Les Petites Comédies du vice/La Médaille du revers

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Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 287-300).


LA CRÉDULITÉ



LA MÉDAILLE DU REVERS
(LA CRÉDULITÉ)


M. Barlette, mari d’une femme charmante, entre chez son ami comme une bombe. Les traits contractés par la rage, il piétine en fou furieux et il frappe à coups de poing sur tous les meubles. Son ami cherche à le calmer.

Le mari. — Ah ! l’infâme ! la misérable !!

L’ami. — Au lieu de briser les meubles, mon cher Barlette, vous feriez mieux de m’expliquer à qui s’adressent vos injures.

Le mari. — C’est vrai ! (Éclatant en sanglots.) Ma femme me trompe ! mon ami, elle me trompe ! — (Avec rage.) Ah ! je la tuerai !

L’ami. — La tuer ! Est-ce que vous êtes joueur ?

Le mari (pleurant.) — Je joue un peu au piquet.

L’ami. — Au piquet !!! Ah ! alors, vous n’avez pas de motif pour la tuer. — Avoir tué sa femme… c’est un fétiche… ça porte bonheur au jeu… mais, au moins, faut-il que ce soit pour un jeu qui en vaille la peine ! Chacun, moi le premier, vous jetterait la pierre si vous aviez tué votre femme pour de simples quatorze d’as — il ne faut jamais gaspiller une chance.

Le mari (étonné). — Mais je la tue uniquement parce qu’elle m’a trompé.

L’ami. — Je veux bien le croire, mais la médisance du monde dira que c’est pour des quatorze d’as. D’abord, êtes-vous sûr qu’elle vous ait trompé ? N’est-ce pas plutôt une pose de votre part ?

Le mari (indigné). — Comment, une pose ?

L’ami. — Oui, il y a des gens qui posent à l’époux trahi pour voler la sympathie de leur cuisinière. — Crier que vous avez été trompé par votre femme m’étonne de vous, qui visez d’ordinaire à l’originalité… Ah ! si vous en étiez certain, ce serait autre chose…

Le mari (vivement). — Mais j’en suis sûr autant que peut l’être un mari dont la femme a passé cinq heures dans une grotte avec un jeune homme… un jeune homme du Midi ! là, sous mes yeux !

L’ami. — Cinq heures ! Mais, en ne la voyant pas sortir, pourquoi, au bout de dix minutes… le temps de ne pas paraître indiscret… n’êtes-vous pas allé la chercher ?

Le mari. — Impossible ! ils avaient été surpris et emprisonnés par la marée. — Ah ! gredin de docteur ! Figurez-vous que je me désolais de n’avoir pas d’enfants ; le médecin me dit : « Rien ne vaut l’eau de mer pour le cas de stérilité. » — Alors, moi, j’ai eu la bêtise de croire aux bains de mer… mais pas si complets, grands dieux ! Et quand je pense que cet imbécile de médecin va se rengorger et me dire : « Vous voyez que mon ordonnance vous a assez bien réussi ! » (Avec fureur.) Oui, mon cher, cinq heures dans une grotte, pendant que, désespéré sur la falaise, je m’arrachais tous les cheveux.

L’ami. — Vous aviez tort… une tête dépouillée de ses cheveux n’a jamais été un moyen de séduction pour ramener une femme égarée.

Le mari. — Égarée ! vous l’avouez vous-même… Elle m’a trompé, n’est-ce pas, dites-le-moi franchement ?

L’ami. — Il n’y a que votre femme qui pourrait vous répondre à cette question.

Le mari. — Elle nie énergiquement… elle ajoute même : « Que ma tante meure à l’instant si j’ai ça seulement à me reprocher ! »

L’ami. — Alors vous avez tort d’être incrédule, car on ne joue pas légèrement avec la vie d’une tante.

