Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XX

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XX

DANS LEQUEL LE MAYOR TOMBE DE FIÈVRE EN CHAUD MAL.


Le soleil, en émergeant du milieu des ténèbres, surprit les deux aventuriers courbés encore sur le plan qu’ils étudiaient depuis onze heures du soir : mais tout était définitivement arrêté entre eux, et le programme de la surprise de l’hacienda dressé d’une façon irrévocable.

Le camp s’éveillait.

Les aventuriers s’occupaient activement du pansage des chevaux et des préparatifs du premier repas.

Les uns conduisaient les chevaux à l’abreuvoir dans le Gila, d’autres en revenaient, certains portaient des seaux de toile pleins d’eau.

Les cuisiniers fendaient le bois, allumaient le feu, épluchaient les légumes ou embrochaient les quartiers de gibier.

Quelques-uns fourbissaient leurs armes ou raccommodaient leurs vêtements.

D’autres enfin se promenaient gravement la cigarette ou le cigare à la bouche.

C’était un bruit, un brouhaha continu de cris, de jurons, de chants mêlés aux aboiements des chiens et aux hennissements des chevaux.

On changeait les sentinelles et on procédait au nettoyage du camp, ce qui n’était pas une mince affaire.

Le temps était magnifique, le ciel d’un bleu indigo.

Des senteurs balsamiques s’échappaient de terre, mêlées à une buée intense qui formait une espèce de nuage au-dessus des rivières.

Une brise rafraîchissante faisait trembler les feuilles emperlées de rosée.

Les grands oiseaux de proie commençaient leurs larges vols circulaires au plus haut des airs, tandis que les oiseaux chanteurs, blottis sous les frondaisons, chantaient à plein gosier un hymne matinal au Créateur.

On apercevait de mystérieuses ondulations dans les hautes herbes sur le passage précipité des fauves regagnant leurs postes en toute hâte.

À l’extrême limite de l’horizon, un peu sur la droite, on apercevait un groupe presque indistinct de cavaliers ; tandis que, sur la gauche, mais beaucoup plus rapprochée, on voyait une troupe nombreuse de, cavaliers bien montés et portant le costume mexicain, se dirigeant à toute bride vers le camp, qu’ils ne devaient pas tarder à atteindre.

En ce moment, le Mayor et Navaja se levèrent, et, fatigués d’une longue et laborieuse veille, sortirent sur le seuil du jacal pour respirer l’air frais et bienfaisant du matin.

— Eh ! dit tout à coup Navaja en étendant le bras dans la direction de la troupe la plus rapprochée, le diable m’emporte ! pour la première fois de sa vie peut-être, notre ami Calaveras a été fidèle à sa parole : si je ne me trompe, c’est lui qui nous arrive là-bas avec tout son monde.

— Pardieu ! dit le Mayor en braquant sa longue-vue vers le point indiqué par Navaja, il n’y a pas à en douter, c’est lui ; ma foi, qu’il soit le bienvenu ; il ne pouvait pas arriver plus à propos. Motus, n’est-ce pas, sur Sebastian et ce pauvre diable de Masamora : au fait, vous ne m’avez pas dit ce qui s’était passé entre vous et lui ?

— Il ne s’est rien passé du tout.

— Cependant, vous avez dû le rencontrer ; comment, sans cela, sauriez-vous qu’il est mort ?

— C’est ce que je vais vous apprendre en deux mots, si vous y tenez.

— Je l’aimais assez ; il était brutal, mais brave comme un lion ; je le regrette. Mais vous me conterez aussi bien cela en marchant ; descendons au-devant de Calaveras.

— Soit, je suis à vos ordres, Mayor.

Ils descendirent de l’éminence et se dirigèrent au petit pas vers l’entrée du camp.

— Après m’être échappé du brûlis, dit alors Navaja, je lançai mon cheval ventre à terre, sans suivre aucune direction, voulant, avant tout, dépister les chasseurs si l’idée leur venait de se mettre sur mes traces. Tout à coup, au moment où je m’y attendais le moins, je tombai au beau milieu d’un groupe de cinq ou six hommes, qui avaient mis pied à terre, et prodiguaient des soins à l’un des leurs à demi couché sur le sol. Il ne me fallut qu’une seconde pour reconnaître ces individus comme faisant partie de notre cuadrilla : de leur côté, ils me reconnurent. L’homme blessé et mourant n’était autre que Masamora, il agonisait. Je demandai des explications à nos camarades ; ils ne savaient presque rien : tout ce qu’ils purent m’apprendre, ce fut que vous aviez envoyé Masamora à l’hacienda de la Florida, afin de réclamer la liberté de Sebastian, que vous saviez être prisonnier dans l’hacienda.

— En effet, j’avais été informé de cette arrestation par un peon qui avait tout vu par hasard. Malheureusement, cet imbécile ne put réussir à me fixer le jour exact où Sebastian avait été fait prisonnier ; cependant, je me décidai à faire quelque chose en sa faveur. Si j’avais su alors ce que je sais maintenant, je me serais bien gardé de tenter cette malheureuse démarche.

— Et Masamora vivrait encore.

— Peut-être ; chaque homme a sa destinée écrite d’avance sur le grand-livre de la fatalité !

