Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XVI

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XVI

COMMENT M. PASCAL BONHOMME, ANCIEN CHEF DE LA BRIGADE DE SÛRETÉ, SE TROUVA SEUL DE SON AVIS, ET REFUSA DE DONNER SA LANGUE AUX CHIENS.


Il y eut un silence assez long entre les deux hommes.

Enfin Bernard releva la tête, secoua les épaules, et s’adressant au policier :

— Eh bien, monsieur, lui dit-il, voyons un peu cette explication que vous allez offert de me donner ?

— Je suis prêt, monsieur.

— Alors, parlez, je vous écoute.

— M’y voici, monsieur. Un policier, resté célèbre dans les fastes de la Préfecture, et dont le nom, sans doute, vous importerait peu…

— En effet, monsieur, interrompit Bernard.

— Je le passe donc sous silence. Ce policier éminent, que je n’ai pas eu le bonheur de connaître, avait une singulière habitude, ou plutôt une manie qui, dans le commencement de son service comme chef de la brigade de sûreté, faisait beaucoup rire à ses dépens, mais dont on ne tarda pas à reconnaître la rigoureuse logique.

— Quelle était donc cette manie, monsieur ?

— Cette habitude, passée chez lui à l’état de véritable tic, pardonnez-moi ce mot, était la suivante : chaque fois qu’un crime lui était dénoncé : « Cherchez la femme », disait-il ; et je dois avouer que presque toujours il avait raison, et que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent on la trouvait ; c’est-à-dire qu’une femme avait été soit complice important, soit instigatrice du crime commis ; je vous confesse que je partage complètement les idées de ce célèbre policier à cet égard.

— Hum ! cela n’est pas flatteur pour les dames, dit Bernard en souriant.

— C’est vrai, mais nous ne sommes pas ici pour faire de la galanterie.

— C’est parfaitement exact ; je vous comprends, monsieur. En bon français, à votre avis, dans l’affaire qui nous occupe, il y aurait une femme qui, d’une façon ou d’une autre, serait coupable ?

— Oui, monsieur, et c’est cette femme que tout d’abord nous devons rechercher.

— Soit ; cherchons la femme, puisque vous le croyez utile, reprit Bernard en souriant ; mais je ne vois autour de nous que madame d’Hérigoyen, ma femme, ma chère Mariette, la comtesse elle-même, et miss Lucy Gordon, la demoiselle de compagnie de notre chère et malheureuse Vanda. Eh mais ! attendez donc. En effet, miss Lucy Gordon, en voici une.

Le policier sourit d’un air caustique.

— Je crois que vous brûlez, monsieur, dit-il avec un fin sourire ; oui, vous brûlez, monsieur, comme nous disions, étant enfants, au jeu de la pincette.

— Eh quoi ! s’écria Bernard, vous supposeriez miss Lucy Gordon capable d’avoir trempé dans un aussi odieux guet-apens, contre une jeune fille qui l’aimait comme une sœur ?

— Je ne suppose rien, monsieur, Dieu m’en garde ! Je suis logique avec mes principes, et je cherche la femme, voilà tout.

— C’est juste ; ne connaissant pas miss Lucy Gordon, vous n’avez pas de parti-pris contre elle ; d’ailleurs, vous ignorez que madame la comtesse de Valenfleurs l’a tirée de la misère et l’a presque élevée, et que, en un mot, cette jeune femme lui doit tout.

— C’est souvent une raison pour haïr les gens, monsieur.

— Oh ! vous allez trop loin !

— Nullement ; je suis vrai. Un homme de beaucoup d’esprit a dit : « L’ingratitude est l’indépendance du cœur ; l’ingratitude et l’envie font commettre bien des crimes. » Monsieur, cette miss Lucie Gordon, dont vous parlez, est belle, sans doute.

— C’est une splendide créature, je dois en convenir.

— Raison de plus, monsieur ; sa position dans cette maison la fait probablement souffrir secrètement, elle est tenue dans des conditions blessantes pour son amour-propre, qui la froissent à chaque instant, quels que soient les égards que l’on ait d’ailleurs pour elle ; en réalité, elle n’est que la première femme de chambre de la comtesse, elle qui, à chaque regard qu’elle jette sur son miroir, se dit qu’elle est belle et qu’elle peut, tout comme une autre, avoir de la fortune… Tenez, franchement, entre nous, miss Lucy Gordon ne m’inspire qu’une très médiocre confiance ; son absence même l’accuse.

— Peut-être est-elle retenue malgré elle ; c’est une toute jeune fille ; elle est étrangère, timide, et elle a à peine vingt ans.

— Hum ! fit le policier en hochant la tête ; vingt ans, dites-vous ? À cet âge, on n’est plus jeune fille, mais une femme de pied en cap ; cependant, je ne veux rien préjuger ; nous verrons bientôt.

— Si elle était coupable, ce que je ne veux même pas supposer, sa conduite serait doublement odieuse, car, je vous le répète, elle doit tout à la famille de Valenfleurs…

— Et moi, je vous le répète, monsieur, que c’est souvent une raison pour haïr les gens que de leur avoir de trop grandes obligations. La nature humaine est ainsi faite, monsieur, que le mal est son essence. Nous autres, policiers, nous sommes forces de voir journellement tant d’infamies et de monstruosités défiler devant nous avec un cynisme révoltent, que nous sommes payés pour juger sévèrement.

— Enfin, comme vous l’avez dit, monsieur, nous verrons. Savez-vous si l’on a interrogé le cocher et le valet de pied ramenés ivres-morts à l’hôtel ? Ces deux hommes doivent savoir quelque chose, non pas, peut-être, sur l’enlèvement lui-même, mais tout au moins sur l’endroit où il a été exécuté.

