Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/II

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II

QUI ÉTAIT EN RÉALITÉ CE BON M. ROMIEUX.


Caboulot, au sortir de la cave, avait éteint sa torche, les deux hommes lui avaient remis leurs lanternes sourdes, et il avait caché le tout sous l’escalier.

Le Loupeur et son compagnon Fil-en-Quatre s’étaient arrêtés.

Ils regardaient curieusement autour d’eux, essayant de s’orienter et de découvrir quelques-uns de ces points de repère que reconnaissent d’un coup d’œil les rôdeurs de barrières émérites et au moyen desquels ils se retrouvent, même dans les endroits où ils ne sont venus que par hasard.

Mais si habiles qu’ils fussent, pour cette fois ils se virent contraints d’avouer que la tâche était fort difficile, sinon complètement impossible.

En effet, ils n’étaient ni dans une rue ni dans un carrefour, ni sur un boulevard, tous endroits faciles à reconnaître, ils étaient dans une cour assez vaste, plantée d’arbres touffus, avec des massifs étroits de fleurs de serre-chaude le long de murs de clôture recouverts de lierre.

Au milieu de cette cour, il y avait un bassin avec un jet d’eau en forme de gerbe.

Le sol était recouvert d’une épaisse couche de sable de rivière très fin, où les pieds enfonçaient jusqu’aux chevilles.

La porte devant laquelle les deux hommes étaient arrêtés était en acajou, pleine et à deux battants ; de l’autre côté de la maison, qui paraissait fort belle et fort grande et semblait avoir un jardin derrière, s’étendait une grille, fermée de solides volets, ayant, au milieu, une porte à double battant pour le passage des voitures, et, un peu plus loin, un guichet pour les piétons.

À droite, se trouvait un charmant pavillon, construit en briques et servant de logement au concierge ; à gauche, les communs, écuries et remises, très élégamment disposés.

Nous avons oublié de dire que la porte à laquelle avait frappé Caboulot était surmontée d’une large verandah vitrée, garnie de fleurs de toutes sortes, et qu’on y arrivait par un double perron en marbre du Jura, de dix marches.

Caboulot se tourna vers Fil-en-Quatre :

— Toi, mon fiston, lui dit-il, tu vas venir avec moi rejoindre les camaros.

— Et moi ? demanda le Loupeur.

— Toi, c’est autre chose. Dès que nous t’aurons laissé seul, tu frapperas deux fois à la porte, et quand on te demandera ton nom, tu répondras. C’est pas plus malin que ça.

— Voilà tout ?

— Oui ; au revoir.

— À bientôt, ajouta Fil-en-Quatre.

Les deux hommes s’éloignèrent et disparurent presque aussitôt derrière la maison.

Alors le Loupeur, se conformant aux instructions de Caboulot, frappa deux coups espacés.

La porte s’ouvrit immédiatement et un grand laquais en livrée se présenta.

— Il est bien tard ? dit-il.

— Jamais, quand la lune est couchée, répondit le bandit.

— Votre nom ?

— Le Loupeur.

— D’où venez-vous ?

— De Bourg-en-Bresse, par la traverse.

— C’est bien ; suivez-moi.

Le Loupeur entra.

La porte se referma sur lui, et il suivit son nouveau guide.

Après avoir traversé plusieurs pièces somptueusement meublées, mais dont toutes les fenêtres étaient garnies de volets intérieurs solidement fixés, le valet s’arrêta dans une espèce d’antichambre.

— Vous savez que j’ai l’ordre de vous bander les yeux ? dit-il.

— Non, je ne le savais pas ; mais c’est égal, faites comme si je le savais, répondit le Loupeur.

— Y consentez-vous ?

— Il le faut bien ; puisque je ne puis faire autrement, fit-il avec un mouvement d’épaules.

— Alors ?

— Allez-y gaiement, mon bonhomme ; il n’y a pas de soin, comme dit Fil-en-Quatre.

Le valet lui enleva sa casquette, que le Loupeur mit dans sa poche, puis il le coiffa d’un énorme sac d’étoffe noire, percé à la hauteur de la bouche et des narines seulement, et qu’il lui noua solidement autour du cou.

— Voilà qui est fait, dit-il.

Le Loupeur était complètement aveugle et presque sourd.

Cependant, il lui sembla entendre le bruit d’un ressort qui se détendait.

Il sentit que quelqu’un l’enlevait dans ses bras et l’emportait.

Il ne fit aucune résistance.

Cependant il veillait. Il crut s’apercevoir que l’on montait et l’on descendait plusieurs fois, et que quatre ou cinq portes furent ouvertes, franchies et refermées avec précaution.

Puis on fit une halte assez longue.

On causait à voix basse.

Mais ce fut en vain que le Loupeur écouta.

Cet entretien avait lieu dans une langue qu’il ne comprenait pas.

D’ailleurs il n’entendait que très difficilement.

— Nous allons vous étendre sur une civière, dit enfin en français une voix qu’il reconnut pour être celle du valet : surtout ne bougez pas, vous risqueriez de vous blesser grièvement.

— Compris, répondit laconiquement le Loupeur.

Il demeura complètement passif.

Tant de précautions l’étonnaient et excitaient vivement sa curiosité.

La civière fut enlevée.

