Les Paraboles cyniques/La Lampe
III
La Lampe.
— Maître, dit Eubule, quel mal vois-tu donc à ce que — tel le boiteux soutient ses pas avec des béquilles — mon infirmité appuie ses pauvres gestes sur les opinions que j’ai des dieux ? N’y a-t-il pas là, au contraire, un moyen de donner à ma vie unité, noblesse et poésie ?
— Les béquilles du boiteux, dit Psychodore, ne sont pas faites avec de la brume et avec des paroles de prêtres.
Il ajouta après un silence :
— Tu parles, ô mon fils, d’une folie dangereuse, d’une folie que j’appelle parfois, au secret de mon esprit, le double aveuglement et la double chute. Car le sage évite, avec une prudence égale, l’affirmation dans le rêve et l’hésitation dans la conduite.
Or de nombreux disciples accouraient et le vieux philosophe reprit :
— Entendez une parabole :
Une lampe était allumée sur une table. Dans la lumière agitée de la lampe trois hommes assis causaient ensemble.
Le premier dit, — et c’était un prêtre :
— Il y a les ténèbres. Et il y a la lumière. De même, il y a la vérité et il y a l’erreur. Tout ce qui n’est pas lumière ou vérité est nécessairement ténèbre et erreur. Ainsi tout homme qui n’est pas Grec est un Barbare. Et les frontières sont précises qui entourent la Grèce ou la raison.
Mais le second de ces hommes s’appelait Diogène, et il venait de Sinope. Il répliqua :
— Les frontières sont des imaginations humaines. En réalité, il y a entre les choses des transitions insensibles, ou plutôt les choses tout entières ne sont que transitions. Les distinctions grossières que nous faisons ont toujours des limites conventionnelles et arbitraires. Mais plusieurs d’entre elles sont nécessaires pour que tu puisses parler ou pour que tu puisses agir. Le mot et le geste transforment en discontinu ce qui réellement est continu. Il faut que tu connaisses ces choses pour ne pas t’enivrer de ta pensée comme un devin et pour ne pas t’irriter comme un juge contre la pensée d’autrui. Mais il faut que tu les oublies à demi quand tu parles et au trois quarts quand tu agis ; sinon tu risquerais de devenir muet et paralytique.
Il reprit :
— Regarde mieux ce qui monte de la lampe. Entre l’ombre et la lumière flotte un cercle d’incertitude que tu n’appelleras ni ombre ni lumière, mais pénombre. Et cette région n’est point partout semblable à elle-même ; mais elle est ici presque de la nuit, et là presque de la clarté. Et la danse lumineuse n’est pas uniformément vive, ni l’immobilité de la nuit uniformément épaisse et lourde. Et nul, pas même un dieu, ne dira le point précis ou la lumière devient pénombre, le point précis où la pénombre devient ténèbre.
Celui qui n’avait pas encore parlé remarqua :
— Ainsi vous ne pouvez ni l’un ni l’autre déterminer où commencent les ténèbres, où finit la lumière. Or ce qui ne peut se définir n’a pas de réalité. Et, quand vous dites « ténèbres » ou « lumière », vous prononcez de vaines paroles. Mais le devoir de l’homme sage est de se taire, à moins qu’il n’explique aux bavards inutiles le devoir de se taire.
Les deux autres rirent.
— Un rire, dit amèrement le sophiste, est une réponse à peu près comme les pas que tu fis, ô Diogène, quand mon maître Zénon te démontra l’impossibilité de tout mouvement. Ton rire d’aujourd’hui, ô Diogène, et ta marche de ce jour-là sont des agitations d’ignorant. Je les compare sans injustice à la bousculade ou au coup de poing dont un soldat croirait me réfuter.
— Le chaud diffère-t-il du froid ? interrogea le cynique.
Le disciple de Zénon ricana :
— Quand tu pourras, d’une ligne précise, me marquer leurs limites, je verrai entre eux une différence.
Or Diogène prit un doigt de cet homme et lentement l’approcha de la flamme. Le sophiste étonné laissait faire sans résistance. Un instant vint où, après une chaleur douce d’abord, puis de plus en plus vive, le doigt sentit une douleur. Alors la main recula, fuyant la brûlure.
Et Diogène demanda avec un sourire aimable :
— Explique-nous le mouvement que tu viens de faire, ô négateur du mouvement et de la chaleur.
Puis, longuement, Diogène rit, pendant que l’autre disait des mots.