Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XIV

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LES
PEAUX-ROUGES DE PARIS

DEUXIÈME PARTIE

LES FAUVES DES SAVANES

(Suite)

XIV

D’UN CONSEIL DE GUERRE QUI FUT TENU À LA FLORIDA ET COMMENT IL SE TERMINA.


Don Cristoval de Cardenas et le docteur d’Hérigoyen, intrigués et presque inquiets de la façon dont Julian les avait priés de demeurer, avaient repris leurs sièges.

L’haciendero, circonspect comme le sont en général tous les Indiens de race pure, n’avait laissé paraître aucune surprise.

Il s’était contenté d’allumer une cigarette, et tout en la savourant, qu’on nous passe cette expression, il attendit patiemment qu’il plût au chasseur de s’expliquer.

Il n’en fut pas de même du docteur.

Il se sentait très fatigué par cette longue veille.

Ses yeux se fermaient malgré lui ; aussi se hâta-t-il de dire à son fils avec une moue significative :

— L’affaire dont tu veux nous entretenir est donc si grave que tu ne puisses remettre cet entretien à demain ? Julian, je te déclare que je tombe de sommeil et que je suis capable de m’endormir tout net avant cinq minutes sur le moëlleux sopha qui me sert de siège.

— Je n’en crois rien, mon père, répondit Julian, en hochant la tête, car la chose est grave, en effet.

— Ne t’y fie pas, garçon ; mais, voyons, explique-toi en deux mots. De quoi s’agit-il ?

— Qu’il vous suffise de savoir, quant à présent, mon père, qu’il s’agit de vie ou de mort : l’hacienda est menacée.

— Oh ! oh ! s’écria le docteur en se redressant subitement, que me dis-tu donc là ?

— La vérité ; bientôt vous en serez convaincu comme moi.

— Hum ! explique-toi alors sans davantage tergiverser.

— C’est ce que je vais faire avec votre permission, mon père.

Et se tournant vers l’haciendero toujours froid et indifférent, du moins en apparence :

— Senor don Cristoval, êtes-vous sûr de votre mayordomo ? lui demanda-t-il à l’improviste.

— Comme de moi-même, senor, répondit l’haciendero ; le senor Ignacio Torrijos est né dans cette hacienda, il est Indien de race pure ; sa famille est au service de la mienne de père en fils depuis une époque qui remonte plus loin que la conquête du Mexique ; quant à lui personnellement, c’est un homme froid, méthodique, d’une bravoure indiscutable, d’un dévouement à toute épreuve, et doué d’une finesse et d’une sagacité remarquables.

— Malgré l’heure avancée de la nuit vous serait-il possible de le faire venir ? Il serait important qu’il assiatât à notre entretien. Sa connaissance approfondie du désert pourrait, je le crois, nous être fort utile dans la discussion que nous allons entamer.

— Rien de plus facile, senor, dit l’haciendero en se levant. Je vais aller le chercher moi-même. Avant cinq minutes, il sera ici.

Et, sans attendre la réponse du chasseur, l’haciendero quitta le salon.

Les trois hommes, restés seuls, n’échangèrent pas une parole.

Le docteur, complètement réveillé maintenant, réfléchissait profondément, tout en lançant de temps en temps des regards interrogateurs à son fils.

Mais celui-ci ne les remarquait pas.

Il marchait de long en large, d’un air préoccupé, la tête penchée sur sa poitrine.

Quant à Bernardo, il avait allumé son calumet indien, et aspirait la fumée avec une précision mathématique, sans autrement se préoccuper de ce qui allait se passer.

Le moment d’agir venu, il serait prêt : cela lui suffisait.

Le reste ne l’inquiétait pas le moins du monde. D’ailleurs, il se doutait à peu près de la communication que Julian allait faire au docteur et à l’haciendero.

Et puis, nous l’avons dit, depuis longtemps Bernardo avait perdu l’habitude de réfléchir. Il trouvait plus commode de s’en rapporter en tout à son ami.

L’absence de l’haciendero ne se prolongea pas au delà de vingt minutes.

Bientôt il rentra, accompagné de son mayordomo.

Le señor Ignacio Torrijos, ou ñó Ignacio, ainsi qu’on le nommait plus communément, était un homme de quarante à quarante-cinq ans, haut de taille, large d’épaules, aux traits énergiques, à la physionomie intelligente et fine, éclairée par deux grands yeux, rayonnants de volonté et de hardiesse.

Son teint foncé, sa peau tannée par le vent, la pluie et le soleil, ses jambes prodigieusement arquées, en faisaient le type de ces espèces de centaures que l’on ne rencontre que dans les anciennes possessions espagnoles, et auxquels on donne le nom significatif de hombres de a caballo, c’est-à-dire d’hommes de cheval, parce que, effectivement, ils semblent passer leur vie entière sur leur selle, galopant sans cesse par monts et par vaux, par tous les temps et à toutes les heures de nuit et de jour ; buvant, mangeant et dormant à cheval, et franchissant des espaces considérables sans jamais laisser voir aucune fatigue ; durs aux autres comme à eux-mêmes, dans l’exercice de leurs rudes et difficiles fonctions ; mais toujours profondément respectés et même aimés de ces vaqueros, tigreros et gardiens du ganado, natures indomptables et plus qu’à demi-sauvages qu’ils ont sous leurs ordres.