On marchait rapidement, autant qu’il lui fut possible de s’en rendre compte.

La température changea plusieurs fois, tantôt très froide, tantôt très chaude et humide.

— Bon ! pensait le Loupeur, est-ce que nous rentrons dans les souterrains ? Sur ma parole, c’est un véritable roman d’Anne Radcliffe en action ; que diable prétendent-ils faire de moi ? Bah ! nous le verrons bien !

Nous constaterons que depuis qu’il s’était séparé de ses deux compagnons, l’accent du Loupeur avait complètement changé, que maintenant, sauf le costume, comme voix, expressions et langage, ce n’était plus du tout le même homme.

Tout à coup il éprouva une légère commotion.

La civière avait été légèrement posée à terre.

On l’enleva et on le plaça sur une chaise.

Puis une porte se referma, et il n’entendit plus rien.

Il calcula que ce voyage à l’aveuglette avait dû se prolonger pendant au moins une heure.

En cela il se trompait. L’impatience lui avait fait paraître le temps beaucoup plus long qu’il n’avait duré en réalité.

Cet étrange voyage s’était accompli en moins de vingt-cinq minutes.

En ce moment, une voix nouvelle dit tout près de lui du ton le plus amical :

— Mon cher Loupeur, vous êtes arrivé, veuillez, je vous prie, me pardonner ces précautions que, je l’espère, je n’aurai plus besoin, à l’avenir, de prendre avec vous ; débarrassez-vous au plus vite de ce capuchon qui vous donne un faux air de pénitent noir.

Le Loupeur ne se fit pas répéter cette invitation.

Il porta vivement les mains à son cou, afin de dénouer le capuchon, mais il s’aperçut que les liens avaient été détachés ; il se hâta d’enlever le sac avec un soupir de soulagement.

Son premier mouvement, bien naturel, du reste, fut de regarder curieusement autour de lui.

La pièce dans laquelle il avait été si singulièrement transporté était assez petite : meublée de quelques chaises, d’un canapé de crin, d’un bureau en bois noir chargé de papiers et de cartonniers montant jusqu’au plafond et faisant tout le tour de la pièce ; une cheminée où brûlait un bon feu et sur laquelle était une pendule d’albâtre, à colonnes, flanquée de deux vases remplis de fleurs artificielles. La pendule était arrêtée à six heures. Ce qui fit imperceptiblement sourire le Loupeur.

Cette pièce n’avait qu’une seule fenêtre, dont les rideaux de serge verte étaient en ce moment fermés.

Une lampe à modérateur, garnie d’un abat-jour vert en papier, éclairait cette pièce, qui pouvait tout aussi bien être, soit un cabinet d’homme d’affaires, d’avocat ou même d’avoué, de notaire ou d’huissier.

Dans tous les cas, l’ameublement était mesquin.

Sur un fauteuil à fond de cuir vert était assis un homme de haute taille, dont les traits étaient presque repoussants, sans doute à cause de blessures, car son visage était tout couturé.

Il portait des conserves couleur fumée de Londres garnies de taffetas, qui lui cachaient au moins la moitié de la figure, dont le bas disparaissait sous une barbe touffue, de sorte que ce que l’on voyait était fort peu de chose.

La manche gauche de la robe de chambre de cet homme, en faux damas de coton, était vide à partir du coude, il lui manquait un bras ; sa tête, aux cheveux grisonnants et très rares aux tempes, était couverte d’un bonnet de soie noire crasseux.

En somme, c’était un fort laid et fort peu sympathique personnage.

En apercevant cette espèce de monstre, le Loupeur avait soudain tressailli ; mais ce mouvement involontaire avait été si vivement réprimé, que ce sinistre individu ne l’avait pas remarqué, malgré la fixité soupçonneuse avec laquelle, à la dérobée, il examinait son visiteur.

— Vous ne m’en voulez point, n’est-ce pas, cher monsieur le Loupeur ? reprit cet homme d’un ton papelard ; nous avons à nous entretenir de choses de la plus haute importance. Vous avez désiré que cet entretien eût lieu chez moi ; j’ai cru devoir prendre certaines précautions, qui n’ont rien d’offensant pour vous, au cas peu probable où nous ne réussirions pas à nous entendre.

— Pourquoi vous en voudrais-je, monsieur ! J’ai accepté vos conditions, je m’y suis soumis, tout cela est très simple, il me semble. Le premier tort, si tort il y a, vient de moi, à cause de la demande que je vous ai adressée : donc, vous n’avez aucune excuses à me faire.

— Je vous avoue que cela me, tourmentait, dit-il avec bonhomie. Vous offrirai-je un cigare ? j’ai là d’excellents londrès.

— Mille grâces, quant à présent, monsieur ; peut-être plus tard serai-je heureux d’accepter cette galanterie, répondit un peu sèchement le Loupeur ; mais vous-même m’avez fait l’honneur de me dire que nous avions à nous entretenir de choses sérieuses.

— Très sérieuses, en effet, monsieur.

— C’est cela même, monsieur. S’il vous plaît de vous expliquer, je suis prêt à vous entendre.

— Voyons, dit-il, avec une fausse bonhomie : foi de Romieux ! vous me plaisez beaucoup, monsieur.

— Je vous en suis reconnaissant, monsieur.