— Cela est possible, après tout. Bref, il paraît que Masamora fut introduit dans l’hacienda, que là il s’était pris de querelle avec le Cœur-Sombre, et que même il avait essayé de jouer du couteau ; mais le chasseur qui, paraît-il, possède une vigueur remarquable, lui asséna un si furieux coup de poing dans l’estomac, qu’il le lui défonça ; puis, après qu’on eut fait reprendre connaissance à ce pauvre diable à demi assommé, sur l’ordre du Cœur-Sombre il avait été remis sur son cheval et chassé de l’hacienda. Masamora rejoignit ses compagnons comme il put, au bout de deux jours. Ceux-ci, le croyant mort, allaient retourner au camp, lorsqu’il arriva à l’endroit où ils l’attendaient ; mais après avoir pris à peine une heure de repos, bien que sa faiblesse fût extrême, Masamora voulut absolument se remettre en route ; son cheval était difficile, et comme il le guidait mal et le tourmentait sans trop savoir ce qu’il faisait, l’animal impatienté fit un saut de mouton et le lança par-dessus sa tête dans une fondrière ; cette dernière mésaventure l’acheva, car il trépassa sans avoir repris connaissance, pendant que l’on me donnait les renseignements que je vous transmets. Je donnai l’ordre de creuser une fosse, où on l’enterra ; cela fait, comme rien ne nous retenait plus à cette place, on se remit en route pour le camp : voilà tout ce qui s’est passé. Comme vous le voyez, ce n’est pas grand’chose, ou, pour mieux dire, ce n’est rien.

— Enfin, il est mort ; que le diable ait son âme ! C’est égal, je le regrette. Comme je vous l’ai dit, pas un mot à Calaveras.

— Soyez tranquille, Mayor, je serai muet.

— Merci. Ah ! voici notre homme, parlons d’autre chose. Quelle singulière tournure il a à cheval !

— Le fait est qu’il n’est pas élégant, répondit Navaja en riant.

Les deux hommes étaient arrivés à l’entrée du camp, tout juste pour assister à l’arrivée de la cuadrilla, si singulièrement commandée par Calaveras.

Les cavaliers avaient assez bonne apparence ; mais, ainsi que Navaja l’avait annoncé au Mayor, les nouveaux venus, malgré leurs efforts, faisaient très piteuse mine auprès des hommes du Mayor.

Le bandit ne laissa rien paraître sur son visage de la mauvaise opinion qu’il conçut de ces nouveaux aventuriers ; au contraire, il prit son air le plus riant, alla au-devant de Calaveras, le félicita sur la bonne tenue de ses hommes, l’aida à mettre pied à terre, lui serra affectueusement la main et, passant son bras sous le sien, il l’entraîna de la façon la plus amicale vers le jucal, en le remerciant de lui avoir si bien tenu parole.

Felitz Oyandi faisait la roue à tous ces compliments.

Il riait et se redressait avec importance, en homme qui se croit indispensable.

— J’espère que cette fois, tu ne m’objecteras pas que tu manques de monde ? dit-il avec un sourire railleur au Mayor qui, lui aussi, riait dans sa barbe.

— Non, mon ami, tu m’as trop fermé la bouche pour que je te fasse la moindre observation, répondit celui-ci.

— Tu n’en as pas à me faire, reprit vivement le manchot : je t’avais promis cinquante hommes, tu t’en souviens, n’est-ce pas ?

— Parfaitement.

— Je t’en amène plus de deux cents ; je crois que c’est beau, cela ?

— C’est magnifique ! Il n’y a que toi pour faire de telles surprises à tes amis.

— Enfin, tu me rends justice. Eh bien, là, franchement, maintenant que rien ne te retient plus…

— Rien absolument.

— À quand l’expédition ?

— Demande à Navaja ce que nous disions avant ton arrivée ?

— Le Mayor me disait, fit Navaja en se mêlant à la conversation : si Calaveras arrive comme il nous l’a promis avec les hommes que j’attends, l’expédition aura lieu dimanche prochain.

— Dimanche prochain ? Oh ! oh ! fit Felitz Oyandi en ricanant, caraï ! voilà une singulière coïncidence.

— Que veux-tu dire ?

— C’est vrai, tu ne sais pas !

— Quoi ? parle donc, au nom du diable !

— C’est que la plaisanterie est excellente ! s’écria-t-il en riant.

— Veux-tu t’expliquer, oui ou non ?

— Allons, ne te fâche pas, m’y voici. Sache donc que c’est précisément dimanche prochain que notre ami le Cœur-Sombre doit enfin épouser sa chère Denizà ; comprends-tu l’à-propos ?

— Pardieu ! si je le saisis ! s’écria le Mayor en pouffant de rire. Ah ! sur ma foi ! la plaisanterie est excellente. Il faut avouer que le hasard fait bien des choses ! Nous nous inviterons au bal, et nous ferons danser la mariée ; ce sera charmant !

Si, en ce moment, le Mayor avait eu la pensée de regarder Navaja, l’éclair de haine qu’il aurait vu jaillir des regards de celui-ci lui aurait donné fort à penser.

Mais il ne vit rien. Navaja, qui s’était oublié une seconde, éteignit subitement le feu de son regard, composa son visage, et, de l’air le plus joyeux, il fit chorus avec ses deux compagnons.

— Ah ça ! comment as-tu appris la date de ce mariage ? reprit le Mayor.

