Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/III

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III

DANS LEQUEL REPARAISSENT PLUSIEURS DE NOS ANCIENS PERSONNAGES.


Avant d’aller plus loin dans notre récit, nous résumerons en quelques pages les événements qui s’étaient passés pendant les six ans qui séparent le dernier chapitre de la IIe partie du Ier chapitre de la IIIe partie.

Grâce à la généreuse dotation faite par don Cristoval de Cardenas en faveur de madame Denizà d’Hérigoyen, nos deux ex-Coureurs des bois qui, pendant leur long séjour de quatorze années dans les savanes américaines, avaient maintes et maintes fois vu passer, à portée de leur main, la fortune, sans tenter jamais le moindre effort pour essayer de la retenir, se trouvaient à l’improviste, sans même y avoir songé, et, qui plus est, sans s’en soucier beaucoup, possesseurs chacun d’une fortune de plusieurs millions. Julian d’Hérigoyen surtout, qui avait eu la plus considérable part dans cette fastueuse et splendide dotation.

Les deux hommes furent d’abord assez embarrassés de cette richesse qui leur tombait pour ainsi dire des nues ; mais le premier moment de surprise passé, ils en prirent bravement leur parti.

Si désintéressé que l’on soit, on s’accoutume vite à la fortune et au bien-être qu’elle procure.

À leur arrivée à Paris, Julian et ses compagnons étaient tous naturellement descendus dans l’appartement de la rue d’Assas, où Denizà fut accueillie avec des larmes et des transports de joie par le concierge et sa famille.

Ces braves gens ne savaient comment lui exprimer combien son retour les rendait heureux.

Quelques jours plus tard, Julian avait acheté, tout meublé, un hôtel situé boulevard de Courcelles, à l’angle de l’avenue de Wagram.

C’était une magnifique habitation entre cour et jardin, construite dans le style le plus pur de la Renaissance, avec un parc par derrière, vaste, ombreux et admirablement dessiné.

Rien n’avait été négligé ni oublié dans cette demeure, élevée par un prince russe fort riche, dont l’intention était de fixer définitivement son séjour à Paris. Mais, rappelé subitement par l’empereur Alexandre II à Saint-Pétersbourg, il avait vu à son grand regret toutes ses dépenses devenues inutiles et presque perdues ; car il lui avait fallu vendre tout en bloc, et pour ainsi dire à l’improviste ; les ordres qu’il avait reçus de son souverain étaient formels.

Le prince, n’osant désobéir, céda pour deux millions comptant ce qui lui en avait coûté plus de cinq.

M. d’Hérigoyen paya son achat séance tenante, et entra immédiatement en possession.

Sauf ses effets particuliers, le prince n’emporta rien ; les voitures restèrent sous les remises, et les chevaux dans les écuries.

Tout ce que le luxe, la science et le confort ont réalisé de prodiges depuis quelques années, se trouvait réuni dans cet hôtel.

— Le fameux hôtel de Pontalba, cité avec raison comme une merveille, pouvait à peine lui être comparé, surtout au point de vue artistique. C’était un véritable rêve des Mille et une Nuits, réalisé en pierre et en marbre.

Julian tenait avant tout à ne pas se séparer de son père.

Aussitôt installé dans sa nouvelle acquisition, il fit disposer toute l’aile gauche de l’hôtel pour servir d’habitation au docteur, aussitôt qu’il reviendrait du Mexique.

Julian se fit aider par Denizà, dans la disposition et l’arrangement des pièces des appartements destinés à son père, pour que le docteur retrouvât sous sa main, et à la place où il était accoutumé à les voir, toutes les choses et les objets qu’il affectionnait particulièrement : ses livres, ses instruments de chirurgie, ses nombreux tableaux de maîtres, ses souvenirs de toute sorte, enfin ces mille objets sur lesquels le regard est accoutumé à se reposer avec complaisance et dont la privation est si douloureusement ressentie.

Rien ne fut oublié pour que, en pénétrant pour la première fois dans son nouvel appartement, le docteur retrouvât tout à sa place accoutumée, et se crut encore dans cet appartement de la rue d’Assas qu’il avait si longtemps habité, dans lequel il avait tant souffert de l’absence de son fils, et où il avait en même temps été si heureux par les soins affectueux et la tendresse filiale de Denizà.

Julian et sa femme se faisaient une véritable joie d’enfants du plaisir qu’éprouverait leur père, et de la douce surprise qu’ils lui ménageaient.

Aussi attendaient-ils son retour avec une vive impatience.

Bref, quatre mois à peine après son arrivée, Julian avait hôtel à Paris, maison à la campagne, il était complètement installé.

Denizà, remplissant en ceci les intentions de son mari, qui avait tenu à lui laisser cette initiative, avait acheté en son nom particulier la maison de la rue d’Assas, fort bel immeuble rapportant, libre de tous frais, vingt-deux mille livres de rente.

Aussitôt la vente effectuée, le sieur Pierre Brulard, concierge de cette maison et père de la gentille Mariette, avait quitté sa loge, qui avait été donnée à un autre par ordre de Denizà, et avait été nommé régisseur de cette maison et des autres propriétés de M. d’Hérigoyen à Paris, avec six mille francs d’appointements et un appartement au second sur le derrière, dans la maison de la rue d’Assas, pour y habiter avec sa famille.

Cette nouvelle position était une véritable fortune pour ce brave et digne homme.

Jamais, dans ses rêves les plus ambitieux, il n’avait espéré réaliser un aussi brillant avenir.

Il faillit en devenir fou de joie.

