Les Ogresses (Paul Arène)/Lettre trouvée

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 275-282).

LETTRE TROUVÉE


Les gens trottaient plus gais ; un rayon éclairait le regard des filles, et leurs narines minces et roses avaient d’aimables petits frissons comme si, par dessus les fortifications, la ceinture des bois qui regarde du haut des collines envoyait jusque dans Paris un parfum de bourgeons naissants et de violettes en train d’éclore.

Tout ragaillardi pour ma part et désireux de rendre au printemps ses avances, je m’étais assis à la terrasse d’un café, terrasse d’ailleurs abritée, formant en arrière du trottoir une manière de véranda avec deux énormes fusains en pot dont les feuilles lavées dès le matin par un astucieux limonadier donnaient vraiment l’illusion du renouveau et de la verdure.

Je me trouvais dans cet heureux équilibre d’âme qui, à propos d’un rien entrevu, procure des joies infinies et vous intéresse à ce monsieur inconnu, là bas, à la feuille que le vent emporte, à l’apparition du moineau qui, entre deux roulements de voiture, se détache d’une corniche et s’abat, brusque, sur la chaussée.

Les moineaux surtout m’intéressaient.

Mis en appétit par le soleil, croyant au printemps eux aussi et fort étonnés de ne rien trouver ou pas grand chose, ils grattaient le pavé furieusement, bruyants, ébouriffés, et jetant au ciel, ailes et becs ouverts, des protestations indignées.

Le ciel les entendit. Un patronnet passa jeune, candide comme un lys, et portant par dessus sa toque, en équilibre, une manne d’osier où fumaient des petits-fours.

Il marchait les mains dans les poches, car un patronnet se jugerait déshonoré si, portant sa manne en équilibre, il ne marchait pas les mains dans les poches ; et il allait pensif, indifférent au bruit des foules, car tous les patronnets sont pensifs depuis que de récents événements ont donné à leur corporation une place importante dans l’État.

Un chien le heurte, la manne tombe, le patronnet objurgue le chien. Puis il ramasse ses petits fours, souffle dessus pour faire s’envoler le sable, et, tout remis en ordre, la manne rechargée, il part, grave et plongé de plus en plus dans ses réflexions politiques.

Un des petits-fours était resté sur le trottoir, brisé en trop de fragments pour que sa reconstitution fût possible. Quelle aubaine ! quelle bombance ! Comme les héros autour de Troie, vingt, trente moineaux soudain assemblés, se livrent de grandes batailles autour de cette croûte aux tons roux, et fuient l’un après l’autre, fiers et portant au bec une miette légère, couleur d’or.

La place nette et les moineaux disparus, je me mis à regarder les voitures.

Une venait assez lentement, la rue à cet endroit montant un peu ; et, par la portière de gauche, s’envolaient en tourbillon blanc des morceaux de papier déchirés menu.

Quelqu’un évidemment occupait les loisirs d’une locomotion matinale à dépouiller ainsi son courrier, réservant les pièces d’importance et jetant au vent d’une main distraite les lettres qu’on ne garde point. Que de serments et de secrets, que d’angoisses et d’espérances s’entassent, comme dans les bois la feuille morte, pour faire l’humus parisien !

Tout à coup — ceci est long à raconter, mais dut se passer en moins d’un quart de minute — tout à coup je vis s’échapper de la portière non plus de voltigeants petits papiers, mais une lettre tout entière, froissée, tassée, roulée en boule.

Au même moment la tête du voyageur apparut : un lorgnon, un cigare et des moustaches noires. Regrettait-il un moment d’injuste impatience ? Voulait-il arrêter, retrouver sa lettre ? Mais le cheval entre temps filait toujours ; le voyageur réfléchit sans doute aux idées que suggérerait à son cocher la puérilité d’une telle action, et, après avoir ébauché un geste hésitant, il se renforça dans sa voiture.

La boule allait, venait, poussée par le courant d’air, et je me la figurais roulant à l’égout, ou piquée au bout du croc d’un chiffonnier.

Quelqu’un l’aperçoit et la ramasse : un de ces trottins d’atelier qui parcourent la capitale, traînant à leur bras des cartons aussi hauts que des tambourins.

Tout au plus seize ans, mais la joue palotte et des yeux déjà renseignés, moins une fillette, en somme, qu’une miniature de femme.

Elle la ramasse, elle la lit, elle sourit. Puis elle regarde le café, consulte son porte-monnaie, et finalement vient s’asseoir à une table, la seule libre, près de celle que j’occupais.