— C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire ; la première fois que le hasard nous a mis en présence, je me suis senti irrésistiblement attiré vers vous.

— Monsieur, vraiment vous me…

— C’est comme cela, je ne puis m’empêcher de vous le dire… Voyons, voulez-vous jouer cartes sur table avec moi ?

— C’est mon habitude avec tout le monde, monsieur.

— Je le sais et je m’en félicite, monsieur.

— Veuillez donc parler, je vous prie, sans plus de prolégomènes.

— Voilà, vous en conviendrez, fit-il avec un sourire railleur, un mot bien ambitieux dans la bouche du chef de l’armée roulante.

— Hum ! de l’ironie ? reprit sèchement le Loupeur : à votre aise, monsieur Romieux ; mais est-ce en raillant ainsi que vous prétendez jouer avec moi cartes sur table ?

— Nullement, monsieur, s’écria-t-il vivement ; pardonnez-moi cette innocente plaisanterie, je n’y reviendrai plus : vous voulez conserver votre incognito ; soit, je le respecterai.

— Puisqu’il en est ainsi, je m’engage, moi aussi, à respecter le vôtre, répondit le Loupeur avec une expression si narquoise, qu’il fit, malgré lui, tressauter son interlocuteur. Soyez donc tranquille, cher monsieur Romieux, ajouta-t-il en appuyant, avec une évidente intention sur ce mot.

— Vous me connaissez, monsieur ?

— Certes, monsieur, et beaucoup mieux que vous ne croyez me connaître, car vous ne savez rien de moi ; et quoi que vous fassiez, vous n’en saurez jamais davantage, par la seule raison que je n’ai jamais eu de confident et n’en aurai jamais, répondit-il nettement. Cessons donc, croyez-moi, ces inutiles escarmouches, qui n’auraient d’autre résultat que de nous aigrir l’un contre l’autre. Vous avez besoin de moi ; peut-être, de mon côté, ai-je besoin de vous ; débattons notre marché franchement et clairement, comme deux marchands qui traitent une affaire intéressante pour eux. Plus tard, nous verrons quelles conditions nous poserons à notre mutuel avantage.

— Soit, monsieur, reprit l’autre avec une joie trop expansive pour être réelle ; voilà ce que j’appelle parler d’or. Je commence ; je tiens à vous donner l’exemple de la franchise.

Le Loupeur sourit.

Il se leva, s’approcha de la table et choisit un cigare avec soin dans la boîte placée près de son énigmatique interlocuteur.

Il coupa avec un canif le bout du cigare, l’alluma, alla s’étendre sur le canapé dans la pose la plus confortable ; et il dit, entre deux bouffées de fumée :

— Allez, maintenant, je suis tout à vous.

M. Romieux rougit de cette étrange désinvolture ; cependant il ne protesta pas ; seulement il se mordit les lèvres jusqu’au sang.

Puis il commença :

— Vous êtes, n’est-ce pas, un des principaux chefs de l’armée roulante ?

— Je me nomme le Loupeur, répondit-il négligemment.

— Ce qui veut dire ?

— Que je ne suis pas un des principaux chefs, mais bien le chef suprême de tous ces bons garçons, quelle que soit leur apparente position sociale.

— Très bien, voilà qui est répondu carrément.

— Je vous l’ai promis.

— C’est juste ; à combien leur nombre s’élève-t-il ?

— À Paris, ou pour toute la France ?

— Non, à Paris seulement.

— Est-ce un chiffre exact que vous me demandez ?

— Oui, autant que possible.

— Ils sont environ quarante-cinq mille.

— Tant que cela ! s’écria M. Romieux avec une véritable surprise.

— Ils sont beaucoup plus nombreux en réalité, mais je n’entends parler ici que de ceux dont les antécédents connus ou soupçonnés mettent dans la nécessité de déclarer franchement la guerre à la société.

— Hum ! sur combien de ces hommes pouvez-vous compter ?

— C’est selon ; de quoi s’agit-il ?

— Je vous le dirai.

— J’ai besoin de le savoir d’abord, pour vous répondre positivement.

— Pourquoi cela ?

— Je m’explique, écoutez-moi bien.

Et retirant son cigare de sa bouche, il s’assit sur le canapé.

— Je ne perds pas un mot, dit M. Romîeux.

— Il existe à Paris, dit le Loupeur, quarante-cinq mille individus au minimum, et cela dans toutes les classes de la société, depuis les plus hautes jusqu’aux plus abjectes, qui se réveillent le matin sans un sou vaillant, qui n’exercent aucune profession reconnue, qui ne veulent pas travailler, car ils ont le travail, même le plus doux et le plus facile, en exécration, et qui cependant prétendent vivre, et bien vivre, et se donner toutes les jouissances que procure la fortune, en prélevant au détriment d’autrui ce qui leur manque pour couler des jours semés de soie et d’or à foison, sans se donner aucune peine pour cela. Ces quarante-cinq mille individus sont des parasites, des fatalistes si vous le préférez, qui s’ingénient à trouver ce problème excentrique : jouir de la vie aux dépens de la masse qui travaille ; et ils y réussissent. Sur chaque échelon de l’échelle sociale, les moyens varient, mais le but est toujours le même. Chaque soir, ces hommes, qui se sont réveillés sans un sou vaillant, se couchent repus, après s’être donné toutes les jouissances qui ne semblent permises qu’aux seuls millionnaires ; et c’est ainsi, chaque jour, depuis le premier janvier jusqu’à la Saint-Silvestre. Remarquez que je ne parle pas ici de ces gredins honteux qui se croient naïvement honnêtes, et dont l’existence n’est qu’un long carottage organisé aux dépens de leurs amis ou même de leurs simples connaissances. Ceux-là pullulent ; ils sont une véritable plaie pour toutes les personnes auxquelles ils s’imposent par leur effronterie et leur impudence. Leur nombre s’élève à plus de cent mille : on les trouve partout ; je ne parle donc pas d’eux, mais seulement des coquins avoués, ceux qui ont toute honte bue, qui n’hésitent pas sur les moyens et atteignent leur but per fas et nefas. Je ne parle pas non plus des femmes, et elles sont nombreuses, qui appartiennent aussi à l’armée roulante pour laquelle elles sont de précieux auxiliaires.