Mariette avait remercié avec effusion sa charmante bienfaitrice de ce qu’elle faisait pour sa famille.

Mais Denizà lui avait fermé la bouche avec ses baisers et lui avait dit, avec son délicieux sourire :

— Ne me remercie pas, mignonne ; ton père est un honnête homme : il mérite ce que nous avons fait pour lui, mon mari et moi, nous avions une vieille dette de reconnaissance à acquitter envers lui. D’ailleurs, il n’était pas convenable qu’il restât plus longtemps concierge : tu sauras bientôt pourquoi, ajouta-t-elle d’un petit air mystérieux qui donna beaucoup à penser à Mariette.

La jeune fille avait rougi comme une cerise à cette réponse énigmatique, dont peut-être elle entrevoyait vaguement à demi le sens.

Elle avait baissé les yeux et n’avait pas insisté pour obtenir une explication.

En effet, il se passait quelque chose qui intéressait vivement la jeune fille, sans qu’elle en dit rien, quoi qu’elle y revât beaucoup.

Depuis son retour en France, notre ami Bernardo Zumeta était, au moral seulement, bien entendu, si prodigieusement changé qu’il n’était plus reconnaissable.

Lui jadis si gai, si insouciant, depuis son départ de Guaymas, il était devenu triste, morose, préoccupé, distrait ; il avait même perdu l’appétit : symptôme très grave chez lui et très inquiétant surtout dans une organisation comme la sienne, que rien ne pouvait émouvoir.

Aussi cela alarmait-il beaucoup ses amis.

À toutes les questions que Denizà ou Julian se hasardaient à lui adresser, il répondait tristement qu’il n’avait rien, ou bien il secouait mélancoliquement la tête, sortait brusquement de l’appartement et s’enfonçait dans le parc où il restait des heures entières à rêver, en errant de ci et de là à l’aventure, la tête basse et les bras croisés derrière le dos.

Julian aimait trop profondément Bernardo pour ne pas avoir pénétré le secret que son ami s’obstinait à cacher au fond de son cœur.

Il raconta tout à Denizà ; il fut alors convenu entre eux qu’ils prendraient toutes les mesures nécessaires pour guérir le plus tôt possible leur ami de son étrange maladie.

Bien que depuis plusieurs mois déjà à Paris, Bernardo que l’on ne nommait plus que M. Bernard, ne s’était en rien occupé de ses effaires.

Tout lui était indifférent.

Heureusement pour lui, et sans lui en rien dire, Julian veillait sur les intérêts qu’il négligeait si complètement.

Il avait pris sur lui de gérer la fortune de son ami, qu’il plaça solidement et mit à l’abri de tout revers possible.

Connaissant les goûts un peu sauvages de l’ancien coureur des bois, il lui avait acheté une maison dans un quartier excentrique, et avait acquis pour son compte une splendide maison de campagne à deux lieues à peine de la sienne.

Bernard ne se doutait de rien de tout cela.

Il vivait avec son rêve, complètement désintéressé de ce qui se passait autour de lui.

Un matin, après une longue conversation avec sa femme, Julian résolut d’en finir.

Sans hésiter davantage, il se mit à la recherche de son ami.

Celui-ci, selon son habitude depuis son changement d’humeur, se promenait mélancoliquement dans la partie la plus épaisse du parc.

En apercevant Julian, il s’arrêta d’un air embarrassé.

— Que fais-tu là ? lui demanda celui-ci.

— Tu le vois, répondit-il, je me promène.

Julian haussa les épaules.

Il savait comment il fallait parler à Bernardo.

— Jolie existence que tu mènes là ! reprit-il brusquement. Tu vis seul en égoïste, et sans plus t’occuper de tes amis que s’ils n’étaient pas de ce monde. Sans parler de Denizà et de moi, qui ne comprenons rien à cette manie ridicule que tu t’es fourrée dans la tête, cette pauvre Mariette se désespère ; elle pleure comme une enfant : elle s’imagine que tu l’as prise en grippe, que c’est ce qui te rend si peu sociable ; elle veut nous quitter.

— Mariette veut nous quitter ! s’écria-t-il avec une vive émotion.

— Dam ! malgré tout ce que nous lui avons dit, elle s’imagine que tu la détestes.

— Moi ! je la déteste ! mais, au contraire, je…

Et il s’arrêta subitement, tout honteux du mot qu’il allait prononcer.

— Quoi ? demanda Julian.

— Rien !… fit-il avec découragement ; puis il ajouta tout à coup : C’est elle au contraire qui me déteste, puisqu’elle veut partir.

— Tu es un niais, dit Julian en haussant les épaules ; elle ne te déteste pas, bien loin de là. Comment, enfant que tu es, tu ne comprends pas que la pauvre fille t’aime ? que c’est pour cela qu’elle veut partir, parce qu’elle croit que tu ne peux pas la souffrir ?

— Oh ! cela ne sera pas ! ce ne peut être ! s’écria-t-il avec agitation, Tu dis qu’elle m’aime ? Tu en es sûr ?

— Pardieu ! cela est assez visible. Excepté toi, tout le monde s’en est aperçu depuis longtemps. La pauvre enfant !…

— Mais alors, pourquoi ?…

— Ah ! ça, s’écria Julian, en lui coupant brusquement la parole, supposes-tu, par hasard, qu’elle te l’avouera ! Tu es étrangement fat, mon camarade.

