Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/IV

La bibliothèque libre.

IV

COMMENT ARMAND DE VALENFLEURS ET VANDA S’EXPLIQUÈRENT ET CE QUI S’ENSUIVIT.


Cependant, on était arrivé aux premiers jours de mai, un soleil splendide faisait étinceler les feuilles nouvelles emperlées de rosée.

Un jeudi, vers huit heures du matin, le comte Armand de Valenfleurs et Vanda, sa sœur adoptive, qu’il avait si miraculeusement sauvée dans les savanes sonoriennes, tous deux éclatants de jeunesse et de beauté, montés sur de magnifiques barbes, et suivis à distance par deux domestiques de confiance, également montés, parcouraient au galop de chasse les allées du bois de Boulogne, presque désertes à cette heure matinale, surtout en cette saison encore très peu avancée.

Il galopaient côte à côte, les traits animés par leur course rapide.

Tous deux semblaient songeurs.

Depuis près d’une demi-heure déjà, pas un mot n’avait été échangé entre eux.

Parfois, la jeune fille, à travers le velours de ses longs cils, jetait, en penchant légèrement sa charmante tête, un regard furtif sur son compagnon, de plus en plus préoccupé ; puis elle détournait la tête avec un secret dépit.

Enfin, à bout de patience et n’y pouvant tenir davantage, la jeune fille arrêta brusquement son cheval, qu’elle maniait avec une grâce consommée, et d’une voix légèrement émue :

— Mon frère, dit-elle, retournons-nous ou continuons-nous notre promenade ?

Au son de cette voix mélodieuse frappant son oreille à l’improviste, Armand tressaillit, releva la tête, et, esquissant un sourire :

— Comme il vous plaira, chère Vanda ! répondit-il.

Vanda fit un vif mouvement d’impatience.

— Je ne sais vraiment à quoi vous pensez, mon frère ? reprit-elle.

— À vous toujours, Vanda.

— La phrase est galante ; je vous en remercie, mon frère, répondit-elle avec un sourire légèrement ironique, mais je vous avoue que je n’en crois pas un mot. D’ailleurs, ajouta-t-elle avec intention, est-ce qu’un frère pense ainsi toujours à sa sœur.

— Vous n’êtes pas ma sœur, chère Vanda, répondit-il doucement, et j’en remercie le Ciel.

La jeune fille, peut-être pour cacher la rougeur qui avait subitement empourpré son charmant visage, fit sentir la cravache à son cheval, et repartit au galop.

Armand la suivit.

— Il faut avouer, reprit-elle après un instant, que vous n’êtes pas aimable ce matin, Armand ?

— Moi ? s’écria-t-il avec surprise, vous aurais-je blessée sans le vouloir ?

— Blessée ! non, mon frère, mais douloureusement froissée, reprit-elle avec une légère moue qui la rendait plus ravissante encore.

— Et comment cela ? mon Dieu ! s’écria-t-il de plus en plus étonné.

— En me rappelant que je ne suis pas votre sœur, Armand, mais seulement une pauvre fille abandonnée et recueillie par pitié par votre chère et excellente mère.

— Vanda ! cruelle enfant ! s’écria-t-il avec douleur, pouvez-vous donner un sens aussi affreux à mes paroles ?

— Vous vous méprenez, mon ami ; je sais tout ce que je vous dois, à vous, mon sauveur. Jamais je n’essaierai d’expliquer vos paroles ; au contraire, je conserverai toujours, soyez-en bien convaincu, une profonde reconnaissance pour les bienfaits dont vous m’avez comblée.

— De la reconnaissance ? Toujours ce mot ! murmura-t-il tristement.

— Que dites-vous ? demanda-t-elle curieusement.

— Rien, chère Vanda, rien du moins qui vous intéresse.

— Tout ce qui vous touche m’intéresse, Armand, répondit-elle avec sentiment.

— Bien vrai ? fit-il en essayant de sourire.

— En doutez-vous ? reprit-elle d’une voix mutine.

— Que sais-je ? murmura-t-il en retombent dans sa tristesse.

— Vraiment, je renonce à vous comprendre, fit-elle avec dépit.

— Eh ! suis-je bien sûr de me comprendre moi-même ? reprit-il en hochant la tête.

— Qu’avez-vous, mon frère ? Vous m’inquiétez sérieusement. D’où provient cette tristesse, qui depuis quelque temps s’est emparée de vous ? Seriez-vous indisposé, souffririez-vous ?

— Je n’ai rien, je vous assure ; je suis comme tous les jours.