Le mari. — Ah ! ouiche ! celle-là a mis tout son bien en viager ; c’est une tante sans importance dont on peut disposer. (Avec fureur.) Oh ! je tuerai ma femme, voyez-vous ! Si au moins elle avouait… Mais non, elle me soutient en face qu’elle n’a pensé qu’à moi dans la grotte… Prétendre me faire croire qu’en cinq heures ! dans une grotte !! avec un jeune homme du Midi !!! ce garçon-là n’est pas devenu pour elle plus qu’un frère !

L’ami. — Vous voyez tout en noir.

Le mari. — Mais cinq heures ! songez-y donc, cinq heures dans une grotte avec un méridional ! Et elle m’affirme que le sacripant n’en est pas sorti son meilleur ami.

L’ami. — Elle a raison ; on peut être resté cinq heures avec une femme dans une grotte et en sortir sans être son meilleur ami ; car, en cinq heures, on a aussi le temps de s’étudier et… de rompre.

Le mari, froissé dans son amour-propre. — Pourquoi romprait-il, le misérable ? Pauline est charmante, bien élevée, de bonne famille… Mais je le tuerai aussi, le gredin qui fait le dédaigneux… Pauline vaut cent fois mieux que ce mauvais architecte sans talent, qui devrait s’estimer trop heureux…

L’ami. — Ah ! c’est un architecte !

Le mari. — Oui, un architecte… sans talent, je le répète ; car s’il avait le moindre mérite il trouverait à s’occuper autrement qu’à perdre son temps dans des grottes.

L’ami, rêveur. — Un architecte… vous avez de la chance !

Le mari — Comment, de la chance ?

L’ami. — Oui, oui, je me comprends. Je m’expliquerais avec un autre ; mais vous, votre rage de tout tuer, tout massacrer, me fait peur. Oh ! je vous vois d’ici ; vous pensez à tendre le traquenard ordinaire : « Ma bonne amie, prépare-moi une malle, je suis obligé d’aller passer trois jours à Gonesse. » Puis vous reviendrez le soir avec un énorme couteau de cuisine. Entre nous, je ne vous conseille pas le couteau, parce que vous pouvez avoir affaire à un gars bien décidé qui vous désarme et vous fiche une danse ; — tandis qu’avec un bon pistolet… pif ! paf !… Le plus malin y est pris à distance. Seulement, l’arme peut éclater et vous emporter quatre ou cinq doigts. De plus, l’explosion fait scandale, la maisons est affichée et le propriétaire, furieux, vous flanque congé… ce qui est gênant quand on tient à son logement.

Le mari. — Comme moi au mien ; mon père y a habité pendant vingt-huit ans et j’y reste depuis douze années ; — c’est une patrie pour moi… Je crois que je mourrais de chagrin dans un autre local.

L’ami. — Sans compter que, quand on est installé depuis si longtemps, on a fait faire des meubles spéciaux pour telle place ou telle encoignure, qui ne peuvent plus aller nulle part ailleurs ; alors il faut vendre à perte, le déménagement vous ruine…

Le mari. — J’ai un buffet dans ce cas-là.

L’ami — Voyez-vous ! Il me semble qu’à votre place, si j’avais la main levée pour frapper un coupable, en flagrant délit, mon bras serait retenu par cette seule pensée : « Où mettrai-je mon buffet ? » Et puis, entre nous, en y réfléchissant bien — et surtout en admettant cette hypothèse impossible d’une épouse infidèle — je crois qu’on a généralement tort de se faire un monstre de l’architecte. C’est un individu sédentaire qui s’attache aux maisons qu’il construit ; l’obligation de vérifier les mémoires lui donne une certaine habitude de droiture qui fait qu’il comprend les nombreuses obligations imposées par telle ou telle situation. Tenez, vous êtes gros, la marche vous fatigue ?

Le mari. — Oh ! oui ! ce m’est un supplice quand il faut accompagner Pauline, qui adore les longues courses à pieds.

L’ami. — Il est bien évident qu’un bras, de vos amis, qui s’offrirait pour vous éviter cette corvée vous exempterait de ces scènes désagréables qui vous sont faites pour vous décider à sortir ; car elle n’a pas un caractère des plus commodes, votre femme ?

