Les Orangs

La bibliothèque libre.



LES ORANGS.



Au mois de mai dernier, M. de Blainville communiqua à l’Académie une lettre pleine de détails intéressans sur un jeune orang, qui venait d’être amené vivant de Sumatra à Nantes. Cette lettre excita la curiosité, non-seulement de tous les zoologistes, mais des personnes même les plus étrangères aux sciences naturelles ; aussi, à peine l’animal dont l’administration du Muséum venait de faire l’acquisition, était-il arrivé à Paris, que le public, avide de le voir, se porta en foule au Jardin-des-Plantes. Jamais aucun des hôtes de la ménagerie, si ce n’est peut-être la giraffe, n’y avait attiré un pareil concours ; aucun, à coup sûr, n’avait été l’objet d’un empressement plus soutenu ; mais aucun, il faut le reconnaître, ne méritait mieux de fixer l’attention.

Le jeune orang avait supporté très bien le voyage ; il était arrivé à Paris dans une bonne saison ; il se trouvait confié aux soins d’un gardien intelligent et attentif, de sorte que tout semblait promettre qu’on parviendrait à le conserver plus long-temps que les autres individus de même espèce qui avaient été précédemment amenés en Europe ; cependant il a vécu moins que la plupart d’entre eux. Au reste, son séjour à la ménagerie, quoique fort court, puisque six mois à peine se sont écoulés entre l’époque de son arrivée et celle de sa mort, n’aura pas été sans profit pour la science. Pendant sa vie et après sa mort, l’animal a été pour plusieurs savans l’objet d’une étude attentive, et il est impossible que leurs travaux n’aient pas pour résultat d’étendre ou de rectifier nos idées relativement à l’organisation, aux habitudes, aux penchans et à l’intelligence de ces grands quadrumanes.

Les résultats de ces différentes recherches ne tarderont pas sans doute à être rendus publics ; en attendant que nous y puissions puiser, pour présenter aux lecteurs de la Revue les faits qui seront de nature à intéresser généralement, nous croyons utile de retracer l’histoire des travaux antérieurs relatifs au même sujet ; ce sera une occasion de rendre justice à quelques hommes dont les efforts ne nous paraissent pas avoir été suffisamment appréciés en France.

Si on ne veut y faire entrer que des notions positives, cette histoire ne remonte pas fort loin, et nous ne trouvons presque rien à prendre dans les écrits des naturalistes anciens. On a prétendu, il est vrai, que Galien avait disséqué des orangs ; mais il est aujourd’hui suffisamment prouvé que l’espèce de singes qui lui a servi pour ses beaux travaux anatomiques n’est autre que le magot. Ce n’est pas à dire, pourtant, que les grandes espèces, dont l’organisation se rapproche le plus de celle de l’homme, fussent entièrement inconnues à l’époque où écrivait le médecin de Pergame ; ainsi il paraît bien qu’on doit voir des chimpanzés dans ces gorilles que trouvèrent les Carthaginois lorsqu’ils s’avancèrent vers les parties tropicales de la côte africaine, et des gibbons dans ces satyres dont Pline nous parle comme d’animaux habitant les montagnes de l’orient de l’Inde ; les Romains même ont pu, dès cette époque, entendre parler des orangs de Bornéo, puisque leurs premières relations avec les îles de l’Archipel indien remontent jusqu’au commencement de l’ère chrétienne. Mais tous ces renseignemens étaient ou très vagues ou très suspects. Les gorilles avaient été prises pour des femmes sauvages, et les satyres étaient décrits par Pline dans le même chapitre que les monosceles, hommes doués d’une agilité merveilleuse, quoique n’ayant qu’une seule jambe, et dont le pied est si large, qu’ils s’en font au besoin un parasol. C’eût été peine perdue que de chercher à découvrir au milieu de pareilles fables ce qui pouvait s’y trouver de vérité, tant qu’on n’avait pas d’observations directes sur lesquelles la critique pût s’appuyer ; or, on n’en eut guère que par suite des grandes découvertes qui signalèrent la fin du XVe siècle et le commencement du xvie. Alors se répandit le bruit qu’il existait en effet des animaux qui ressemblaient à l’homme, non-seulement par les formes, mais encore par la taille, et, jusqu’à un certain point, par l’intelligence.

Ces animaux, s’il en fallait croire les voyageurs, marchaient habituellement le corps droit, ils savaient s’aider d’un bâton pour affermir leurs pas, et de pierres pour repousser une attaque ; ils n’avaient, disait-on, rien de la pétulance commune aux magots, aux guenons et aux babouins ; mais, dans toutes leurs actions, on remarquait une sorte de gravité qui allait fort bien avec la respectable barbe dont leur menton était décoré.

On ajoutait beaucoup d’autres détails, dont quelques-uns étaient si étranges, qu’ils excitaient, à bon droit, les soupçons des gens judicieux. L’histoire de l’homme des bois fut donc assimilée aux histoires d’hommes marins qu’on entendait raconter aux mêmes matelots, et jusqu’au commencement du XVIIe siècle, aucun écrivain respectable ne se hasarda à en parler.

Le plus ancien ouvrage dans lequel il soit parlé clairement de ces animaux, est assez peu connu, et mériterait de l’être davantage ; il a pour titre : « Histoire des choses plus mémorables advenues tant ez Indes orientales que autres pays de la descouverte des Portugais, en l’establissement et progrez de la foi chrestienne et catholique. » L’auteur, le P. Du Jarric, n’avait point voyagé ; mais, comme il écrivait l’histoire des travaux des jésuites, il recevait des religieux de son ordre toutes les communications dont il avait besoin pour bien s’acquitter de sa tâche. D’ailleurs, vivant dans un port très fréquenté (il professait la théologie à Bordeaux), il avait souvent occasion d’interroger des marins arrivant de voyages de long cours ; de cette manière il parvint à réunir une foule de bons renseignemens dont les écrivains postérieurs ont souvent profité, mais d’une façon déloyale, c’est-à-dire sans nommer l’auteur, à moins qu’ils n’appartinssent comme lui à la Société de Jésus.

C’est dans son troisième volume, publié en 1614, que se trouve, page 369, le passage en question qui fait partie d’une description de Sierra-Leone.

« Dans cette province, dit Du Jarric, il y a de toutes sortes d’oiseaux et autres animaux qui se trouvent au demeurant de la Guinée, mesmement une grande diversité de singes. Entre autres, on en trouve une espèce qu’on appelle baris, qui sont gros et membrus, lesquels ont une telle industrie, que si on les nourrit et instruit dès qu’ils sont jeunes, ils servent comme une personne ; car ils marchent d’ordinaire avec les deux pattes de derrière tant seulement, et pilent ce qu’on leur baille dans des mortiers. Ils vont quérir de l’eau à la rivière dans de petites cruches qu’ils portent toutes pleines sur leur teste ; mais arrivant à la porte de la maison, si on ne leur prend bientôt les cruches, ils les laissent cheoir à terre ; et voyant l’eau versée et la cruche rompue, ils se mettent à crier et à pleurer[1]. »

Il n’y a évidemment dans tout ce que le P. Du Jarric nous conte de ses baris rien qui oblige de leur supposer une intelligence supérieure à celle du chien ; et si les effets de l’éducation chez ces animaux nous surprennent, c’est surtout parce que nous sommes accoutumés à voir dans les singes des êtres tout-à-fait ingouvernables ; du moment où il s’en trouve une espèce douée de docilité, on a droit d’attendre d’elle quelque chose de plus que des autres mammifères, c’est-à-dire que ce qu’elle a d’humain dans l’organisation lui permettra d’imiter de plus près les actions humaines.