— Oui, depuis quelque temps, reprit-elle avec mélancolie : autrefois, il y a quelques mois à peine, nous nous disions tout ; nous n’avions pas de secrets l’un pour l’autre.

— C’est vrai, chère Vanda, fit-il avec un soupir étouffé ; mais nous étions des enfants alors.

— Que sommes-nous donc à présent ? répliqua-t-elle avec un doux sourire.

— Vous êtes une adorable jeune fille, que tout le monde admire, chère Vanda.

— Allons ! dit-elle gaiement, tout n’est pas perdu encore, vous redevenez galant ; merci, Armand ; mais vous, qu’êtes-vous à présent ?

— Moi, Vanda, je sens que je suis un homme, car je commence à souffrir.

— Oh ! pourquoi ne me le disiez-vous pas ! J’aurais essayé de vous consoler, mon frère, comme je le faisais autrefois quand vous aviez des chagrins.

— Ces chagrins n’étaient que des enfantillages, Vanda ; aujourd’hui, ce sont de véritables douleurs.

— Mon frère…

— Je vous en supplie, Vanda, ne me donnez plus ce nom de frère.

— Vous me le défendez ?

— Non, je vous en prie !

— Ce nom vous semble donc bien odieux ?

— Non, chère Vanda, bien loin de là !

— Mais, alors ?

— Dans votre bouche, il me fait mal : appelez-moi Armand, comme moi je vous nomme Vanda.

— Vous ne m’aimez plus, Armand ?

— Moi ! s’écria-t-il avec une telle énergie, que son cheval fit un écart.

— Oui, reprit-elle avec tristesse, et moi pourtant je vous aime toujours.

— Oui, comme une sœur, répondit-il avec amertume.

La jeune fille rougit, baissa les yeux, détourna la tête et ne répondit pas.

Il y eut un assez long silence, pendant lequel les deux jeunes gens galopèrent un peu à l’aventure, et sans trop s’occuper de la direction qu’ils suivaient.

Ce fut Armand, qui, le premier, entama de nouveau la conservation.

— Vanda, dit-il, vous allez avoir seize ans ; vous êtes belle, oh ! bien belle ! de plus, vous êtes riche…

— Moi, je suis riche ? interrompit-elle vivement.

— Ne le savez-vous pas, chère enfant ? vous possédez plus de cent mille livres de rente.

— Que m’importe cette fortune !… dit-elle avec indifférence ; mais je ne vois pas d’où elle pourrait me venir ; vous vous raillez de moi, Armand.

— Dieu m’en garde ! chère Vanda ; vous la portiez avec vous lorsque je vous ai…

— Trouvée, dites le mot, mon ami, il ne saurait me blesser dans votre bouche, car il est vrai ; et peut-être, ajouta-t-elle plus bas, peut-être aurait-il mieux valu pour moi que je mourusse dans la savane.

— Vanda ! chère Vanda ! pouvez-vous parler ainsi ?

— Bah ! qui fait attention aux paroles d’une enfant ? dit-elle avec une douloureuse ironie, et je ne suis pas autre chose, pour vous du moins ; mais continuez, je vous prie, Armand, j’avais donc avec moi cette fortune.

— Oui ; l’auriez-vous donc véritablement oublié !

— Il faut que vous sachiez une chose, mon ami, que je n’ai jamais eu jusqu’à présent occasion de vous dire : c’est que depuis le jour où vous m’avez sauvée, je me suis appliquée, et j’ai fait les plus grands efforts pour effacer de ma mémoire le passé ténébreux et si triste de ma première existence… Je ne me souviens plus de rien, j’ai tout oublié ; ma vie ne date pour moi que du jour béni où j’ai été adoptée par votre bonne mère et par vous, cher Armand. J’ai cru devoir faire ce sacrifice à ma reconnaissance, afin d’être entièrement libre de chérir mes sauveurs et mes bienfaiteurs.

— Chère Vanda, aucune femme ne possède autant et aussi complètement que vous toutes les délicatesses de l’âme. Je vous remercie pour ma mère.

— Trêve de galanterie, je vous prie, Armand, et revenons à ce que nous disions tout à l’heure. Donc je suis riche ; veuillez me dire quelles conséquences cette fortune, si elle existe réellement, peut avoir sur mon avenir ?

— D’immenses, hélas !

— Vous les regrettez ainsi, sans les connaître ?

— Oui, parce que je les prévois à l’avance.

— Dans votre pensée, quelles sont-elles ?

— Il en est une, la principale, dont toutes les autres découleront.

— Laquelle, s’il vous plaît ?