On se fera une idée de l’importance des mayordomos, quand on saura ce que sont les haciendas, ces immenses exploitations agricoles où s’exploite en grand non seulement tout ce qui tient aux produits du sol : blé, alfa, maïs, enfin tout ce qui a trait à l’agriculture, mais encore l’élevage en grand des chevaux et des bestiaux, bœufs, moutons, porcs, etc., dont les troupeaux presque innombrables, connus sous le nom générique de ganado, sont disséminés et paissent en liberté sous la garde de quelques vaqueros, sur un espace souvent plus étendu qu’un de nos départements français.

Le mayordomo, seul responsable de toutes ces richesses éparpillées sur tous les points, est contraint de galoper sans cesse du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest, pour surveiller hommes et animaux, et maintenir partout l’ordre le plus parfait ; ce qu’ils font, du reste, avec une énergie et une intelligence au-dessus de tout éloge.

Malgré l’heure avancée, le mayordomo rentrait d’une longue course au dehors, précisément au moment où don Cristoval de Cardenas se mettait à sa recherche.

— Caballeros, dit l’haciendero d’un ton de bonne humeur, je vous présente ño Ignacio, un autre moi-même, mon serviteur et mon ami.

— Je suis entièrement à vos ordres, caballeros, dit le mayordomo en saluant. Mais, señor don Cristoval, cette présentation était inutile. J’ai l’honneur de connaître depuis longtemps ces deux caballeros, ajouta-t-il en échangeant une cordiale poignée de main avec les chasseurs ; nous nous sommes bien souvent rencontrés dans la savane.

— C’est vrai, señor, répondit Julian, et c’est même à cause de notre vieille connaissance que j’ai tenu à vous voir assister à notre entretien.

— Disposez de moi, señor Cœur-Sombre, je vous suis acquis ainsi qu’à tous les amis de mon maître.

Chacun s’installa alors de la façon qui lui sembla la plus commode.

Puis les cigares et les cigarettes ayant été allumés, Julian reprit la parole :

— Caballeros, dit-il, veuillez, je vous prie, me prêter une sérieuse attention, car ce que j’ai à vous apprendre est de la plus haute importance. Aujourd’hui même, le hasard, ou pour mieux dire la Providence, m’a lancé sur la piste d’une machination ou, pour être plus vrai, d’un complot terrible, tramé par un des ennemis les plus acharnés de notre hôte.

— Vous faites sans doute allusion au Mayor, señor don Julian ? interrompit don Cristoval.

— Précisément, caballero ; mais cette fois ce misérable, dont je croyais avoir purgé les savanes, se redresse plus puissant que jamais.

— Ce qui prouve, interrompit vivement Bernardo, que lorsqu’on a blessé un serpent, il faut être sans pitié pour lui, et lui écraser impitoyablement la tête.

— Tu as raison, mais nous ne l’avons pas fait.

— Et nous avons eu tort ; mais sois tranquille, sur ma foi de Dieu ! s’il retombe entre mes mains je réglerai définitivement mes comptes avec lui.

— Et cette fois, je n’arrêterai pas ton bras, sois tranquille.

— Bien ; j’en prends acte.

— Soit. Mais revenons à notre affaire. Cet homme, le Mayor, a retrouvé son ancien complice, ce Calaveras que vous connaissez, don Cristoval.

— Comment, ce misérable n’est pas mort de ses blessures ? s’écria l’haciendero avec surprise.

— Non, malheureusement, dit Bernardo. Il est plus grouillant et plus endiablé que jamais ! Encore un dont je me promets de régler le compte un jour ou l’autre…

— Bref, reprit le chasseur, ces deux scélérats se sont associés de nouveau ; mais ils veulent, cette fois, faire d’une pierre deux coups. Je m’explique : leur intention est d’abord de s’emparer et d’incendier la Florida après l’avoir pillée, et ensuite d’enlever madame la comtesse de Valenfleurs, contre laquelle, je ne sais pour quelles raisons, le Mayor, paraît-il, éprouve une haine implacable.

— Comment ! s’écria le docteur, cet homme veut enlever la comtesse ?

— Oui, mon père. Lorsque ce matin, madame de Valenfleurs envoyait des Indiens à ma recherche et m’adressait une lettre dans laquelle elle me marquait qu’un grand danger la menaçait, elle disait vrai sans le savoir.

— Voilà, par ma foi ! une singulière coïncidence ! dit le docteur. Pauvre comtesse !

— Rassurez-vous, mon père ; nous la sauverons avec l’aide de Dieu.

— Je l’espère cordieu bien ! Mais comment as-tu appris tout cela ?

— Par une lettre qui est tombée entre mes mains de la façon la plus bizarre, et au moment où je m’y attendais le moins, ce qui fait que je me préparais à me rendre en toute hâte à l’hacienda, au moment même où les Comanches, lancés sur ma piste par ordre de la comtesse, nous rejoignaient, Bernardo et moi, dans une clairière où nous nous étions arrêtés pour déjeuner et faire la siesta.

