Les Petites Filles modèles/13

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 128-133).



XIII

VISITE AU POTAGER


Sophie, qui avait toujours le cœur bien gros et la démarche gênée par les coups qu’elle avait reçus, laissa ses amies admirer les fleurs et cueillir des bouquets, et alla s’asseoir chez la jardinière.

Mère Louchet.

Bonjour, mam’selle ; je vous voyais venir boitinant, vous avez l’air tout chose. Seriez-vous malade comme Palmyre, qui s’est donné une entorse et qui ne peut quasi pas marcher ?

Sophie.

Non, mère Louchet, je ne suis pas malade.

Mère Louchet.

Ah bien ! c’est que votre maman a encore fait des siennes ; elle frappe dur quand elle tape sur vous. C’est qu’elle n’y regarde pas : la tête, le cou, les bras, tout lui est bon.

Sophie ne répondit pas ; elle pleurait.

Mère Louchet.

Voyons, mam’selle, faut pas pleurer comme ça ; faut pas être honteuse ; ça fait de la peine, voyez-vous ; nous savons bien que ce n’est pas tout roses pour vous. Je disais bien à ma Palmyre : « Ah ! si je te corrigeais comme madame corrige mam’selle Sophie, tu ne serais pas si désobéissante. » Si vous aviez vu, tantôt, comme elle m’est revenue, sa robe pleine de taches, sa main et sa figure couvertes de sable ! c’est qu’elle est tombée rudement, allez !

Sophie.

Comment est-elle tombée ?

Mère Louchet.

Ah ! je n’en sais rien ! elle ne veut pas le dire, tout de même. Sans doute qu’elle jouait au château, puisque nous n’avons point de sable ici ; puis sa robe a des taches rouges comme du vin ; nous n’avons que du cidre ; nous ne connaissons pas le vin, nous.

Sophie, étonnée.

Du vin ! où a-t-elle eu du vin ?

Mère Louchet.

Ah ! je n’en sais rien ; elle ne veut pas le dire.

Sophie.

Est-ce qu’elle a pris le vin du cabinet de ma belle-mère ?

Mère Louchet.

Ah ! peut-être bien ; elle y va souvent porter des herbes pour les bains de votre maman ; ça se pourrait bien qu’elle eût bu un coup et qu’elle n’osât pas le dire. Ah ! c’est que, si je le savais, je la fouetterais ferme tout comme votre maman vous fouette.

Sophie.

Ma belle-mère m’a fouettée parce qu’elle a cru que j’avais bu son vin, et ce n’est pas moi pourtant.

La mère Louchet changea de visage ; elle prit un air indigné :

« Serait-il possible, s’écria-t-elle, pauvre petite mam’selle, que ma Palmyre ait fait ce mauvais coup et que vous ayez souffert pour elle ? Ah ! mais… elle ne l’emportera pas en paradis, bien sûr… Palmyre, viens donc un peu que je te parle. »

Palmyre, dans la chambre à côté.

Je ne peux pas, maman ; mon pied me fait trop mal.

Mère Louchet.

Eh bien ! je vais aller près de toi, et mam’selle Sophie aussi.

Toutes deux entrent chez Palmyre, qui est étendue sur son lit, le pied nu et enflé.

Mère Louchet.

Dis donc, la Malice, où t’es-tu foulé la jambe comme ça ? »

Palmyre rougit et ne répond pas.

Mère Louchet.

Je te vas dire, moi : t’es entrée dans le cabinet de madame pour les herbes du bain ; t’as vu la bouteille, t’as voulu goûter, t’as répandu sur ta robe tout en goûtant, t’as voulu descendre par la fenêtre, t’as tombé et t’as pas osé me le dire, parce que tu savais bien que je te régalerais d’une bonne volée. Eh ?…

Palmyre, pleurant.

Oui, maman, c’est vrai, c’est bien cela ; mais le bon Dieu m’a punie, car je souffre bien de ma jambe et de mon bras.

Mère Louchet.

Et sais-tu bien que la pauvre mam’selle a été fouettée par madame, qu’elle en est toute souffreteuse et toute éclopée ? Et tu crois que je te vas passer cela sans dire quoi et que je ne vas pas te donner une raclée ?

Sophie, avec effroi.

Oh ! ma bonne mère Louchet, si vous avez de l’amitié pour moi, je vous en prie, ne la punissez pas ; voyez comme elle souffre de son pied. Maudit vin ! il a déjà causé bien du mal chez nous ; n’y pensez plus, ma bonne mère Louchet, et pardonnez à Palmyre comme je lui pardonne.

Palmyre, joignant les mains.

Oh ! mam’selle, que vous êtes bonne ! que j’ai de regret que vous ayez été battue pour moi ! Ah ! si j’avais su, jamais je n’aurais touché à ce vin de malheur. Oh ! mam’selle ! pardonnez-moi ! le bon Dieu vous le revaudra.

Sophie s’approcha du lit de Palmyre, lui prit les mains et l’embrassa. La mère Louchet essuya une larme et dit : « Tu vois, Palmyre, ce que c’est que d’avoir de la malice ; voilà mam’selle Sophie qu’est toute comme si elle s’était battue avec une armée de chats ; c’est toi qu’es cause de tout cela ; eh bien ! est-ce qu’elle t’en tient de la rancune ? Pas la moindre, et encore elle demande ta grâce. Et que tu peux lui brûler une fière chandelle, car je t’aurais châtiée de la bonne manière. Mais, par égard pour cette bonne mam’selle, je te pardonne ; prie le bon Dieu qu’il te pardonne bien aussi ; t’as fait une sottise pommée, vois-tu, ne recommence pas. »

Palmyre pleurait d’attendrissement et de repentir ; Sophie était heureuse d’avoir épargné à Palmyre les douleurs qu’elle venait de ressentir elle-même si rudement. La mère Louchet était reconnaissante de n’avoir pas à battre Palmyre, qu’elle aimait tendrement, et qu’elle ne punissait jamais sans un vif chagrin ; elle remercia donc Sophie du fond du cœur. Au milieu de cette scène, Camille, Madeleine et Marguerite entrèrent ; la mère Louchet leur raconta ce qui venait de se passer et combien Sophie avait été généreuse pour Palmyre. Sophie fut embrassée et approuvée par ses trois amies.

« Ma bonne Sophie, lui demanda Camille, ne te sens-tu pas heureuse d’avoir épargné à Palmyre la punition qu’elle méritait, et d’avoir résisté au désir de te venger de ce que tu avais injustement souffert par sa faute ?

— Oui, chère Camille, répondit Sophie ; je suis heureuse d’avoir obtenu son pardon, mais je ne me sentais aucun désir de vengeance ; je sais combien est terrible la punition dont elle était menacée, et j’avais aussi peur pour elle que j’aurais eu peur pour moi-même. »

Camille et Madeleine embrassèrent encore Sophie ; puis toutes quatre dirent adieu à Palmyre et à la mère Louchet, et rentrèrent à la maison, car la cloche du dîner venait de sonner.