— Vous vous marierez.

— Vous vous trompez, mon ami ; probablement, je ne me mariera ! jamais.

— Vous dites cela, Vanda, et vous le croyez certainement ; mais quelque jour, dans un avenir plus ou moins rapproché, le hasard vous fera rencontrer dans un salon un brillant cavalier, aimable, beau…

— Jamais aucun homme, dit-elle avec sentiment, ne me semblera aussi beau que vous, Armand, ni aussi noble, ni aussi généreux.

— Votre heure sonnera tôt ou tard, chère Vanda, vous aimerez ! Vous ne comprenez pas cela encore, chère enfant, parce que, chaste et pure jeune fille que vous êtes, vous n’avez pas encore senti les battements de votre cœur.

Par un mouvement irrésistible, la jeune fille posa sa main mignonne sur le bras du jeune homme, et, d’une douceur étrange :

— Armand, dit-elle, j’ai dans ce cœur, dont je n’ai pas encore senti les battements, gravée en traits de feu, depuis six ans, l’image du seul homme que j’aimerai jamais.

— Vanda ! s’écria le jeune homme éperdu, que voulez-vous dire ?

— Rien, si vous ne me comprenez pas ; sinon, que je suis bien malheureuse !

— Eh quoi ? il serait possible ! vous m’aimeriez ! s’écria-t-il au comble de la joie.

— Peut-être en ai-je trop dit !… Armand, mon frère, parlez à notre mère : quant à présent, je vous en prie, brisons-là et causons comme frère et sœur.

Et sans doute pour adoucir ce que cette réponse avait de trop sévère, elle ôta son gant de la main droite et la tendit au jeune homme, qui la couvrit de baisers brûlants.

— Assez, assez ! je vous en supplie, Armand, murmura-t-elle en retirant sa main, que le jeune homme essayait de retenir dans les siennes ; je souffre ! ajouta-t-elle en pâlissant légèrement.

Mais presque aussitôt ses fraîches couleurs reparurent, et elle fixa ses yeux pleins de douces langueurs sur le jeune homme avec une indicible tendresse.

Ils firent alors, comme d’un commun accord, tourner leurs chevaux.

— Où allons-nous, Armand ? demanda Vanda avec un gai et frais sourire.

— Nous retournons à l’hôtel, répondit-il, y consentez-vous ?

— Oui, répondit-elle, notre promenade a assez duré.

— Le regrettez-vous donc, chère Vanda ?

— Non, Armand ; car, tôt ou tard, ce qui s’est passé entre nous aujourd’hui devait avoir lieu : une explication était indispensable, car nous n’aurions pas tardé à ne plus nous comprendre.

— Mais, maintenant, nous nous comprenons, n’est-ce pas ?

— Je l’espère, du moins, répondit-elle avec un charmant sourire.

Ils continuèrent à causer ainsi gaiement en galopant côte à côte.

Depuis quelques instants déjà, un cavalier galopait de l’autre côté de l’allée, presque en face d’eux, et suivant la même direction.

Ce cavalier était un homme de haute stature, déjà âgé, vêtu d’un élégant costume du matin, et montant une bête de grand prix.

Le visage de cet homme avait dû être fort beau ; il l’aurait même été encore, sans une énorme balafre, partant de la tempe gauche, et qui, après avoir creusé un profond sillon tout le long de la joue, allait se perdre dans sa barbe grisonnante, qu’il portait entière ; le haut de son visage était caché par les larges ailes d’un magnifique chapeau de Panama et ses yeux disparaissaient derrière un binocle qui les couvrait entièrement.

Cet homme paraissait appartenir au meilleur monde : il y avait dans toutes les allures de son corps une élégance innée, jointe à une certaine roideur de pose, qui dénotait au premier coup d’œil l’ancien officier de cavalerie.

Les deux jeunes gens, tout entiers à leur conversation, avaient à peine remarqué l’étranger, qui du reste ressemblait à un promeneur ordinaire, dont ils n’avaient pas à s’occuper.

Mais il n’en était pas de même de celui-ci.

Souvent il tournait la tête de leur côté et les examinait avec la plus sérieuse attention.

Plusieurs fois même, comme malgré lui, il avait fait un mouvement comme pour traverser la route et se rapprocher des deux jeunes gens.

Mais, chaque fois, il s’était arrêté et avait continué à suivre le côté de l’allée qu’il tenait, d’un air pensif.

Cependant, au moment où les jeunes gens allaient arriver au grand lac du bois de Boulogne, l’étranger se décida tout à coup.