Pris jeunes, les baris s’accoutument à marcher sur deux pieds ; mais nous savons par d’autres voyageurs comment on donne aux singes cette habitude : c’est en leur tenant pendant long-temps les bras liés derrière le dos[2]. — On leur fait écraser du mil dans un mortier ; on obtiendrait certainement le même service du chien, s’il avait des mains qui pussent saisir le pilon[3]. — Ils vont chercher de l’eau à la rivière ; mais si on les y accompagne, et qu’on les emploie seulement pour porter et rapporter les cruches, comme les expressions de l’auteur permettent très bien de le supposer, le fait n’a plus rien d’étrange ; sans cette supposition même, il est au moins aussi croyable que ce que raconte le P. Acosta d’un singe de Carthagène[4], et Wafer des lamas du Pérou[5].

Si les détails que donne le P. Du Jarric sur les grands singes africains n’ont rien de contraire à la vraisemblance, il n’en est pas de même de ceux dont j’ai maintenant à parler, quoiqu’ils nous aient été transmis par un écrivain, d’une grande sagacité et qui n’a jamais passé pour crédule. Cet écrivain, c’est le philosophe Gassendi. Le passage dont il s’agit ici se trouve dans sa Vie de Peiresc ; il a été souvent cité, mais toujours d’une manière inexacte, et je crois devoir le traduire ici littéralement.

« Vers la fin de l’année 1633, Peiresc, dit notre auteur, reçut la visite du célèbre poète Saint-Amant[6], qui revenait alors de Rome avec le duc de Créqui. Il le garda plusieurs jours dans sa maison, prenant grand plaisir à s’entretenir avec lui, à lui faire dire ses vers, mais surtout à le faire parler des choses singulières que lui et son frère avaient eu occasion d’observer durant leurs voyages dans les Indes et autres pays lointains. Saint-Amant un jour racontant, entre autres choses, qu’il avait vu à Java de grands animaux qui tenaient le milieu entre l’homme et le singe (quæ forent naturæ homines inter et simias intermediæ), comme plusieurs des personnes présentes semblaient douter de l’exactitude de cette assertion, Peiresc cita les renseignemens qu’il avait obtenus de différens pays, et principalement de l’Afrique. Ainsi, un médecin nommé Noël lui écrivait qu’en Guinée on trouvait des singes plus intelligens que les autres, et auxquels une démarche lente et mesurée, une barbe épaisse et blanche achevaient de donner un air respectable. Noël ajoutait que les plus grands de ces singes, nommés baris, paraissaient surtout doués de jugement, au point qu’il suffisait d’une seule leçon pour leur enseigner une foule de choses ; par exemple, dès qu’on leur avait donné des vêtemens, ils ne marchaient plus que sur deux pieds ; on pouvait leur apprendre à bien jouer de la flûte, de la guitare… Bref, il y avait peu de talens qu’ils ne fussent capables d’acquérir. Dire après cela qu’on leur faisait balayer le logis, tourner la broche, piler dans un mortier, et faire en un mot tout l’ouvrage d’un domestique, c’était une chose trop simple pour qu’on y fît attention… »

Je laisse de côté une autre citation relative à des animaux qu’un certain voyageur natif de Ferrare disait avoir vus dans la Marmarique, auprès d’Augela (Audjelah, désert de Barca, dans l’état de Tripoli), animaux qui, à l’extérieur, ressemblaient à un homme, mais dont les organes intérieurs étaient comme ceux de la brebis, et qui effectivement ne se nourrissaient que d’herbes.

Ce qui est étrange, c’est que Peiresc, qui entretenait des relations avec tous les savans de l’Europe, ait pu ignorer que l’animal, objet des contes ridicules du médecin Noël et du Ferrarais, avait été vu tout récemment en Europe, dans une des villes les plus fréquentées, où très probablement il vivait encore à cette époque. Des marchands hollandais en avaient apporté d’Afrique un jeune individu, pour en faire présent au stathouder Frédéric-Henri, prince d’Orange. C’est celui que Tulpius, quelques années plus tard, fit connaître dans ses Observationes medicæ, ouvrage publié en 1636, c’est-à-dire cinq ans avant celui de Gassendi. Tulpius en parle sous le nom de Satyre indien, nom assez mal trouvé pour un animal apporté de la côte d’Angola, comme il prend soin lui-même de nous en informer ; il pensait au reste que c’était la même espèce qui se trouvait en Afrique et aux Indes.

« Ce satyre, dit-il, est un quadrupède auquel, à cause de la ressemblance de ses formes avec les formes humaines, les Indiens ont donné le nom d’orang-outang qui signifie homme des bois ; les Africains le nomment quoias-morrou. Celui que j’ai vu avait à peu près la taille d’un enfant de trois ans, mais par la grosseur il représentait un enfant de six ans au moins. Il n’était ni gras ni maigre, mais bâti carrément, ce qui ne l’empêchait pas d’être très leste et très agile ; ses membres bien attachés et bien fournis indiquaient assez qu’il devait être doué d’une grande force, et, en effet, il n’y avait rien pour ainsi dire qu’il n’osât et ne put faire.

« La partie antérieure de son corps était à peu près nue ; la partie postérieure, au contraire, était partout couverte d’un poil noir et épais. Son visage avait beaucoup du visage humain ; mais son nez applati, déprimé au milieu et tout entouré de rides, le faisait ressembler à une vieille édentée.

« Ses oreilles étaient conformées comme les nôtres, et il en était de même de sa poitrine qui portait deux mamelles rebondies (car l’animal était du sexe féminin). Son ventre présentait un nombril un peu creux, et ses membres tant supérieurs qu’inférieurs ressemblaient tellement à des membres humains, qu’à peine deux œufs se ressemblent davantage. Le coude était bien en son lieu, les doigts avaient le nombre requis d’articulations, et il n’y avait pas jusqu’au pouce qui n’offrît la disposition qu’on lui trouve chez l’homme. Les jambes avaient leurs mollets, le pied son talon disposé de manière à appuyer sur le sol ; bref, l’animal était bâti de telle sorte qu’il pouvait marcher le corps droit (ce qu’il faisait assez souvent), soulever un lourd fardeau, et le transporter sans paraître gêné.

« Pour boire, il saisissait le vase par l’anse avec une main, tandis qu’avec l’autre main il en soulevait le fond ; ensuite, il s’essuyait les lèvres gravement et avec toute la grâce qu’eût pu mettre à cette action un homme de cour. Il ne montrait pas de moins bonnes manières, quand il s’agissait d’aller au lit ; il posait doucement sa tête sur l’oreiller, s’assurait que ses couvertures étaient bien arrangées, et agissait, en un mot, comme l’aurait fait un homme accoutumé aux commodités de la vie. »

Je laisse de côté le reste du passage, où Tulpius ne parle plus d’après ses propres observations, mais d’après les renseignemens qu’on lui avait fournis sur l’orang de Bornéo, animal qu’il considérait, ainsi que je l’ai dit, comme tout-à-fait identique avec le quoias-morrou du Congo. Cette erreur, au reste, n’ôte rien au mérite de la description qu’il nous a donnée, parce qu’il a eu le bon esprit de ne point mêler ce qu’il savait à ce qu’il croyait, d’exposer à part ce qu’il avait vu et ce qu’on lui avait dit. Il est vrai que, trop frappé des ressemblances qu’il trouve en comparant ce grand singe à l’homme, il oublie de nous faire remarquer les différences, et peut jusqu’à un certain point nous induire en erreur ; mais la figure qu’il a jointe à son texte sert à rectifier ce qu’il y a d’inexact dans ses paroles : ainsi, en même temps qu’il nous dit que les membres de ce satyre et ceux de l’homme sont semblables comme deux œufs, le dessin nous montre la jambe de l’animal terminée, non par un pied comme le nôtre, mais par une véritable main, par une main munie d’un pouce opposable, et qui semble bien plus faite pour empoigner les branches des arbres que pour appuyer sur le sol.

