui savaient chanter accomplirent une tâche pénible, à cause de la douleur qu’ils éprouvaient. Ils prièrent pour l’âme du guerrier vaillant et magnanime.

On fit également aller à l’offrande avec de l’or pris dans le trésor de Siegfrid, les pauvres qui étaient là et qui ne possédaient rien. Comme il ne devait plus vivre ici-bas, bien des milliers de marcs furent donnés pour son âme.

On distribua ses terres arables aux couvents et aux bonnes gens. On donna aux pauvres de l’argent et des vêtements à profusion. Kriemhilt fit bien voir par ses actions combien son âme lui était dévouée.

Au matin du troisième jour, à l’heure de la messe, le vaste cimetière, près de la cathédrale, était rempli de gens de la campagne qui pleuraient et qui rendaient hommage au mort, comme on le fait à ses amis chéris.

On dit que dans ces quatre jours, trente mille marcs et plus furent donnés aux pauvres pour le salut de son âme. Son corps puissant et d’une si grande beauté était là couché dans le néant.

Quand on eut servi Dieu et que les chants furent terminés, beaucoup d’entre le peuple se tordirent les mains de désespoir. Il fut porté hors de l’église vers la fosse. Là on entendit gémir et pleurer !

Les gens suivirent le corps avec des cris de douleur. Nul n’avait de joie, ni homme ni femme. Avant de le mettre en terre, on chanta et on pria. Ah ! que de bons prêtres étaient présents à son enterrement.

Quand la femme de Siegfrid voulut se rendre vers la fosse, un tel désespoir étreignit son cœur fidèle, qu’on fut obligé de lui verser sur le corps à plusieurs reprises de l’eau de la fontaine. Sa désolation était profonde et sans bornes.

C’est vraiment merveille qu’elle en revint jamais. Maintes femmes étaient près d’elle, qui l’aidaient, tout en gémissant. La reine parla : — « vous, fidèles de Siegfrid, que votre dévoûment m’accorde une grâce.

« Qu’une légère satisfaction me soit donnée au milieu de mon affliction. Faites que je puisse contempler encore une fois sa belle tête, » Pleurante, elle pria si longtemps et si instamment qu’il fallut briser le magnifique cercueil.

On la conduisit vers la fosse. De ses blanches mains elle souleva sa tête si belle, et le baisa mort, le noble et bon chevalier. De douleur, ses yeux si brillants pleurèrent du sang.

Ce fut une séparation déchirante. On l’arracha de là ; elle ne pouvait point marcher ; on vit la noble dame tomber sans connaissance. Son corps si gracieux semblait succomber à ce désespoir.

Quand on eut mis en terre le noble seigneur, ce fut une désolation sans mesure pour tous les guerriers qui étaient venus avec lui du pays des Nibelungen. Jamais plus on ne vit Sigemunt joyeux.

Il y en eut plus d’un qui, pendant ces trois jours, ne but ni ne mangea à force de douleur. Cependant ils ne pouvaient complètement oublier les besoins du corps. Ils se réconfortèrent plus tard, ainsi qu’il arrive souvent.

Kriemhilt demeura évanouie et privée de sentiment, le jour et la nuit et jusqu’au jour suivant. Quoi qu’on pût lui dire, elle ne le comprenait pas. Le roi Sigemunt gisait en proie au même désespoir.

Ce fut avec peine qu’on fit reprendre connaissance au vieux roi. Sa force était épuisée par sa profonde affliction, et il ne fallait point s’en étonner. Ses hommes lui dirent : — « Seigneur rentrez dans votre pays, nous ne pouvons demeurer ici plus longtemps. »