Il traversa l’allée et mettant le chapeau à la main, il dit à Armand, avec une exquise politesse :

— Pardon, monsieur, un mot, s’il vous plaît ?

Armand se retourna, regarda l’inconnu, lui rendit son salut, et ralentissant l’allure de son cheval :

— Que désirez-vous, monsieur ? lui répondit-il.

— Monsieur, reprit l’étranger, je vous prie tout d’abord d’excuser la question singulière que je désire avoir l’honneur de vous adresser.

Le jeune homme examina plus attentivement l’étranger, qu’il ne l’avait fait encore, et il ne dissimula que difficilement le mouvement de répulsion pour ainsi dire instinctif que lui causait cet homme.

— À qui ai-je l’honneur de parler, monsieur ? répondit-il.

L’inconnu hésita pendant une seconde.

— Je ne crois pas, répondit-il enfin, que, pour que vous répondiez à la question que je désire vous adresser, il soit nécessaire, monsieur, que je vous dise qui je suis.

— Vous vous trompez, monsieur, répondit avec un peu de hauteur le jeune comte, je n’ai pas l’honneur de vous connaître ; vous-même m’avez averti que cette question sera singulière ; il est donc indispensable que je sache qui vous êtes, afin de savoir à qui m’en prendre le cas échéant où cette question me semblerait inconvenante.

— Mon Dieu, monsieur, ne vous fâchez pas, je vous prie, reprit l’inconnu avec une pointe d’ironie ; je désirais tout simplement m’assurer que cette jeune personne est bien mademoiselle Vanda.

— Monsieur, répondit sèchement Armand, cette jeune personne, ainsi que vous vous permettez de la nommer, est ma sœur. Quel que soit le nom qu’il vous plaise de lui donner, je ne souffrirai, sous aucun prétexte, que vous la fassiez intervenir ainsi dans une conversation en plein air.

Et, s’adressant à Vanda :

— Laure, lui dit-il, rapproche-toi un peu des serviteurs, je te prie. Il est inutile que tu entendes ce que nous disons, monsieur et moi.

— Oh ! très inutile, mon frère, répondit la charmante espiègle.

Et, se retournant, elle s’éloigna aussitôt.

L’inconnu se mordit les lèvres jusqu’au sang et parut désappointé.

Cependant, après un instant, son front se rasséréna, et il reprit d’une voix railleuse :

— C’est sans doute à M. le comte Armand de Valenfleurs que j’ai l’honneur de parler ? dit-il.

— Je ne vous comprends pas, monsieur, répondit froidement le jeune homme, qui s’attendait à cette question : mais bien que je ne reconnaisse à personne le droit de m’interroger, et à vous moins qu’à tout autre, qui avez sans doute de bonnes raisons pour vouloir rester inconnu, je ne demande pas mieux que de vous dire qui je suis, mais seulement en présence du commissaire de police, où je vous prie de m’accompagner afin d’expliquer votre étrange conduite, et de vous faire connaître, vous aussi. Voici précisément deux gardiens du bois, sans doute ils ne refuseront pas de nous accompagner jusqu’au bureau de ce magistrat.

L’inconnu fronça les sourcils ; il pâlit affreusement et fit un mouvement comme pour prendre une arme cachée sous ses vêtements en poussant une exclamation étouffée.

Mais, se ravisant presque aussitôt, il tourna machinalement la tête ; il aperçut alors les deux gardiens arrêtés à quelques pas de là et qui semblaient l’examiner avec défiance.

Un peu plus loin, un cavalier venait d’apparaître au coude d’une allée et s’était arrêté, lui aussi, les regards curieusement fixés sur l’étranger.

Alors, par un puissant effort de volonté, cet homme maîtrisa instantanément la colère qui grondait au fond de son cœur ; il réussit à reprendre son calme apparent, bien que son visage, sur lequel sa balafre tranchait en rouge, restait d’une pâleur cadavéreuse. I

Il laissa retomber lentement sa main sur le pommeau de sa selle et, s’approchant du jeune comte qui était demeuré immobile et froid à la même place, il se pencha vers lui, et d’une voix sombre, dans laquelle on sentait vibrer une colère sourde à peine contenue :

— Nous nous reverrons, monsieur, lui dit-il.

— Soit, répondit railleusement le jeune homme, seulement, je vous avertis, monsieur, qu’à cette prochaine rencontre, j’aurai des revolvers sur moi.

— À bientôt ! dit l’inconnu d’une voix effrayante.

— Comme il vous plaira ! répondit le jeune homme toujours railleur.