— Oh ! je ne supposerai jamais une chose aussi monstrueuse ; mais, je l’aime, moi ! je l’adore ! Voilà pourquoi tu me vois triste à en mourir ; je ne puis vivre sans elle, et supposant qu’elle ne m’aimerait pas, je… voilà pourquoi…

— Tu t’embrouilles, tu ne sais plus ce que tu dis ; il faut en finir et lui avouer ton amour.

— Je n’oserai jamais ! fit-il d’un air piteux.

— À d’autres ! puisque je t’affirme qu’elle t’aime.

Tu te trompes, mon ami, je suis un sauvage à peine dégrossi ; Mariette ne m’aimera jamais autant que je l’adore ; j’en mourrai, mais jamais je te le jure, je n’oserai lui avouer mon amour.

— C’est inutile maintenant, mon cher Bernard, dit tout à coup Denizà en sortant subitement d’un massif derrière lequel jusqu’à ce moment elle s’était tenue cachée.

Mariette, toute rougissante et la tête baissée, se tenait près de la jeune femme, sa main dans la sienne.

— Mariette ! s’écria Bernard d’une voix étouffée en apercevant la jeune fille et s’élançant vers elle ; oh ! ajouta-t-il, me pardonnerez-vous jamais !

— Votre amour ? murmura doucement la jeune fille ; pourquoi vous en voudrais-je de m’aimer, puisque j’en suis heureuse, oh ! bien heureuse, ajouta-t-elle en fondant en larmes et cachant son charmant visage dans ses mains.

Julian offrit son bras à sa femme, et tous deux s’éloignèrent discrètement.

Les deux amoureux n’avaient plus besoin d’intermédiaire.

La glace était rompue.

Restés seuls, Bernard et Mariette se firent mutuellement leurs confidences ; ils laissèrent parler leurs cœurs.

Tout en marchant à pas lents, côte à côte, doucement appuyés sur le bras l’un de l’autre, ils se racontèrent leur amour.

Au bout d’une heure, qui ne leur sembla durer que quelques minutes, ils se retrouvèrent au tournant d’une allée avec M. et Mme  d’Hérigoyen.

— Oh ! mes amis ! s’écria Bernard avec passion, je suis le plus heureux des hommes ; elle m’aime !

— Pardieu ! tu as mis le temps à t’en apercevoir. Tu ne mérites pas le précieux cadeau que nous te faisons en te donnant une aussi charmante femme, lui dit Julian avec une feinte brusquerie.

— C’est vrai, répondit naïvement Bernard ; mais je l’aimerai tant, je la rendrai si heureuse qu’elle me pardonnera mon bonheur.

Mariette riait et pleurait à la fois ; et comme les paroles lui manquaient pour exprimer comme elle l’aurait désiré tout ce qu’elle éprouvait de joie et de reconnaissance, elle accablait Denizà de touchantes caresses.

Puis on parla mariage.

M. et Mme  d’Hérigoyen se chargèrent de la demande au père de Mariette ; de plus, ils voulurent faire tous les frais du mariage.

Julian rendit ensuite compte à son ami de la façon dont il avait placé sa fortune et des deux maisons de ville et de campagne qu’il avait achetées pour lui.

Bernard remercia chaleureusement son ami et approuva tout ce qu’il avait fait.

Mariette ignorait la grande fortune que possédait son fiancé.

Quand elle l’apprit, elle dit avec un délicieux sourire :

— J’en suis heureuse ; j’ai vu de trop près la misère pour ne pas en avoir peur ; mais j’ai aimé Bernard croyant qu’il n’avait rien : si demain il perdait sa fortune, je l’aimerais encore davantage, si cela m’était possible.

Quinze jours après, le mariage fut célébré à la mairie et à l’église.

Les invités étaient nombreux.

Le père de la mariée se tint fort bien dans son habit noir.

Il ne restait plus rien en lui de l’ancien concierge. Il était devenu régisseur de la tête aux pieds.

Les véritables Parisiens ont cela de particulier, qu’en général la fortune ne les surprend jamais, parce qu’ils l’attendent toujours. Aussi, lorsqu’elle frappe par hasard à leur porte, les trouve-t-elle prêts à la recevoir, sans paraître déplacés dans leur nouvelle position.

Les fêtes du mariage furent splendides.

Elles eurent lieu a l’hôtel d’Hérigoyen et eurent un grand retentissement.

Les journaux du high-life en rendirent compte.

Commencées à Paris, elles se continuèrent à la campagne, où elles ne prirent fin qu’au bout de dix jours.

Les nouveaux mariés passèrent leur lune de miel dans leur campagne, où ils séjournèrent pendant toute la belle saison.

Puis, vers la fin du mois d’octobre, ils rentrèrent à Paris et s’installèrent dans leur maison de la rue Bénard, à Plaisance, que Julian avait achetée pour eux.

Sur ces entrefaites, la grande pensée du règne de Napoléon III avait eu, enfin, comme cela était facile à prévoir dès le premier jour, l’issue piteuse que chacun sait.

Le docteur d’Hérigoyen était rentré en France avec les glorieux débris de notre armée décimée, non par l’ennemi, mais par l’horrible vomito negro.

Le docteur revenait chevalier du Bain, commandeur d’Isabelle la Catholique, grand officier de la Légion d’honneur et membre de l’Institut.

On avait voulu lui ouvrir les portes du Sénat, mais il refusa : il se souvenait du 2 Décembre 1851.

D’ailleurs il appartenait sincèrement à l’opinion républicaine, et plus il avait vu et expérimenté de près l’Empire, plus ses convictions s’étaient affermies.

Les enfants du docteur, Bernard et sa femme avaient été au-devant de lui jusqu’à Cherbourg, où il devait arriver d’un moment à l’autre.