— Voilà qui est bizarre ! mais tu ne nous dis pas comment…

— J’y arrive, mon père. Voici le fait en deux mots : Un aventurier mexicain, poursuivi à outrance par des Indiens Apaches, apparut à l’improviste dans la clairière où nous nous trouvions. Le pauvre diable était blessé ; une dernière décharge des Peaux-Rouges tua le cheval qui se renversa sur son cavalier. Quelques coups de carabine nous débarrassèrent des Apaches qui s’enfuirent en laissant sept ou huit des leurs sur le terrain. Notre premier soin, dès que nous fûmes délivrés de ces bandits, fut de porter secours au pauvre diable d’aventurier, qui gisait étendu sous son cheval. Mais tous nos soins furent inutiles, cet homme était mort, nous ne pouvions plus lui rendre qu’un service, l’enterrer afin de soustraire son corps aux bêtes fauves, ce que nous fîmes immédiatement. Ce fut alors qu’au moment de le descendre dans la fosse que nous avions creusée pour lui servir de sépulture, la pensée m’étant venue de fouiller ses vêtements, pour essayer de savoir qui il était, je trouvai caché dans sa faja une lettre, dont je m’emparai et que je lus. Cet homme était un émissaire de vos ennemis ; il portait au Mayor un message pressé de son complice. Du reste, voici cette lettre, son contenu vous renseignera mieux encore que je ne pourrais le faire moi-même.

Julian retira alors la lettre de son portefeuille et la lut à haute voix.

— C’est grave, très grave, dit l’haciendero en hochant la tête.

— Voilà pourquoi je suis revenu en toute hâte, reprit Julian, ne soupçonnent nullement la joie immense qui m’attendait ici.

— Comme toujours, caballero, je vous retrouve près de moi à l’heure du danger, dit l’haciendero avec une profonde émotion. Comment pourrai-je jamais m’acquitter envers vous ? Hélas ! je suis impuissant à vous prouver ma reconnaissance, je ne puis que vous remercier !

— Pourquoi me remercier, cher don Cristoval ? ce que je fais est tout simple, je remplis un devoir d’honnête homme, voilà tout.

— C’est encore une nouvelle dette que je contracte envers vous, cher seigneur.

— Allons donc ! vous plaisantez, señor don Cristoval ; est-ce que tous les honnêtes gens ne doivent pas se soutenir et s’aider entre eux ?

— Parbleu ! fit Bernardo ; et quant au Mayor et à ce misérable Calaveras ou, pour le nommer par son vrai nom, Felitz Oyandi…

— Comment ! s’écria à ce nom le docteur au comble de l’étonnement, ce Calaveras n’est autre que cette chenille de Felitz Oyandi ! Il vit encore ! Le bruit a couru, il y a quelque temps, dans l’armée, qu’il avait été tué et scalpé par les sauvages.

— Malheureusement il a échappé, vous le voyez, mon père : hideux, méconnaissable, boiteux, avec un bras de moins, mais plus féroce, s’il est possible, qu’il ne l’était auparavant.

— Cette fois, je te le répète, reprit Bernardo, s’il me tombe sous la main, je l’écrase comme une vipère ; c’est une duperie d’épargner de tels misérables !

— Oh ! sois tranquille, ami, dit Julian avec ressentiment, je ne lui ferai plus grâce ! Denizà est près de moi à présent !

— À la bonne heure, dit le docteur. Tu dois avant tout défendre ta fiancée. Qui sait si ce misérable n’a pas appris l’arrivée de Denizà au Mexique, et sa présence à l’hacienda, et si le but caché du coup de main qu’il médite n’est pas de prendre de toi une revanche éclatante en enlevant ta fiancée ?

— Tout est possible quand il s’agit d’un tel misérable, mon père ; toute supposition est juste ; mais Bernardo et moi nous veillerons.

— Oui, sur ma foi de Dieu ! s’écria Bernardo, qu’il y prenne garde !

— Nous veillerons tous, dit l’haciendero : tous, nous sommes menacés. Le temps nous presse ; ces bandits peuvent nous attaquer d’un moment a l’autre, quand nous y penserons le moins.

— Oui, reprit Julian ; aussi il importe que des mesures énergiques soient prises le plus tôt possible, afin de ne pas être surpris.

— Je me charge d’avoir du renfort à Urès, dit le docteur, ou à Paso del Norte, où se trouve un bataillon de chasseurs à pied.

— De mon côté, je ferai venir du monde de mes pacages, dit l’haciendero. Si ces misérables osent se présenter, ils auront à qui parler !

Julian écoutait la tête basse et l’air pensif, mais sans se mêler par aucune observation pour ou contre aux paroles du docteur d’Hérigoyen et de don Cristoval de Cardenas.

— Voyons, dit le docteur, donne-nous ton avis, fils, que penses-tu que nous devions faire ?

— Je ne pense rien encore, mon père, puisque aucune proposition sérieuse n’a encore été faite…

— Comment ! aucune proposition sérieuse ! se récria le docteur. N’as-tu pas entendu que je me fais fort d’amener des renforts soit d’Urès, soit de Paso del Norte ?

— Si, mon père, j’ai parfaitement entendu cela.

— Eh bien, tu ne trouves pas cette proposition sérieuse ?

— Pas le moins du monde, excusez ma franchise.

— Très bien, maintenant dis-nous ta raison ?

— Il y en a plusieurs.

— Soit, dis-nous-les toutes.

— Je vous obéis. D’abord, mon père, vous oubliez que nous sommes ici dans l’Arizona ; après cela, peut-être l’ignorez-vous ?

— Non, je sais parfaitement où nous sommes, mais qu’importe cela ?