— Très bien ! je crois vous comprendre maintenant : ces quarante-cinq-mille individus se composent de bohèmes de toutes sortes, de déclassés, de repris de justice, de grecs, etc.

— Il y a un peu de tout ; c’est le royaume d’Argot du moyen âge, modifié, amendé et corrigé d’après les impérieuses exigences du progrès moderne.

— Passons ; tout cela est effrayant. Sur combien d’hommes croyez-vous pouvoir compter ?

— Dans quelles conditions ? Il importe de bien s’entendre, afin d’éviter les malentendus : ainsi, pas de restrictions ni d’ambages, je vous prie. Répondez-moi franchement, sinon rien de fait.

— Vous êtes vif, mon maître !

— Nullement ; je suis sérieux, voilà tout. Nous débattons une affaire grave, selon vous ; je la traite comme elle doit être traitée. Voyons, voulez-vous que je vous aide ?

— Que voulez-vous dire ?

— Peut-être il y aura vol, effraction, enlèvement, assassinat et meurtre au besoin ; enfin, le grand jeu, n’est-ce pas ? Vous voyez que je n’hésite pas à vous mettre les points sur les i, cher monsieur Romieux ?

Il y eut un court silence.

Ce cynisme de son interlocuteur si franchement étalé n’effrayait pas l’homme aux lunettes dans le sens que le lecteur pourrait le supposer.

Non, ce cher M. Romieux en avait vu bien d’autres ; seulement, il avait une peur horrible, devant cette franchise brutale du Loupeur, que celui-ci le connût aussi bien qu’il s’en était vanté.

Aussi était-il très perplexe.

Cependant cela n’eut que la durée d’un éclair, et ce fut d’une voix presque ferme qu’il reprit après un instant :

— Eh bien, dit-il, parlant presque bas, comme s’il eût craint d’entendre ses propres paroles, supposez qu’il y a de tout cela, mon maître… et même… un peu plus ! ajouta-t-il d’une voix presque inarticulée ; de combien d’hommes pourriez-vous disposer ?

— De cinq cents hommes, peut-être mille.

— Des hommes à tout faire ?

— Oui, des gaillards que rien n’arrêterait ou ferait seulement hésiter ; mais il est de mon devoir de vous avertir avant tout, mon maître, que cela vous coûtera cher, très cher même.

— Je ne suis qu’un intermédiaire, dit-il entre haut et bas.

— Cela ne me regarde pas. Est-ce vous qui paierez ?

— Oui, vous n’aurez affaire qu’à moi seul.

— Très bien ; mais qui veut la fin veut les moyens.

N’essayez pas de me tromper : il ne s’agit pas d’un crime banal, mais bien d’une vengeance.

— Comment le savez-vous ? s’écria M. Romieux en faisant un brusque bond sur son fauteuil.

— Je ne le savais pas, je le supposais seulement ; mais à présent j’en suis sûr.

M. Romieux se mordit les lèvres jusqu’au sang et essaya de réparer tant bien que mal la faute qu’il avait commise.

— Vous vous trompez, dit-il ; il ne s’agit nullement d’une vengeance.

— Allons donc ! reprit le Loupeur en haussant les épaules et de l’air le plus dédaigneux, me prenez-vous pour un niais, mon maître ? A-t-on besoin d’une armée pour tuer un homme, forcer une boutique de changeur, ou enlever une jeune fille ? Deux hommes résolus suffisent à pareille besogne. Mais tout cela m’est indifférent ; vos affaires ne me regardent pas, et je ne veux m’en occuper que dans les limites de notre marché ; quant au reste, grand bien vous fasse ! Je n’en ai cure, je m’en lave les mains ! Et encore, j’ai tort de parler ainsi ; il faut de la confiance entre nous : il est indispensable, pour que je puisse agir avec des chances de succès que vous me fassiez certaines confidences, sans lesquelles j’aurais les bras liés, et je serais réduit à l’impuissance. Souvenez-vous que l’on n’exécute bien une chose, quelle qu’elle soit, que si on la comprend bien, et si l’on peut en calculer d’avance, avec une presque certitude, les péripéties pour ou contre, même celles que le hasard peut faire surgir à l’improviste.

— Ce n’est malheureusement que trop vrai, murmura M. Romieux, vaincu par l’évidente logique de ce raisonnement.