Ils l’attendirent.

En mettant le pied à terre, les premières personnes que vit le docteur furent ses enfants.

La joie fut immense de part et d’autre, et la rencontre véritablement attendrissante. Le soir même on retourna à Paris.

Ce fut avec une douce émotion et un bonheur indicible que le docteur prit possession et s’installa dans l’appartement que ses enfants avaient pris tant de soin de préparer pour lui.

Une seule chose restait obscure dans l’esprit du docteur.

Il ne comprenait rien à ce luxe princier, à ces apparences fastueuses dont il était entouré.

Tout cela l’inquiétait.

Il cherchait vainement à deviner les causes d’un changement aussi complet.

Enfin, n’y tenant plus, il demanda nettement une explication, qui ne se fit pas attendre.

Une conversation de dix minutes avec son fils et la lettre de don Cristoval de Cardenas, que Denizà lui fit lire le mirent tout de suite au courant de ce qui s’était passé.

Le docteur approuva hautement la conduite sage et délicate de sa fille ; il félicita chaleureusement Bernard de sa nouvelle fortune, et surtout de son mariage avec Mariette, pour laquelle il éprouvait une affection véritablement paternelle.

Sur ces entrefaites, un très bel hôtel mitoyen de l’hôtel d’Hérigoyen fut mis en vente par suite du décès de son propriétaire.

Julian, sans en parler à personne, pas même à sa femme, se rendit acquéreur de cet hôtel.

Il y mit aussitôt un monde d’ouvriers et en changea toutes les dispositions intérieures, dont il ne paraissait pas satisfait.

Ces travaux terminés, il fit meubler cet hôtel avec un grand luxe, et surtout avec le plus grand confort.

Cela fait, il acheta dix chevaux carrossiers, six chevaux de selle magnifiques, plusieurs voitures de différentes formes, engagea des domestiques en grand nombre ; puis en dernier lieu, il fit percer une porte de communication dans le mur mitoyen des deux hôtels.

Cette dernière mesure excita au plus haut point la curiosité de madame d’Hérigoyen.

Tous ces mystères l’intriguaient fort ; plusieurs fois elle avait été sur le point d’interroger son mari ; mais chaque fois, elle avait aperçu sur ses lèvres un sourire d’une expression si singulière que toujours elle s’était arrêtée au moment d’ouvrir la bouche.

La jeune femme s’était alors tournée vers son beau-père.

Mais celui-ci, d’une seule phrase, avait coupé court à toutes les questions de sa fille.

— Chère enfant, lui avait-il répondu, je ne connais pas le premier mot de cette affaire et je ne m’en inquiète pas le moins du monde, convaincu que tout ce que fait Julian, il a d’excellentes raisons pour le faire.

La jolie curieuse, ainsi repoussée de tous les côtés, s’était mordu les lèvres et avait boudé.

Si parfaite que soit une femme, elle a ses côtés faibles, ses nerfs, que sais-je ?

Mais Julian avait feint de ne pas remarquer cette bouderie, ce qui avait rendu Denizà furieuse.

Un matin, après le déjeuner, il annonça à sa femme de l’air le plus indifférent qu’il attendait à dîner, le jour même, quelques amis qu’elle serait probablement heureuse de voir, et il la pria de donner ses ordres en conséquence.

Puis il embrassa sa femme, et sortit pour aller, dit-il, voir son ami Bernard et l’inviter, ainsi que sa femme, à venir le voir.

— Mon mari n’est plus le même, ajouta Denizà avec dépit dès qu’elle fut seule, il y a certainement quelque chose qu’il me cache.

En ce moment, elle entendit le roulement de la voiture qui s’éloignait.

— Où peut-il aller ainsi ? ajouta-t-elle. Je le saurai.

Elle devait l’apprendre le jour même.

La voiture s’arrêta aux Tuileries, devant la grille qui fait face à la rue Castiglione, derrière une autre voiture que Julian reconnut pour appartenir à Bernard.

Il descendit et pénétra dans le jardin.

Il aperçut presque aussitôt son ami, commodément installé à une table du café de la grande allée, et fumant une cigare, tout en buvant à petits coups un grand verre de café froid, mélange d’eau glacée.

Julian lui serra la main et s’assit près de lui, en ordonnant au garçon de lui servir un soda-water.

— Eh bien ? demanda-t-il à son ami.

— Tout est terminé depuis ce matin, répondit Bernard. Rien ne manque. J’ai suivi tes plans à la lettre. C’est véritablement une maison sonorienne, à l’intérieur, bien entendu ; le jardin d’hiver est surtout magnifique. Mais cela, je t’en avertis, coûtera des sommes folles.

— Bah ! fit Julian en riant, c’est son affaire ; je n’ai fait que me conformer à ses intentions. Le principal est qu’il soit satisfait…

— Il le sera, je t’en réponds. Le diable m’emporte s’il ne se croira pas à sa chère Florida !

— Tant mieux si cela est ainsi. Se trouvant bien, il restera plus longtemps avec nous.

— C’est pardieu vrai ! je n’y avais pas songé. Veux-tu visiter l’hôtel avant son arrivée ?

— Certes. Mais nous avons du temps devant nous ; ils n’arrivent qu’à quatre heures. Ils ont commandé un train particulier. Ils ont je ne sais combien de wagons de bagages ; ils amènent avec eux jusqu’à des mustangs des prairies.

— Bonnes bêtes ; cela me fera plaisir de les revoir.

— De qui parles-tu ? dit Julian en riant ; des gens ou chevaux ?