— Ces deux hommes, que sans doute on a grisés à dessein, en leur faisant boire du vin préparé, sont, m’a-t-on assuré, plongés dans un lourd sommeil dont, jusqu’à présent, on n’a pas réussi à les tirer.

— Bon ! je vais essayer a mon tour, peut-être réussirai-je mieux.

— J’en doute, tout a été tenté, paraît-il, mais sans résultats appréciables.

— Qui sait ? dit Bernard en souriant.

Il sonna, un domestique parut.

— Faites transporter ici Benoit et James, dit Bernard.

Le domestique salua et sortit.

Au bout de quelques minutes, les deux domestiques furent apportés sur les bras de leurs camarades, et étendus côte à côte sur un divan.

— Priez le docteur Loreau de me faire l’honneur de venir ici pour un instant, si cela lui est possible, dit Bernard.

Un domestique se hâta de s’acquitter de cette commission.

Presque aussitôt Julian d’Hérigoyen et le docteur Loreau entrèrent.

Madame la comtesse de Valenfleurs, dont l’état était moins inquiétant, s’était endormie, grâce aux soins des médecins.

Elle était, depuis une demi-heure environ, plongée dans un sommeil calme et profond.

Sur la prière de Bernard, le docteur Loreau examina avec la plus sérieuse attention les deux hommes étendus sur le divan.

Julian, le policier et surtout Bernard, suivaient avec le plus vif intérêt l’examen auquel le médecin se livrait.

Celui-ci semblait fort préoccupé ; il s’arrêtait, réfléchissait, fronçait les sourcils ; puis, il recommençait ses observations interrompues, allant de l’un à l’autre des deux sujets soumis à son examen, comparant et analysant avec soin les symptômes qu’il croyait découvrir.

Enfin, après plus de vingt minutes d’une étude approfondie et consciencieuse, le docteur se redressa :

— L’état de ces deux hommes est étrange, dit-il ; leur sommeil n’est pas naturel. Il tient à la fois de la léthargie et de l’évanouissement ; mais, certainement, il ne provient pas d’une cause naturelle.

— Un tel état peut-il être causé par l’ivresse, ou, si vous le préférez, par l’absorption exagérée de liqueurs alcooliques ? demanda Bernard.

— Dans certains cas, oui, répondit nettement le docteur ; mais, dans le cas actuel, il ne saurait en être ainsi ; ces deux hommes n’ont bu ni vin ni liqueur ; il est plus probable qu’ils ont respiré un stupéfiant d’une grande puissance, qui les a subitement foudroyés et réduits à l’état où nous les voyons en ce moment.

— Ainsi, ils ne sont pas ivres ? demanda le policier.

— Non, ils n’ont rien bu, et M. d’Hérigoyen, qui serait une des lumières de la science s’il lui plaisait d’exercer la profession de médecin, est de mon avis, j’en suis certain.

— Entièrement, docteur, dit Julian en s’inclinant.

— Ces hommes, reprit le docteur Loreau, ont été victimes d’un guet-apens adroitement préparé.

— Croyez-vous possible de les éveiller ? demanda Bernard.

— J’en doute ; d’ailleurs, je n’ai pas ici les remèdes nécessaires ; cette heure avancée de la nuit, il serait très difficile de se les procurer.

— Je vous remercie, mon cher docteur, reprit Bernard en souriant ; ce que vous me révélez sur l’état de ces deux hommes, je l’avais pressenti dès que j’avais été informé de leur prétendue ivresse. Depuis longtemps je connais ces pauvres diables : ce sont d’honnêtes et dignes serviteurs, très sobres et très dévoués à leur maîtresse. J’ai l’intime conviction qu’ils n’auraient, sous aucun prétexte, consenti à boire avec n’importe qui, dans aucune circonstance, et moins que jamais dans celle où ils se trouvaient, c’est-à-dire pendant leur service.

— Je partage complètement l’opinion de mon ami sur ces deux braves serviteurs. Benoît et James font partie de la maison de madame la comtesse de Valenfleurs depuis plus de quinze ans ; ils sont revenus avec elle du Canada. Jamais, m’a-t-elle assuré ce soir même, depuis qu’ils sont à son service, elle n’a ou un seul reproche à leur adresser sur leur conduite, qui toujours a été irréprochable.

— Voilà, messieurs, dit le policier, qui est plus que suffisant pour bien établir la moralité de ces deux dignes serviteurs.

— Or, reprit Bernard en souriant avec une légère pointe de fine raillerie, comme ma conviction était faite à ce sujet, après ce que m’avait raconté Charbonneau, avant de sortir de chez moi pour venir ici, je me suis muni, non pas de remèdes que je ne saurais administrer — d’ailleurs, je ne me permettrais pas d’empiéter sur les droits de la docte Faculté, — mais je me suis muni, dis-je, d’une certaine chose dont j’ai été à même, pendant mon long séjour dans le Nouveau-Monde, de reconnaître maintes fois l’efficacité.

Et il échangea à la dérobée un regard avec son ami, qui lui répondit par un sourire.

— Bon ! s’écria le docteur Loreau, en riant, je vous vois venir, monsieur Zumeta, il s’agit de quelques-unes de vos amulettes des Peaux-Rouges, n’est-ce pas ?

— Ma foi, oui, docteur, à peu près ; tenez, regardez ! dit-il sur le même ton.

Tout en parlant ainsi, l’ancien coureur des bois avait retiré de la poche de côté de sa redingote une petite boîte en chagrin, de forme oblongue et un peu haute, qu’il avait présentée tout ouverte au médecin.