— Beaucoup, mon père, parce que si sauvage et si inconnu que soit l’Arizona, ce pays, ancien État mexicain, appartient actuellement aux États-Unis, et que si les Français venaient à la Florida autrement qu’en visiteurs et qu’en amis, c’est-à-dire pour défendre l’hacienda contre les bandits des savanes, par ce seul fait, ils violeraient le territoire des États-Unis ; ce qui pourrait amener une déclaration de guerre du gouvernement de Washington.

— Ah ! diable ! c’est vrai. Je n’avais pas songé à cela. Les espions américains ne manquent pas sur la frontière.

— J’admets pour un instant que le gouverneur français d’Urès passe outre, se réservant d’expliquer plus tard comment et pourquoi ses troupes ont été expédiées à Florida, explication qui, probablement, serait admise par le gouvernement américain…

— Ah ! ah ! c’est très juste, ce que tu dis là ! interrompit vivement le docteur en se frottant les mains ; le gouvernement américain se trouvant, par le fait, dans l’impossibilité de protéger nos compatriotes, nous sommes contraints d’intervenir en leur faveur ; et, par suite, nous rendons un grand service aux États-Unis en les débarrassant d’une troupe redoutable de bandits ne vivant que de meurtres et de pillages. Continue.

— J’admets donc, pour un instant, l’intervention des renforts. Mais ces troupes, partant d’Urès ou de Paso del Norte, ont un long trajet à faire, trajet qu’elles ne peuvent accomplir sans être aperçues ; et, sachez-le, mon père, dans la savane, chaque feuille d’arbre, chaque brin d’herbe, chaque motte de terre cache un espion.

— Bon, j’admets cela, moi aussi ; qu’en résultera-t-il ?

— Tout simplement ceci, mon père, que, à peine le détachement français aura-t-il franchi la frontière et se sera-t-il engagé dans la savane, que le Mayor sera averti. Si bandit qu’il soit, le Mayor n’est pas un homme ordinaire ; il est fin comme un Opossum et rusé comme un jaguar. Il comprendra tout de suite que les soldats français ne violent pas la frontière américaine pour l’innocent plaisir de faire une promenade militaire ; il saura bientôt qu’ils se rendent à la Florida ; il comprendra alors que son complot est éventé, d’autant plus que la mort de son messager l’aura mis en défiance ; il fera faire demi-tour à sa troupe, se tiendra coi, et attendra tranquillement le départ des Français pour tenter son coup de main ; et ceux-ci partis, par une nuit sombre et sans lune, il nous attaquera à l’improviste.

— Tu as raison, fils, je suis contraint de l’avouer.

— Oui, oui, vous avez parfaitement posé la question, señor, dit l’haciendero ; nous ne devons, sous aucun prétexte, mêler les Français à notre querelle.

Quant au mayordomo, toujours impassible et froid, il approuvait par des hochements de tête, mais sans prononcer une parole, n’ayant pas été, jusque-là, invité à donner son avis.

— Mais que faire, alors ? reprit le docteur avec animation ; comment nous mettre à l’abri d’une attaque de ce misérable Mayor ? Nous ne pouvons cependant pas nous livrer à sa merci et nous laisser assassiner par lui…

— Dieu nous en garde ! mon père ; mais avec votre permission, je crois que cette affaire doit être menée à la mode des frontières, en luttant de ruses avec ces maîtres en fourberie. Qu’en pensez-vous, don Cristoval ?

— Mon avis est le vôtre, señor.

— Et vous, ño Ignacio Torrijos !

— Señor Cœur-Sombre, dit le mayordomo, votre réputation est trop bien établie dans la savane pour que je me permette de discuter une aussi grave question avec vous ; mon opinion est absolument semblable à la vôtre, je crois comme vous que nous devons agir par nous-mêmes, et selon les usages du désert.

— Très bien ! je ne demande pas l’avis de mon ami…

— C’est parfaitement inutile, interrompit Bernardo ; dis-nous seulement si tu as un plan, et développe-le sans plus longtemps discuter, ce qui nous fait perdre un temps précieux.

— Tu as raison, cher ami. Dites-moi, ño Ignacio Torrijos, combien avez-vous de vaqueros sur les pacages ?

— Sept cent cinquante, señor, répondit le mayordomo.

— Pouvez-vous répondre d’eux ?

— De tous ; ce sont des hommes dévoués, d’anciens chasseurs de bisons pour la plupart, fort braves et sachant admirablement se servir de leurs armes.

— Bon, cela ! Il nous faut agir dans l’hypothèse d’une attaque double, de front et à revers, et peut-être de flanc, faites toutes spontanément par au moins deux cents ou deux cent cinquante hommes, peut-être plus, parce que le Mayor voudra en finir une fois pour toutes avec nous, comme nous sommes résolus à en finir avec lui.

— C’est l’habitude du Mayor, en effet, de procéder par attaques furieuses sur plusieurs points à la fois, afin de dérouter ses ennemis et de les affaiblir en les obligeant à se diviser, dit le mayordomo.

— Bien ! C’est cela. Combien avez-vous dans l’hacienda même d’hommes en état de bien se servir de leurs armes ?’

— De cent dix à cent vingt.

— Mettons cent. Mieux vaut prendre un minimum pour ne pas nous tromper sur nos chiffres. Et dans la Ranchéria ?

— Plus de deux cents.

— Ce qui nous fait trois cents au moins.

— Oui, Cœur-Sombre.

