Les Oiseaux bleus/Les Baisers d’or

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Victor-Havard (p. 125-136).

LES BAISERS D’OR

I

Elle chantait des chansons que les oiseaux lui avaient apprises, mais elle les chantait bien mieux que les oiseaux ; il jouait du tambour de basque comme un danseur du pays de Bohême, mais jamais tzigane ne promena l’ongle aussi légèrement sur la peau très tendue où des lames de cuivre cliquettent ; et ils s’en allaient par les chemins, avec leur musique. Qui étaient-ils ? Cette question les eût fort embarrassés. Ce dont ils se souvenaient, c’était que jamais ils n’avaient dormi dans un lit ni mangé à une table ; les personnes qui logent dans des maisons ou dînent devant des nappes n’étaient pas de leur famille ; même ils n’avaient pas de famille du tout. Petits, si petits qu’ils parlaient à peine, ils s’étaient rencontrés sur une route, elle sortant d’un buisson, lui sortant d’un fossé, — quelles méchantes mères les avaient abandonnés ? — et tout de suite ils s’étaient pris par la main, en riant. Il pleuvait un peu ce jour-là ; mais, au loin, sous une éclaircie, la côte était dorée ; ils avaient marché vers le soleil ; depuis, ils n’eurent jamais d’autre itinéraire que de s’en aller du côté où il faisait beau. Certainement, ils seraient morts de soif et de faim, si des ruisseaux ne coulaient dans les cressonnières et si les bonnes femmes des villages ne leur avaient jeté de temps en temps quelque croûte de pain trop dure pour les poules. C’était une chose triste de les voir si chétifs et si pâles, ces enfants vagabonds. Mais un matin, — grandelets déjà, — ils furent très étonnés, en s’éveillant dans l’herbe au pied d’un arbre, de voir qu’ils avaient dormi la bouche sur la bouche ; ils trouvèrent que c’était bon d’avoir les lèvres unies ; ils continuèrent, les yeux ouverts, le baiser de leur sommeil. Dès lors, ils n’eurent plus souci de leur détresse ; cela leur était égal d’être malheureux puisqu’ils étaient heureux ; il n’y a pas de misère aussi cruelle que l’amour est doux. À peine vêtus de quelques haillons, par où les brûlait le soleil et les mouillait la pluie, ils n’enviaient point les gens qui portent, l’été, de fraîches étoffes, l’hiver, des manteaux fourrés ; les loques, même trouées, n’ont rien de déplaisant, quand, sous ces loques, on plaît à qui l’on aime ; et plus d’une grande dame troquerait sa plus belle robe pour la peau d’une jolie pauvresse. Allant tout le jour de bourgade en bourgade, ils s’arrêtaient sur les places, devant les maisons riches dont les fenêtres s’ouvraient parfois, devant les auberges où s’attablent les paysans en belle humeur ; elle chantait ses chansons, il faisait ronfler et sonner son tambour de basque ; si on leur donnait quelques sous, — comme il arrivait plus d’une fois, car on les trouvait agréables à voir et à entendre, — ils étaient bien contents ; mais ils ne se chagrinaient guère si on ne leur donnait rien. Ils en étaient quittes pour se coucher à jeun. Ce n’est pas une grande affaire d’avoir l’estomac vide quand on a le cœur plein ; les meurt-de-faim ne sont pas à plaindre, à qui l’amour offre, la nuit, sous les étoiles, le divin régal des baisers.

II

Une fois, cependant, ils se sentirent affreusement tristes. C’était par un froid temps de bise, et, n’ayant reçu depuis trois jours aucune aumône, chancelants, chacun ne retrouvant un peu de force que pour soutenir l’autre, ils s’étaient réfugiés dans une grange ouverte à tous les souffles. Ils avaient beau s’enlacer, se serrer aussi ardemment que possible, ils grelottaient à faire pitié ; même en se baisant, leurs bouches se souvenaient qu’elles n’avaient pas mangé. Ah ! les pauvres. Et avec le désespoir d’aujourd’hui ils avaient l’inquiétude de demain. Que feraient-ils, que deviendraient-ils, si des gens charitables ne les secouraient point ? Hélas ! si jeunes, leur faudrait-il mourir, abandonnés de tous, sur un tas de pierres de la route, moins dur que le cœur des hommes ?

— Quoi ! dit-elle, ce qu’ont tous les autres, ne l’aurons-nous jamais ? Est-ce trop de demander un peu de feu pour se réchauffer, un peu de pain pour le repas du soir ? Il est cruel de penser que tant de gens dorment à l’aise dans de bonnes maisons chaudes, et que nous sommes ici, tremblants de froidure, comme des oiselets sans plume et sans nid.

Il ne répondit pas ; il pleurait.

Mais tout à coup ils purent croire que, morts déjà, ils étaient dans le paradis, tant il y eut autour d’eux de magnifique lumière, tant leur apparut rayonnante et pareille aux anges la dame qui s’avançait vers eux dans une robe de brocart vermeil, une baguette d’or à la main.

— Pauvres petits, dit-elle, votre infortune me touche et je veux vous venir en aide. Après avoir été plus pauvres que les plus misérables, vous serez plus opulents que les plus riches ; vous aurez bientôt tant de trésors que vous ne pourrez trouver dans tout le pays assez de coffres pour les enfermer.