— J’en étais sûr ! s’écria le docteur Loreau, dont la gaieté redoubla ; que diable voulez-vous faire de ces pierres qui me semblent être des silex, ou pierres à fusil ? Prétendez-vous, par hasard, cher monsieur, les faire manger à nos malades ?

— Pas le moins du monde, docteur ; elles seraient de trop dure digestion. Renoncez-vous à tenter de faire reprendre connaissance à ces deux hommes ?

— Je suis contraint d’avouer, cher monsieur, ma complète impuissance à les soulager et à leur donner aucun secours efficace, du moins avant plusieurs heures.

— Alors, vous ne trouverez pas mauvais, docteur, que moi j’essaie de les réveiller ?

— Avec vos petites pierres, toujours ? dit en riant le médecin.

— Avec elles seules, je vous l’affirme, docteur ; ainsi ?…

— Je vous y autorise de grand cœur, monsieur ; du reste, je vous avoue que je suis très curieux d’assister a cette singulière expérience, dont je nie à l’avance l’efficacité.

— Naturellement, fit Bernard en riant, la Faculté nie d’abord.

— Bien, bien, nous sommes accoutumés aux brocards. Voyons comment vous allez procéder ?

— Oh ! bien facilement, docteur. Vous allez voir. Ainsi, nous sommes fixés sur ce point principal, n’est-ce pas, qu’on les a endormis en leur faisant respirer un stupéfiant ?

— Oui, tout le prouve.

— Eh bien ! vous connaissez la formule de votre ennemi le docteur Hahnemann, le célèbre père de l’homœpathie, similia similibus curantur ?

— Qui ne la connaît pas, cette formule absurde, inventée par les ignorants ? répondit le docteur Loreau avec un écrasant dédain.

Bernard sourit sans répondre.

Chacun, et le docteur Loreau tout le premier, suivait avec un vif intérêt tous les mouvements de l’ancien coureur des bois.

Bernard commença par soulever doucement les deux hommes, complètement insensibles, les plaça assis sur le divan ; puis, cela fait, il choisit deux pierres parmi celles enfermées dans la boîte, et, se tournent vers le docteur Loreau :

— Regardez, docteur, dit-il ; vous allez me voir appliquer cette formule qui vous enrage si fort.

— Allez, allez, monsieur le charlatan, répondit le docteur en riant, je ne vous quitte pas des yeux.

Bernard se courba sur les dormeurs, frappa pendant deux ou trois minutes les deux pierres l’une contre l’autre, comme s’il battait le briquet, puis il porta les pierres sous les narines des malades.

Il recommença quatre ou cinq fois ce singulier exercice sans se décourager, et sans paraître remarquer le sourire ironique qui déjà s’esquissait sur les lèvres du docteur Loreau.

Soudain, les dormeurs firent un mouvement ; un soupir gonfla leur poitrine et sortit de leurs lèvres entr’ouvertes.

Leurs paupières battirent comme si elles allaient s’ouvrir.

Les assistants, excepté Julian, qui depuis longtemps connaissait ce remède étrange, se regardaient avec une stupéfaction qui, en toute autre circonstance, aurait été comique.

— La dose était forte, dit froidement Bernard.

Et il se livra, avec une rapidité presque vertigineuse, à son singulier exercice de battre le briquet avec les deux pierres.

Tout à coup, les deux hommes étendirent les bras, ouvrirent les yeux et regardèrent autour d’eux avec une expression de profond hébètement.

Puis, presque aussitôt, sans transition, l’œil s’éclaira, le regard reprit toute son intelligence.

Cette fois, ils étaient complètement éveillés.

Leur premier mouvement fut de se lever du divan où ils étaient assis ; mais Julian les retint.

— Restez, leur dit-il avec bonté.

Ils laissaient errer leurs regards autour d’eux avec une surprise croissante.

Ils ne comprenaient pas sans doute comment ils se trouvaient ainsi installés dans ce salon.

Cependant, ils obéirent et reprirent leur place sur le divan.

— Eh bien ! docteur, que pensez-vous, à présent, des remèdes des Peaux-Rouges ? demanda en riant Bernard au docteur Loreau.

— Je n’y comprends rien, sur mon honneur, répondit le docteur, tout en tâtant le pouls aux deux ressuscités ; ces hommes sont bien éveillés, ils ne souffrent pas ; c’est prodigieux !

Il se rapprocha et prit, avec une feinte indifférence, une des pierres posées sur la table.

Il la sentit et l’examina curieusement.

Mais comme cet examen menaçait de se perpétuer, Bernard lui prit doucement la pierre des mains et la replaça soigneusement dans la boîte avec les autres.

Puis, il referma la boîte et la fit disparaître dans sa poche, tout en disant, avec cette bonhomie railleuse qui était le côté saillant de son caractère :

— Permettez, docteur, ces pierres sont très rares à Paris, et même en Amérique : on ne les trouve que dans quelques contrées de l’Arizona et de la Sonora ; si l’une d’elles s’égarait, ce serait pour moi un grand malheur, car il me serait complètement impossible de la remplacer.

— Certes, dit le docteur Loreau en riant pour cacher son désappointement ; c’est égal, me voilà fixé sur un point que j’ignorais jusqu’à présent et que je suis très heureux d’avoir enfin appris.

— Lequel donc, docteur, s’il vous plaît ?

— C’est que la médecine des Peaux-Rouges est homœpathique, fit-il en lui riant au nez.

— Que voulez-vous, docteur, reprit Bernard, toujours railleur ; ce sont des sauvages ; ils n’ont pas, comme nous, le temps de se soigner longuement quand ils sont malades. Aussi, pour être certains de guérir promptement, ils ont recours à la médecine naturelle, celle qui opère toujours avec succès, ainsi que je vous l’ai prouvé, n’est-ce pas ?