— Il est bien entendu que, quoi que vous me révéliez, je ne confierai à mes hommes que ce qu’il sera strictement indispensable qu’ils sachent afin de ne pas commettre de sottises.

— Vous me le promettez ?

— Foi de Loupeur ! dit le rôdeur de barrières avec un sérieux ironique.

M. Romieux fit une atroce grimace ; mais il était trop avancé maintenant pour reculer.

Il n’osa même pas relever ce que le serment du Loupeur avait d’étrange.

— Maintenant, reprit celui-ci en allumant un second cigare, nous disons cinq cents, n’est-ce pas ?

— Va pour cinq cents, mais dans les conditions que je vous ai posées ?

— Des diables incarnés ! Je vous réponds d’eux, passons donc au chiffre.

— Quel chiffre ?

— L’argent, donc, ne le savez-vous pas ? Supposiez-vous par hasard, que je travaillerais pour l’amour de l’art ? fit-il en riant.

— Ah ! c’est juste, je n’y songeais pas. Mais je dois d’abord vous avertir que j’ai moi-même enrôlé un certain nombre d’hommes.

— Je le sais ; voyons votre liste.

— Pourquoi faire ?

— Combien sont-ils, d’abord ?

— Quatre-vingts ; ce sera autant à défalquer.

— Halte-là ! cher monsieur, je ne réponds que des hommes que je connais bien, et que, pour des raisons à moi connues, je tiens sous ma main.

Le manchot retira de très mauvaise grâce une longue liste d’un tiroir de son bureau, et il la présenta au Loupeur avec une visible hésitation, dont celui-ci ne fit que rire.

Il la lui prit des mains, s’approcha de la lampe et lut les noms des bandits avec une sérieuse attention.

De temps en temps, il s’arrêtait en grommelant entre ses dents des mots que l’autre ne comprenait pas, et il marquait certains noms d’un coup d’ongle.

Enfin il rendit la liste à M. Romieux qui, pendant que le Loupeur lisait, ne l’avait pas quitté de l’œil une seconde, bien qu’il feignît une profonde indifférence.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

— Regardez les marques que j’ai faites ; vous saurez à quoi vous en tenir sur la valeur de vos enrôlés.

— Oui, en effet, dit-il en jetant les yeux sur la liste ; un, deux, trois, quatre ; en voici neuf de marqués ; vous les trouvez mauvais, sans doute ?

— Vous vous trompez, cher monsieur ; ceux que j’ai marqués sont les seuls bons.

— Neuf sur quatre-vingts ! s’écria-t-il avec surprise.

— C’est comme cela. Je vous avertis charitablement, dans votre seul intérêt, que les autres ne valent rien, et vous seraient plus nuisibles qu’utiles ; ce sont de pauvres hères, poltrons comme des lièvres, de simples filous incapables de rien faire de bon et d’énergique ; parmi eux, j’ai relevé quatre mouchards ; vous plaît-il de mettre la police dans votre confidence ?

— Dieu m’en garde ! s’écria-t-il avec épouvante ; heureusement, ajouta-t-il après un court silence, ils ne savent rien encore.

— Tant mieux pour vous si vous avez eu cette prudence : le service de sûreté est admirablement fait, je vous en avertis : ces drôles sont-ils ici ?

— Non, ils ignorent même ma demeure. Je n’ai pas voulu me découvrir à eux avant de les mieux connaître ; ils sont près d’ici, chez un marchand de vins, dans une cave très profonde, où les piqueurs de grandes maisons se réunissent presque tous les soirs pour étudier le cor français, la Dampierre.

— Très bien ; ainsi, ils ne vous connaissent pas de vue ?

— Non ; ils n’ont été mis en rapport qu’avec Caboulot ; c’est lui qui les a enrôlés, je ne sais même pas quel prétexte il leur a donné.

— Alors, rien n’est perdu encore. Faites remettre quelque argent à ces drôles, et débarrassez-vous-en le plus promptement possible.

— Cette nuit même, sans attendre ! s’écria-t-il avec empressement.

— Vous avez raison ; mieux vaut en finir tout de suite avec eux. Maintenant que cette affaire est terminée, revenons au chiffre, s’il vous plaît, cher monsieur.

— Hum ! que pensez-vous de cent mille francs ? Vous voyez que je ne lésine pas ! ajouta-t-il d’un air satisfait.

Le Loupeur éclata d’un franc éclat de rire.

— Vous riez ? Pourquoi riez-vous ? demanda-t-il tout déferré.

— Pardieu ! je ris parce que la plaisanterie me semble excellente.

— Cependant, cent mille francs ! reprit-il avec importance.

— Vous êtes fou ? Ajoutez un million, et nous causerons.

— Un million ! s’écria-t-il avec stupeur, en levant les yeux au ciel.

— Tout autant, sinon rien de fait, reprit froidement le Loupeur. Songez donc à ceci : que ce n’est que par l’appât d’une grosse somme que vous pouvez avoir à votre entière dévotion ces hommes, pour lesquels l’argent est tout. Je ne puis pas promettre moins d’un billet de mille francs à chacun d’eux ; pour mille francs, certains d’entre eux mettraient le feu aux quatre coins de Paris, le diable en personne ne les ferait pas reculer ; de plus, nous ignorons pendant combien de temps se prolongera cette affaire ; il me faudra habiller, loger, nourrir tous ces drôles ; ils mangent comme des autruches et boivent comme des éponges ; ils seront ruineux pour moi. Calculez combien il me restera.

