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Les Paraboles cyniques/La Source

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La Source (1913)
Les Paraboles cyniquesAthéna (p. 11-16).

I

La Source.

Dans sa vieillesse, le hasard de ses courses ramena sur la terre grecque Psychodore le cynique. Or, la renommée ayant répandu le bruit de ses voyages et proclamé sa sagesse, des hommes vinrent autour de lui.

Quelques-uns l’accompagnaient partout, se faisant, un peu malgré sa volonté, ses disciples. D’autres l’écoutaient, curieux, une heure, un jour ou une semaine ; puis ils s’éloignaient en hochant la tête de pitié ou d’admiration.

La plupart, revenus chez eux, déclaraient les paroles de Psychodore incompréhensibles comme des oracles et que, mieux encore que Phoïbos, le philosophe méritait le nom de Tortueux. Et les Grecs ingénieux, qui aiment les énigmes, accouraient pour entendre le sage et pour essayer d’ouvrir ses paroles fermées.

Car il ne disait point directement des conseils pour la conduite ou des vérités physiques. Mais, comme un poète ou comme un vieillard penché vers des enfants, il contait des fables et des mythes. Il négligeait le plus souvent de dépouiller la leçon de son enveloppe ingénieuse et beaucoup entendaient seulement des récits qui les amusaient.

Et, si on l’interrogeait, sa réponse commençait presque toujours par cette recommandation :

— Entendez une parabole.

Un jour, parmi les auditeurs, se trouvait un autre vieux philosophe. Assis tout près de Psychodore, Lycon, la tête penchée, écoutait gravement et cependant l’extrémité de son bâton traçait des signes mystérieux. Au centre de ces lignes il y avait une figure qui ressemblait à l’orateur, mais elle tenait un doigt sur ses lèvres serrées.

Quand Psychodore se tut, Lycon, le vieux sage que beaucoup croyaient muet, demanda :

— Pourquoi parles-tu ?

Mais, sans attendre la réponse, il continua :

— Rien n’est aussi inutile que la parole. Et rien, parfois, n’est aussi mauvais. Les mots que tu prononces sont aux oreilles voisines des bruits vains et étrangers. Le sage parle aux hommes, avec les mots de leur langue, une langue qu’ils n’entendent point. Les mots ont sur ses lèvres un sens plein et noble ; mais l’esprit de la plupart des hommes, vase au col étroit, ne laisse pénétrer les sons que comme des enveloppes vidées de leur contenu. Et dans le vase infâme fermentent des fétidités telles que ce qui y tombe devient pourriture. Plus d’une fois, ô Psychodore, les maximes que tu avais dites noblement, je les ai entendu répéter pour excuser ou glorifier des gestes vils. Et je tremble d’avoir osé moi-même quelques paroles. Car peut-être le noble précepte avait contribué à déterminer le geste vil.

— Ainsi le rayon de soleil et la goutte de rosée, nourriture et miel aux veines du figuier, deviennent poison dans les fleurs de la ciguë. Des rayons nombreux et des gouttes nombreuses tombent aussi, inutiles, dans la fange ou sur le roc. Pourtant, ô Lycon, tu ne persuaderas pas au soleil de s’éteindre ou à la rosée de se dessécher pour toujours.

— Crois-moi, ô Psychodore. Viens dans ma solitude où les pensées imitent des fleurs le silence épanoui. Nous regarderons ensemble ou tour à tour les mêmes choses. Quand nos yeux se rencontreront, chacun aimera la beauté du regard ami. Mais nos langues resteront immobiles dans l’humidité heureuse de la bouche ; et, si l’émotion devient trop forte, nos droites se serreront.

— Je n’irai pas aujourd’hui dans ta solitude, dit Psychodore.

Lycon se leva donc pour partir seul ; mais Psychodore l’arrêta par un geste et par ces paroles :

— Avant que tu t’éloignes, ô très sage Lycon, entends une parabole :

Je m’étais arrêté auprès d’une source abondante et claire, et elle chantait comme une jeune fille. Quelques pas plus loin, le sol manquait, brusque, devant le ruisseau ; mais la cascade était un bond de joie.

Or j’arrivais des pays inférieurs et je dis à la source ce que j’avais vu en bas. L’avidité des hommes avait divisé la noble rivière en canaux rectilignes ; et sa limpidité légère, ils en faisaient une laideur qui fangeuse et lourde se traînait. Je ne sais si la source entendit mes avertissements attristés. Mais elle ne répondit qu’en continuant son mouvement généreux et son chant.

Quelques années plus tard, je repassai dans cette contrée. Et je vis en bas un spectacle nouveau.

Je montai dire à la source ce que j’avais vu.

— Ô source, criai-je, arrête-toi. Cesse un labeur inutile. Tu ne passes plus.

Le bruit de l’eau sur les cailloux semblait rire de moi.

— Arrête-toi, ô source. Des fous ont fait de ta vie qui coule une mort immobile. Au milieu de la vallée, ton fleuve, heurté à une digue épaisse et haute, s’étale en marais pestilent. Arrête-toi, ô source, car on te transforme, chère vivifiante, en semeuse de maladies et de morts.

La source continuait de couler avec la même chanson moqueuse.

— Ô source, arrête-toi. Car tu emporterais un jour, par l’accumulation de tes eaux, la digue que les hommes ont bâtie avec des pierres et avec de la folie. L’obstacle renversé sous ton poids, tu serais impuissante à retenir ta chute fougueuse et, au lieu du fleuve fécondant, tu lancerais sur les plaines l’inondation et le ravage. Ô source, toi dont les eaux sont un rire, arrête le rire de tes eaux, qui finirait par faire pleurer les pauvres Éphémères.

La source, sans répondre, continuait de couler.

Je m’éloignai, triste de son obstination et de la folie des hommes.

Beaucoup d’années plus tard, je repassai par là. Le pays avait encore changé d’aspect. La digue avait disparu. Une ville baignait ses pieds dans le fleuve magnifique et souple. Et le peuple buvait les eaux qui portaient, comme les femmes portent des joyaux, des couleurs étincelantes et métalliques. Et les hommes mouraient nombreux comme dans un combat ; car, plus haut que la cité, il y avait, parmi des tanneries, je ne sais quelles autres fabriques qui alourdissaient de couleurs barbares et de poisons les eaux jusque-là saines et claires.

Je montai une dernière fois. Et je criai, avec des accents désespérés :

— Ô source, ô innocence meurtrière, apprends-le, la folie et l’avidité des hommes font de toi une empoisonneuse.

Mais la source continua de couler parmi des bruits heureux.

Psychodore se tut. Lycon, sans un mot, fit un pas pour s’éloigner. Mais Eubule, le plus aimé des disciples et le meilleur, dit :

— Il dépendait de la source de donner l’eau qui vivifie. Ce qu’on faisait de ses présents ne dépendait plus d’elle.

— Écoute, s’écria Psychodore. Tu entends, Lycon : il arrive qu’une parole est comprise de quelqu’un. Tu vois : il arrive qu’un homme monte à la source boire fraîcheur et pureté. Mais ceux à qui mes eaux font du mal, d’autres eaux les tueraient à la place des miennes. Celui qui consent à demeurer en bas est destiné à être empoisonné.