— Je parle des mustangs, caraï ! Tu sais combien j’aimais le mien, mon pauvre Negro ! Et toi, où en es-tu ?

— J’ai complètement terminé aussi ; mais il est temps que tout cela finisse. Ma femme est furieuse contre moi ; tous ces mystères lui agacent les nerfs au plus haut degré. Tout à l’heure, quand je l’ai quittée, elle avait presque les larmes aux yeux. J’ai été sur le point de tout lui avouer tant j’étais peiné.

— Pauvre chère Denizà ! elle doit en effet être bien malheureuse. Elle n’est pas accoutumée à toutes ces cachotteries ; aussi je me suis bien gardé d’aller la voir ; si elle m’avait interrogé de sa douce voix, je crois que je n’aurais pas eu le courage de me taire, et que je lui aurais tout dit malgré la promesse que je t’ai faite.

— Je te reconnais bien là, poltron ! dit gaiement Julian en vidant son verre et le reposant sur la table ; tu sais que nous comptons sur ta femme ce soir ?

— Je le lui ai dit, elle arrivera à six heures et demie ; c’est bien l’heure n’est-ce pas ?

— Oui, elle ne sait rien ?

— Pas un mot ; d’ailleurs, avec elle, il est facile de ne rien dire ; elle n’interroge jamais ; elle sait que lorsque je sors c’est presque toujours pour aller te voir, cela lui suffit.

— À la bonne heure ! cette gentille Mariette est un véritable bijou.

— Tu as raison ; aussi, ma foi, je me laisse égoïstement dorloter par elle ; je l’aime, sur ma foi, tous les jours davantage. Moque-toi de moi, si tu veux, cela m’est égal.

— Je m’en garderai bien, cher ami, d’autant plus que je suis absolument dans la même situation que toi. À propos, et Tahera, qu’en fais-tu ?

— Il s’est construit une enramada dans mon jardin ; il s’y est installé, et n’en sort presque plus ; il se trouve très heureux ; d’ailleurs, je le laisse vivre à sa guise, et il fait à peu près ce qu’il veut.

— Tu as, ma foi, bien raison ! Partons. Envoie ta voiture à la gare de l’Ouest, où elle attendra l’arrivée de notre monde, et monte avec moi dans la mienne.

— C’est entendu.

Bernard appela le garçon, solde la dépense, et les deux amis, le cigare à la bouche, quittèrent le jardin des Tuileries ; ils montèrent en voiture, après avoir donné l’ordre au cocher de Bernard de se rendre à la gare de l’Ouest et d’attendre, ainsi que cela avait été convenu.

Le coupé de Julian d’Hérigoyen gagna la place de la Concorde, s’engagea dans les Champs-Élysées, tourna dans la rue de Berri, prit le faubourg du Roule, et enfin, après quelques détours, la voiture enfila le boulevard de Courcelles et s’arrêta devant un magnifique hôtel, d’aspect grandiose, situé à l’angle opposé du boulevard, à cinquante ou soixante mètres tout au plus de l’hôtel d’Hérigoyen.

Aussitôt que les deux hommes eurent mis pied à terre, le coupé partit au grand trot, et alla attendre au tournant du boulevard.

Julian et Bernard pénétrèrent dans l’hôtel par le guichet.

Ils étaient attendus ; la livrée était groupée dans la cour d’honneur.

Il n’y avait encore, en fait de domestiques, que le concierge, un chef de cuisine ayant longtemps habité le Mexique, six valets de pied, six cochers, des palefreniers et quelques marmitons.

Les autres domestiques devaient arriver avec les maîtres.

Tous ces gens parlaient couramment l’espagnol.

La connaissance approfondie de cette langue avait été une des principales conditions de leur engagement.

La plupart d’entre eux étaient Basques et personnellement connus de Bernard.

Cette espèce de revue terminée, les deux hommes commencèrent la visite de l’hôtel.

Tout était dans le meilleur ordre et absolument comme Bernard l’avait annoncé à son ami.

Les chevaux attendaient dans les écuries et les voitures sous les remises.

Les appartements, très vastes, bien éclairés et admirablement disposés, étaient meublés avec le plus grand luxe ; et ainsi que Julian l’avait recommandé, les appartements ressemblaient par leurs dispositions et les meubles dont ils étaient garnis à l’hacienda de la Florida.

L’imitation avait été poussée jusqu’à un point inouï, c’était vraiment a s’y méprendre.

Mais ce qui arracha a Julian un véritable cri d’admiration, ce fut la vue d’un immense jardin d’hiver, de plain-pied avec tout le rez-de-chaussée de l’hôtel, délicieusement dessiné et rempli à profusion de toutes les magnifiques plantes de la riche flore tropicale.

Ce jardin d’hiver avait une étendue de douze cents mètres. Il paraissait en avoir le double, tant les allées venaient, allaient, s’enchevêtraient les unes dans les autres et revenaient sur elles-mêmes.

L’ensemble était ravissant, les détails admirables.

C’était véritablement une merveille.

Ce jardin avait dû coûter des sommes folles, ainsi que disait Bernard ; douze jardiniers étaient spécialement chargés de l’entretien de ce rêve féerique des Mille et une Nuits.

Le parc, très vaste et fourni d’arbres de hautes futaies, enserrait de tous les côtés, sauf de celui de l’hôtel, ce jardin d’hiver et lui formaient un cadre splendide.

Il avait fallu le travail incessant de cent cinquante ouvriers pendant quinze longs mois consécutifs, pour amener ce jardin merveilleux à la perfection qu’il avait enfin atteinte.