— Comme j’apprends tout ce que j’ai intérêt à savoir, répondit évasivement Felitz Oyendi, avec ce ricanement de hyène qui lui était particulier, et dont il ponctuait toutes ses phrases quand il était joyeux.

— Bon ! toujours des mystères ?

— Pas le moins du monde : c’est tout simplement une question d’argent placé à gros intérêts ; je paye, et on me renseigne, voilà tout.

— Comme il te plaira. Après tout, cela t’intéresse plus que moi ; si je ne me trompe, tu en tiens toujours pour la Denizà ?

— Je ne dis pas non ; mais, sois tranquille, tu reconnaîtras bientôt que tu n’es pas aussi désintéressé dans cette affaire que tu le l’imagines.

— Hum ! qu’est-ce que tu as encore ?

— Rien, rien ! Ainsi, c’est bien entendu, c’est pour dimanche.

— Pour dimanche, oui.

— Tu ne changeras pas d’avis ?

— Pour rien au monde, je te le jure sur l’honneur de mon nom !

— C’est bien, je retiens ta parole, et alors dimanche…

— Eh bien ?

— Je te promets une surprise.

— Une surprise ?

— Oui.

— Agréable ?

— Ah ! tu m’en demandes trop. Tout ce qu’il m’est permis de te dire, à présent, c’est que tu es loin de te douter de ce que je te ménage.

— Ainsi, tu ne veux rien me dire ?

— Je m’en garderai bien, mon effet serait manqué.

— Alors, va au diable, toi et ta surprise !

— Cela pourrait bien nous arriver à tous trois.

— Comment ! à tous trois ?

— Dame, toi, moi et la surprise ; tu verras, je ne te dis que cela…

— Tu m’ennuies à la fin : veux-tu déjeuner ; tu vois, nous sommes servis.

— Je ne demande pas mieux, je meurs de faim.

— Tant mieux ; seulement, si tu tiens à m’être agréable, tu changeras de conversation, hein ?

— Parbleu ! je n’ai plus rien à te dire. Dimanche tu verras ; voila tout.

— Encore !

— Non, c’est fini. Mettons-nous à table.

— Vous déjeunez avec nous, n’est-ce pas, Navaja ?

— Avec plaisir, Mayor.

Les trois convives s’assirent alors autour d’une table admirablement servie.

— À propos, dit Felitz Oyandi la bouche pleine ; où donc est Sebastian ? Tu me l’avais annoncé et je ne l’ai pas vu.

— C’est vrai, répondit imperturbablement le Mayor, en jetant un regard à la dérobée à Navaja ; il est parti il y a deux jours pour un voyage qu’il n’a pu remettre, et qui, je crois, durera assez longtemps, n’est-ce pas, Navaja ?

— Oui, dit celui-ci, je crois que nous resterons fort longtemps sans recevoir de ses nouvelles.

— Est-ce pour affaires qui nous regardent ? demanda Felitz Oyandi avec intérêt.

— Tout particulièrement, répondit le Mayor avec un sourire d’une expression singulière ; cette mission ne pouvait pas être confiée à un autre que lui.

— Le fait est, reprit Felitz Oyandi, que ce démon de Sebastian a un talent particulier pour les missions scabreuses.

— Et celle-ci l’est considérablement, s’écria le Mayor en riant.

— Il est certain, ponctua Navaja, que s’il réussit, il ne sera pas maladroit.

Felitz Oyandi n’était pas un sot ; il comprenait vaguement que ses deux compagnons se moquaient de lui, bien qu’il ne devinât pas le but de cette plaisanterie prolongée à propos de Sebastian, auquel, quoi qu’il en eût dit, il ne portait qu’une amitié plus que problématique, et ne s’intéressait que très médiocrement.

Les coquins n’ayant en général que peu de sympathie les uns pour les autres, leurs relations sont toujours basées, non pas sur l’amitié, mais essentiellement sur l’intérêt.

Cependant il commençait à ouvrir les oreilles et à interroger ses compagnons du regard. Il importait donc de ne pas éveiller davantage son attention : mais, au contraire, de lui donner le change et de couper court ainsi à toutes les suppositions, que son esprit soupçonneux, et toujours sur le qui-vive, pourrait faire.

— Eh ! mon maître, dit le Mayor, avec un gros rire, tu es tout interloqué, il me semble ?

— Hein, que veux-tu dire ? se récria Felitz Oyandi.

— Dam ! c’est visible.

— Oh ! il est pris, ajouta Navaja avec un rire railleur.

— Ah ça ! vous moquez-vous de moi ?

— Pardieu ! depuis une heure, cher ami ! toi qui t’entends si bien à railler les autres, avec les soi-disant surprises que tu leur ménages, comment trouves-tu que nous nous y entendons, nous aussi ?

— C’est donc une plaisanterie ? fit-il avec un regard inquisiteur.

— Que veux-tu que ce soit ? mon pauvre ami, nous avons voulu te rendre la monnaie de ta pièce, voila tout.

— Pas autre chose, fit Navaja en riant.

— Qu’en penses-tu ?

— Je pense que vous êtes des niais de croire que j’ai été votre dupe.

— À la bonne heure, tu t’en tires mieux que je ne l’aurais supposé. Sache donc que notre ami Sebastian est tout simplement et tout bêtement parti pour Guaymas, afin de surveiller certain navire français que tu sais, faire causer l’équipage autant que possible, et cela, dans ton intérêt, ou plutôt dans celui de tes amours. Me comprends tu maintenant ?