La figure nous montre encore plusieurs traits que l’auteur a oublié de signaler ; tels sont : la brièveté du cou, l’ampleur des oreilles plus écartées des tempes, et plus haut placées que chez l’homme ; la disposition des poils qui, couvrant le crâne d’une véritable chevelure, laissent le front découvert, et descendent sur les joues de manière à figurer des favoris ; enfin l’énorme distance qui sépare le nez de la bouche, et qui contraste singulièrement avec la brièveté du menton. Ce dernier trait semble même exagéré, mais cela tient en partie à la position inclinée de la tête.

Pendant que Tulpius faisait représenter à Amsterdam le satyre d’Angola, un autre médecin hollandais, Bontius, prenait, à Batavia, le même soin pour le satyre de Borneo. La figure qui se voit dans son Histoire médicale et naturelle de l’Inde est, à la vérité, la plus inexacte qu’on ait jamais donnée ; mais je crois être en mesure de prouver que cette planche n’est pas, comme on l’a supposé jusqu’ici, la reproduction du dessin original.

Le chapitre que Bontius a consacré à cet animal est très court. Après avoir rappelé ce que Pline avait dit des satyres de l’orient de l’Inde, animaux qui ressemblent beaucoup à l’homme, surtout lorsqu’on les voit courir debout, il ajoute que la ressemblance ne se borne pas seulement à la configuration extérieure. « Ce qui est encore bien plus fait pour exciter l’admiration, dit-il, c’est ce que j’ai observé moi-même chez plusieurs de ces satyres, de l’un et de l’autre sexe, particulièrement chez la femelle dont je donne ici la figure. Quand des inconnus la regardaient attentivement, elle paraissait toute confuse ; elle se couvrait le visage de ses mains, versait d’abondantes larmes, poussait des gémissemens, et avait, en un mot, des manières si semblables aux nôtres, qu’on eût dit qu’il ne lui manquait que la parole pour être de tout point une créature humaine. Les Javanais, à la vérité, prétendent que ces satyres pourraient parler, mais qu’ils ne le veulent pas faire, de peur qu’on ne les oblige au travail ; opinion trop ridicule pour que je prenne la peine de la combattre. Ils les désignent sous le nom d’orang-outang, qui signifie homme de la forêt, et font sur leur origine d’étranges histoires… »

J’ai dit que la planche qu’on a jointe au texte de ce chapitre n’est pas la copie du dessin fait à Batavia. Voici les raisons que j’ai pour le croire.

Lorsque Bontius mourut dans l’Inde, il n’avait encore rien publié sur l’histoire naturelle de ce pays, et ce ne fut qu’au bout de plusieurs années que ses notes, en partie rongées par les vers, furent remises à Pison, qui s’était chargé de les faire paraître. Il paraît que plusieurs des figures manquaient, et l’éditeur eut la mauvaise idée de les remplacer par d’autres, représentant des animaux de la même famille, mais d’un autre pays. C’est ainsi que deux planches, qui avaient servi pour son Histoire naturelle et médicale du Brésil, celles de l’ara et du coendou, reparurent dans le même volume, figurant cette fois une perruche à longue queue et le porc-épic de l’Inde. Quant à l’orang, Pison l’emprunta à l’histoire des quadrupèdes de Gesner. La tête de l’animal, aisée à reconnaître par le cercle de poil qui entoure le visage et par l’espèce de bec-de-lièvre qu’on voit à la lèvre supérieure, a été fidèlement reproduite. C’est aussi la même forme de corps, la même disposition des bras ; seulement le dessinateur a supprimé la béquille, qui aurait fait supposer que l’animal avait quelque difficulté à se tenir debout. Pour la même raison il lui a un peu redressé les jarrets ; mais les principaux changemens consistent dans la substitution de pieds humains aux pieds de singe qui se voient dans l’estampe de Gesner, et surtout dans la suppression de la queue.

Les personnes qui voudront prendre la peine de comparer les deux planches, reconnaîtront, je l’espère, que ma conjecture est fondée, et ne seront plus tentées de reprocher à Bontius un défaut d’exactitude dont Pison seul est coupable.

Cette figure mensongère a été long-temps la seule que pussent citer les naturalistes européens, qui n’eurent que fort tard l’occasion de voir le satyre de Borneo. Le satyre de la côte d’Angola, au contraire, fut apporté à différentes reprises, ce qui tenait peut-être à ce que le voyage d’Afrique était beaucoup moins long et moins pénible que le voyage des Indes. Il en vint un à Londres vers la fin du xviie siècle ; il n’y vécut que peu de temps ; mais, après sa mort, il fut disséqué par Tyson, et devint l’objet d’un excellent travail publié en 1699, sous les auspices de la Société royale de Londres. Cet ouvrage, dédié au président de la Société, lord John Sommers, grand-chancelier d’Angleterre[7], est intitulé : « Orang-outang, sive homo silvestris ; ou Anatomie d’un pygmée comparée avec celle des singes à queue, des singes sans queue et de l’homme ; suivie d’un Essai philologique sur les pygmées, les cynocéphales, les satyres et les sphynx des anciens, etc. »

Tyson n’en était pas alors à son début dans les travaux d’anatomie comparée, et dans ce qu’il avait fait jusque-là, on trouvait la preuve d’un excellent esprit. Il ne s’était pas borné à décrire les diverses parties des animaux soumis à son examen, mais il avait cherché à rapprocher leur organisation de celle des espèces voisines, comme s’il eût voulu préparer d’avance des matériaux pour l’établissement des familles naturelles. Ainsi, ayant eu occasion de disséquer un lion, il avait fait en même temps l’examen du chat domestique, et montré qu’une très grande ressemblance dans toutes les parties de l’organisation est compatible avec une très grande différence de taille. Pour son pygmée, il suivit la même marche, le comparant, jusque dans les moindres détails, d’une part au singe et de l’autre à l’homme. N’ayant pu obtenir un singe pour le disséquer, il fit usage des observations des académiciens français, de celles de Riolan, de Drelincourt, de Blasius, etc.

« Je donne, dit Tyson, le nom de pygmée à cet animal, parce que je crois (et j’espère le prouver dans cet essai) que les pygmées des anciens étaient de véritables singes, et non des hommes d’une taille inférieure à la taille commune, comme l’ont admis plusieurs écrivains d’ailleurs recommandables. Je me sers de ce mot, plutôt que de celui de satyre qui a été employé par Bontius, Tulpius et Dapper, parce que si la fable des satyres se lie, comme je n’en doute guère, à l’histoire des singes, ce n’est pas à l’espèce que je décris qu’on la peut rapporter, mais à une espèce plus grande ; peut-être est-ce au mandrill, peut-être au pongo de Battel, en supposant que ce soient deux animaux différens. Je rejette les noms vulgaires de baris, de qoias-morrou, parce que chacun de ces noms a été appliqué par les voyageurs à des animaux très différens les uns des autres. Je rejette enfin le nom d’homme des bois, parce qu’il me répugne d’appliquer, même avec un correctif, le nom d’homme à une brute.