— Oui ; mais un million ! fit-il en joignant les mains d’un air désespéré.

— Pardon, mon cher monsieur, vous vous trompez encore cette fois ; ce n’est pas un million qu’il me faut, mais douze cent mille francs.

— Mais vous aviez dit un million ?

— Entendons-nous, s’il vous plaît, cher monsieur, je vous ai dit un million, c’est vrai…

— Vous voyez bien, vous en convenez vous-même !

— Parfaitement ; mais ce million est pour mes hommes ; il ne m’en restera rien : pensez-vous donc que deux cent mille francs pour ma part ce soit trop ?

— C’est fait de moi, je suis ruiné ! s’écria le manchot avec désespoir.

— Bah ! vous m’avez dit, il n’y a qu’un instant, que vous n’étiez qu’un intermédiaire.

— C’est vrai, se hâta-t-il de balbutier ; mais je défends les intérêts de…

— Qui vous voudrez, cela ne me regarde pas, inter- rompit brusquement le Loupeur ; c’est à prendre ou à laisser. Il me faut quatre cent mille francs d’arrhes, dont cent mille francs tout de suite.

— Vous m’égorgez !

— Allons donc, cher monsieur, vous vous moquez de moi : c’est vous qui voulez vous venger et égorger vos ennemis au rabais. Ne confondons pas, s’il vous plaît. Les complices coûtent cher partout ; à Paris, ils sont hors de prix, surtout quand on veut être bien servi. Vous imaginez-vous, par hasard, que nous tirerons les marrons du feu pour vous ? Voyons, assez de simagrées comme cela, les cent mille francs à l’instant : je ne suis resté que trop longtemps ici, je veux partir ; d’ailleurs, il se fait tard.

— Mais qui m’assure que cet argent reçu, vous ne me tromperez pas ?

— Mon honneur de bandit, qui vaut bien le vôtre, monsieur l’honnête homme, répondit-il fièrement : allons, faites vite, je suis pressé.

Le manchot entr’ouvrit un des tiroirs de son bureau.

Il en tira en rechignent, et pour ainsi dire un par un, les billets de banque, et il les remit avec un soupir de regret au Loupeur, qui riait d’un air railleur, tout en examinant les billets avec le plus grand soin.

— Vous le voyez, je fais tout ce que vous voulez, dit le manchot d’une voix pleurarde.

— J’admire, cher monsieur, comment l’avarice et la haine se disputent votre cœur ; mais il paraît que la haine est la plus forte, ajouta-t-il, en serrant précieusement les billets dont il avait fait cinq liasses. Pour ce qui est des quatre cent mille francs que vous restez me devoir quant à présent, vous me les remettrez demain, à neuf heures du matin, aux Champs-Élysées, au rond-point, au coin de l’avenue Montaigne, en face de l’ambassade d’Italie ; je serai à cheval, en uniforme de capitaine de chasseurs : soyez exact, à neuf heures cinq minutes je partirai, et les cent mille francs seraient perdus.

— Je serai exact ; nous prendrons rendez-vous pour nous entendre sur le plan à adopter pour notre affaire.

— C’est convenu ; comment sort-on d’ici ?

— Je vais avoir l’honneur de vous conduire moi-même.

— Mille grâces, cher monsieur Romieux.

Les deux hommes quittèrent alors le cabinet.

Ils traverseront un corridor assez long et très étroit, sur lequel ouvraient plusieurs portes.

Après maints détours, ils arrivèrent enfin à la porte de la rue, que M. Romieux fut assez longtemps à ouvrir, à cause du luxe de serrures et de barres de fer dont elle était littéralement bardée de haut en bas.

— Diable ! dit le Loupeur, en riant avec ironie, il ne doit pas être facile de pénétrer chez vous ? C’est une véri table forteresse.

— Que voulez-vous ? monsieur, répondit le manchot avec une feinte bonhomie, dont Tartufe aurait été jaloux ; il y a tant de coquins à Paris qu’on ne saurait prendre trop de précautions pour ne pas s’exposer à être dévalisé une belle nuit, quand on y pense le moins.

— Parfaitement raisonné, cher monsieur Romieux ; mais un mot encore, je vous prie ? reprit-il en riant de plus belle.

— À vos ordres, monsieur.

— Je ne sais où je suis ; j’ai voyagé pendant toute la soirée d’une si étrange façon, grâce à vous, que je suis complètement désorienté.

— Oh ! vous vous reconnaîtrez facilement, vous êtes à Passy, rue de la Pompe.

— Si loin ? c’est incroyable ! merci et bonsoir, cher monsieur.

Il sortit et fit quelques pas.

— À demain, monsieur de Montréal ! lui cria tout à coup M. Romieux avec un rire grinçant comme une scie.

Le Loupeur tressaillit à cette singulière interpellation ; mais, se remettant aussitôt, il se retourna, et saluant de la main, il cria à tue-tête :

— À neuf heures précises, monsieur Felitz Oyandi ! Je serai exact.

Il entendit un cri de rage et le bruit d’une porte violemment fermée.