— Eh ! eh ! fit Felitz Oyandi avec un hideux sourire, il y a peut-être une idée là.

— Il y en a une certainement, et tu t’en apercevras aussitôt que nous nous serons emparés de la Florida et de ceux qu’elle renferme.

— Parles-tu sérieusement ? fit le boiteux en lui lançant un regard singulier.

— Je ne plaisante jamais quand il s’agit d’intérêts sérieux.

— C’est vrai, je dois en convenir.

— Merci ; tu me rends justice, mais ce n’est pas tout.

— Oh ! oh ! tu es en verve, cher ami.

— Tu en jugeras : en revenant de Guaymas, après ses affaires terminées, Sebastian a l’ordre de passer par Hermosillo.

— Et pourquoi à Hermosillo ? fit-il avec intérêt.

— Ne sais-tu pas qui habite là ?

— Doña Luz.

— Allons donc ! tu as la compréhension bien dure aujourd’hui !

— Dam ! c’est que je ne vois pas…

— Allons, je crois qu’il faut que je m’explique, car tu ne devinerais jamais.

— Oui, je pense que cela vaudra mieux.

— C’est cependant bien simple. Enfin, puisqu’il le faut, écoute-moi donc.

— Je ne perds pas un mot.

— Tu n’ignores pas que j’ai des sommes considérables déposées chez don Luis Allacuesta, le père de ma femme.

— Tu parles de doña Luz ?

— De qui diable veux-tu que je parle ? fit le Mayor en fronçant les sourcils.

— Pardonne, je ne savais ce que je disais ; oui, tu as, si je suis bien informé, environ un million de piastres placé dans cette maison.

— Un peu plus ; mais cela ne fait rien à l’affaire ; or, l’attaque et la surprise de l’hacienda, ainsi que ce qui s’ensuivra, ne laissera pas que d’avoir un certain retentissement. Bref, le sol sera brûlant sous nos pieds, et, si nous ne prenons pas bien nos mesures, nous risquerons d’éprouver de sérieux désagréments.

— Tout cela est exact, j’y avais pensé déjà, et je me promettais de t’en parler.

— Tu sais que j’ai tout prévu.

— Continue, je te ferai après connaître mon opinion.

— Or, comme je ne me soucie pas, après avoir réussi à me venger de ceux que je hais, de tomber aux mains des Américains, des Mexicains ou des Français, car ils se mettront tous à nos trousses, nous aurons des relais préparés à l’avance jusqu’à Guaymas, où nous arriverons à franc-étrier. Nous nous embarquerons sur le navire français, où nous nous cacherons ; et nous serons en pleine mer avec nos richesses et nos amours, ajouta-t-il en riant, avant même qu’on se doute que nous avons quitté la savane. Que dis-tu de ce plan ?

— Je dis qu’il est admirable.

— Et comme nous avons le même banquier…

— L’affaire ira toute seule.

— Il n’y a pas la plus légère objection à faire.

— Ainsi, tu m’approuves ?

— Des deux mains. J’avoue que je n’étais pas sans inquiétude sur les suites de notre expédition.

— Et maintenant, tu es rassuré ?

— Il serait singulier que je ne le fusse pas. Et Sebastian ?

— Il est parti ce matin un peu avant le lever du soleil.

— Est-ce qu’il nous attendra là-bas ?

— Certes ; mais pas à Hermosillo, à Guaymas : il faut que rien ne nous arrête, que nous puissions nous embarquer aussitôt après notre arrivée, et être sous voiles une demi-heure plus tard.

— Allons, dit joyeusement Felitz Oyandi, je vois que tu n’as rien oublié. Sur ma foi, tu es un grand homme !

— Merci, dit-il en riant ; c’est en sachant tout prévoir à l’avance que l’on ne compromet jamais le succès d’une opération, si épineuse qu’elle soit.

— Tu as toujours raison. Ah ! nous rirons, ajouta-t-il avec son ricanement habituel.

— Je l’espère, répondit le Mayor avec un sourire que son complice ne remarqua pas.

Voyant les deux hommes engagés dans une conversation particulière, Navaja s’était assis sur le seuil du jacal et avait allumé sa pipe, dont il aspirait la fumée avec une régularité mathématique, feignant ainsi de ne pas attacher la moindre attention à la conversation de ses deux compagnons, bien qu’il n’en perdît pas un mot, et qu’il s’y intéressât vivement.

Car ce colloque, commencé sur le ton de la plaisanterie, n’avait pas tardé a perdre son apparente frivolité et avait pris une teinte sérieuse, qui donnait beaucoup à penser à l’aventurier.

Navaja était surtout frappé de l’accent de vérité avec lequel le Mayor expliquait à son complice le plan diabolique qu’il avait conçu, et les mesures qu’il avait jugé à propos de prendre, pour exécuter sans encombre sa fuite, aussitôt sa vengeance satisfaite contre les habitants de l’hacienda.

Les détails qu’il donnait, et dans lesquels il se complaisait, semblaient si positifs et, en somme, étaient si logiques, qu’ils éveillèrent l’attention de Navaja.