L’inconnu mit les éperons aux flancs de son cheval ; l’animal fit un bond prodigieux en hennissant de douleur et partit avec la rapidité d’un simoun africain.

Au moment où, rapide comme la foudre, il passait devant le cavalier dont nous avons parlé plus haut, celui-ci lui cria d’une voix goguenarde, dont l’expression est impossible à rendre :

— Ohé, Mayor ! prenez garde de vous rompre les os !

L’inconnu tourna machinalement la tête vers l’auteur de cette interprétation étrange.

— C’est lui ! j’en étais sûr, murmura le jeune homme qui avait entendu l’apostrophe singulière du cavalier ; et en suivant du regard la course affolée de l’inconnu, le diable est déchaîné, ajouta-t-il ; il faut aviser !

Et il fit signe à Vanda de venir le rejoindre.

— Que pouvait donc nous vouloir ce brutal personnage ? demanda la jeune fille.

— C’est un fou ! répondit le jeune homme en riant.

— Il m’a fait peur, reprit Vanda.

— À quoi bon, chère sœur, nous occuper plus longtemps de ce maniaque ? reprit le jeune homme en haussant les épaules.

— Nous ne reviendrons pas au bois de Boulogne pendant quelque temps, n’est-ce pas, mon frère ?

— Pourquoi donc cela, petite sœur ?

— Parce que, je vous le répète, Armand, cet homme m’a fait une peur horrible ; je ne voudrais pas être exposée à le rencontrer de nouveau.

— Poltronne ! dit-il en riant.

— Promettez-le-moi, je vous en prie, Armand !

— Vous savez bien que je ne fais jamais que ce que vous voulez.

— Surtout n’en parlez pas à notre mère ; il est inutile de l’inquiéter.

— Quant à cela, chère Vanda, je ne puis vous le promettre, je dois, au contraire l’avertir.

— Il y a donc un danger alors ?

Armand éclata de rire.

— Aucun que je sache ; mais, dit-il gaiement, puisqu’à présent, à ce qu’il paraît, on laisse vaguer les fous en liberté, il est bon de se mettre sur ses gardes. Pour cela, on doit être averti. Vous sortez souvent seule avec notre mère, je ne voudrais pas pour rien au monde que, par ma faute, il vous arrivât, à l’une ou à l’autre, le plus léger accident.

— Il y a quelque chose là-dessous qui n’est pas clair. Vous me trompez, Armand ! dit la jeune fille en hochant sa charmante tête d’un air mutin.

— Que voulez-vous qu’il y ait, chère sœur ?

— Je ne sais pas, mais il y a certainement quelque chose.

Tout en causant ainsi à bâtons rompus, les deux jeunes gens avaient quitté le bois de Boulogne et avaient atteint la place de l’Arc-de-Triomphe.

Armand était inquiet.

Malgré la gaieté qu’il affectait, il craignait que l’inconnu ne les eût suivis dans le but de découvrir leur demeure, ce qui ne lui aurait plus laissé aucun doute sur l’identité de la jeune fille.

Mais ce fut en vain qu’en arrivant sur la place de l’Arc-de-Triomphe, il la fouilla du regard.

Il n’aperçut pas l’inconnu.

Tout à coup Vanda se tourna vers le jeune homme, et le regardant avec des yeux pétillants de malice :

— À propos, mon frère, lui dit-elle en riant, pourquoi donc, lorsque vous m’avez parlé devant cet étranger, m’avez-vous donné, au lieu du mien, le nom de Laure ?

— Par la raison toute simple, chère sœur, répondit-il sérieusement, que le nom d’une jeune fille telle que vous ne doit jamais, sous aucun prétexte, être profané publiquement par la bouche d’un inconnu, et que je ne voulais pas que les soupçons d’un étranger se changeassent en certitude ; d’autant plus que lui-même s’était obstinément refusé à se faire connaître.

— Tout cela est bien singulier, n’est-ce pas, mon frère ? murmura Vanda d’un air peu convaincu. Que pouvait donc me vouloir cet homme ?

— Je l’ignore complètement, chère sœur, je suis même presque certain que probablement lui-même n’en savait pas davantage ; comment pourrait-on deviner quelles étranges lubies passent à chaque instant dans la cervelle détraquée d’un fou ?

La tête de la charmante jeune fille travaillait évidemment.

Quoi qu’il lui dît, les réponses d’Armand ne la satisfaisaient pas ; elle comprenait vaguement qu’il essayait de lui donner le change sur ce qui s’était passé entre lui et l’inconnu.