La visite terminée, et elle se prolongea pendant plus de deux heures, Bernard donna l’ordre au premier cocher de l’hôtel de faire atteler un landau de maître, un fourgon de campagne, et de donner l’ordre aux palefreniers de se rendre, sous la surveillance du deuxième cocher, à la gare de l’Ouest pour en ramener des chevaux.

Voitures et gens devaient être arrivés à la gare dix minutes avant quatre heures.

La voiture de maître devait stationner devant la grande entrée ; les nombreux bagages seraient transportés à l’hôtel par les fourgons du chemin de fer ; il n’y avait donc pas à s’en occuper.

Il était un peu plus de trois heures.

Les deux amis quittèrent l’hôtel, regagnèrent leur voiture, et se firent conduire au chemin de fer de l’Ouest, à la gare, du côté de la rue d’Amsterdam.

On était en 1867, un mois ou deux au plus avant l’ouverture de l’Exposition universelle.

Les étrangers affluaient à Paris de tous les coins du globe, même les plus éloignés et les plus inconnus, à la grande joie des badauds qui, du matin jusqu’au soir, et parfois la nuit, assiégeaient les gares de chemins de fer, afin d’admirer les toilettes et les costumes variés et souvent très excentriques de ces étrangers.

Le train dans lequel se trouvaient les voyageurs attendus par Julian n’était pas un train réglementaire, il avait été spécialement formé pour eux.

Grâce à cette circonstance, toute fortuite, il n’y avait que très peu de curieux à la gare, les obstinés seulement ; ceux qui, ainsi que l’a si bien dit Victor Hugo, restent en contemplation devant un mur derrière lequel il pourrait se passer quelque chose.

Cependant un rassemblement s’était formé rue d’Amsterdam devant la grille d’arrivée de la ligne de Normandie, pour admirer quatre voitures de maîtres attelées de grands carrossiers de haut prix, venues l’une après l’autre s’arrêter au pied du quai de débarquement, et d’un fourgon d’allures plus modestes, mais attelé lui aussi de chevaux magnifiques, et dans lequel plusieurs palefreniers étaient assis, causant entre eux dans une langue étrangère.

Sauf une, les quatre voitures étaient vides.

Les valets de pied, en riche livrée, ouvrirent les portières de toutes les voitures du côté du quai, et ils attendirent.

Quatre heures sonnèrent, le sifflet de la locomotive se fit entendre.

Le train entrait en gare.

Julian et Bernard avaient pénétré dans l’intérieur de la gare ; ils avaient causé pendant quelques instants avec le chef de gare, pour lui faire certaines recommandations urgentes ; puis, après s’être entendus avec lui, ils s’étaient hâtés de se rendre sur le quai.

Sept personnes descendirent d’un wagon-salon. Deux autres wagons contenaient les domestiques.

Ces sept personnes, bien connues du lecteur, étaient la famille Cardenas d’abord, don Cristoval, doña Luisa, doña Mercédès et don Pancho de Cardenas ; puis madame la comtesse de Valenfleurs, le comte Armand et Vanda, plus ravissante que jamais.

Nous n’appuyerons que très légèrement sur la réception faite par les deux amis aux voyageurs.

Certaines choses sont presque impossibles a décrire, quand il s’agit de sentiments véritables ; nous nous bornerons à constater qu’elle fut telle que tous ces amis qui se revoyent après une longue séparation l’espéraient : affectueuse, et des plus cordialement sympathiques de part et d’autre.

Mais le plus joyeux de tous était Dardar, le beau chien du mont Saint-Bernard appartenant au jeune comte ; il courait, aboyait, sautait et caressait tout le monde.

Ce fut à grand’peine que Charbonneau, le brave et dévoué chasseur canadien, dont la comtesse de Valenfleurs n’avait pas voulu se séparer, réussit à le calmer et à lui passer une laisse, afin qu’il ne se perdît pas dans la foule qui encombrait le quai de débarquement.

Lorsque les voyageurs partirent, les valets de pied mirent le chapeau a la main, et ils se placèrent aux portières pour recevoir les ordres.

Julian conduisit don Cristoval et sa famille à leur voiture, et Bernard accompagna madame la comtesse de Valenfleurs à la sienne.

Don Cristoval examina l’attelage en amateur, puis la voiture, puis enfin les gens ; il parut satisfait.

Cependant, un léger nuage assombrissait son visage.

— Voici des serviteurs qui font honneur à leur maître, dit-il ; mais nous aurons malheureusement bien de la peine à nous entendre.

— Bon ! pourquoi cela ? répondit gaiement Julian.

Baya pues, répliqua le Sonorien, tout simplement parce qu’ils parlent le français, et que moi, je ne parle que l’espagnol.

— N’ayez pas de soucis pour cela, cher seigneur, tous vos gens, depuis le premier jusqu’au dernier, parlent l’espagnol ; je les ai fait venir tout exprès de mon pays, situé sur la frontière même de l’Espagne ; soyez donc sans inquiétude à cet égard.

Le visage de l’haciendero s’éclaira subitement.

— Merci, dit-il, en serrant la main de Julian.

Ce mot fut prononcé avec un tel accent de reconnaissance, que Julian se trouva amplement payé de toutes ses peines.

— À six heures et demie sans faute, n’est-ce pas ? dit-il.

— Comptez sur mon exactitude, répondit don Cristoval de Cardenas avec un sourire de bonne humeur, en montant dans sa voiture.

Le cocher toucha, et la voiture partit au grand trot.