Ils lui mirent de telle sorte la puce à l’oreille, qu’il arriva bientôt à la presque certitude que, tout en plaisantant, le Mayor disait la vérité ; que le plan dont il parlait, loin d’être fantastique, existait véritablement, et avait été depuis longtemps mûri dans sa pensée, bien que la forme qu’il lui donnait fût fictive.

Depuis plusieurs jours déjà, Sebastian était mort, ou du moins tout portait à supposer qu’il en était ainsi. L’ancien matelot n’avait donc pu servir d’intermédiaire au Mayor dans les conditions que celui-ci le prétendait.

Mais ce que le pauvre diable était dans l’impossibilité de faire actuellement, rien ne prouvait qu’il ne l’avait pas fait antérieurement.

Navaja savait, de source certaine, que deux mois auparavant, l’ancien matelot avait, sur l’ordre du Mayor, fait une longue absence dont les motifs étaient demeurés secrets.

Il était plus que probable que cette absence mystérieuse se rattachait a l’exécution du plan de fuite qu’en ce moment le Mayor exposait si complaisamment à son complice, et peut-être en était la cause unique.

Mais pourquoi le Mayor faisait-il cette confidence tardive à son complice ?

Quel parti espérait-il en tirer ?

Avec un homme tel que le Mayor, habitué aux machinations souterraines et aux menées occultes, on était en droit de tout supposer.

Car tout était possible de sa part, et surtout la trahison, même envers ses complices les plus dévoués.

Quoi qu’il en fût, dans les circonstances présentes, cette affaire prenait avec raison, aux yeux de Navaja, des proportions formidables.

C’était tout un mystère de surveillance secrète à organiser autour du Mayor, afin de ne pas le perdre de vue une seconde, pour ne pas être surpris par lui à l’improviste.

Car, pour assurer sa fuite, si tel était réellement son projet, le Mayor, Navaja en avait la conviction, n’hésiterait pas à sacrifier ses compagnons jusqu’au dernier, et même à passer sur leurs cadavres, s’il pensait ainsi faire réussir ses ténébreuses combinaisons.

Mais ce secret surpris inquiétait fort Navaja. Il lui fallait redoubler de prudence, et surtout manœuvrer avec une adresse extrême, afin d’aveugler le Mayor, et ne pas lui donner l’éveil. Un rien suffirait pour faire naître ses soupçons, et, le cas échéant, l’aventurier le savait, son chef n’hésiterait pas à lui brûler la cervelle, ainsi qu’il l’avait fait à tant d’autres pour des motifs en apparence les plus futiles.

Mais Navaja, si coquin qu’il fût, était brave, adroit et intelligent ; il ne douta pas de réussir à donner le change à son redoutable chef.

D’ailleurs, il convint avec lui-même que sa position était tellement précaire déjà, à cause de la partie qu’il avait secrètement engagée contre le Mayor, que sa vie ne tenait plus, pour ainsi dire, qu’à un fil, et qu’il ne risquait pas davantage, en ajoutant les chances bonnes ou mauvaises de cette nouvelle affaire à celles dans laquelle il était depuis longtemps engagé.

Navaja en était là de ses réflexions ; sa résolution était prise, lorsqu’un bruit assez fort se fit entendre à l’entrée du camp.

Tout en causant, le Mayor et son ami avaient peu à peu baissé la voix, de sorte que, depuis quelques instants, ils parlaient si bas que Navaja ne pouvait plus rien entendre.

Au bruit, ils s’interrompirent et levèrent brusquement la tête.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda le Mayor en se tournant vers Navaja.

Celui-ci, bien qu’il eût parfaitement entendu la question, se garda bien de répondre.

Debout sur le seuil du jacal, il semblait regarder attentivement au dehors.

Le Mayor répéta sa question en haussant le ton.

Navaja se retourna.

— Que demandez-vous, Mayor ? dit-il.

— Je vous demande ce qui se passe. Est-ce que vous êtes sourd ?

— Pas le moins du monde, Mayor, mais le bruit m’empêchait d’entendre. Une troupe assez nombreuse de cavaliers vient d’entrer dans le camp

— Que diable cela peut-il être ? dit le Mayor en se levant : je n’attends plus personne, que je sache ?

— Ces cavaliers sont au moins une cinquantaine : ils paraissent être des coureurs de bois ; ils ont des guerriers Peaux-Rouges avec eux.

— C’est bizarre, dit Felitz Oyandi. Voudraient-ils nous proposer quelque association ?

— Ce n’est pas probable, répondit le Mayor ; nous ne sommes guère amis, les Coureurs des bois et nous.

— Nous ne tarderons pas à savoir à quoi nous en tenir, dit Navaja ; voici Lingot qui vient sans doute prendre vos ordres.

— En effet. Attendons donc.

L’homme annoncé arrivait au pas gymnastique.

Il grimpa vivement l’éminence et se trouva bientôt en présence du Mayor.

— Pourquoi diable cours-tu ainsi ? demanda celui-ci, et pourquoi viens-tu me déranger ?

— Excusez-moi, Mayor, répondit l’aventurier, mais ces chasseurs insistent pour avoir une entrevue avec vous.

— Je n’ai pas de temps à perdre avec tous les vagabonds des prairies auxquels il plaira de venir me visiter.

— Pardon, Mayor, ces chasseurs ne sont pas des vagabonds, voila pourquoi j’ai osé prendre sur moi de vous annoncer leur visite.

— Tu les connais donc, toi, Lingot ? dit le Mayor en raillant.