— Hum ! fit le docteur Loreau en se mordant les lèvres.

Et ce fut tout.

— Maintenant, je crois que nous pouvons interroger sans danger ces deux gaillards-là ? reprit Bernard après une légère pause, comme s’il avait voulu laisser à son adversaire le temps de lui répondre.

Ce que celui-ci se garda bien de faire ; il lui était impossible de nier l’évidence.

Cependant, les deux domestiques avaient repris toute leur lucidité d’esprit ordinaire.

Ils étaient parfaitement en état de répondre à toutes les questions qu’on leur adresserait.

Il ne leur restait de leur accident qu’une légère fatigue et une somnolence qui, d’ailleurs, diminuait rapidement et ne tarderait pas à se dissiper au fur et à mesure que leur sang recommencerait à circuler librement dans leurs veines et leurs artères.

Chacun prit alors place autour du divan et le double interrogatoire commença, sous la direction de Bernard, auquel, pour cette nuit-là, son ami avait laissé la haute main en toutes choses.

En apparence, cet interrogatoire ne révéla rien d’important.

Nous nous bornerons donc à le résumer en quelques mots.

Mademoiselle Vanda de Valenfleurs, ainsi que l’on avait l’habitude de la nommer, bien que tous les vieux serviteurs de la comtesse connussent son histoire, avait dressé à l’avance une liste assez longue des courses qu’elle se proposait de faire et des ménages pauvres qu’elle voulait de visiter ce jour-là.

Cette liste, elle l’avait remise au cocher avant de quitter l’hôtel, afin de s’éviter la peine de donner des ordres chaque fois qu’elle s’arrêterait.

D’ailleurs, la comtesse avait l’habitude de procéder ainsi chaque fois qu’elle sortait pour faire des visites ; la jeune fille n’avait donc fait que suivre l’exemple de sa mère adoptive.

Cette liste, le cocher ne la retrouva pas. Elle lui avait été volée probablement pendant son sommeil.

Mais cette soustraction était sans importance ; le cocher et le valet de pied se souvenaient parfaitement de tous les endroits où ils avaient conduit leur jeune maîtresse et sa demoiselle de compagnie.

Ils donnèrent immédiatement ces diverses adresses, que Bernard et le policier écrivirent aussitôt sous leur dictée.

Mais, en même temps que la liste des courses à faire, on avait enlevé au cocher un trousseau de cinq clefs, dont l’une ouvrait le guichet de la porte d’entrée de l’hôtel. Cette soustraction était beaucoup plus grave que la premiere.

Cette clef du guichet avait été, quelques jours auparavant, confiée au cocher James par le concierge, afin qu’il pût, lui qui se levait chaque matin avant tout le monde, introduire cinq ou six ouvriers employés depuis huit à dix jours à terminer une réparation assez importante dans les sous-sol de l’hôtel.

Les quatre autres clefs appartenaient au cocher ; elles servaient à fermer les meubles de sa chambre.

Peut-être le trousseau de clefs était-il tombé de la poche du cocher, peut-être avait-il été soustrait par inadvertance.

Mais peut-être aussi les voleurs étaient-ils informés que la clef du guichet faisait partie du trousseau.

Dans le doute, la prudence voulait que l’on avisât sans perte de temps.

La livrée fut immédiatement prévenue de faire bonne garde jusqu’au lever du soleil.

On prévint l’intendant Jérôme Desrieux d’avoir à faire changer le matin même, à la première heure, la serrure du guichet.

Le policier insista pour que les réparations en cours d’exécution fussent provisoirement suspendues jusqu’à nouvel ordre, et les ouvriers renvoyés, — un de ces ouvriers ayant pu seul révéler que le cocher était porteur de la clef du guichet, — mesure que Jérôme Desrieux fut chargé d’exécuter, lorsque les ouvriers arriveraient le matin pour se mettre au travail.

Mademoiselle Vanda de Valenfleurs avait visité tous ses pauvres ; ses courses étaient terminées.

Il ne lui restait plus à voir qu’une seule famille demeurant rue des Acacias, 96, aux Ternes, qu’elle avait conservée pour la dernière visite, à cause de sa proximité de l’hôtel.

La voiture s’arrêta devant la porte de cette maison, les deux dames descendirent. Le cocher, ainsi qu’il en avait l’habitude, resta sur son siège, et le valet de pied demeura devant la portière.

Quelques minutes s’étaient écoulées depuis que les deux dames étaient descendues, la rue était déserte, la nuit commençait à tomber.

Un homme, vêtu comme un ouvrier aisé, sortit de la maison et s’approcha du cocher, comme pour lui demander un renseignement ; celui-ci, tout naturellement, se pencha de côté sur son siège pour répondre.

Alors, il lui sembla que cet homme lui présentait au visage un flacon de très petite dimension.

Mais il avait été pris subitement d’un étourdissement tellement violent, qu’il perdit aussitôt connaissance, ne vit et n’entendit plus rien ; il ne comprenait pas comment il n’avait pas été précipité du haut de son siège sur le trottoir.

On avait en même temps procédé de la même façon avec le valet de pied.

Mais celui-ci n’avait pas été accosté par un homme, mais par une femme ressemblant à une cuisinière, et qui l’avait prié de lui lire l’adresse d’une lettre qu’elle lui présentait ; du reste, un résultat identique avait été obtenu.

Bien que ces renseignements fussent en réalité très vagues, cependant ils fournissaient un point de départ pour les recherches à faire postérieurement, ce qui avait une grande importance.