Le mari. — Entêtée et surtout nerveuse ; au premier abord, elle parait douce.

L’ami. — Bigre ! on a le temps d’apprécier un tel caractère en cinq heures de grotte.

Le mari. — J’ai dit cinq heures ?… Il n’y en avait peut-être que quatre. Dans la colère, on ne compte pas toujours bien exactement.

L’ami. — Mettons-en trois.

Le mari. — Soit !

L’ami. — Eh bien ! voilà donc une femme promenée par un architecte (qui, en trois heures, n’a pas eu le temps d’étudier son caractère dans la grotte) ; plus de ces scènes irritantes qui précédaient toujours, pour le mari, la demande de ces promenades ; on lui est reconnaissante du plaisir qu’il procure ; pour lui des sourires, des caresses et des prévenances ; le mauvais du caractère est gardé pour l’architecte qui souffre héroïquement en se disant : « Je l’ai détournée de ses devoirs ! » Je suppose même que, comme entre vous et votre femme, une certaine inégalité d’âge sépare les deux époux.

Le mari. — Moi, j’ai cinquante-six ans, Pauline en a vingt-quatre.

L’ami — Cinquante-six ans, l’âge du repos ! Vingt-quatre ans, l’âge de la floraison… et nerveuse. Ce qu’à votre âge on traite de préjugés parait choses sérieuses au sien ; c’est le rôle de l’intermédiaire de lui faire entendre raison, et alors, calmée et moins ambitieuse, la femme se fait un devoir de laisser toute liberté au mari.

Le mari. — On ne le chicane plus pour son cercle…

L’ami. — Ou son café…

Le mari, séduit. — On va et on vient…

L’ami. — Et avec d’autant plus de tranquillité qu’on sait que sa femme ne reste pas seule à la maisons, où la solitude pourrait lui donner de mauvaises pensées. Pourvu qu’il rentre à l’heure indiquée, on n’en demande pas plus au mari. Et quelles économies de toilette pour l’époux d’une femme qu’un architecte amène à préférer son foyer aux bals et aux soirées !

Le mari. — La toilette rend Pauline folle.

L’ami. — Ils auront dû causer toilette pendant les deux heures de grotte… car ils y sont restés pendant deux heures, m’avez-vous dit ?

Le mari. — Je vous répète que, dans la fureur, on ne se rend pas bien compte du temps.

L’ami. — Admettons une petite heure seulement.

Le mari. — Si vous le voulez.

L’ami. — Pour toute épouse qui a son architecte, la toilette devient donc forcément modeste : c’est tout au plus s’il reste au mari à payer à sa femme quelques robes foncées pour se glisser dans l’ombre.

Le mari. — Il fera chaud quand Pauline renoncera à la toilette…

L’ami. — Il ne faut jamais jurer de rien sur une femme qui a son architecte.

Le mari. — Ou qu’elle sacrifiera le bal ; elle ne rêve que valse à deux temps.

L’ami — Avec un architecte, la valse à deux temps n’a qu’un temps ; cet état est casanier, — ou s’il fréquente les salons, c’est dans le monde officiel, pour obtenir des travaux du gouvernement ; alors, dans ce cas-là, il a les nouvelles de première main, et, à un moment donné, il peut dire à l’oreille du mari : « Si vous avez des fonds, achetez bien vite tels terrains. » Puis, un beau matin, un jury d’expropriation vient offrir dix fois le prix d’acquisition.

Le mari. — C’est pourtant vrai, ce que vous dites là. Tenez, M. de Machelard, un parent éloigné que ma femme avait retrouvé, m’a dit un jour : « Si vous avez de l’argent, achetez donc le rond-point de Courbevoie ; il est question d’y placer une statue de Napoléon Ier, on vous payera le terrain ce que voudrez. » Je n’ai pas cru à la nouvelle et j’ai raté ma fortune.

