Les Pamphlets de Marat/Marat, l’ami du peuple, à ses concitoyens

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Texte établi par Charles VellayCharpentier et Fasquelle (p. 305-308).

MARAT, L’AMI DU PEUPLE, À SES CONCITOYENS

(28 août 1792)

Il est notoire que les juges des tribunaux, les administrateurs de districts et de départements, et les autres fonctionnaires publics, nommés par des corps électoraux, sont presque tous contre-révolutionnaires ; tandis que les municipaux, nommés par les assemblées primaires, sont généralement bons patriotes.

L’amour de la patrie aurait dû engager l’assemblée à conférer aux seules assemblées primaires le choix des députés à la Convention nationale. Elle l’eût fait, disent ses apologistes, si elle eût trouvé un mode d’exécution convenable. Mais rien n’était plus aisé ; il ne s’agissait que de former, dans chaque département, un tableau des candidats les plus recommandables par leur civisme, après l’avoir épuré par la récusation motivée de bons citoyens ; puis de l’afficher dans chaque municipalité, pour en tirer le nombre de députés que doit fournir le département, en comptant la majorité des suffrages de chaque municipalité pour une voix. Par ce moyen, on aurait simplifié le jeu de la machine politique, et on aurait conservé aux citoyens l’exercice du droit d’élection immédiate, le plus précieux de leurs droits.

Des vues cachées et perfides ont déterminé les Brissot, les Condorcet, les Guadet, les Lacroix, les Lasource, les Vergniaud, les Ducos, et autres meneurs de l’Assemblée, à conserver les corps électoraux, malgré le vœu du peuple, afin de ménager aux ennemis de la patrie les moyens de porter à la Convention nationale des hommes dévoués à leurs principes, et de s’y faire porter eux-mêmes.

L’eût-on pensé ? Ces infâmes ont porté la scélératesse jusqu’à écrire, dans tous les départements, que l’Assemblée nationale est sous le couteau de la Commune de Paris, dirigée par une trentaine de factieux, afin de faire choix de quelque ville gangrenée d’aristocratie pour siège de la Convention nationale, qu’ils se flattent de mener à leur gré.

C’est à vous, citoyens, à déjouer les menées des intrigants couverts d’un masque civique, en n’appelant aux fonctions électorales que des hommes éclairés et purs, connus par des actes notoires d’un patriotisme ardent et soutenu. Arrêtez donc préalablement que tout candidat déclinera les noms et qualités qu’il avait avant le 14 juillet 1789, sous peine d’exclusion infamante ; puis, repoussez avec inflexibilité tout homme ayant appartenu à quelque ordre privilégié, tout ex-noble, ex-robin, ex-financier ; tout homme ayant occupé quelque place dépendante de la cour, les banquiers, financiers et agioteurs, les procureurs, notaires, grippe-sous du palais, inspecteurs ou exempts de police ; tout homme connu par son incivisme depuis la Révolution, et surtout les électeurs de la Sainte-Chapelle, les membres du club feuillantin, les municipaux acolytes de Bailly ; les municipaux qui ont voté en 1792 pour la conservation du buste de Lafayette, tous les membres du département, tous les membres de l’état-major, tous les officiers fayetistes de l’armée parisienne, et tous les membres de l’Assemblée constituante qui ont protesté contre le décret sur les procédures des événements du 5 et du 6 octobre, tous ceux de l’Assemblée actuelle qui ont absous Mottier.

Citoyens, du bon choix de vos électeurs dépend le bon choix de vos députés à la Convention nationale, dont dépendent votre salut, le prompt établissement du règne de la justice et de la liberté, la paix et la félicité publiques, et l’anéantissement de l’esclavage chez tous les peuples du monde.

Tremblons de nous endormir, l’abîme est encore ouvert sous nos pieds. Les aristocrates se remontrent effrontément dans les sections et dans la Commune ; les endormeurs et les intrigants y cabalent ; déjà ils ont commencé à réélire des commissaires et des juges de paix ; déjà les mouchards et coupe-jarrets soudoyés courent les rues pour y exciter des émeutes contre les meilleurs citoyens qu’ils traitent de factieux ; déjà les conjurés tiennent des conciliabules ; déjà ils disent hautement que la journée du 10 n’a été qu’un coup de main qui peut être détruit par un autre coup de main, qu’ils se préparent à exécuter au premier jour.

Aujourd’hui que la famille Capet est gardée a vue, vous avez cru coupés tous les fils des trames des conspirateurs ; ils sont renoués toutefois avec plus d’art que jamais dans des conciliabules secrets. Leur point de ralliement est l’indigne commission extraordinaire de l’Assemblée nationale ; et c’est dans la majorité pourrie qui se montrait audacieusement contre-révolutionnaire avant la journée du 10, qu’est le foyer de toutes les nouvelles machinations. Leur projet est d’éloigner de Paris les fédérés et les gardes-françaises, ces braves défenseurs de la liberté, sous prétexte de former un camp à quelques lieues de la capitale, mais à l’effet de laisser le champ libre aux mauvais bataillons et aux brigands cachés dans nos murs. Que dis-je ? ils les envoient aux frontières, pour les faire égorger par des satellites allemands, et peut-être par les soldats de Luckner et de Biron, qu’ils maintiennent perfidement en place.

Le sieur Verrières, que la reconnaissance des nouveaux gendarmes a porté au commandement d’une de leurs légions, égaré sans doute par un faux zèle et par une folle ambition, s’agite en ce moment pour presser leur départ. En le voyant de la sorte favoriser aveuglément les vues perfides des contre-révolutionnaires, on le croirait secrètement vendu aux ennemis de la patrie, d’autant plus qu’il cherche à séduire les nouveaux gendarmes, en leur promettant d’avance le paiement de leur premier quartier. Mais j’ose espérer que son cœur est pur, bien qu’agité par de petites passions indignes d’un véritable ami de la liberté. Quoi qu’il en soit, j’augure trop bien du civisme de nos chers frères les fédérés et les gardes-françaises, pour craindre un instant qu’ils se laissent prendre à ce piège ; ils doivent sentir que leur poste est à Paris, où leur présence est indispensable. Que l’Assemblée nationale ne se flatte pas de nous les enlever par son perfide décret nocturne ; si elle croit devoir former un camp loin de Paris, qu’elle y envoie les compagnies de grenadiers et de chasseurs de tous les bataillons suspects, dont nous nous passerons à merveille.

Citoyens, c’est de vous seuls que dépend votre salut : chassez de la municipalité provisoire les ennemis de l’égalité qui s’y sont produits à découvert dans la séance du 25 ; n’oubliez jamais que, dans les temps de crise alarmante, le salut public est la loi suprême de l’État, et que votre devoir est de fouler aux pieds les décrets suspects ou funestes de vos représentants, lorsqu’ils se sont montrés si longtemps indignes de votre confiance.

Ce 28 août 1792.
Marat, l’ami du peuple[1].

  1. À Paris. De l’imprimerie C. J. Gelé, imprimeur de la Gendarmerie Nationale, rue de la Harpe, no 173.