— Nous avons enfin le commencement du fil, dit le policier avec une satisfaction évidente ; maintenant, je l’espère, puisque nous le tenons, nous ne tarderons pas à arriver au bout du peloton.

Et il ajouta :

— Sur la liste préparée par mademoiselle de Valenfleurs, en face de chaque adresse, elle avait sans doute eu soin d’écrire le nom de la personne à visiter ?

— Non, monsieur, répondit le cocher ; il y avait seulement le nom de la rue et le numéro.

Le policier, à cette réponse, fit une affreuse grimace et tourmenta rageusement son binocle. La figure de l’ancien chef de la brigade de sûreté avait une si singulière expression en ce moment, que Julian, dont le regard était tourné vers lui par hasard, malgré sa tristesse, ne put cependant s’empêcher de sourire.

— Cela importe peu, monsieur, lui dit-il ; madame la comtesse de Valenfleurs a l’habitude d’inscrire, sur un registre ad hoc, les noms et la profession de tous les malheureux auxquels elle donne des secours, en regard de leur adresse ; la liste volée avait été dressée sur ce registre, je vous donnerai les noms de toutes les personnes visitées aujourd’hui par mademoiselle de Valenfleurs, ou plutôt je prierai madame la comtesse de me confier ce registre, et, si cela vous plaît, vous écrirez ces noms vous-même.

— Je vous en serai d’autant plus reconnaissant, monsieur, que nous éviterons ainsi une perte de temps considérable. Mais pardon, messieurs, ajouta-t-il ; avant de clore définitivement cet interrogatoire, je désirerais adresser à ces braves gens une dernière question, que je considère comme très importante.

— Faites, monsieur, répondit Bernard.

— Il s’agit de miss Lucy Gordon, la demoiselle de compagnie de mademoiselle Vanda de Valenfleurs. Je serais très curieux de savoir si chaque fois que la voiture s’arrêtait, cette jeune dame descendait avec mademoiselle de Valenfleurs, et l’accompagnait dans la maison où elle entrait, ou bien si elle l’attendait au contraire dans la voiture. Il me semble, messieurs, que ce détail, si indifférent qu’il paraisse au premier abord, peut avoir plus tard son importance.

— Une très grave même, dit Bernard ; je ne comprends pas que nous n’y ayons pas songé plus tôt, et, se tournant vers les domestiques : Vous avez entendu la question de monsieur, ajouta-t-il, rappelez bien vos souvenirs, et répondez.

— Monsieur, répondit le valet de pied après un instant de réflexion, pendant le cours des visites que nous avons faites, mademoiselle Gordon n’est descendue que trois fois : rue Balzac, rue du Cirque et rue du Rocher. Je me souviens que, pendant chaque arrêt de la voiture, tandis que mademoiselle Gordon restait seule, elle se penchait tantôt à la portière de droite, tantôt à celle de gauche, dont elle s’empressait de baisser les glaces aussitôt que mademoiselle de Valenfleurs était descendue ; elle regardait ou plutôt examinait curieusement les passants. Je me souviens surtout que lorsqu’on arriva devant le n° 36 de la rue des Acacias, aux Ternes, mademoiselle de Valenfleurs dit à sa demoiselle de compagnie, au moment de descendre : « Ici, ce n’est pas la peine que tu viennes avec moi, je n’en ai que pour un instant. » Mademoiselle Gordon insista pour l’accompagner ; alors, mademoiselle Vanda lui dit en riant : « Viens donc, méchante entêtée, puisque tu l’exiges absolument. »

— Je crois que mademoiselle Vanda cause toujours en anglais avec sa demoiselle de compagnie, interrompit Bernard. Vous conaissez donc cette langue, ami Benoît ?

— Monsieur, répondit le valet de pied, bien que d’origine française et normande, ma famille est depuis longtemps établie au Canada. Je suis né aux Trois-Rivières, où l’on parle presque autant l’anglais que le français.

— C’est très juste, mon ami. Je tenais à vous faire cette question, à laquelle vous avez répondu d’une façon péremptoire. Je vous en remercie, répondit Bernard en souriant. Maintenant, veuillez continuer.

Le domestique s’inclina respectueusement, et reprit :

— Les deux dames descendirent donc ensemble ; mais au moment de pénétrer dans le corridor servant d’entrée à cette maison, mademoiselle Gordon resta un peu en arrière ; elle regardait à droite et à gauche. Mademoiselle lui dit alors : « Viens-tu ? que fais-tu donc ? — Me voici ! » répondit mademoiselle Gordon, et elle rejoignit mademoiselle dans l’allée, où les deux dames disparurent presque aussitôt.

— Hum ! fit à plusieurs reprises le policier en fronçant les sourcils et faisant danser son binocle, que pensez-vous de cela, monsieur Bernard Zumeta ?

— Ce que vous en pensez vous-même, cher monsieur Bonhomme. Il y a là certainement un indice, répondit-il d’un air préoccupé ; c’est à voir.

L’interrogatoire des deux domestiques était terminé ; on les congédia. Ils saluèrent respectueusement et se retirèrent.

Le docteur Loreau retourna dans la chambre de la comtesse.

Julian se leva ; il se préparait probablement à faire de même, lorsque le policier le retint en lui disant respectueusement :

— Pardon, monsieur d’Hérigoyen, si je me permets de vous adresser une demande ; mais nous sommes dans de si graves circonstances que, à mon avis, nous ne devons rien négliger ; pensez-vous que madame la comtesse de Valenfleurs trouverait un inconvénient quelconque à ce que nous visitions la chambre de mademoiselle Lucy Gordon ?