« Quoique le pygmée ait de nombreux traits de conformité avec les singes, et particulièrement avec les singes sans queue, à d’autres égards il se rapproche beaucoup plus de l’homme. Ce n’est cependant qu’une brute, mais c’est un animal suî generis, et non le produit d’un mélange monstrueux, comme on l’a voulu dire. L’espèce même en est assez répandue, car, pendant que je faisais la dissection du sujet que j’ai eu à ma disposition, plusieurs marins et voyageurs sont venus chez moi, et m’ont assuré avoir vu des animaux semblables à Borneo, Sumatra, et autres lieux des Indes. Ce n’était pas des Indes cependant que venait le mien, mais d’Angola, en Afrique. Il avait été amené de l’intérieur du pays ; quand on le prit, il était en compagnie d’une femelle semblable à lui.

« En rapprochant mes observations de celles de Tulpius, je ne trouve pas la conformité assez soutenue pour oser affirmer que mon pygmée et son satyre soient un même animal, et je regarde aussi comme fort douteuse l’identité de ce satyre avec celui de Bontius. Il est vrai que le médecin de Batavia a donné trop peu de détails pour permettre d’établir une comparaison ; et quant à la figure qu’il a jointe à son texte, elle ne peut être non plus d’aucune utilité pour juger des ressemblances, car évidemment elle est faite de fantaisie.

« Je me suis trouvé également arrêté quand j’ai cherché à reconnaître mon pygmée dans quelques singes remarquables dont parlent les voyageurs.

« Je ne serais pas éloigné de croire que le baris appartînt, sinon à la même espèce, du moins à une espèce voisine ; mais je ne puis aller au-delà d’une simple conjecture, parce que les écrivains qui ont parlé de l’animal, au lieu de nous faire connaître ses formes, se sont contentés de nous entretenir de sa docilité et des services qu’on peut en tirer dans l’intérieur d’un ménage.

« Afin d’éviter pareil embarras à mes successeurs, et pour qu’ils puissent aisément reconnaître l’espèce qui a été l’objet de mon examen, si elle se présente de nouveau à leur observation, je vais en faire une description aussi complète que possible.

« Avant d’entrer dans ces détails cependant, qu’il me soit permis d’insister de nouveau sur l’importance qu’il y aurait à se procurer des renseignemens exacts sur ces nobles espèces d’animaux, à les aller recueillir dans les lieux même qu’elles habitent.

« Que n’a-t-on pas fait depuis quelques années pour l’avancement de la botanique ? On a fouillé les Deux-Indes, pénétré jusque dans les coins les plus reculés du globe, exploré les pays déserts aussi bien que les pays habités, afin de trouver quelque plante nouvelle. Et quand on la tient, cette espèce non décrite, quel empressement on met à la faire connaître ! quel luxe dans les planches, dans l’impression !…

« Ce n’est pas que je blâme ce zèle, que je condamne ces dépenses, non sans doute ; seulement je trouve étrange qu’on fasse tant pour l’histoire des végétaux, quand on fait si peu pour celle des animaux. Certes, de tous les objets de la création, les animaux sont ceux qui offrent à l’homme le plus noble objet d’étude, et entre toutes les espèces, celles qui présentent avec l’espèce humaine le plus de traits de conformité me paraissent mériter la préférence.

« Je demande pardon de cette digression ; je reviens à mon pygmée.

« La taille de l’animal, mesuré en ligne droite, du sommet de la tête aux talons, était de vingt-six pouces anglais (environ deux pieds de France). À l’examen du squelette, il est vrai, je reconnus que les extrémités des os étaient en partie cartilagineuses, ce qui prouvait que l’individu n’était pas adulte, et permettait de supposer qu’il croîtrait encore. Mais, d’un autre côté, l’ossification de l’épine était fort avancée, les côtes étaient solides, les sutures du crâne bien closes et profondément indentées, ce qui semblait annoncer que le développement était presque complet. Il était donc difficile d’admettre qu’il eût encore beaucoup à grandir, qu’il atteignît jamais une taille de quatre pieds, comme le singe gris vu par le P. Lecomte dans le détroit de Malacca[8], et à plus forte raison qu’il devînt de la taille d’un homme, comme ceux de Borneo (il y en a de tels, en effet dans cette île, comme me l’a assuré un capitaine de mes amis qui en avait vu un chez un prince du pays). Au reste, c’est l’observation, et non le raisonnement, qui nous apprendra si, à Angola et dans les pays environnans, ils deviennent aussi grands que dans l’archipel de l’Inde. Je ne serais pas étonné qu’on trouvât qu’ils diffèrent en ce point, puisque, dans l’espèce humaine elle-même, on voit la taille varier notablement, suivant les pays.

« L’animal avait beaucoup souffert pendant la traversée, et mourut peu de temps après être arrivé ; il était alors d’une maigreur affreuse, et son ventre, loin d’être proéminent comme celui du satyre de Bontius, paraissait collé à l’épine. Malgré cela, il n’était pas étroit de ceinture comme le sont tous les singes, et surtout quand on le regardait par derrière, on voyait qu’il était bien carré des reins.

« Le bras était proportionnellement beaucoup plus long que chez l’homme ; la main elle-même était fort alongée, le pouce petit et placé très près du poignet. Le pied, qui avait aussi un pouce opposable, avait, en somme, la même forme que celui des singes, c’est-à-dire, celle d’une main ; seulement le talon était un peu plus marqué.

« Puisqu’il est question de la forme de ces parties chez les singes, poursuit notre auteur, qu’il me soit permis de remarquer combien le terme quadrupède est impropre quand on l’applique à des animaux dont les jambes sont, aussi bien que les bras, terminés par de véritables mains. S’il faut un terme collectif pour les désigner, que ne crée-t-on le mot de quadrumane, qui aurait l’avantage de rappeler cette particularité. »

Ce mot, comme on le sait, est aujourd’hui généralement adopté, mais il ne l’a été que plus d’un demi-siècle après la mort de celui qui l’avait proposé.

Tyson remarque que l’existence d’un pouce opposable aux pieds de derrière n’est pas propre seulement aux singes, mais qu’on la retrouve chez d’autres animaux qui ont également besoin de chercher leur nourriture sur les arbres (chez l’oppossum, par exemple), de sorte qu’elle semble, à certains égards, liée à ce genre de vie.

« Notre pygmée, poursuit l’anatomiste, avait la tête forte, le crâne arrondi, les oreilles faites comme celles d’un homme, seulement plus larges peut-être et plus détachées des tempes ; et qui sait, ajoute-t-il, si la différence ne tient pas en grande partie à ce que nos oreilles, comprimées dès l’enfance par les béguins dont on nous couvre la tête, prennent une position différente de celle qu’elles auraient naturellement. Le front était large et saillant ; les sourcils étaient comme usés par le frottement, ce qui tenait peut-être à la grande saillie de l’arcade surcillaire. Ce trait donnait à la physionomie quelque chose de dur.

« La face était ridée comme celle d’un vieillard, le nez aplati et le museau saillant, moins que chez le singe, mais plus que chez le nègre.