— Vous choisirez parmi vos vaqueros des pacages, deux cents hommes solides ; vous aurez soin de leur donner vos ordres individuellement, et vous les dirigerez isolément vers l’hacienda. Vous les ferez entrer de différents côtés, de façon à ne pas être remarqués, vous leur recommanderez surtout d’avoir la bouche cousue, toute indiscrétion pouvant, vous le comprenez, être mortelle.

— C’est compris, chasseur, rapportez-vous en à moi, tout sera exécuté comme vous le dites.

— Je le sais et je vous en remercie. Nous voilà donc déjà à la tête de cinq cents hommes dévoués et ceci est un minimum, car le nombre de nos défenseurs est évidemment supérieur à ce chiffre. Vous êtes venu avec une escorte, n’est-ce pas, mon père ? ajouta Julian en s’adressant au docteur. Comment est composée cette escorte ?

— Oui, j’ai amené avec moi trente chasseurs d’Afrique et autant de chasseurs à pied, ce qui, en comptant les deux sous-officiers commandant chaque détachement, les sergents, maréchaux de logis, caporaux et brigadiers, complète un effectif de soixante-quatorze hommes.

— Vous comptez vous rendre incessamment à Urès ?

— Tu le sais bien ; j’ai même l’intention de partir demain, ou pour mieux dire, aujourd’hui, car il est près de trois heures du matin.

— C’est juste ; vous laisserez ici la moitié de votre escorte, cavalerie et infanterie ; vous n’avez à redouter aucune attaque sur votre chemin, puisque les tribus indiennes sont alliées des Français ; seulement, au moment de quitter Urès pour revenir ici, vous recompléterez votre escorte, c’est-à-dire que vous l’augmenterez de trente-six hommes, moitié chasseurs d’Afrique et moitié chasseurs à pied ; m’avez-vous compris, père ?

— Certes, ces trente-six hommes passeront ainsi inaperçus et renforceront la garnison de l’hacienda.

— Ce qui nous donnera le chiffre respectable de cent dix soldats résolus de plus ; nous atteindrons donc facilement le chiffre de six cent quarante ou six cent cinquante hommes pour la défense de l’hacienda ; ces six cent cinquante hommes seront établis, un tiers dans l’hacienda, un second tiers dans le parc et la huerta, et le reste dans la Rancheria.

— Avec des forces aussi considérables, nous n’avons plus rien à redouter ! s’écria l’haciendero.

— Pardon, ce n’est pas tout, senor don Cristoval, nous voulons écraser définitivement ces bandits, n’est-ce pas ?

— Certes.

— Alors, il ne faut rien laisser au hasard ; demain, Charbonneau, Bernardo et moi, nous quitterons l’hacienda.

— Mais !… s’écria l’haciendero.

— Comment !… dit le docteur.

— Très bien ! dit le mayordomo ; je comprends.

Julian sourit.

— Laissez-moi m’expliquer, reprit le chasseur. Nous quitterons l’hacienda, et voici pourquoi : Nous comptons de nombreux amis dans la savane parmi les trappeurs, les chasseurs et les coureurs des bois, blancs et brûlés canadiens ; tous, j’en suis convaincu, ne demanderont pas mieux que de se mettre à notre disposition pour nous rendre service. Nous en réunirons le plus possible, et, comme l’époque des grandes chasses approche, nous les dirigerons isolement de ce côté à un rendez-vous général ; nous les embusquerons dans une position sûre, et, le moment d’agir venu, c’est-à-dire quand le Mayor tentera l’assaut général, nous l’attaquerons par derrière, nous l’envelopperons, et nous ne ferons pas quartier aux bandits, cette fois, je le jure. Que pensez-vous de ce plan ? Il est bien simple ; mais je crois que, bien exécuté, il réussira par sa simplicité même.

— Fils, ton plan est magnifique. Sur ma foi ! tu étais né pour être général ! s’écria le docteur avec enthousiasme.

— Oui, dit Bernardo en riant, ce plan est magnifique ; seulement il pêche sur un point.

— Allons, bien, fit Julian avec bonne humeur, que tu fais de la critique.

— Dame ! pourquoi pas ? Une fois n’est pas coutume ; d’ailleurs, je suis certain que tous vous reconnaîtrez que j’ai raison, et toi-même le premier.

— Alors, explique-toi, car il est très tard.

— C’est de très bonne heure que tu veux dire ; mais n’importe, passons. Tu as dit que nous quitterions l’hacienda. Charbonneau, toi et moi.

— Eh bien que trouves-tu à redire a cela ?

— Pas grand’chose si ce n’est que tu t’es trompé : Charbonneau et moi nous partirons ; mais toi tu resteras ; tu ne peux, sous aucun prétexte quitter l’hacienda. Tu es notre chef, on ne sait pas ce qui peut se passer ici pendant notre absence ; d’ailleurs, quand ce ne serait que pour rassurer notre chère Denizà, que ton absence désespérerait, tu ne dois pas t’éloigner.

— Vous avez raison, Bernardo, dit vivement le docteur. Fils, tu ne peux pas t’absenter d’ici.

— En effet, appuya don Cristoval, votre place est à l’hacienda, señor don Julian, et non autre part. Si vous vous éloigniez seulement pour un jour, nous ne saurions plus que faire en votre absence.

Julian d’Hérigoyen demeura pendant un instant silencieux.

Mais bientôt il eût pris son parti, et, tendant avec un bon sourire la main à Bernardo :

— Merci, ami, lui dit-il affectueusement, tu me rappelles mon devoir ; je resterai.