— Pas tous, mais je connais les chefs principaux, et vous les connaissez très bien, vous aussi, Mayor, répondit l’aventurier d’un air goguenard, répondant ainsi à une ironie par une autre.

— Et quels sont ces chefs que je connais ? Pourrais-tu me les citer ? fit-il en devenant sérieux.

— Cela me sera très facile, Mayor.

— Eh bien, voyons : quels sont ces chefs ?

— Voici leurs noms : la Main-Ferme, le Cœur-Loyal et Belhumeur.

— Ah ! que dis-tu ? s’écria le Mayor avec surprise. Ces célèbres coureurs des bois me demandent une entrevue ?

— Oui, Mayor.

— Qu’ils viennent, je les recevrai… Ah ! attends : n’y a-t-il pas des Peaux-Rouges avec eux ?

— Une dizaine, oui, Mayor ; ce sont des guerriers Comanches de la tribu du Bison-Blanc.

— N’ont-ils pas de chefs parmi eux ?

— Deux Sachems renommés : Le Grand-Bison et l’Opossum.

Le Mayor hocha la tête et parut réfléchir.

— C’est singulier, murmura-t-il entre haut et bas, que peuvent me vouloir ces hommes ?

— Je l’ignore, Mayor, dit le Lingot.

Le bandit tressaillit, et fixant son œil louche sur l’aventurier d’un air de mauvaise humeur.

— Qui te parle, animal ! lui dit-il rudement ; décampe au plus vite et va exécuter mes ordres.

Le Lingot ne se fit pas répéter cette injonction, et il s’éloigna encore plus rapidement qu’il était venu.

Le Mayor frappa dans ses mains, et il ordonna aux deux aventuriers qui parurent à cet appel de faire disparaître les restes du déjeuner et de tout remettre en place dans le jacal.

Ordre qui fut exécuté aussitôt avec une rapidité extrême.

Le sultan de Delhi, ou le roi de Dahomey, ne sont pas obéis avec plus de promptitude et de soumission que ne l’était ce chef de bandits dans son camp.

Bientôt on vit les trois Coureurs des bois et les deux Sachems Comanches se diriger vers le jacal.

Le Mayor remarqua que la troupe nombreuse des chasseurs et des Comanches était restée massée en bon ordre à l’entrée du camp, de façon, si besoin était, à opérer leur retraite sans que les aventuriers pussent s’y opposer.

Examinant alors la savane avec sa longue-vue, le Mayor fronça le sourcil.

Il avait aperçu à l’orée d’un bois assez éloigné plusieurs cavaliers immobiles, et semblant être les sentinelles avancées d’un corps nombreux de chasseurs.

Il repoussa d’un geste fébrile les tubes de sa longue-vue les uns dans les autres, mais il ne dit rien.

Seulement, comme les chefs se rapprochaient, il ordonna d’un geste à Felitz Oyandi et à Navaja de le suivre, et il descendit l’éminence pour aller au-devant des arrivants.

Ceux-ci, en voyant venir le Mayor, firent halte et attendirent.

La résolution du Mayor était prise.

Il sembla ne pas remarquer ce que cet arrêt des étrangers avait de peu amical, et il continua à s’avancer.

— Soyez les bienvenus dans mon camp, caballeros, dit-il en les saluant avec courtoisie dès qu’il fut près d’eux. Veuillez mettre pied à terre et m’accompagner jusqu’à mon jacal, où je serai heureux de vous recevoir avec les honneurs auxquels vous avez droit.

Les coureurs des bois et les Sachems Comanches, contrairement à l’étiquette adoptée dans les prairies de l’Ouest pour les visites de courtoisie, étaient restés en selle. Ce qui donnait à cette entrevue une signification, sinon tout à fait hostile, mais du moins nullement amicale.

Les cinq hommes s’inclinèrent froidement au compliment du Mayor, mais ils ne firent aucun mouvement pour mettre pied a terre.

— Señor, répondit gravement la Main-Ferme, nous ne venons pas dans votre camp pour vous demander l’hospitalité du désert ; cette visite nous est imposée, à notre grand regret.

— Señor, répondit le Mayor avec dignité sans que les traits de son visage changeassent, est-ce donc en ennemi que vous vous présentez ?

— Non, pas encore ; cela dépendra de vous, répondit la Main-Ferme d’un accent glacé. Nous sommes envoyés vers vous pour vous signifier les volontés des chasseurs libres des prairies, d’avoir à quitter, sous trois jours, le camp retranché que vous occupez à la Fourche du Rio-Gila et du Rio-Puerco, et à rétrograder de vingt lieues, la position solidement fortifiée choisie par vous, étant une menace pour les chasseurs, et vous-même vous étant engagé, sur l’honneur, il y a deux ans, devant le conseil des chasseurs et trappeurs de ces parages, de ne jamais vous approcher de plus de vingt lieues de ces territoires de chasse, à l’époque des grandes chasses d’automne…

— Ah ! fit le Mayor d’une voix sifflante, continuez.

— Mes amis et moi, reprit la Main-Ferme, sans modifier en rien le ton qu’il avait pris dès le début de cet entretien, nous sommes en outre chargés de vous remettre la copie de la confession d’un misérable faisant partie de votre troupe, lequel n’a échappé au châtiment mérité que lui allait infliger le juge Lynch, que pour tomber sous la balle d’un inconnu embusqué dans un arbre, et qui, profitant d’un moment de surprise, qui nous fit nous lancer à sa poursuite, a, quelques instants plus tard, fait disparaître le cadavre, qu’il nous a été impossible de retrouver.