Julian s’approcha alors du landau de la comtesse de Valenfleurs, dont la portière était restée ouverte, et, saluant la comtesse, il lui dit à voix basse :

— À cinq heures et demie, comme vous savez.

— C’est convenu, mon ami, répondit-elle en souriant.

Le valet de pied ferma la portière et la voiture s’éloigna rapidement.

Les nombreux domestiques de don Cristoval de Cardenas montèrent dans le fourgon de campagne, où ils s’installèrent du mieux qu’ils purent, en jetant des regards effarés autour d’eux.

Tous ces hommes étaient des Sonoriens à demi sauvages, nés sur les domaines de don Cristoval de Cardenas, et, en toute leur vie, ils n’avaient vu d’autres villes que Urèz, Hermosillo et Guaymas, où ils s’étaient embarqués.

Depuis leur débarquement au Havre, ils étaient en proie à une admiration qui touchait presque à l’hébétement ; le chemin de fer surtout, dont ils ne se rendaient pas un compte bien net, bouleversait toutes leurs idées.

Trois remises à quatre places emportèrent les domestiques de la comtesse de Valenfleurs.

Mais il fallut une voiture spéciale pour emmener Dardar et son gardien Charbonneau.

Julian et Bernard, laissant les palefreniers de l’haciendero attendre que les mustangs, au nombre de douze, tous d’une rare beauté, fussent débarqués, regagnèrent leurs voitures, quittèrent enfin la gare, se séparèrent pour se rendre chacun chez soi.

À cinq heures, Julian d’Hérigoyen était de retour à son hôtel.

Après avoir changé de toilette, Julian se rendit dans l’appartement de sa femme.

Madame d’Hérigoyen venait de descendre au jardin.

Julian se hâta de l’y aller rejoindre.

Après l’avoir embrassée, il lui fit compliment sur sa toilette, délicieuse de goût, de simplicité et de fraîcheur, et il lui offrit galamment le bras pour continuer sa promenade, ce que Denizà accepta en souriant.

Ils firent ainsi plusieurs tours de jardin, en causant de choses indifférentes.

Denizà, sans en avoir l’air, dirigeait sa promenade de façon à se rapprocher peu à peu de la porte qui l’intriguait si fort.

Julian riait sous cape de l’innocent manège de sa femme, et il la laissait faire sans paraître s’en apercevoir.

Tout à coup, la jeune femme s’arrêta :

— Ah ! s’écria-t-elle, avec une feinte surprise.

— Quoi donc ? demanda Julian.

— Une porte !

— Ma foi, oui ! dit Julian avec bonhomie.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Dame, répondit Julian en riant, à mon avis, une porte signifie toujours un passage, une communication pour relier un endroit à un autre, répondit-il d’un air naïf.

— Tu te moques de moi ! dit-elle en frappant du pied.

— Curieuse ! reprit-il en l’embrassant.

— Je veux savoir ce que signifie cette porte ! reprit-elle avec une moue charmante.

— Dame ! je te l’ai expliqué, il me semble ! une porte…

— Ce n’est pas cela ! s’écria-t-elle en lui coupant nettement la parole, car elle se fâchait ; cette porte cache un mystère ; c’est ce mystère que je veux connaître.

— Je vais vous le révéler, moi, madame, répondit une voix au timbre à la fois doux et harmonieux.

Denizà, toute saisie, regarda son mari ; celui-ci lui souriait.

Au même instant, la mystérieuse porte s’ouvrit et une dame parut.

— Madame la comtesse de Valenfleurs ! s’écria Denizà, au comble de la joie, en bondissant comme une jeune chevrette et se jetant dans les bras de la comtesse. Oh ! quelle délicieuse surprise ; et se tournant en souriant vers son mari, qui la regardait avec amour : Méchant, qui m’as tant tourmentée, ajouta-t-elle, je te pardonne, car je suis bien heureuse, et c’est a toi que je le dois !

Derrière la comtesse venaient ses deux enfants.

Les embrassades recommencèrent.

Puis, la première émotion un peu calmée, ce fut le tour des confidences.

Elles furent longues, si longues même, que Julian fut obligé d’avertir plusieurs fois sa femme qu’il était temps de rentrer dans les appartements pour recevoir les autres convives attendus.

— À propos, je vous demande à dîner, dit la comtesse en riant. Je ne suis à Paris que depuis une heure à peine, et je n’ai rien chez moi.

— Votre couvert est mis, chère Léona, nous vous nourrirons vous et vos chers enfants. Mon mari m’avait prévenue ce matin qu’il attendait aujourd’hui plusieurs personnes à dîner. Quel dommage ! ajouta-t-elle, que nous ne puissions point passer cette première soirée en famille, nous avons tant de choses à nous dire, après une si longue séparation ! Ces indifférents qui vont s’asseoir à table près de nous gâteront toute ma joie, mais mon mari n’en fait jamais d’autres.

Et elle le menaça gentiment du doigt.

— C’est terrible, répondit la comtesse en souriant ; mais il nous faut en prendre notre parti. D’ailleurs, maintenant que nous habitons pour ainsi dire ensemble, les occasions de nous voir ne nous manqueront pas.

— C’est égal, je suis furieuse !

Julian ne disait rien, mais il souriait de plus belle.

Il offrit son bras à madame de Valenfleurs, et l’on rentra.

À peine était-on assis depuis dix minutes, que le roulement rapide d’une voiture se fit entendre.

Presque aussitôt un valet de pied souleva la portière et annonça d’une voix vibrante :

— Le señor don Cristoval de Cardenas, la señora don Luisa de Cardenas, doña Mercédès et don Pancho de Cardenas !