— Pas le moindre, monsieur ; cette démarche est toute naturelle après ce qui nous a été rapporté ; je crois même qu’il est inutile de tourmenter madame de Valenfleurs, en l’instruisant de cette affaire dans l’état où elle se trouve en ce moment ; venez, monsieur, j’aurai l’honneur de vous conduire moi-même a l’appartement de cette jeune femme.

La chambre, ou plutôt l’appartement de la demoiselle de compagnie, car c’était un véritable appartement, était situé au premier étage du principal corps de bâtiment de l’hôtel, avec vue sur le jardin. Il séparait l’appartement, de madame de Valenfleurs de celui de sa fille, et communiquait avec tous les deux.

Il se composait d’une chambre à coucher avec cabinet de toilette y attenant, un cabinet de travail et un salon-boudoir précédé d’une antichambre, ouvrant sur le grand escalier.

Par un escalier dérobé, aboutissant au cabinet de toilette, on descendait au jardin.

Dans le salon-boudoir, deux portes, percées à droite et à gauche, mettaient, ainsi que nous l’avons dit, en communication directe les deux appartements des dames de Valenfleurs avec celui de la demoiselle de compagnie.

Ces deux portes pouvaient se condamner des deux côtés, extérieur ou intérieur, en poussant des verrous.

Toutes les pièces de cet appartement étaient meublées avec un goût et un luxe somptueux, véritablement princier, qui fit légèrement froncer les sourcils au sceptique policier, homme pratique et surtout blasé par l’exercice de ses redoutables fonctions, et dont l’implacable expérience croyait deviner toutes les défaillances de ce cœur ambitieux, et surtout envieux, de jeune fille pauvre et admirablement belle, vivant au milieu de ce continuel et chatoyant mirage d’une fortune qu’elle ne possédait pas et que, peut-être, elle ne posséderait jamais.

La première porte, ainsi que les autres de l’appartement, n’était fermée qu’au pêne ; les clefs étaient à toutes les serrures.

Les trois hommes pénétrèrent dans l’appartement, éclairés par un valet de pied, marchant devant eux et portant de la main gauche un candélabre à plusieurs branches garnies de bougies.

Les visiteurs traversèrent les trois premières pièces sans s’y arrêter.

Ces pièces étaient dans le plus grand ordre ; ils ouvrirent la porte de la chambre à coucher, et, malgré eux, ils demeurèrent quelques instants immobiles sur le seuil, saisis d’admiration et presque de respect.

C’était bien là véritablement la chambre à coucher d’une jeune fille chaste et pure, dont les idées ne se sont pas encore égarées sur le monde, et dont le sommeil, calme et sans rêves décevants, doit faire sourire les anges.

Tout dans cette chambre, ou plutôt dans ce nid délicieux, était frais, parfumé, ravissant de candeur et d’innocence, rempli de ces mièvreries enfantines, si touchantes, qui marquent la transition entre l’enfant et la jeune fille, et rappellent les souvenirs si doux des premières années, pieusement conservé.

Tout était rangé et disposé avec un soin parcimonieux de pensionnaire. Les clefs étaient à tous les meubles ; les tiroirs regorgeaient de linge, de dentelles, etc., etc. Des bijoux d’un grand prix, bagues, boucles d’oreilles, agrafes, étaient posés dans des coupes en agate, sur la cheminée. Sur le dossier d’un fauteuil était négligemment jetée une écharpe de fichu, que sans doute la jeune fille avait quittée au moment de sortir.

Julian et Bernard, avec leur nature droite et loyale, subissaient, sans même essayer de s’en défendre, l’influence toute-puissante de ce chaste gynécée de jeune fille.

Le policier lui-même se surprenait, malgré ses brutales théories, à sentir son cœur, qu’il croyait mort à toute émotion généreuse, battre doucement dans sa poitrine. Surpris de cette émotion, si en dehors de ses habitudes, il jetait des regards effarés autour de lui.

Il tourmentait son binocle, son nez de fouine avait des titillements nerveux.

Julian et Bernard avaient tout à coup senti s’évanouir leurs soupçons à la vue de cette chambre virginale.

— Sur ma foi de Dieu ! s’écria Bernard avec émotion, nous avons calomnié cette jeune femme, elle n’est pas coupable, j’en suis convaincu !

— Peut-être a-t-elle été aussi victime de cet odieux attentat, et malheureusement tout le fait supposer, mais il est impossible qu’elle en soit complice ! ajouta Julian.

— Je commence aussi, messieurs, dit le policier, à croire que…

Mais tout à coup il tressaillit, poussa une exclamation de surprise, et ses traits prirent une expression véritablement diabolique.

Les deux hommes se retournèrent vivement.

Quelque temps auparavant, miss Lucy Gordon avait été assez sérieusement indisposée pour garder la chambre pendant deux ou trois jours.

Le feu avait été allumé dans sa chambre à coucher, et l’on n’avait pas encore songé à enlever les cendres.

C’était la vue de ces cendres qui avait causé une si vive émotion au digne Pascal Bonhomme.

Or, grande fut la surprise des deux amis, en se retournant, de voir le policier à quatre pattes devant la cheminée, et ramassant dans les cendres, qu’il écartait avec soin, quelques morceaux de papier plus ou moins brûlés, les rassembler avec les plus grandes précautions, et les lire avec une joie évidente.

— Qu’y a-t-il donc ? demanda Julian avec étonnement.

— Auriez-vous découvert un trésor ? ajouta Bernard avec un sourire un peu railleur.