L’ami. — Vous voyez comme on manque quelquefois l’occasion de laisser une belle fortune à ses enfants.

Le mari. — Mais vous savez bien que je n’ai pas d’enfants.

L’ami. — On ne doit jamais désespérer de rien. Quand la tranquillité rentre dans un ménage elle opère quelquefois des miracles. Il ne faut pas, par exemple, qu’un mari se mette tout à coup à brailler et gesticuler en menaçant de tuer tout le monde parce qu’on est deux à l’aimer.

Le mari. — Tiens ! vous êtes bon ! Mettez-vous à ma place.

L’ami. — Quoi ? parce que votre femme est restée une petite demi-heure dans une grotte !

Le mari. — Oh ! une demi-heure !

L’ami. — Vous souffriez, m’avez-vous dit, et quand on souffre… Tenez, faites-vous arracher une dent, vous supposez aussitôt que le dentiste passe sa vie sur votre mâchoire, et, quand il vous montre la dent, vous êtes étonné de voir qu’il ne s’est pas écoulé plus de six secondes. C’est là votre cas : votre femme n’a sans doute fait qu’entrer et sortir, et vous vous êtes imaginé des siècles.

Le mari. — C’est peut-être vrai.

L’ami. — Voulez-vous être franc avec moi ?

Le mari. — Oui.

L’ami. — Permettez-moi une simple question.

Le mari. — Laquelle ?

L’ami. — Êtes-vous positivement sûr que votre femme ait été un seul instant dans la grotte ?

Le mari. — Dame ! c’est elle-même qui me l’a dit. Je la cherchais partout, et quand, en la trouvant, je lui ai dit : « D’où viens-tu ? » elle m’a appris qu’elle avait été surprise par la marée, etc.

L’ami. — Et c’est sur ce naïf aveu que vous vous forgez des chimères ?

Le mari. — Il y a de quoi.

L’ami. — Il était si facile à votre femme d’inventer un mensonge au lieu d’avouer la vérité.

Le mari. — C’est vrai !

L’ami. — Et quand, dans sa pureté de conscience, elle vous a tout dit, vous… qui n’y étiez pas… vous prétendez mieux savoir ce qui s’est passé dans la grotte que votre femme qui y est restée cinq heures… car je veux bien vous accorder ces cinq heures auxquelles vous paraissez tant tenir, — et alors vous vous transformez en machine à égorger.

Le mari. — Vous savez qu’on n’est pas toujours maître de son premier mouvement de colère.

L’ami. — Oui, mais c’est ainsi qu’on met malheureusement tous les torts de son côté… et qu’on se fait des ennemis.

Le mari. — Comment ? Là, vrai ! c’est moi qui ai eu tous les torts ?

L’ami. — Non seulement vous avez suspecté votre vertueuse Pauline, mais vous avez dû insulter ce pauvre jeune homme.

Le mari. — Je l’avoue. L’ami. — Que lui avez-vous dit ?

Le mari. — Je l’ai appelé : « Propre à rien. »

L’ami. — Et qu’a-t-il répondu ?

Le mari. — Il a souri ironiquement.

L’ami. — Il avait pitié de votre folie. Votre femme vous pardonnera si vous savez vous y prendre par quelque cadeau ; mais voilà un jeune homme qui conservera toujours une bien médiocre idée de votre reconnaissance et de votre urbanité.

Le mari. — J’en suis honteux, car, c’est comme un fait exprès, nous demeurons porte à porte, et je suis exposé cent fois par jour à le croiser dans la rue.

L’ami. — Faites-lui vos excuses à la première rencontre.

Le mari. — Je n’oserai jamais.

L’ami. — Trouvez un adroit moyen de rapprochement.

Le mari. — Il me vient une idée.

L’ami. — Laquelle ?

Le mari. — Je vais le faire inviter à dîner par ma femme. (Avec remords.) Pourvu qu’il accepte, grands dieux !!