Le jeune comte, de son côté, commençait à être assez embarrassé par toutes les questions de sa sœur, à laquelle il ne savait plus trop que répondre.

Mais, heureusement pour lui, bientôt ils atteignirent l’hôtel de Velenfleurs.

Le déjeuner allait sonner.

Vanda se hâta de mettre pied à terre, et elle s’envola légère comme un oiseau, pour se débarrasser de son amazone et passer une robe pour paraître au déjeuner, devoir sérieux, qui rendit au jeune comte sa liberté dont il avait grand besoin, car il était à bout d’arguments.

Le jeudi de chaque semaine, les d’Hérigoyen et la famille Zumela passaient la journée à l’hôtel Valenfleurs : c’était une coutume prise, et à laquelle personne ne manquait.

Souvent on se réunissait dès le matin à déjeuner, et l’on ne se séparait que le soir vers onze heures, et même minuit.

Le jeune comte se promit in petto de ne pas laisser échapper cette excellente occasion et de raconter, devant tous ceux que cela pourrait intéresser, la singulière rencontre qu’il avait faite le matin pendant sa promenade au bois de Boulogne.

Par un hasard singulier, dont le jeune homme se félicita, don Cristoval de Cardenas arriva quelques minutes avant que l’on se mit à table pour déjeuner.

Son fils l’accompagnait.

Don Pancho de Cardenas était alors un très beau cavalier de vingt-cinq à vingt-six ans, d’un brun doré, d’excellentes manières et d’une suprême élégance ; il était en grande faveur dans certains salons excentriques du demi-monde, qu’il fréquentait assez assidûment.

Après le déjeuner, les hommes firent quelques tours dans le parc, en causant et en fumant leur cigare.

Lorsque le jeune comte supposa que les promeneurs étaient complètement masqués par les charmilles et les massifs, il s’arrêta et les invitant d’un geste à l’écouter :

— Messieurs, leur dit-il, je vous demande pardon de venir jeter une note sombre dans notre réunion, mais je suis contraint de réclamer votre sérieuse attention pendant quelques minutes ; je désire vous faire une communication que je crois très importante.

Julian le regarda avec surprise.

— Est-ce donc à cause de cette communication que vous nous avez si adroitement amenés jusqu’ici, mon cher comte ? lui demanda-t-il d’un ton de bonne humeur.

— Ma foi, oui ; je vous l’avoue, cher monsieur d’Hérigoyen, répondit-il en souriant ; je tiens surtout à ne pas effrayer les dames.

— C’est grave, alors ?

— Oui, je le crois, cher monsieur Julian, très grave, je le crains ; du reste, vous en jugerez lorsque je me serai expliqué.

Julian réfléchit pendent un instant.

— Je suis un vieux coureur des bois, vous le savez, mon cher comte ? reprit-il en souriant ; en cette qualité, je me défie à priori de tout ce qui ressemble à un bois ou à une forêt ; on ne sait jamais ce que cachent les ramures feuillues d’un arbre ; or, comme je n’en doute pas, si l’affaire est aussi grave que vous nous l’annoncez, mon cher Armand, et si vous croyez que le secret doit être gardé…

— Je le pense, en effet, interrompit-il vivement.

— Alors, ne restons pas ici, reprit Julian, faisons mieux : entrons chez moi par la porte de communication, et rendons-nous dans mon fumoir ; là nous serons en sûreté, et nous pourrons causer tout à notre aise sans craindre d’être entendus.

— C’est parfait, dit Bernard ; les Peaux-Rouges, qui ne sont pas des niais, tant s’en faut, ont coutume de dire que les feuilles ont des yeux, les arbres des oreilles, et que derrière chaque brin d’herbe il y a un espion ; ma foi ! je n’oserais pas, pour ma part, affirmer que ce n’est pas.

— Est-ce aussi votre avis, messieurs ? demanda Julian, que la majorité décide !

— Oui ! fut-il répondu à l’unanimité.

Sans se presser, et continuant à causer de choses et d’autres, les six promeneurs, toujours le cigare aux lèvres, revinrent doucement sur leurs pas.

Les dames s’étaient assises sous un immense bosquet de chèvrefeuille, de jasmin et de clématites, dont les feuilles et les fleurs entretenaient une douce fraîcheur, en tamisant les rayons déjà ardent du soleil.

Elles causaient gaiement entre elles tout en s’occupant à de délicats ouvrages de femmes.