Le policier ouvrit froidement son portefeuille, y renferma soigneusement les papiers recueillis par lui dans les cendres laissées dans la cheminée, puis il se releva, épousseta avec soin ses genoux, et, lançant par-dessus son binocle un regard d’une expression singulière à Bernard :

— Oui, monsieur, lui dit-il avec un sourire caustique, je crois avoir découvert un trésor. Ces papiers, si soigneusement ramassés, sont tout simplement les morceaux d’une lettre et d’un brouillon de lettre, de deux écritures différentes, dont l’une est évidemment celle d’un homme ; la demande et la réponse, sans doute. J’ai déjà réussi à déchiffrer la lettre : elle est très courte, cela a été tout seul ; mais quant au brouillon de réponse, il est beaucoup plus long et par conséquent, beaucoup plus difficile : il faut toujours que les femmes fassent des phrases à perte de vue pour ne rien dire d’utile, quand quelques mots suffiraient. Cela me donnera du travail ; mais, soyez tranquille, j’y arriverai.

— Un mot, je vous prie, cher monsieur ? demanda Julian.

— À vos ordres, monsieur,

— Pourquoi vous servez-vous du terme « déchiffrer » en parlant de ces lettres, dont déjà vous avez, dites-vous, lu la première ?

— Parce que c’est le terme juste, monsieur ; en voici l’explication. Trois classes de gens écrivent en chiffres : les diplomates, les voleurs et les amoureux. Maintenant, veuillez me dire dans laquelle de ces trois classes miss Lucy Gordon doit être placée ; car elle reçoit des lettres chiffrées et répond de la même manière.

— Oh ! cela est impossible ! s’écria Julian avec indignation, en jetant, comme malgré lui, un regard circulaire sur cette chambre qu’il avait tant admirée.

— Vous ne me croyez pas, monsieur, cela ne saurait me surprendre ; mais comme il importe que vous ne me supposiez pas capable d’une imposture infâme, soyez donc convaincu, monsieur.

Et retirant un papier de son portefeuille, il le présenta à Julian.

Celui-ci l’accepta machinalement et essaya de le lire.

— Mais, s’écria Julian désappointé, après quelques efforts infructueux, je ne puis rien lire, cela n’a pas de sens ; que signifie cet imbroglio !

Voici ce qui était écrit sur le papier remis par le policier à M. d’Hérigoyen :

Mcsiamajuoniamedessemorpertovrinetedunevtsetnemomelmc.

— Diable ! fit Bernard en ricanant, quel grimoire de sorcière ! Je vous déclare, cher monsieur, plus fort que le grand Champollion, si vous réussissez à expliquer de pareils hiéroglyphes.

— C’est la chose la plus simple et la plus facile du monde, messieurs, quand on en a la clef ; c’est d’une naïveté enfantine. Dans cinq minutes, vous serez au courant.

— Peste ! comme vous y allez, cher monsieur, reprit Bernard en riant ; je vous remercie, pour ma part, de la bonne opinion que vous avez de moi, mais je me connais, et je ne me fais pas d’illusions sur mes facultés intellectuelles. Vous m’accordez, croyez-le bien, beaucoup plus de perspicacité que je n’en possède réellement.

— Ce chiffre, monsieur, est ce que nous nommons en termes techniques un cryptogramme ; il en existe de toutes sortes. Celui-ci est le plus simple.

— Caraï ! que sont donc les autres, alors ? s’écria Bernard en rendant au policier le papier que Julian lui avait remis. Ma foi, j’y renonce !

L’ancien chef de la sureté reprit le papier en souriant.

— Ce qui vous embrouille, passez-moi le mot, monsieur, reprit poliment le policier, c’est d’abord le manque complet de ponctuation, ensuite l’enchevêtrement des lettres les unes dans les autres, sans séparation de mots, et enfin parce que vous ignorez qu’il faut lire ces lignes de droite à gauche, en laissant de côté devant et derrière les deux lettres c m qui ne sont qu’une double signature ajoutée pour augmenter les difficultés, mais qui ne pouvaient tromper un vieux routier comme moi. Il existe un autre moyen bien simple de lire ce cryptogramme, c’est de retourner le papier en l’exposant à une vive lumière et de le lire à l’envers.

— C’est possible, mais j’y renonce ; si claire que soit votre explication, je vous avoue que je n’y vois goutte, je n’y comprends pas un traître mot.

— Bon ! Suivez-moi bien, vous allez voir. Voici le papier retourné, lisons maintenant.

Et il lut lentement la phrase suivante :

« C. M., le moment est venu de tenir votre promesse ; demain, ou jamais ! C. M. »

— Y êtes-vous, à présent ?

— C’est ma foi vrai ! C’est écrit en toutes lettres !

— Trouvez-vous cela suffisamment clair ?

— Hum ! fit Bernard, le fait est que c’est net.

— Puisque vous nous avez lu la lettre, veuillez, je vous prie, nous lire également la réponse, monsieur, dit Julien d’Hérigoyen un peu sèchement.

— Soit, monsieur, cela me sera facile, répondit froidement le policier ; je vous tiens quitte du cryptogramme, dont voici la traduction ; je lis ce brouillon :

« Mon ami cher,

« Mon cœur est brisé ; je tremble malgré moi ; en songeant à ce que vous me demandez. Vous l’exigez, j’obéirai ; je n’hésite plus, demain il en sera fait. Oh ! pourquoi m’imposez-vous ce terrible sacrifice ? Que Dieu me pardonne, malheureuse que je suis !

« L. G. »

— Ce qui signifie Lucy Gordon ; êtes-vous édifié maintenant, monsieur ? Vous reste-t-il des doutes ?

Julian hocha la tête.