« Les épaules étaient larges ; la poitrine, bien conformée, présentait deux mamelons placés comme chez l’homme, mais peu apparens ; l’individu décrit par Tulpius avait des mamelles rebondies, mais c’était une femelle ; celui-ci était un mâle. Les singes n’ont ni fesses ni mollets ; notre pygmée en avait ; cependant ces parties n’étaient pas, à proportion, aussi charnues que chez l’homme. Lorsqu’il se tenait debout ou marchait le corps droit, il avait les jambes un peu écartées, ce qui n’était peut-être que le résultat de son extrême faiblesse ; car, lorsque je le vis pour la première fois, il était déjà presque mourant. Quand il marchait à quatre pattes, au lieu d’appliquer la paume des mains contre le sol, il fermait le poing et appuyait sur les jointures. Cette allure me semble si peu naturelle, que je serais tenté d’y voir un effet de la maladie qui rendait sa marche mal assurée, et de croire qu’en santé il marche sur les deux pieds comme nous. Son dos n’offrait pas la double courbure qu’on voit au nôtre, mais il était droit de la nuque au coccix. Il n’y avait pas la moindre apparence de queue, tandis que, chez le magot même, on voit un petit tubercule qui en tient la place, ainsi que l’avait déjà fait remarquer Aristote.

« La peau, au visage, était un peu tannée ; sur le reste du corps elle était blanchâtre. Le poil, d’un noir de jais, était très épais au dos, très clair-semé sur le ventre et la poitrine. Il n’y en avait pas du tout au visage, si ce n’est le long des joues et sous le menton ; dans ces parties il était même plus long que partout ailleurs.

« Chez la plupart des animaux, il y a deux sortes de poils ; savoir : les poils soyeux, qui sont droits, et les poils laineux, qui sont fins et sinueux. Chez notre animal comme chez l’homme, cette dernière espèce de poil manquait ; seulement, sur les lèvres, on voyait quelques brins de barbe frisés et de couleur grisâtre ; il y en avait de même nature et de même couleur au pubis. Sur les membres antérieurs, la disposition des poils était fort remarquable ; car, tandis que chez les singes et chez tous les quadrupèdes en général, ils s’avancent uniformément de l’épaule vers les doigts, là ils avaient trois directions différentes ; sur le dos de la main ils étaient en travers, sur l’avant-bras ils remontaient, et sur le bras ils descendaient. C’est précisément ce qui s’observe dans l’espèce humaine. »

Tyson énumère encore un grand nombre de points d’organisation par lesquels son pygmée ressemble à l’homme et se distingue des singes ; il n’en compte pas moins de quarante-huit ; je me contenterai d’indiquer les principaux.


Voici ce qu’offre de plus remarquable l’examen des viscères.

« Cerveau très volumineux, présentant, en apparence, toutes les mêmes parties que le cerveau humain, et semblablement disposées[9].

« Foie entier et d’une seule pièce comme chez l’homme ; — dans les singes, il est divisé en plusieurs lobes.

« Même ressemblance dans le nombre des lobes du poumon, dans la forme du cœur et dans la disposition de ses enveloppes, dans la rate, dans le pancréas, organes qui tous offrent chez les quadrumanes quelque disposition différente.

« Canal intestinal offrant des diamètres différens, suivant les régions ; — celui des singes conserve partout la même largeur.

« Cæcum muni d’un appendice vermiculaire ; jusque-là on n’avait observé cet appendice que chez l’homme.

« Point d’abajoues, c’est-à-dire de poches au bas des joues, comme en ont les magots et les guenons.

« Si l’on passe à l’examen du squelette, ce qui frappe tout d’abord, c’est la forme arrondie de la tête et son volume ; le crâne est deux fois aussi grand que celui d’une guenon de même taille.

« Le nombre des vertèbres lombaires, des pièces du sacrum et de celles du coccix, est le même que chez l’homme, et différent de celui qu’on trouve chez les singes.

« Chez l’homme et chez le pygmée, les côtes sont terminées antérieurement par un cartilage ; — chez les singes, elles sont osseuses dans toute leur étendue.

« Les fausses côtes sont au nombre de cinq comme chez l’homme ; mais on trouve à l’animal une vraie côte de plus, et par conséquent treize pièces au lieu de douze à la région dorsale de la colonne vertébrale. »


À ce seul point près, Tyson retrouve, dans les diverses régions du squelette de son pygmée, exactement le même nombre de pièces que dans les régions correspondantes du squelette humain. Il indique, il est vrai, une autre différence dans le nombre des dents (l’animal n’en avait que vingt-huit) ; mais il était jeune, et on pouvait bien supposer que les dents de sagesse lui pousseraient un jour. On sait que chez nous, la sortie de ces quatre dernières molaires est habituellement tardive, et que, quelquefois même, la vieillesse arrive avant qu’elles se soient montrées. J’ai connu une dame qui ne les a eues qu’à l’âge de soixante-dix-huit ans.

Je ne suivrai point l’anatomiste anglais dans l’énumération des particularités de structure qui éloignent le pygmée de l’homme et le rapprochent des singes ; il me suffira de faire remarquer que ces dernières ressemblances, quoique aussi nombreuses à peu près que celles dont il a été parlé plus haut, reposent en général sur des caractères moins importans, de sorte qu’en ayant égard seulement à l’organisation, il y aurait moins de distance de l’homme au pygmée que du pygmée au magot.

Je me suis arrêté peut-être un peu longuement sur ce sujet, et cependant je suis loin d’avoir donné une idée complète du travail de Tyson, travail qui a précédé de près d’un siècle celui de Camper sur l’orang de Borneo, et qui ne lui cède guère en importance. Il me reste maintenant à parler des observations que put faire le savant anglais sur les mœurs de l’animal pendant le peu de temps qu’il l’eut à sa disposition ; mais auparavant je dois rappeler ce qu’avaient dit quelques voyageurs dont notre auteur lui-même a pris soin de reproduire les récits.

Le premier, qui était un de ces aventuriers comme on en trouve tant dans le xvie siècle et le commencement du xviie, Battel, homme sans éducation, mais d’un sens assez droit, avait été d’abord chercher fortune en Amérique, et de là passa en Afrique, où il dut arriver vers l’année 1591. Il y resta dix-huit à vingt ans, faisant toutes sortes de métiers. Courtier, soldat, déserteur, il visita successivement presque tous les comptoirs européens, depuis le fond du golfe de Guinée jusqu’au cap Nègre, remonta plusieurs des grandes rivières qui ont leur embouchure sur cette partie de la côte, et pénétra, pour se dérober à la justice militaire des Portugais, dans les provinces de l’intérieur où les hommes blancs n’ont presque jamais eu accès. De retour en Angleterre, il entreprit, à la prière de Purchas, d’écrire une relation de son voyage, mais il mourut avant de l’avoir achevée. Ses papiers, cependant, furent remis à Purchas, qui en fit usage pour le second volume de sa collection de voyages. Le récit, quoique fort sec, n’est pas sans intérêt. Voici ce qu’on y trouve relativement au sujet qui nous occupe.

« Il y a, dit Battel, dans les forêts de Mayomba, au royaume de Loango, deux sortes de monstres, nommés pongo et enjecko. Le plus grand des deux, le pongo, est bâti comme un homme, mais sa taille est celle d’un géant. Il a le visage d’une créature humaine, des yeux enfoncés dans la tête et ombragés par de longs poils. Sa face et ses oreilles sont nues, et ses mains le sont aussi ; son corps est couvert d’un poil assez peu serré et de couleur obscure. Il ne diffère guère de l’homme que par les jambes, qui n’ont point de mollets ; il marche toujours debout quand il est à terre, et alors il porte les mains croisées derrière la nuque.