— Bigre ! il paraît que j’ai rudement sanglé le pauvre homme ! dit-il ; tant pis pour lui ; pourquoi m’a-t-il ainsi jeté ce nom à la tête ? Il est vrai qu’il ne connaît pas le véritable, sans cela il m’en aurait salué. Allons, il n’est pas fort.

Et il s’éloigna en riant.

Il était tard ; un instant après avoir quitté la maison, il entendit sonner minuit.

Cette heure avancée n’effrayait pas le Loupeur.

Il était depuis longtemps habitué à faire de la nuit le jour, et à rôder à travers la ville endormie, en quête de quelque bonne aubaine problématique ; et, depuis longtemps, la peur lui était inconnue.

Mais, cette nuit-là, il avait plusieurs raisons fort graves pour être prudent.

D’abord, il avait cent mille francs sur lui, ce qui, en toutes circonstances, est un fort joli denier.

Ensuite, il n’avait pas d’armes, et il demeurait rue du Terrier-aux-Lapins, tout en haut de la chaussée du Maine.

Il lui fallait traverser le Champ-de-Mars dans toute sa longueur, puis prendre les anciens boulevards extérieurs, quartier assez isolé pendant le jour, et complètement désert pendant la nuit.

Le Loupeur entra chez un marchand de vins encore ouvert. Il se fit servir une bouteille de vin, un morceau de pain et du veau froid.

Tout en mangeant, il causa avec le marchand de vins, puis il solda sa dépense, sortit et, après avoir descendu la rampe de Passy, il s’engagea sur le Trocadéro.

Il avait aperçu, sur le comptoir du marchand de vins, un couteau à découper, à manche en corne de cerf, dont la lame assez longue était très large et fort pointue.

Il vola le couteau et le cacha sous son bourgeron.

S’il avait demandé à l’acheter, le marchand de vins aurait pu avoir des soupçons, et peut-être il lui aurait fait mauvais parti.

Le Loupeur préféra l’effaroucher, ainsi qu’il se le dit à lui-même, en riant tout seul de ce bon tour.

Maintenant il possédait une arme excellente, avec laquelle, en cas d’attaque, il pouvait se défendre.

Ne craignant plus rien pour son argent, il continua joyeusement son chemin, tout en réfléchissant à ce qui s’était passé entre Felitz Oyandi et lui, et combinant certains plans dans son cerveau pour tirer de l’affaire qu’il avait engagée avec le manchot, tout le parti dont elle était susceptible.

Le quai était désert.

Le Loupeur allait s’engager sur le pont d’Iéna, lorsqu’il lui sembla entendre, à une courte distance derrière lui, le grincement d’un caillou.

Le Loupeur avait l’ouïe fine comme un Peau-Rouge de l’Amérique, il comprit qu’il était suivi.

Il se tint sur ses gardes, sans se retourner et sans presser son pas, déjà rapide, afin de ne pas donner l’éveil à l’individu, quel qu’il fût, qui le poursuivait.

Arrivé à peu près à la moitié du pont, il entendit le bruit d’une course étouffée derrière lui.

Il saisit son couteau et se jeta brusquement de côté, campé sur sa jambe gauche, en allongeant sa jambe droite dans toute sa longueur.

Le temps était très froid, mais la lune brillait et éclairait presque comme en plein jour.

Le rôdeur, emporté par la rapidité de sa course, buta contre la jambe du Loupeur, et tomba tout de son long sur le sol durci du pont.

— Prends garde de t’épater, fiston ! cria le Loupeur en goguenardant.

D’un bond il se rua sur l’homme renversé et lui appuya le genou sur la poitrine, en disant avec un rire railleur :

— Je crois que c’est toi qui va la danser et aller boire avec les poissons.

— Oh ! la bonne blague ! s’écria tout à coup le rôdeur en éclatant de rire ; comment, c’est toi, Loupeur ? Ah ! bien ! vrai ! je la trouve mauvaise, par exemple !

— Hein ? dit le Loupeur en examinant son agresseur sous le nez, ce qu’il n’avait pas jusqu’à ce moment songé à faire. Comment, c’est toi, Fil-en-Quatre ? s’écria-t-il avec surprise, tu voulais me suriner ! Allons, relève-toi ; ramasse tes quilles. Nous allons causer un brin, mon homme.

Et il lui tendit la main pour le remettre sur ses pieds.

— Moi, suriner un vieux, un camaro ! jamais de la vie ! Ah ! elle est bonne celle-la ! Si j’avais su que c’était toi !… mais c’est égal, tu as rudement bien fait d’allonger ta guibolle, tout d’même ; sans ça, ça y était carrément !… Ah ! tu vas me l’payer, vieux birbe ! y a pas de soin ! m’faire buter un ami, merci, n’vous gênez pas, pus qu’ça de genre ; sois calme, mon bonhomme, j’te r’pincerai au demi-cercle.

— Ah ça, as-tu bientôt fini tes histoires ? Après qui en as-tu ? Il fait un frisquet à ne pas conduire un roussin à l’abreuvoir, jouons la fille de l’air, et que ça ne traîne pas !

— C’est vrai ; t’as raison, vieux. Décarrons et plus vite que ça.

Là-dessus les deux hommes, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé entre eux, se remirent en marche en allongeant le pas.