Tout en tenant un journal, j’observais. Qu’allait faire cette gamine ? En quoi une lettre trouvée par hasard lui importait-elle ? Pourquoi, en même temps qu’une bavaroise et qu’une brioche, demandait-elle de quoi écrire et toute rouge, tout émue, se mettait-elle à la recopier ?

D’un autre côté comment savoir, et de quel droit l’interroger ?

J’essayai de me consoler par le raisonnement. Ne coudoie-t-on pas à chaque minute des mystères dont nous ne pénétrerons jamais le secret !

Il faut croire que le hasard me voulait du bien ce jour-là.

À un mot sans doute difficile, la petite femme était restée hésitante, la plume en l’air. Elle consulta le plafond, mais le plafond ne lui répondit rien quoique peint à fresques. Alors elle me regarda, et, rassurée j’imagine par la pointe grisonnante de ma barbe :

— « Monsieur, me dit-elle, monsieur…

— Mademoiselle…

— Excusez-moi, monsieur, mais peut-être pourriez-vous m’expliquer ce mot que je ne comprends pas. »

Elle me tendait la lettre d’une main, et posait de l’autre son index sur le mot qui la rendait perplexe.

Feignant de chercher, je pris le temps de parcourir la lettre avant de répondre. Le papier, d’une exquise nuance éteinte, sentait bon. Dans le coin, un chiffre discret semblait indiquer la grande dame. Quant au contenu : l’éternelle lettre des fins d’amour, à la fois suppliante et irritée, des reproches et des serments, des souvenirs rappelés et des injures ; mais le tout point banal, touchant, d’une belle flamme passionnée.

Le mot en question était « nuitamment » — « car vous m’avez nuitamment et lâchement abandonnée ! »

J’expliquai donc ce que le mot nuitamment signifiait.

— « Alors, monsieur, nuitamment signifie pendant la nuit ? Je me disais bien qu’il me faudrait changer cela. Ce n’est pas la nuit, hélas ! que Jacques m’a abandonnée, mais en plein jour, dans une partie à Nogent. Et pourquoi, s’il vous plaît ? pour rien du tout, à peine une scène ! »

La glace était rompue, les confidences commençaient.

— « Pardon ! mais à mon tour pourrais-je savoir, mademoiselle, pourquoi vous recopiez ainsi avec tant de soins et tant d’âme cette lettre qu’un passant a jetée et que je vous ai vue ramasser.

— Vous m’avez donc vue, fit-elle en rougissant, dans ce cas je vais vous raconter… C’est bien simple !

Depuis que nous nous sommes fâchés, l’automne dernier, avec Jacques, je voulais toujours lui écrire et j’ai passé un triste hiver. J’avais des idées plein la tête, des idées superbes, monsieur, qui me faisaient pleurer la nuit toute seule. Mais le matin, bernique ! quand je prenais la plume, rien ne coulait sur le papier.

J’ai cherché dans le Secrétaire des parfaits amants, je n’ai rien trouvé qui m’allât. On m’a conseillé un écrivain public : il m’a fait payer trente sous, ne m’a donné rien de bon… et ce que son échoppe sentait le tabac !

Quelque chose, tout à l’heure, m’a dit de ramasser ce papier qui roulait : et jugez, monsieur, de ma joie, en voyant que c’était une lettre et que cette lettre semblait tombée du ciel exprès pour moi. Car c’est tout à fait ça, Monsieur ! vous ne pouvez pas vous figurer comme c’est ça : « Vous m’avez nuitamment et lâchement abandonnée. » Il n’y a que nuitamment qui me gêne. Au lieu de nuitamment je vais mettre : à la clarté du jour. C’est même plus gentil : « À la clarté du jour, lâchement, tu m’as abandonnée ! » Parce que, voyez-vous, moi je tutoyais Jacques. Et maintenant, monsieur, je vous remercie encore une fois. »

Consolée déjà, déjà joyeuse à l’idée de la réconciliation, elle acheva sa lettre, et mit sur l’enveloppe l’adresse de Jacques, en belle ronde.

Moi, je regardais la fille, et songeais aux moineaux, me disant qu’en fin de compte tout s’arrange, et que la question sociale serait encore bien autrement aigre qu’elle n’est, si une vague providence du haut d’un Empyrée que j’ignore, ne s’amusait pas de temps en temps à rendre les humbles heureux avec les miettes du festin des riches.