« Ces animaux dorment sur les arbres, et s’y construisent un abri contre la pluie. Ils vivent des fruits qu’ils trouvent dans les forêts, et de noix, car ils ne mangent d’aucune espèce de chair ; ils ne peuvent pas parler et n’ont point de raison, pas plus qu’une bête.

« Lorsque les hommes de ce pays voyagent, ils allument un feu au lieu où ils passent la nuit. Le matin, après qu’ils sont partis, il n’est pas rare de voir arriver des pongos qui s’asseoient près du brasier, et y restent jusqu’à ce qu’il soit éteint, car ils n’ont pas l’esprit de l’entretenir en rapprochant les tisons. Ils vont par troupe, et ils tuent souvent des nègres qui voyagent dans les bois ; quelquefois aussi, lorsque des éléphans viennent pour paître dans le canton qu’ils occupent, ils les assaillent à coups de bâton et de morceaux de bois, et les obligent à faire une prompte retraite.

« On ne prend jamais de pongos vivans adultes, parce qu’ils sont si robustes, que, pour en terrasser un seul, dix hommes ne suffiraient pas. Cependant on parvient assez souvent à en prendre de jeunes au moyen de flèches empoisonnées. Le petit pongo est cramponné au ventre de sa mère qu’il embrasse étroitement. Lors donc que les gens du pays ont tué une femelle, ils prennent le nourrisson, qui ne se sépare de sa mère que lorsqu’on l’en arrache.

« Quand ces animaux sont en liberté et qu’un d’eux vient à mourir, les autres le couvrent de branches et de feuillages. Il n’est pas rare de trouver dans les forêts ces sortes de sépultures, qui forment un amas de bois assez considérable. »

Battel, dans une conversation avec Purchas, lui dit qu’un nègre, qui lui servait de domestique, avait été dans sa jeunesse enlevé par des pongos. Ces animaux l’avaient gardé un mois au milieu d’eux, sans lui faire aucun mal, grâce au soin qu’il avait eu de ne jamais les regarder au visage, chose que ces animaux, disait-il, ont en grande aversion.

Purchas ajoute qu’il a vu le nègre ; mais il ne dit point s’il l’a interrogé sur ce point.

Battel, autant qu’on en peut juger par l’ensemble de son récit, n’était pas homme à mentir de propos délibéré ; mais quand il tenait un fait pour vrai, il ne croyait pas nécessaire, surtout dans une conversation animée, d’avertir qu’il n’en avait pas été témoin. S’il eut vécu jusqu’au temps où Purchas publia sa relation, peut-être aurait-il eu soin de nous dire qu’il n’avait vu ni les combats des pongos contre les éléphans, ni leurs rustiques mausolées, et qu’enfin l’histoire de l’enlèvement du petit nègre ne reposait que sur le témoignage de l’enfant lui-même.

Le second des voyageurs cités par Tyson dans le passage relatif à la taille que peut atteindre le pygmée est le P. Lecomte, homme fort instruit, fort judicieux, et qui a grand soin de faire la distinction malheureusement négligée par Battel. Bien lui en a pris, au reste, car ce qu’il raconte comme l’ayant vu a été pleinement confirmé par les observations ultérieures, pendant que ce qu’il répète sur des ouï-dire, s’est trouvé entaché de beaucoup d’exagération.

C’est dans une lettre à l’abbé Bignon que se trouve le passage en question, reproduit quelques années plus tard par l’auteur dans ses Nouveaux Mémoires sur l’état présent de la Chine (tome ii, page 501). Après avoir parlé de plusieurs animaux des Indes, crocodiles, tigres, buffles, éléphans, rhinocéros, etc., il poursuit en ces termes : « Ce qu’on voit dans l’île de Borneo est encore plus remarquable, et passe tout ce que l’histoire des animaux nous a jusqu’ici rapporté de plus surprenant. Les gens du pays assurent, comme une chose constante, qu’on trouve dans les bois une espèce de bête nommée l’homme sauvage ; dont la taille, le visage, les bras et les autres membres du corps sont si semblables aux nôtres, qu’à la parole près on aurait bien de la peine à ne les pas confondre avec certains barbares d’Afrique, qui sont eux-mêmes peu différens des bêtes.

« Cet homme sauvage, dont je parle, a une force extraordinaire ; et quoiqu’il marche sur ses deux pieds seulement, il est si leste à la course, qu’on a bien de la peine à le forcer : les gens de qualité le courent comme nous courons ici le cerf, et cette chasse fait le divertissement le plus ordinaire du roi. Il a la peau fort velue, les yeux enfoncés, l’air féroce, le visage brûlé ; mais tous ses traits sont réguliers, quoique rudes et grossis par le soleil. Je sais toutes ces particularités d’un de nos principaux marchands français qui a demeuré quelque temps en cette île. Cependant, je ne crois pas qu’on doive aisément ajouter foi à ces sortes de relations : il ne faut pas aussi les rejeter entièrement, mais attendre que le témoignage uniforme de plusieurs voyageurs nous éclaircisse plus particulièrement de cette vérité.

« Pour moi, ajoute le jésuite, en passant de la Chine à la côte de Coromandel, je vis dans le détroit de Malaque une espèce de singe qui me rendrait assez croyable ce que je viens de raconter de l’homme sauvage.

« Celui-là marche naturellement sur ses deux pieds de derrière qu’il plie, tant soit peu, comme un chien à qui on a appris à danser. Il se sert comme nous de ses deux bras ; son visage est presque aussi formé que celui des sauvages du cap de Bonne-Espérance ; mais le corps est tout couvert d’une laine blanche, noire ou grise ; du reste, il a le cri parfaitement semblable à celui d’un enfant, toute l’action extérieure si humaine et les passions si vives et si marquées, que les muets ne peuvent guère mieux exprimer leurs sentimens et leurs volontés. Ils paraissent surtout d’un naturel fort tendre, et pour témoigner leur affection aux personnes qu’ils connaissent et qu’ils aiment, ils les embrassent et les baisent avec des transports qui surprennent. Ils ont encore un mouvement qui ne se trouve en aucune bête, et qui est fort propre aux enfans, c’est de trépigner de joie ou de dépit quand on leur donne ou qu’on leur refuse ce qu’ils souhaitent avec beaucoup de passion… »

Je supprime le reste du passage, qui n’a rapport qu’à l’agilité de l’animal, et je reviens aux observations de Tyson.

Les renseignemens qu’il nous a donnés sur les habitudes du pygmée se trouvent épars dans tout l’ouvrage ; ils sont d’ailleurs assez peu nombreux ; l’animal, ainsi que je l’ai dit, était mort presque en arrivant en Angleterre, et il avait été souffrant pendant toute la traversée.