Après quelques minutes, Fil-en-Quatre voyant que son compagnon s’obstinait à ne pas lui parler, et que ce silence commençait sans doute à fatiguer, jugea à propos de reprendre la parole par cette question :

— Où que tu vas, ma vieille ?

— Je rentre dans mon garni tout en haut de la Chaussée du Maine, près du marché de Montrouge, répondit nonchalamment le Loupeur.

— Comme ça s’trouve, s’écria joyeusement Fil-en-Quatre ; moi, j’vas rue d’Vanves chez la Limace, la largue à Fafiot, ousque j’niche pour le quart d’heure ; nous f’rons route ensemble ?

— Comme tu voudras, reprit le Loupeur avec indifférence.

Cependant, tout en marchant, le chef de l’armée roulante réfléchissait.

Ses soupçons étaient éveillés.

Il ne supposa pas un instant que Fil-en-Quatre eût voulu l’assassiner.

Seulement il avait probablement servi d’instrument inconscient à une vengeance particulière ; cela était évident pour le Loupeur, mais quel était cet ennemi qui avait essayé de le faire tuer ?

Voilà ce qu’il voulait savoir.

Il fit donc doucement causer Fil-en-Quatre, qui ne demandait pas mieux et ne fit aucune difficulté pour lui raconter toute l’affaire.

Voici en quelques mots ce qui s’était passé.

Dès que le Loupeur avait été parti, Felitz Oyandi, épouvanté avec raison d’apprendre que son nom et probablement son histoire étaient connus du bandit, avait envoyé en toute hâte un domestique demander à Caboulot, dans le souterrain où il se tenait, un homme sûr et sans scrupule d’aucune sorte.

Caboulot avait Fil-en-Quatre sous la main ; il l’expédia.

Felitz Oyandi avait vu le Loupeur entrer chez un marchand de vins ; il dressa son plan en conséquence.

Il dit à Fil-en-Quatre en lui montrant d’un geste la boutique du marchand de vins :

— Un homme va sortir dans un instant de cette boutique ; c’est un misérable traître ; il s’est faufilé parmi nous pour nous vendre ; il appartient à la police, j’en ai la preuve en mains ; suivez-le, voici un couteau. Dès que vous serez dans un endroit désert, et il n’en manque pas dans ce quartier, vous lui ferez son affaire ; il faut qu’il meure ; vous nous aurez ainsi, en le tuant, rendu un service signalé : voici pour vous récompenser de la peine que vous allez prendre.

Et toujours fidèle à ses principes d’économie, ou plutôt d’avarice, il avait, en même temps que le couteau, glissé deux billets de cinquante francs dans la main que lui tendait Fil-en-Quatre.

Celui-ci avait empoché les billets sans même les regarder.

Fil-en-Quatre ne s’occupa pas un seul instant des secrets auxquels Felitz Oyandi faisait allusion, secrets qu’il ignorait et dont il ne se souciait guère ; il ne vit dans tout cela que les deux billets de banque qu’il avait reçus et qu’il supposait plus considérables.

D’ailleurs il avait bien des fois joué du couteau pour des sommes plus qu’insignifiantes.

Il sauta de joie, et partit bien résolu à tuer l’homme qu’on lui désignait.

Il s’était embusqué pour le laisser passer devant lui.

Dès que le Loupeur s’était mis en route, il s’était lancé à sa poursuite, et l’avait ainsi suivi à la piste jusqu’au pont d’Iena.

On sait le reste.

— C’est égal ! s’écria-t-il en terminant son récit, il peut joliment se fouiller, s’il croit que je lui rendrais son carme ; avec ça ! il s’en ferait mourir !

— Combien t’a-t-il donné ?

— Je ne sais pas. Attends voir.

Il sortit les billets de sa poche et les montra au Loupeur, en passant près d’un bec de gaz.

À la couleur, l’autre reconnut aussitôt leur valeur.

— Cent francs, dit-il avec dédain ; il n’y a pas gras.

— Comment ! ce n’est pas que cent francs ! s’écria Fil-en-Quatre, et c’est pour si peu qu’il voulait me faire tuer mon meilleur ami ? Eh bien, merci, en voilà un vieux rat !

— Le fait est que ce n’est pas grand’chose ; je vaux mieux que cela.

— Pardi ! fit l’autre avec conviction. Ah ! ça, tu le connais donc, ce vieux birbe ?

— Un peu, il a voulu me jouer un tour, et c’est moi qui l’ai mis dedans. Alors, il aura voulu se venger.

— Ce doit être ça. Vieux grigou, va ! tu me le paieras ! faut y rendre les fafiots garatés ?

— Allons donc ! tu planches, ma vieille ; tu lui diras, s’il t’interroge, que j’ai pris une voiture qui rentrait à vide ; voilà tout.

— Tiens, c’est une idée ! il n’y a pas de soin ; j’lui collerai ça dans l’tuyau de l’oreille ; il peut y compter, le vieux trompe-la-mort.

Tout en causant ainsi de choses et d’autres, vers deux heures du matin, les deux hommes arrivèrent devant la rue de Vanves.

Ils se séparèrent en échangeant une poignée de mains, et se donnant rendez-vous pour la soirée du lendemain, chez la Marlouze.