À ces dernières paroles, le Mayor lança un regard de menace à Navaja.

Mais il aperçut sur les traits de l’aventurier une surprise si grande et si vraie, que le soupçon qui avait traversé son esprit s’éteignit aussitôt.

— Señor, reprit-il en s’adressant à la Main-Ferme, je ne comprends rien à cette affaire dont vous me parlez. Je ne vois pas ce que je puis avoir à démêler avec la confession de ce misérable, confession qui ne saurait être qu’un tissu de mensonges.

— Cela pourrait être, sans doute, si cette confession n’était pas affirmée vraie pour la plus grande partie, et cela sur l’honneur, par des témoins oculaires. J’ajouterai que cette confession vous charge de crimes horribles, et que les témoins dont vous lirez les noms au bas de cet acte sont dignes de foi, sous tous les rapports, et qu’ils ont, sur l’honneur, répondu de la véracité du déposant qui, paraît-il, n’aurait été que votre complice. Enfin, ajouta la Main-Ferme après un court silence, nous sommes chargés de vous signifier, mes amis et moi, le jugement du juge Lynch qui vous condamne à mort, à moins que, dans les dix jours qui suivront cette signification, vous vous présentiez devant les chasseurs et trappeurs blancs et sang-mêlés, réunis au voladero de la Palma pour vous disculper, en fournissant des preuves évidentes de votre innocence.

La Main-Ferme se pencha alors vers le Mayor et lui remit un papier plie en quatre, que celui-ci prit, machinalement et froissa avec une rage froide entre ses doigts crispés.

— Est-ce tout, señor ? dit-il d’une voix étranglée par la colère et les efforts qu’il faisait pour rester calme.

— C’est tout, oui, señor, répondit le coureur des bois avec un salut glacial.

— Voici un jugement plus facile à prononcer qu’à exécuter, señor, dit le Mayor d’une voix railleuse ; vous conviendrez que c’est de votre part une étrange audace d’oser vous introduire en compagnie si peu nombreuse dans mon camp pour me signifier cet insolent jugement.

— Je crois que vous vous trompez, señor, répondit paisiblement la Main-Ferme ; nous ne sommes que cinquante ici, mais chacun de nous dispose de douze à quatorze coups de feu ; et vous connaissez notre adresse, ce qui égalise singulièrement les chances ; de plus, deux cents chasseurs et cinq cents guerriers Comanches sont prèts à vous assaillir au premier signal que nous donnerons ; vous voyez donc, señor, que nous n’avons montré aucune audace, et que la démarche que nous avons faite n’avait rien de dangereux pour nous.

— Soit, señor : je l’admets d’autant plus que, quoi que vous en disiez, je respecte trop la coutume du désert pour ne pas traiter avec courtoisie même mon ennemi le plus implacable, quand il a franchi le seuil de ma hutte, et mon camp est ma demeure ; d’ailleurs, ni vous, señor, ni vos amis, vous n’êtes mes ennemis, du moins je crois ne vous avoir jamais offensés ni par mes actes, ni par mes paroles ; vous êtes donc à plus forte raison en sûreté dans mon camp pendant tout le temps qu’il vous plaira d’y demeurer.

— Vous n’êtes ni notre ami ni notre ennemi, señor ; nous ne vous connaissons pas ; vos affaires ne nous regardent point ; nous sommes envoyés vers vous, voilà tout. Quant à rester dans votre camp, aussitôt notre mission accomplie, c’est-à-dire quand vous nous aurez répondu, c’est autre chose : nous nous retirerons, mais nous attendrons pour partir que vous ayez écouté ce que les Sachems Comanches, nos alliés, et la Main-Ferme appuya sur le mot, ont à vous dire de la part des Chefs de leur nation.

— En effet, dit le Mayor avec ironie, j’avais oublié ces dignes Chefs.

Et, se tournant vers eux, il ajouta :

— Et vous, Sachems ; qu’avez-vous à me dire ? Venez-vous vers moi en amis ou en ennemis ? Expliquez-vous en peu de mots, je vous prie ; mes instants sont trop précieux pour que je les perde en bavardages inutiles.

Ces paroles avaient été prononcées en langue comanche, que le Mayor parlait très bien.

— Les Sachems ne sont pas des vieilles femmes bavardes, répondit sèchement un des Sachems. Moi, le Grand-Bison et mon frère l’Opossum, au nom des Comanches des lacs et des Comanches des prairies et de leurs alliés, tant Peaux-Rouges que visages pâles et sang-mêlés, nous vous déclarons à vous, le Vautour-Fauve des savanes, que vous avez manqué sciemment à tous les traités que vous avez conclu avec nous ; que vous êtes un chien, un lapin, un voleur et un homme sans foi ; que, ne voulant pas être plus longtemps dupes de toutes vos fourberies, nous avons déterré la hache contre vous ; que, dès ce moment, cinq cents guerriers sont sur votre piste, et qu’à la huitième lune ces guerriers seront quatre fois plus nombreux, et voici la preuve que ce que je vous dis est vrai.