— J’en étais sûr, dit gaiement Bernardo, tu me donneras tes instructions avant mon départ ; et, sois tranquille, tout ira bien.

— J’en suis convaincu, je connais ton dévouement de longue date, répondit Julian.

— Ah ça ! reprit Bernardo, maintenant que tout est convenu et arrêté, je crois, sauf avis contraire, que nous n’avons plus rien à nous dire, et que nous pouvons nous séparer et essayer de dormir deux ou trois heures, car si je ne me trompe, la journée sera rude.

En effet, tout avait été discuté et réglé à la satisfaction générale.

Chacun se leva.

Mais au moment où, après avoir pris congé les uns des autres, les membres de ce conseil de guerre improvisé allaient quitter le salon, une détonation assez rapprochée se fit entendre tout à coup au milieu du silence.

D’un bond, le mayordome s’élança au dehors.

— Qu’est-ce cela ? demanda le docteur avec surprise.

— C’est un coup de feu, dit paisiblement Bernardo, en saisissant sa carabine posée dans un angle de la pièce.

— Serions-nous donc attaqués ! s’écria don Cristoval avec agitation.

— Ce n’est pas probable, dit froidement Julian, la nuit est trop avancée ; dans tous les cas, mieux vaut attendre ici le retour de ño Ignacio, qui ne tardera pas à nous apporter des nouvelles.

— Oui, il est plus prudent d’attendre le retour du mayordomo dans ce salon, dit le docteur.

— Attendons donc, reprit don Cristoval.

Julian et son ami, après s’être assurés que leurs armes étaient en état, s’étaient, prêts à tout événement, rapprochés de la porte.

Un quart d’heure s’écoule ainsi sans qu’un mot fût prononcé entre les quatre personnages, qui n’osaient se communiquer leur inquiétude.

Mais soudain un bruit de pas assez nombreux se fit entendre, se rapprocha rapidement, et bientôt le mayordomo parut, précédant Moucharaby, le domestique du docteur et plusieurs soldats ; ils conduisaient au milieu d’eux un homme jeune encore, aux traits assez beaux et à la physionomie intelligente, portant avec une certaine désinvolture le costume pittoresque des rancheros.

Il est vrai que ce costume déchiré et souillé de boue et de poussière en maints endroits ressemblait fort à une guenille.

Cet homme avait sans doute été désarmé par Moucharaby ; car celui-ci avait les mains chargées d’un fusil, de deux longs revolvers, d’un couteau et d’un machette, qu’il agitait d’un air triomphant.

— Qui est cet homme et comment se trouve-t-il ici ? demanda don Cristoval à ño Ignacio.

Celui-ci se préparait à répondre, mais Julian l’arrêta d’un geste, et s’adressant à l’haciendero :

— Señor, lui dit-il, permettez-moi de commencer dès à présent le rôle que vous m’avez donné et que j’ai accepté.

— Soit, señor, répondit courtoisement don Cristoval ; agissez comme vous le jugerez convenable ; je m’inclinerai toujours le premier devant les ordres que vous donnerez et les mesures qu’il vous conviendra de prendre.

Le chasseur s’inclina en signe de remercîment, et s’adressant aux soldats :

— Mes amis, leur dit-il, retirez-vous et retournez à votre poste ; nous sommes assez nombreux pour empêcher cet homme de s’échapper, si la pensée lui en venait. Quant à vous, Moucharsby, demeurez.

Les soldats firent demi-tour et se retirèrent avec cette obéissance passive que donne la discipline.

Chacun avait repris place sur les fauteuils et les divans.

Sur l’invitation de Julian, Moucharaby se débarrasse des armes qu’il tenait et s’assit près du mayordomo.

Il y eut un court silence.

Julian réfléchissait les yeux fixés sur le prisonnier.

Celui-ci, debout au milieu du salon, tordait une fine cigarette entre ses doigts, de l’air le plus indifférent.

— Veuillez me dire, señor don Ramon, ou si vous preférez que je vous donne votre nom de guerre, señor Navaja, comment il se fait que vous ayez commis l’imprudence de vous introduire de nuit dans cette hacienda, et faites-moi connaître pour quels motifs si impérieux vous n’avez pas hésité à jouer ainsi votre vie sur un coup de dé. Ignoriez-vous donc ma présence ici, supposiez-vous pouvoir nous surprendre ?

L’aventurier sourit ; et, aspirant à deux ou trois reprises la fumée de sa cigarette, il répondit d’un air dégagé, en rendant cette fumée à la fois par le nez et par la bouche :

— Señor Cœur-Sombre, nous vous connaissons de longue date, vous m’avez même, je m’en souviens, sauvé une ou deux fois la vie. Je connaissais parfaitement votre présence dans cette hacienda ; mais avant de répondre à vos autres questions, interrogez cet homme et demandez-lui ce qui s’est passé entre nous, cela facilitera, je le crois, les explications que j’aurai à vous donner ensuite.

Malgré le nom espagnol de l’aventurier, Julian lui avait adressé la parole en français, et celui-ci avait répondu dans la même langue, d’une façon correcte et sans le plus léger accent.

Le chasseur se tourna alors vers Moucharaby :

— Vous avez entendu ? lui dit-il.

— Parfaitement, monsieur Julian, répondit l’ancien spahis, faut-il parler ?

— Oui, et tout dire franchement et loyalement.