M. de Caen, qui en 1808 amena, de l’île de France à Paris, un jeune orang-outang, remarqua que, plusieurs jours encore après son embarquement, le roulis du navire l’inquiétait et lui ôtait une grande partie de la liberté de ses mouvemens. Il en fut de même, à ce qu’il paraît, pour le pygmée, et une bourrasque étant survenue lorsqu’il n’avait pas encore le pied marin, il fut jeté violemment contre un canon. « Le choc, dit Tyson, fut assez rude pour lui faire sauter une dent, et fracturer une portion de l’os maxillaire. Il en résulta une carie qui fit chaque jour des progrès et contribua sans doute beaucoup à hâter la mort du pauvre animal. Malgré son état de souffrance, il se montra constamment doux et affectueux envers les hommes de l’équipage. Ce n’était pas, au reste, qu’il aimât tout le monde également ; il avait une préférence marquée pour certaines personnes, et quand il les apercevait, il courait à elles, se jetait dans leur sein et les serrait tendrement dans ses bras. Il y avait quelques singes à bord, et l’on supposait que leur compagnie lui aurait été fort agréable ; il n’en fut rien. Il montra toujours pour eux une grande indifférence, si on ne veut pas appeler cela du mépris. Il fuyait leur compagnie, les regardant, à ce qu’il paraissait, comme des êtres d’une espèce fort inférieure à la sienne. » La même remarque a été faite par Clarke pour l’orang de Borneo, par Harwood pour le gibbon cendré, et par Bennet pour le gibbon syndactyle. Ainsi les plus nobles espèces de quadrumanes, celles qui par conséquent se rapprochent le plus de l’espèce humaine, semblent honteuses d’avouer, en présence de l’homme, toute relation de parenté avec le commun des singes, et font comme le mulet de Lafontaine :

Qui ne parlait incessamment
Que de sa mère la jument.

« La douceur du pygmée n’était point celle d’un mouton, c’est-à-dire le résultat d’une extrême indolence. Il était au contraire d’un naturel très vif, et, jeune encore, il avait, sinon les caprices, du moins l’impatience d’un enfant ; ainsi on le voyait trépigner de joie à l’approche d’un objet qu’il désirait ardemment, et frapper des pieds en signe de colère, si on le lui refusait. »

Tyson n’avait pu obtenir des gens qui avaient amené l’animal aucun renseignement antérieur à l’époque de son embarcation, ou relatif aux habitudes des individus de la même espèce dans l’état de liberté. « J’aurais aimé à savoir, dit-il, si, comme le pongo de Battel, le pygmée, dans l’état de nature, a une diète purement végétale ; j’inclinerais plutôt à croire que, comme l’homme, il est omnivore. Celui que j’ai vu mangeait de tout ce qu’on servait à table, et apportait gravement son assiette pour recevoir ce qu’on voulait bien lui donner. Une fois on le grisa avec du punch (ces animaux ont tous du goût pour les liqueurs fermentées) ; mais on observa qu’à dater de ce jour, il n’en voulut jamais prendre plus d’un verre, et il était impossible de lui en faire accepter davantage ; ainsi le seul instinct enseigne aux brutes la tempérance, ce qui prouve que l’intempérance est un crime, non-seulement contre les lois de la morale, mais encore contre les lois de la nature. »

« Après les premiers jours de navigation, et avant que la maladie l’eût affaibli, le pygmée avait repris toute la liberté de ses mouvemens, et c’était plaisir que de le voir grimper au haut d’un mât et voltiger parmi les cordages. Sur le sol il se tenait le plus souvent debout, et en effet, dès que j’eus remarqué la direction des poils de ses bras, je fus porté à en conclure qu’il devait avoir habituellement le poignet plus élevé que le coude, et que par conséquent ses membres antérieurs n’étaient pas faits pour servir à la marche ou à la station. On a déjà vu d’ailleurs combien sa posture, lorsqu’il se tenait sur les quatre pattes, était peu naturelle, puisqu’au lieu d’appuyer contre le sol la face palmaire de la main, il y touchait seulement par le dos des premières phalanges, celles des autres doigts étant fléchies, comme elles le sont quand nous fermons le poing.

« On avait habitué l’animal à souffrir des vêtemens, et il en sentit lui-même l’utilité lorsque le bâtiment qui le portait arriva dans les climats froids ; il était d’autant plus sensible aux changemens de température, que toute la partie antérieure de son corps n’était que très peu abritée par le poil, et les progrès de la maladie contribuaient encore peut-être à le rendre frileux. Quoi qu’il en soit, il se couvrait de son mieux, et lorsqu’il y avait une pièce de son habillement qu’il ne parvenait pas à mettre, il l’apportait à quelque personne de l’équipage pour qu’on l’aidât à s’en revêtir. Il se couchait dans un lit, posait sa tête sur l’oreiller, attirait les couvertures sur lui comme l’eût pu faire un homme. Seulement il était assez peu soigneux pour ne pas prendre la peine de se lever lorsqu’il avait quelque besoin à satisfaire. J’ajouterai que, quand il vint en ma possession, il était tout couvert de vermine ; mais j’ai lieu de croire qu’il l’avait prise à bord du bâtiment, car les insectes étaient fort semblables à ceux du corps de l’homme, et nous savons, par les observations de Redi, que ces parasites ne sont pas les mêmes pour les différens animaux[10]. »

Le livre de Tyson, comme je l’ai dit, parut en 1699 ; il clôt d’une manière brillante les travaux des naturalistes du xviie siècle. Les recherches des naturalistes du siècle suivant ne sont pas, au reste, moins importantes : leur analyse sera l’objet d’un second article.


Roulin.

Catégorie:Articles de Désiré Roulin

  1. Buffon, qui cite beaucoup, mais qui prend rarement la peine de remonter aux ouvrages originaux, semble dire que Du Jarric ne fait ici que copier Pyrard de Laval. Pyrard n’a jamais été à Sierra-Leone, et dans l’endroit indiqué par Buffon (seconde édition, pag. 331, édition de 1619), il ne parle que de singes américains. « C’est, dit-il en parlant du Brésil, un pays assez rude et sauvage, presque tout couvert de bois. Et mesmes jusques auprez et environs des villes, ce sont toutes forêts remplies de singes et guenuches, qui font beaucoup de mal… »

    Le passage, relatif aux orangs de Sierra-Leone se retrouve ailleurs, il est vrai ; mais c’est dans la relation d’un voyageur beaucoup plus moderne, dans celle de Barbot. Malgré le long séjour qu’il avait fait à la côte de Guinée, Barbot, pour rédiger son livre, a fait bien moins usage de ses observations que de ses lectures, et il a toujours évité soigneusement d’indiquer les sources où il puisait. Ici il a ajouté, aux traits que lui fournissait le jésuite bordelais, pour l’histoire des baris, un trait qu’il avait volé à quelque autre, et que Gemelli Carreri, écrivain tout aussi peu scrupuleux, lui a repris à son tour, pour l’appliquer aux grands singes de l’Archipel indien. Suivant lui, ces animaux sont très friands d’huîtres, et pour en manger, ils viennent au rivage, lorsque la marée est basse ; ils se glissent derrière les rochers, et lorsqu’ils voient les huîtres béantes à la chaleur du soleil, ils tâchent de placer une pierre entre les deux valves, de manière à les empêcher de se refermer ; quelquefois cependant, tandis que la main est encore engagée, la pierre glisse, et nos gourmands, pris au piége, deviennent la proie des nègres ; car ils ne peuvent emporter le coquillage, qui est beaucoup plus pesant que nos huîtres communes.