En prononçant ces dernières paroles, le Sachem retira de dessous sa robe de bison un paquet de flèches ensanglantées et attachées ensemble par une peau de serpent, et il le jeta aux pieds du Mayor, en ajoutant ces derniers mots :

— Gardez-vous ! le Wacondah combattra pour la justice, avec ses enfants rouges. J’ai dit.

— C’est bien, Chef, répondit laconiquement le Mayor en ramassant le paquet de flèches.

Il y eut un court silence ; le Mayor sembla réfléchir.

Les Chasseurs et les Peaux-Rouges restaient froids, impassibles et immobiles comme des statues équestres.

Le bandit releva enfin la tête.

Son visage ne portait plus aucune trace de colère : il souriait.

Il reprit d’une voix douce et courtoise, en s’adressant d’abord à la Main-Ferme :

— Señor, dit-il, j’obéirai, parce que vous avez raison, à votre première demande ; sous trois jours, je lèverai mon camp et je me retirerai dans les limites convenues ; la Savane est assez grande pour que vous et moi y puissions vivre sans nous gêner. Quant à votre seconde demande, voici ma réponse : Le soin de mon honneur exige que je me présente devant le juge Lynch, j’obéirai donc à sa sommation : le dixième jour après celui-ci, au coucher du soleil j’arriverai au Voladero de la Palma, portant avec moi des preuves plus que suffisantes de mon innocence pour mettre à néant les odieuses calomnies inventées contre moi par vengeance, par un misérable indigne de toute croyance. Je vous jure sur mon honneur que je n’ai rien tenté pour le soustraire au châtiment qu’il avait si bien mérité ; il a été tué sans que j’en fusse informé ; quant à son cadavre, j’ignore comme vous comment et par qui il a été enlevé.

— Il suffit, señor, nous attendrons le dixième jour, et nous espérons que vous vous disculperez. Quant à la parole que vous nous donnez, nous y croyons, d’autant plus que vous n’aviez plus aucun intérêt à le sauver ou à le tuer après ce qu’il avait avoué.

Le Mayor se mordit les lèvres.

Il s’inclina silencieusement, et se tournant vers les deux Sachems, il reprit, toujours du ton le plus courtois, mais en changeant d’idiome :

— Sachems, je suis fâché que vous ayez déterré la hache contre moi. Je ne crois pas avoir rien fait qui justifie à vos yeux une résolution aussi terrible ; peut-être réfléchirez-vous et reconnaîtrez-vous que je ne suis pas aussi coupable que vous le supposez. Du reste, quelle que soit la détermination à laquelle vous vous arrêtiez définitivement, vous me trouverez également prêt pour la paix comme pour la guerre… Mais laissez-moi espérer encore que vous consentirez à enterrer si profondément la hache entre nous, que les petits enfants de nos fils ne pourront jamais la retrouver. J’ai dit.

— Les paroles du Vautour-Fauve des savanes, répondit le Grand-Bison, seront répétées autour du feu du conseil devant tous les Sachems réunis, mon frère et moi ne pouvons nous engager à davantage ; le Vautour-Fauve des savanes, un si grand guerrier, doit le comprendre ; mais qu’il veille ! J’ai dit.

Le Mayor s’inclina en souriant.

— Señores, dit-il, votre mission est accomplie ; aurai-je donc le déplaisir de vous voir quitter mon camp sans vous avoir fait prendre les rafraîchissements de l’hospitalité du désert ?

— Il nous est impossible de rester davantage, répondit la Main-Ferme : si nous prolongions plus longtemps notre séjour dans votre camp, cette longue absence donnerait des inquiétudes à nos amis et pourrait occasionner ainsi des évènements regrettables ; recevez donc nos adieux, señor, et permettez-nous de nous retirer sans plus de retard.

— Que votre volonté soit faite, señores, répondit poliment le Mayor ; partez, puisque vous le voulez absolument, et que Dieu vous conduise.

— Adieu, señor.

— C’est au revoir que vous voulez dire, reprit le Mayor toujours souriant, ne devons-nous pas nous retrouver dans dix jours au Voladero de la Palma ?

— C’est juste, señor ; au revoir.

Les chasseurs s’inclinèrent silencieusement pour prendre congé.

Le Mayor voulut les accompagner jusqu’à la sortie du camp pour leur faire honneur.

De nouveaux saluts s’échangèrent.

Puis les chasseurs, faisant sentir l’éperon à leurs chevaux, s’éloignèrent à toute bride.

Le Mayor les suivit du regard.

Lorsqu’ils furent à une certaine distance du camp, les chasseurs et les Peaux-Rouges embusqués sous bois quittèrent leur abri et s’élancèrent à leur rencontre en poussant des clameurs joyeuses.

Le bandit tressaillit en reconnaissant le nombre d’ennemis qui avaient ainsi surgi tout à coup dans la savane.

Mil demonios ! s’écria-t-il en s’essuyant le front, avec un soupir de soulagement ; comme j’ai eu raison de me contenir, nous aurions eu fort à faire avec ces démons, si la pensée leur était venue de nous assaillir à l’improviste !… C’est égal, voilà pour mes projets un fâcheux contre-temps ; les coureurs des bois et les Comanches contre nous, c’est trop de moitié… que faire ?…

Et toujours accompagné de Felitz Oyandi et de Navaja, le Mayor regagna tout pensif le jacal, sans prononcer un mot de plus.