— Oh ! s’écria Denizà, en portant la main à son cœur et se levant toute pâlissante, c’est trop ! c’est trop de joie à la fois !

Madame la comtesse de Valenfleurs et Julian s’élancèrent avec inquiétude vers la jeune femme, mais elle les repoussa doucement.

— C’est passé, dit-elle avec un charmant sourire ; oh ! la joie trop vive fait presque autant de mal que la douleur. Soyez le bienvenu, señor don Cristoval, et vous aussi, chère doña Luisa, ainsi que vos chers enfants.

Alors ce fut un flot montant de caresses et de compliments qui menaçait de ne jamais tarir.

Mais heureusement le docteur d’Hérigoyen, Bernard et sa femme entrèrent presque en même temps dans le salon et vinrent faire ainsi diversion.

Puis on annonça le dîner et on passa dans la salle à manger.

Lorsque les premiers services eurent enfin disparu, la conversation, un peu languissante jusqu’à ce moment, devint alors générale.

— Laissez-moi vous dire avant tout, s’écria l’haciendero, que nous sommes dans l’admiration. Don Julian, vous et votre ami don Bernardo, vous m’avez ménagé la plus agréable surprise. Ma foi, nous sommes en famille ici, pourquoi ne l’avouerai-je pas ? Ma femme et moi nous avons été touchés jusqu’aux larmes en pénétrant dans notre hôtel ; nous avons cru rentrer à la Florida après une longue excursion dans la savane. C’est véritablement miraculeux ! Tout y est, jusqu’à la salle a manger. Je me suis senti tout de suite à mon aise ; dès le premier moment, j’étais chez moi ! Que de soins et de mémoire il vous a fallu, cher ami, pour reconstituer tout cela tel que vous l’avez vu là-bas, dans l’Arizona !

— La mémoire du cœur suffit pour cela, répondit Julian avec émotion ; on fait ce que l’on peut pour prouver à ses amis que l’on n’oublie rien, ajouta-t-il avec intention.

L’haciendero sourit et se hâta de changer de conversation.

Il redoutait surtout des allusions, si voilées qu’elles fussent, de la part des amis qu’il aimait tant et qui lui devaient leur bonheur.

Vers la fin du dîner, don Cristoval dit tout à coup :

— À propos, vous vous souvenez sans doute du Mayor ?

— Certes, répondit Julian.

— Nous avons de bonnes raisons pour cela, ajouta Bernard.

— Serait-il ressuscité ? demanda le docteur en riant.

— Précisément, reprit don Cristoval. Tout le monde le croyait mort ; eh bien, pas du tout : cette fois encore il avait échappé, par la protection du Diable sans doute.

— Cela est évident, dit Bernard en riant ; ils ont fait un pacte ensemble. Mais le Diable sera volé, le Mayor est plus fin que lui.

— Pendant près d’un an on n’entendit pas parler de lui, puis tout à coup il reprit ses brigandages ; il a disparu de nouveau depuis six mois, cette fois définitivement, assure-t-on. Il paraît, du moins tel est le bruit qui court, il paraît, dis-je, qu’il est très riche ; par exemple, j’ignore quel est le malheureux qui a fait les frais de cette fortune mal acquise ; quant à ce hideux coquin de Felitz Oyandi, que vous avez arrêté vous-même à la Florida, le jour de votre mariage, vous en souvenez-vous ?

— Parfaitement, dit Julian.

— Quant à celui-là il doit être mort, ajouta Bernard.

— Pas le moins du monde, il est très vivant, au contraire, il a, on ne sait comment, réussi à s’échapper la veille même du jour où il devait être fusillé. On ne sait pas ce qu’il est devenu ; où diable peuvent être passés ces deux affreux bandits ?

— Felitz Oyandi aura été rejoindre le Mayor, ces deux gaillards-là sont faits l’un pour l’autre, dit Bernard en riant.

— Dans tous les cas, dit Julian, je ne leur conseille pas de venir à Paris, car s’ils osaient s’y risquer, ce serait leur dernière étape.

— Je ne serai véritablement heureuse, murmura Denizà à demi-voix, que lorsque je serai certaine que ces deux hommes sont enfin réduits à l’impossibilité de nuire.

— Tu n’a plus rien à redouter ni de l’un ni de l’autre, ma chérie, lui dit tendrement Julian.

Nous n’insisterons pas davantage sur les événements de cette histoire rétrospective qui ne saurait être qu’un résumé très succinct.

Les trois années qui suivirent se passèrent sans incidents dignes d’être rapportés.

Nos personnages étaient heureux et jouissaient paisiblement de ce bonheur si chèrement acheté.

On n’avait plus entendu parler des deux féroces bandits.

Cette fois tout faisait supposer qu’ils ne reparaîtraient plus.

Le docteur d’Hérigoyen et don Cristoval de Cardenas les croyaient morts.

Seuls, Julian et Bernard, plus avisés ou plus soupçonneux, se tenaient sur leurs gardes.

L’haciendero avait fait un court voyage au Mexique ; mais il s’était hâté de revenir à Paris qu’il affectionnait chaque jour davantage.

Nous ajouterons qu’au moment où recommence notre récit, c’est-à-dire au commencement de l’année funeste 1870, Vanda avait près de seize ans et Armand de Valenfleurs vingt et un.

Tous deux avaient tenu ce qu’ils promettaient.

Ils étaient admirablement beaux, et ils commençaient à s’apercevoir, chacun à part soi, et sans peut-être oser se l’avouer à eux-mêmes, qu’il était fort heureux pour eux de ne pas être frère et sœur.