  2. Voyez Tyson. Anatomy of a Pygmie, p. 14.
  3. L’ours, par la disposition de son pied, peut, sans trop de fatigue, rester debout quelque temps, et c’est une position qu’il prend parfois de lui-même, lorsqu’il a besoin de découvrir au loin dans la campagne un ennemi ou une proie. Sa main, quoique privée d’un pouce opposable, est assez flexible pour empoigner un bâton ou saisir l’anneau d’une chaîne. Eh bien ! on a su tirer parti de ces ressemblances grossières entre son organisation et l’organisation humaine, pour lui faire faire l’ouvrage d’un manœuvre. Dans plusieurs villages des Andes du Pérou, on a vu des ours dressés à faire mouvoir le soufflet d’une forge. M. A. d’Orbigny, de qui je tiens ce fait, n’en a pas lui-même été témoin ; mais il l’a appris dans les villages où ces singuliers forgerons avaient long-temps travaillé, et où tous les habitans se souvenaient encore de les avoir vus à l’œuvre.
  4. « J’ai vu, dit Acosta (Histoire naturelle des Indes, liv. iv, chap. xxxix), dans la maison du gouverneur de Carthagène, un singe dont on me conta des choses presque incroyables. Ainsi, on me dit qu’on l’envoyait chercher du vin à la taverne, en lui mettant l’argent dans une main et la cruche dans l’autre, et qu’arrivé là, il n’y avait pas moyen de lui faire lâcher l’argent avant qu’il eût reçu le vin. On ajoutait que quelquefois dans sa route, se voyant attaqué ou seulement hué par des enfans, il mettait son pot de côté, saisissait des pierres, et les lançait aux polissons, et que, quand il avait ainsi balayé le passage, il retournait tranquillement prendre sa cruche et poursuivait son chemin. On disait encore, ce qui est peut-être plus étonnant que tout le reste, que, bien qu’il aimât beaucoup le vin (et je l’ai vu en boire à la régalade, son maître le lui versant d’en haut) il ne se hasardait pas à toucher à la cruche dont il était chargé jusqu’à ce qu’on lui en eût donné la permission. On disait enfin que, lorsqu’il voyait passer une femme fardée, il courait à elle, la décoiffait, et la traitait fort mal. Il est possible que dans tout cela il y ait un peu d’exagération, et je n’en ai pas été moi-même témoin ; mais le fait est que le singe est de tous les animaux celui qui comprend le mieux, à beaucoup près, la manière d’agir des hommes et a le plus d’aptitude à y conformer la sienne. »
  5. Wafer, après avoir décrit les lamas, qu’il assure avoir vus à l’île de Mocha, ajoute : « Les Espagnols nous dirent encore qu’à une ville dont j’ai oublié le nom, et où l’on ne trouve pas d’eau à moins d’une lieue de distance, on a dressé ces animaux à en aller chercher. On leur met sur le dos deux jarres, comme on met deux paniers sur celui d’un âne, puis on les laisse aller. Sans que personne les conduise, ils se rendent à la rivière, entrent dans l’eau, s’y couchent, se penchent à droite et à gauche, remplissent les jarres, puis se redressent, et reviennent d’eux-mêmes à la maison. » (A new voyage to the Isthmus… by Lionel Wafer ; second edit, London, 1704, pag. 201.)
  6. C’est celui dont Boileau a dit :

    « Saint-Amant n’eut du ciel que sa veine en partage ;
    L’habit qu’il eut sur lui fut son seul héritage. »

    Il avait voyagé dans les quatre parties du monde, et visité presque toutes les cours de l’Europe. La reine de Suède, Christine, en faisait grand cas, et le public, pendant assez long-temps, accueillit très favorablement ses ouvrages. Enfin, la mode changea, et le roi ne voulut pas entendre jusqu’au bout un ouvrage que Saint-Amant avait écrit à sa louange. Le poète était déjà vieux, et le chagrin qu’il conçut de cet échec, joint à celui que lui causa la mort d’un ami qui depuis quelque temps pourvoyait à ses besoins, contribua, dit-on, à hâter sa fin. Ce ne fut guère que dans les derniers mois de sa vie qu’il éprouva cette misère dont Boileau semble lui faire un reproche. Il avait été un des premiers membres de l’Académie française, et il y fut remplacé par l’abbé Cassaigne, que Boileau traita tout aussi mal.

  7. L’épître dédicatoire offre le passage suivant, qu’on trouvera sans doute fort étrange : « L’animal dont j’ai donné l’anatomie, offrant plus de rapports qu’aucun autre avec l’espèce humaine, me paraît être le lien qui unit la brute à la créature raisonnable, de même que votre seigneurie et ceux qui comme elle s’élèvent si fort au-dessus du commun des hommes, par leur science et leur sagesse, établissent, en s’approchant davantage de la classe d’êtres qui est immédiatement au-dessus de nous, la connexion entre le monde visible et le monde invisible. »

    Je prie de croire qu’en citant ce passage, je n’ai nullement eu l’intention de jeter du ridicule sur l’anatomiste anglais, dont j’estime beaucoup le travail. J’ai voulu seulement montrer quels étaient à cette époque les rapports de deux membres d’une même société, quand l’un était grand seigneur et l’autre simple plébéien.

  8. Ce singe était, suivant toute apparence, un gibbon cendré ou un gibbon syndactyle ; ces deux espèces, quoique très communes dans ces parages, n’ont été bien connues que de nos jours. On trouvera plus loin le passage où le P. Lecomte parle de cet animal.
  9. Le cerveau, dit à cette occasion notre anatomiste, étant généralement considéré comme le siége le plus immédiat de l’ame, on peut croire, vu la grande disparité qui existe entre l’ame de l’homme et celle de la brute, qu’on trouvera une différence très grande dans l’organe ; cependant j’ai reconnu à ma grande surprise, en disséquant le pygmée, que son cerveau ressemble, jusque dans les moindres détails, à celui de l’homme, et à tel point, que si j’en donnais ici la description, on pourrait croire que c’est une page détachée d’un traité d’anatomie humaine. Il n’y aurait guère de différence que dans les dimensions, et même je dois faire remarquer que, comparativement au reste du corps, le cerveau du pygmée était extrêmement grand ; la dure-mère étant en grande partie enlevée, il pesait encore douze onces moins un gros. Les académiciens français qui nous ont donné la dissection du singe, remarquent qu’ils ont trouvé le cerveau proportionnellement très grand, « il pesait deux onces et demie. » On voit que c’était tout autre chose encore dans notre pygmée dont la taille cependant ne dépassait pas celle d’un magot.

    S’il fallait, poursuit Tyson, admettre avec Vesale que la proportion du volume du cerveau à celui du corps donne la mesure de l’intelligence d’un animal, on serait forcé de conclure, pour le cas qui nous occupe, que le pygmée ne le cède point en intelligence à l’homme ; mais le principe de l’anatomiste italien est un de ceux qu’on ne peut admettre sans restriction. Je ferai remarquer en passant que Vesale s’est encore fort écarté de la vérité en disant que la composition du cerveau est la même chez tous les vertébrés. »

  10. Ce défaut de propreté ne doit certainement être attribué qu’à l’état de faiblesse où l’animal avait été réduit par une longue maladie. On sait, en effet, que les chimpanzés aussi bien que les orangs ont en général grand soin d’écarter toute espèce d’ordures du lieu où ils se tiennent de préférence. Ils ont aussi en commun avec tous les singes l’habitude de faire incessamment la guerre aux insectes qui cherchent à se cacher dans leurs longs poils. Lorsque les animaux sont encore trop jeunes pour prendre ainsi soin de leur personne, ce sont les mères qui s’en chargent ; plus tard, les frères se rendent mutuellement ce service.