— Ils subsistent tous, monsieur ; cette lettre serait trop infâme, venant de cette jeune fille, si elle avait véritablement le sens que vous lui attribuez ; d’ailleurs, remarquez que cette réponse n’est qu’un brouillon évidemment écrit dans un moment de fièvre, et que, revenue à la raison, la malheureuse enfant l’a déchiré et jeté au feu.

— Après l’avoir recopié peut-être, dit le policier entre ses dents.

— Eh bien non ! s’écria Bernard ; envoyée ou non, cette lettre ne doit pas être ce que vous supposez ; et tenez, ajouta-t-il en se frappant le front : pourquoi ces deux lettres ne seraient-elles pas tout naïvement des lettres d’amoureux, dont l’un impose à l’autre une démarche compromettante, à laquelle l’autre se résout avec un déchirement de cœur, sous l’influence de la passion qui la domine ; ces deux lettres prêtent parfaitement à cette double explication ; sur ma foi de Dieu, ce doit être cela !

— Moi, je l’affirme ! dit nettement Julian ; je connais cette jeune fille depuis plusieurs années, j’ai la ferme conviction qu’elle n’est pas complice de l’enlèvement de mademoiselle de Valenfleurs.

Le policier eut un ricanement sec comme un roulement de castagnettes.

— Si, comme je l’espère, dit-il sèchement, nous réussissons à découvrir bientôt mademoiselle Lucy Gordon, je vous prouverai le contraire, messieurs.

— Soit, répondit froidement Julian ; mais jusqu’à preuves positives du contraire, je persiste à nier la culpabilité de cette jeune femme.

— Et moi de même, ajouta Bernard ; une telle perversité dans une si jeune fille, qui n’a jamais eu que de bons exemples sous les yeux, serait une monstruosité.

En ce moment, il se fit un grand bruit au dehors, et le Canadien Charbonneau se précipita dans la chambre, en s’écriant :

— Miss Lucy Gordon vient de rentrer à l’hôtel : elle est dans un état effrayant !

Les trois hommes se regardèrent avec stupeur à cette nouvelle imprévue. La foudre tombant au milieu d’eux ne les eût pas étonnés davantage.

— Est-elle revenue seule, ou l’a-t-on ramenée ? demanda Bernard au chasseur.

— On l’a ramenée, pauvre dame ! répondit Charbonneau ; les braves gens qui l’ont conduite ici sont restés dans la loge du suisse, à la disposition de ces messieurs, prêts à fournir tous les renseignements qu’ils peuvent donner.

— Enfin ! nous allons donc savoir quelque chose de positif, dit le policier avec une évidente satisfaction.

— C’est juste, dit Bernard.

— Et miss Lucy Gordon, où est-elle ? demanda Julian.

— J’ai aussitôt averti le docteur Loreau, reprit le chasseur. Le docteur était près de M. le comte ; il délire et il est bien malade, lui aussi ; le docteur l’a quitté, et il a fait transporter miss Lucy Gordon dans le salon bleu, sachant que vous étiez chez elle, messieurs. Il lui prodigue les soins les plus empressés ; il semble très inquiet. La pauvre jeune dame serait, paraît-il, dans un état fort dangereux ; elle n’a pas encore repris connaissance.

— Sortons, dit Julian ; nous n’avons plus rien à faire ici, et peut-être aurions-nous dû nous abstenir d’y venir. Je monte près d’Armand ; dans l’état où il est, je ne veux pas le laisser seul. Charbonneau, donnez l’ordre que miss Lucy Gordon soit immédiatement transportée dans son appartement, bien entendu si le docteur Loreau juge ce transport possible.

— Oui, monsieur, répondit Charbonneau.

Ils sortirent.

— Eh bien, demanda Bernard à l’ancien chef de la sûreté, aussitôt qu’ils furent seuls ; que pensez-vous, cher monsieur, de cette nouvelle complication ?

— Est-ce mon opinion vraie, que vous me demandez, monsieur ? répondit le policier en le regardant fixement.

— Pardieu ! certainement.

— Eh bien ! monsieur, la voici : je déclare que c’est bien joué ; que nous avons affaire à de fiers mâtins, et qu’ils nous donneront du fil à retordre avant que nous réussissions à leur mettre le grappin dessus ; voilà !

— Ainsi, cher monsieur, malgré ce que vous venez d’entendre, vous persistez à considérer miss Lucy Gordon, comme coupable de complicité dans l’enlèvement de mademoiselle de Valenfleurs ?

— Plus que jamais, monsieur, j’ajouterai même que c’est ce nouvel incident qui m’affermit dans mes soupçons. Je vous le répète : nous avons affaire à des ennemis très habiles ; mais ils le sont trop ; cette dernière comédie est une faute grave.

— Mais les braves gens qui ont ramené cette jeune dame, et que nous allons interroger, qu’en dites-vous ?

— Ceux-là ne savent rien, et, par conséquent, ne diront rien : voilà précisément où est l’habileté. Ces pauvres gens sont, sans le savoir, les complices inconscients des individus que nous cherchons ; et, par cela même, ils sont plus dangereux pour nous.

— Pourquoi donc cela, cher monsieur ?

— Justement parce qu’ils sont de bonne foi, et, par conséquent, ne se doutent pas le moins du monde du mal qu’ils font.

— Oh ! oh ! vous allez bien loin, il me semble, cher monsieur, dit Bernard en devenant subitement pensif.

— Laissez faire au temps, monsieur ; le temps est un grand débrouilleur de mystères ; lui seul nous dira qui de vous ou de moi a raison.

Sur ces derniers mots, ils entrèrent dans la loge du suisse — loge, soit dit entre parenthèses, qui était un véritable appartement meublé avec un luxe dont plus d’un chef de bureau d’un ministère quelconque se serait parfaitement accommodé.