— Oh ! pour lors, il n’y a pas de soin, monsieur Julian, je n’ai jamais su mentir.

— Nous vous écoutons.

— Pour lors, reprit Moucharaby, en se levant, sans doute pour parler plus à son aise, depuis que le major nous a amenés dans ce magnifique gourbi, comme je suis un vieux soldat et que je me méfie comme de la peste des naturels de l’endroit, qui me font l’effet de singuliers chrétiens, je me suis entendu avec mes camarades ; sans vous en rien dire, bien entendu, parce que peut-être vous vous y seriez opposé ; je dis donc que je me suis entendu avec mes camarades à seule fin de faire, d’heure en heure, des rondes dans cette forêt qu’ils nomment une huerta, on n’a jamais su pourquoi.

— Au fait ! au fait ! dit le docteur avec impatience ; au fait donc, bavard ?

— Bavard, peut-on dire ? puisque c’est M. Julian que m’a ordonné de parler. Pour lors, nous faisions donc une ronde avec les camarades, lorsque j’entraperçois au clair de lune un particulier qui s’avançait tranquillement vers nous, le fusil sous le bras gauche, marchant sans comparaison comme s’il avait été chez lui. Pour le coup, c’était un peu fort de calé. Je lui crie : « Qui vive ? » L’autre me répond sans s’arrêter : « À moins d’être aveugle, ou d’avoir la berlue, vous voyez bien que je suis un homme. » Je lui recrie : « Qui vive ? » « Vieil entêté, qu’il me répond, vous le voyez bien ! » Et il se met à me rire au nez.

Pour lors, la colère me galope ; je ne fais ni une ni deux, et je lui lâche un coup de revolver. « Maladroit ! qu’il me crie alors, vous avez manqué m’éborgner. » Puis il reprend d’un air goguenard : « Dulciter, papa, je ne suis pas un malfaiteur ; je viens faire une visite à un chasseur de mes amis, Cœur-Sombre. Voyons, ne vous fâchez pas ; je me rends : voici mes armes. » Et, en disant cela, il les jette par terre. « As pas de soin, allons-y ! que me dit le caporal Piton ; le particulier est jovial. »

Pour lors, il s’est laissé prendre, en répétant : « Conduisez-moi à mon ami Cœur-Sombre. — Qu’est-ce que vous lui voulez ? que je lui ai répondu ; il dort. — Alors il s’éveillera. — Pour lors, que je lui insinue, c’est donc bien important ce que vous avez à lui dire ? — Je crois bien, qu’il me fait, en me riant au nez, je veux lui demander pourquoi les laines ont si fort renchéri depuis les dernières tontes en Californie. »

Pour lors, comme il persévérait à se moquer de nous, sur l’avis subséquent du caporal Piton, je l’ai arrêté, et j’allais le conduire à la calabousse, quand le mayordomo est arrivé tout courant et nous a ordonné de le conduire ici. Pour lors, voilà, monsieur Julian.

Et fort satisfait de s’être si bien tiré de son récit, il salua militairement et se rassit.

— Très bien, mon cher Moucharaby, lui dit Julian avec un sourire de bonne humeur ; maintenant vous pouvez aller rejoindre vos camarades et continuer à faire des rondes ; vous vous en acquittez dans la perfection.

L’ancien spahis se leva, tourna les talons et sortit, enchanté de l’effet qu’il croyait avoir produit.

— D’après ce que vient de dire ce brave soldat, reprit Julian en s’adressant à l’aventurier, je crois être certain maintenant que vous n’aviez pas de mauvaises intentions. Mais si véritablement vous désiriez me voir, pourquoi, au lieu d’escalader les murailles, n’êtes-vous pas venu tout simplement par la porte ?

— Parce que je ne voulais pas être vu, cette entrevue devant être secrète pour certaines personnes que je connais.

— Soit. Que me voulez-vous ?

— Je serai franc avec vous, Cœur-Sombre ; je veux vous rendre un service et en même temps vous proposer une affaire.

— Une affaire, à moi ?

— Ou à don Cristoval de Cardenas, ce qui, je le suppose, est à peu près la même chose.

— Parlez ! s’écria vivement don Cristoval.

— Je ne demande pas mieux, répondit l’aventurier en souriant. Mais vous le savez, señor, les affaires sont les affaires ; j’ai une dette de reconnaissance à acquitter envers le Cœur-Sombre, il est vrai, mais cela n’aurait pas suffi à me faire risquer ma vie, car c’est ma tête que je joue si je suis pris, sans le vif désir que j’éprouve de retourner en Europe ; en un mot, j’ai le mal du pays ; c’est absurde, je le sais bien, mais c’est comme cela ; je veux retourner riche dans ma patrie ; et je n’ai encore que des économies insuffisantes ; il me faut une somme ronde ; c’est vous dire que cela vous coûtera cher, mille onces d’or, — environ 85,000 francs en monnaie française — pas un ochavo de moins.

— Je suis riche, répondit l’haciendero ; l’argent n’est rien pour moi. Si cette affaire dont vous parlez en vaut la peine, je doublerai cette somme.

— Tope, est-ce convenu ?

— Oui. Parlez maintenant.

— Vous allez juger de l’importance de l’affaire. Je suis un des lieutenants du Mayor. J’ai reçu l’ordre de venir rôder autour de l’hacienda, en un mot, je suis chargé de vous espionner ; est-ce clair ?