Entendant cela, ils croyaient rêver.

— Eh ! madame, comment une telle chose pourrait-elle arriver ?

— Sachez que je suis une fée à qui rien n’est impossible. Désormais, chaque fois que l’un de vous ouvrira sa bouche, il en sortira une pièce d’or, et une autre, et une autre, et d’autres encore ; il ne tiendra donc qu’à vous d’avoir plus de richesses qu’on n’en saurait imaginer.

Là-dessus la fée disparut ; et comme, à cause de ce prodige, ils restaient muets d’étonnement, la bouche grande ouverte, il leur tombait des lèvres des ducats, des sequins, des florins, des doublons, et tant de belles monnaies qu’on eût dit qu’il pleuvait de l’or !

III

À quelque temps de là, il n’était bruit dans le monde que d’un duc et d’une duchesse qui habitaient un palais grand comme une ville, éblouissant comme un ciel d’étoiles : car les murs, bâtis des marbres les plus rares, étaient incrustés d’améthystes et de chrysoprases. La splendeur du dehors n’était rien au prix de ce qu’on voyait dedans. L’on ne finirait point si l’on voulait dire tous les meubles précieux, toutes les statues d’or qui décoraient les salles, tous les lustres de pierreries qui scintillaient sous les plafonds. Les yeux s’aveuglaient à regarder tant de merveilles. Et les maîtres du palais y donnaient des festins que l’on s’accordait à juger incomparables. Des tables assez longues pour qu’un peuple entier y pût prendre place étaient chargées des mets les plus délicats, des vins les plus fameux ; c’était dans des plats d’or que les écuyers tranchants découpaient les faisans de Tartarie et dans des coupes faites d’une seule pierre fine que les échansons versaient le vin des Canaries. Si quelque pauvre diable, — n’ayant pas mangé depuis hier, — était entré tout à coup dans la salle à manger, il serait devenu fou d’étonnement et de joie ! Vous pensez bien que les convives ne manquaient pas d’admirer et de louer de toutes les façons les hôtes qui les traitaient si royalement. Ce qui ne contribuait pas peu à mettre les gens en bonne humeur, c’était que le duc et la duchesse, dès qu’ils ouvraient leurs bouches pour manger ou pour parler, en laissaient tomber des pièces d’or que des serviteurs recueillaient dans des corbeilles et distribuaient à toutes les personnes présentes, après le dessert.

La renommée de tant de richesse et de largesse se répandit si loin qu’elle parvint jusqu’au pays des Fées ; l’une d’elles, — celle qui était apparue en robe de brocart dans la grange ouverte à tous les vents, — forma le projet de rendre visite à ses protégés afin de voir de près le bonheur qu’elle leur avait donné et de recevoir leurs remerciements.

Mais quand elle entra, vers le soir, dans la chambre somptueuse où le duc et la duchesse venaient de se retirer, elle fut étrangement surprise ; car, loin de témoigner de la joie et de la remercier, ils se jetèrent à ses pieds, les yeux pleins de larmes, en sanglotant de douleur.

— Est-il possible, dit la fée, et qu’est-ce que je vois ! N’êtes-vous point satisfaits de votre sort ?

— Hélas ! madame, nous sommes tellement malheureux que nous allons mourir de chagrin si vous ne prenez pitié de nous.

— Quoi ! Vous ne vous trouvez pas assez riches ?

— Nous ne le sommes que trop !

— Serait-ce qu’il vous déplaît de ne voir tomber de vos lèvres que des pièces d’or toujours, et, par goût du changement, vous plairait-il que j’en fisse sortir des diamants ou des saphirs gros comme des œufs de tourterelles ?

— Ah ! gardez-vous-en bien !

— Dites-moi donc ce qui vous afflige, car, pour moi, je ne le saurais deviner.

— Grande fée, il est très agréable de se chauffer lorsqu’on a froid, de dormir dans un lit de plume, de manger à sa faim, mais il est une chose meilleure encore que toutes celles-là. C’est de se baiser sur les lèvres quand on s’aime ! Or, depuis que vous nous avez faits riches, nous ne connaissons plus ce bonheur, hélas ! car chaque fois que nous ouvrons nos bouches pour les unir, il en sort de détestables sequins ou d’horribles ducats, et c’est de l’or que nous baisons.

— Ah ! dit la fée, je n’avais point pensé à cet inconvénient. Mais il n’y a pas de remède à cela, et vous ferez bien d’en prendre votre parti.

— Jamais ! Laissez-vous attendrir. Ne pourriez-vous rétracter l’affreux présent que vous nous avez accordé ?

— Oui bien. Mais sachez que vous perdriez non seulement le don de répandre de l’or, mais avec lui toutes les richesses acquises.

— Eh ! que nous importe !

— Soit donc fait, dit la fée, selon votre volonté.

Et, touchés de la baguette, il se retrouvèrent, par un froid temps de bise, dans une grange ouverte à tous les vents ; ce qu’ils furent naguère, ils l’étaient de nouveau : affamés, demi-nus, tremblants de froidure comme des oiselets sans plumes et sans nid. Mais ils se gardaient bien de se plaindre, et se jugeaient trop heureux, ayant les lèvres sur les lèvres.