Vanda et Mercédès, ravissantes toutes deux, assises un peu à l’écart, tenaient, sans doute par contenance seulement, chacune une broderie commencée, et qui n’avançait pas beaucoup, car elles chuchotaient à voix basse, comme deux charmants et espiègles oiseaux jaseurs qu’elles étaient.

Leurs confidences mutuelles allaient grand train.

Les jeunes filles, même les plus chastes, ont toujours quelque secret à se confier à l’oreille.

Julian s’approcha des dames.

— Cher comtesse, dit-il en souriant à madame de Valenfleurs, pardonnez-nous de vous abandonner pendant quelques instants ; je vous enlève ces messieurs pour une heure ; don Cristoval est curieux d’examiner certaines collections que j’ai reçues récemment du Pérou et de l’Amérique centrale.

— Allez, messieurs, vous êtes libres, répondit gracieusement la comtesse, mais ne nous abandonnez pas trop longtemps, je vous prie.

— Avant une heure, nous accourons vers vous.

Vanda leva les yeux et lança un regard pétillant de malice au jeune comte, en le menaçant de son doigt mignon, comme pour lui prouver qu’elle n’était pas dupe du prétexte donné par Julian et qu’elle avait deviné ce dont il s’agissait.

Le jeune homme sourit et lui fit un signe de tête.

Cinq minutes plus tard, nos six personnages étaient réunis dans le fumoir de Julian d’Hérigoyen, espèce de sanctuaire sacré où nul ne pénétrait sans y être autorisé.

Le jeune comte fut alors invité à s’expliquer.

Le jeune homme, mis ainsi en demeure, raconta dans ses plus minutieux détails la rencontre singulière qu’il avait faite le matin même dans une des allées du bois de Boulogne, et la scène étrange qui s’en était suivie.

Il fit le portrait exact de l’inconnu, sans oublier de mentionner l’interpellation plus que bizarre dont un cavalier, arrêté à quelques pas de là, avait salué l’inconnu lors de son passage à toute course devant lui, et termina son récit par ces mots :

— Dès le premier moment où je fus accosté par cet étrange personnage, j’eus le pressentiment que je me trouvais en face d’un ennemi de ma mère et de moi. Sans me rendre compte de cette impression, je me mis instinctivement sur mes gardes, lorsqu’il m’adressa son insolente question ; bien que la colère commençât à gronder en moi, je conservai le plus grand sang-froid ; car je compris que je ne m’étais pas trompé ; alors, je m’appliquai à lui donner le change.

— Croyez-vous avoir réussi, mon cher Armand ? demanda Julian.

— Je ne sais trop, répondit le jeune comte, cependant je le crois ; du moins jusqu’à un certain point, je l’ai lu sur son visage. Un fait certain pour moi ressort de cette courte altercation : d’abord que, grâce à mes réponses claires, positives et faites sans hésitation, ses soupçons, s’il en a, n’ont pas été confirmés, c’est-à-dire ne se sont pas changés en certitude ; ensuite, que, quel que soit cet homme, et surtout s’il est réellement le Mayor, il tient, pour des motifs fort graves, à conserver le plus sévère incognito, et, particulièrement, à ne pas entrer en relations avec la police française, dont les yeux d’argus feraient promptement tomber le masque derrière lequel il se cache.

— Oui, dit Bernard en riant, la police française est très curieuse, et elle a une haine invétérée pour les masques.

— Vous connaissez-vous quelque ennemi ? demanda Julian au comte.

— En France ! aucun ; j’entre à peine dans la vie, je ne fréquente qu’un cercle très restreint de connaissances ; comment pourrais-je avoir des ennemis ?

— C’est juste, répondit Julian, et, pourtant, vous avez, au premier coup d’œil, reconnu cet homme pour votre ennemi.

— Oui, et je vous avouerai, cher monsieur Julian, au risque de vous faire sourire, que lorsque l’interpellation du cavalier étranger a frappé mon oreille, j’ai reconnu le nom que je cherchais à retrouver dans ma mémoire, et que la certitude que cet homme était bien réellement le Mayor est aussitôt entrée comme un coin dans mon esprit.

— Mon cher Armand, reprit affectueusement Julian, je vous félicite : malgré votre jeunesse, vous vous êtes conduit dans cette circonstance comme bien peu d’hommes beaucoup plus âgés que vous peut-être l’auraient fait ; la situation était très difficile, vous en êtes sorti à votre honneur.

— Monsieur, véritablement…

— Je dis la vérité, mon ami, vous avez fait preuve non-seulement de beaucoup de sagacité, mais surtout d’habileté ; vous avez montré une rare présence d’esprit. Je trouve comme vous cette affaire très grave ; je vous remercie de ne pas avoir hésité à nous la communiquer ; et, pour tout dire, je crois comme vous que cet homme est en effet le Mayor.