— Très clair, dit Julian en imposant d’un regard silence à l’haciendero ; seulement, ce que vous voulez nous vendre nous le savons aussi bien que vous, et nos mesures sont prises en conséquence.

— Peut-être ? fit-il avec un sourire ironique.

— À votre tour, vous allez en juger : lisez cette lettre !

Et il la lui présenta toute ouverte.

L’aventurier prit la lettre, la lut avec une grande attention, puis la rendant au chasseur :

— Cette lettre ne vous apprend rien, dit-il froidement en haussant les épaules ; elle parle d’une attaque contre l’hacienda de la Florida, qu’on veut piller et brûler, d’une dame que l’on prétend enlever ; mais tout cela vous le saviez depuis longtemps, Cœur-Sombre. Vous avez deux fois mis le Mayor aux abois, vous avez fait de Calaveras, qui était si fier de sa beauté, la risée et presque le jouet de ses camarades ; vous connaissez trop bien ces deux hommes pour ne pas savoir qu’ils essaieront par tous les moyens de se venger de vous, que c’est entre eux et vous un duel à mort. Donc, je le répète, cette lettre ne vous apprend rien que vous ne sachiez déjà.

— Votre raisonnement est spécieux, j’en conviens.

— Il est juste. Moi, je vous propose autre chose.

— Voyons, expliquez-vous nettement.

— Deux mots me suffiront : je m’engage à vous révéler le jour et l’heure de l’attaque ; le nombre exact des aventuriers qui composeront la troupe du Mayor ; les mesures qui seront prises contre vous, et de quelle façon le coup de main sera exécuté ; n’est-ce donc rien cela ? C’est tout bonnement vous livrer votre ennemi pieds et poings liés ; s’il vous échappe avec de tels renseignements, vous n’aurez à vous en prendre qu’à vous-même.

— Vous feriez cela ?

— Oui, sur ma parole d’aventurier, pour deux mille onces !

— Mais qui m’assure que vous ne me trahirez pas ?

— Mon intérêt d’abord ; deux mille onces ne se trouvent pas tous les jours dans la savane, sous le pas d’une mule ; puis ceci, ajouta-t-il, en arrachant de sa poitrine un sachet pendu à son cou par une chaînette d’acier.

— Qu’est cela ? demanda Julian.

— Regardez !

Le chasseur se leva, s’approcha d’une table, ouvrit le sachet et en versa le contenu dans une coupe.

Le sachet était presque plein de diamants.

— Estimez ces diamants, reprit-il, il y en a pour soixante-cinq mille piastres : ce sont toutes mes économies ; je vous les laisse en dépôt. J’ajouterai enfin, comme preuve de ma bonne foi, que je vous dois la vie, et que pour aucun prix, je ne consentirais à vous trahir.

Il y eut un assez long silence.

— C’est bien, j’accepte, dit enfin Julian. Aujourd’hui même, ce sachet et la somme promise partiront pour Hermosillo, où ils seront déposés chez un banquier, sur lequel, après la bataille, si vous avez été loyal, on vous donnera une lettre de crédit. Cela vous convient-il ?

— Oui, mais un mot encore : lorsque l’attaque commencera, vous me recevrez dans l’hacienda, où je resterai en otage. Maintenant que je suis riche, je ne me soucie pas d’être assassiné par le Mayor, ce qu’il ne manquerait pas de faire si je restais près de lui, lorsqu’il s’apercevra qu’il est trahi. J’ai toute sa confiance, et par conséquent c’est moi qu’il soupçonnera tout d’abord.

— Ce que vous demandez est juste : vous avez ma parole qu’on vous recevra dans l’hacienda.

— Je n’ai pas besoin d’autres garanties. Dans trois quarts d’heure le soleil sera levé ; faites-moi, je vous prie, sortir au plus vite ; je ne dois être vu par personne, et il y a force espions autour de l’hacienda.

— Un mot encore. Nous aurons besoin de nous voir. Comment le pourrons-nous ?

— Je ne le sais pas encore, mais je trouverai un moyen, soyez tranquille ; avant trois jours, vous aurez de mes nouvelles.

— Bien, j’attendrai.

Et, s’adressant au mayordomo, Julian ajouta :

— Pouvez-vous faire sortir cet homme de l’hacienda sans qu’on le voie ?

— Oui, du côté de la huerta, répondit le mayordomo.

— C’est précisément dans cette direction que j’ai caché mon cheval, au milieu d’un fourré.

— Alors, hâtons-nous.

— Me voici à vos ordres, répondit l’aventurier, qui, tout en échangeant ces derniers mots avec ño Ignacio, avait repris ses armes.

Il salua les quatre personnes qui avaient assisté à cette singulière entrevue, et il sortit précédé par le mayordomo.

— Croyez-vous que nous puissions compter sur cet homme ? demanda l’haciendero aussitôt que l’aventurier eut franchi le seuil de la porte.

— Oui, répondit Julian, son intérêt l’empêchera de nous trahir ; d’ailleurs je le surveillerai.

— En somme, dit le docteur, nous ne risquons pas grand’chose en nous fiant à lui.

— Enfin, à la grâce de Dieu ! qui vivra verra ! dit Bernardo, avec son insouciance habituelle.

La discussion fut close ainsi.

On se sépara, et chacun se retira dans son appartement.

La nuit s’était écoulée tout entière.

Le soleil se levait radieux à l’horizon.