— Et moi, je l’affirme, dit nettement Bernard ; ce misérable veut jouer sa dernière partie. Eh bien ! soit, il nous trouvera prêts à lui faire face ; nous ne sommes pas dans le désert ici ; nous saurons l’atteindre, quoi qu’il fasse pour nous échapper : cette fois il mourra, je le jure !

— Aujourd’hui même, dit le docteur, je me réserve de faire une visite à la Préfecture de police, où j’ai quelques vieux amis qui ne me refuseront pas leur aide.

— À quoi bon nous adresser a la police ? reprit vivement Bernard ; faisons nos affaires nous mêmes, cela vaudra mieux sous tous les rapports : nous sommes, Julian et moi, sans compter mon ami Armand, vous, don Pancho, Charbonneau et mon Comanche Tahera, nous sommes tous d’anciens coureurs des bois ; nous savons suivre une piste. La forêt parisienne est peut-être plus dangereuse que celles de l’Arizona, mais nous saurons bien, quand il le faudra, y retrouver les traces de nos ennemis.

— Certes, dit Julian, je suis complètement de ton avis, mon ami ; cependant j’approuve l’idée de mon père de s’adresser à la Préfecture de police, ne serait-ce que pour établir que nous sommes dans le cas de légitime défense. D’ailleurs nous entreprenons une expédition terrible, une chasse à l’homme. Les fauves que nous poursuivons emploieront contre nous tous les moyens, même les plus désespérés. Ils se retourneront contre nous ; ils essaieront de revenir sur leurs brisées ; les limiers de police sont hardis et adroits ; ils nous serviront de rabatteurs.

— Bravo ! s’écria le docteur ; bien parlé, fils.

— Je crois comme don Bernardo, dit alors don Cristoval, qu’une piste peut se suivre à travers Paris avec autant et même peut-être avec plus de succès que dans la savane.

— C’est aussi mon avis, señor don Cristoval, reprit Julian ; mais dans une lutte sans merci, comme celle que nous allons prochainement engager, il est indispensable de mettre autant que possible toutes les chances de son côté. Si nous méprisons la police, elle nous deviendra hostile et nous contrecarrera par tous les moyens dont elle dispose, et ils sont immenses ; si nous feignons, au contraire, d’avoir besoin d’elle et de lui demander son aide, elle deviendra aussitôt notre alliée, et, autant qu’elle le pourra, elle aplanira les obstacles qui se dresseront à chaque pas devant nous : donc, l’idée de mon père est bonne. Je l’engage à faire sans retard sa visite à la Préfecture de police, aux vieux amis dont il nous a parlé. Qu’en pensez-vous, messieurs ?

— Oui, répondit Bernard ; je crois maintenant, grâce à tes explications, que cela ne pourra nous faire que du bien ; mais je demande à agir de mon côté.

— Tu sais bien que nous ne faisons jamais rien l’un sans l’autre, répondit Julian en riant.

— À la bonne heure ! s’écria Bernard en se frottant joyeusement les mains ; sur ma foi de Dieu ! cette fois, je crois que nous allons un peu nous divertir…

— Mais, dans tout cela, fit observer le docteur, je ne vois pas cette hideuse chenille de Felitz Oyandi !

— Soyez tranquille, père, reprit sérieusement Julian ; vous ne tarderez pas à voir ce misérable rentrer en scène, lui et le Mayor ne se quittent pas.

Et, se penchant vers Armand, il ajouta :

— Monsieur le comte, avez-vous prévenu madame votre mère ?

— Non, monsieur, répondit le jeune homme, je n’en ai pas eu le temps, d’ailleurs, je désirais vous demander conseil à ce sujet.

— Votre mère doit tout savoir ; cela est important. Mais ne vous en occupez pas ; je me charge de l’instruire.

— Je vous en remercie ; je préfère que cela vienne de vous.

— Rapportez-vous-en à moi, lui dit-il en lui serrant la main.

Et, élevant la voix :

— Messieurs, ajouta-t-il, ces dames doivent être inquiètes sur notre compte ; je crois qu’il est temps de les rejoindre.

La séance fut alors levée et l’on rejoignit les dames.

D’ailleurs, celles-ci n’avaient pas à se plaindre de leurs cavaliers ; ils ne s’étaient pas éclipsés pendant plus d’une demi-heure ; aussi leur retour fut-il salué par les plus charmants sourires.