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Les Petites Religions de Paris/Les derniers Païens

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Léon Chailley (p. 3-19).

LES DERNIERS PAÏENS

J’ai fait mon pèlerinage place de la Sorbonne, à la maison païenne, décorée par les plus beaux bas-reliefs des temples grecs ; c’est là que rêve et travaille M. Louis Ménard, incontestablement le plus vénérable des adorateurs de Jupiter Olympien.

M. Louis Ménard me tendit une cigarette en me priant de m’asseoir, et comme je la refusais :

— Que vous avez tort ! c’est désormais le seul hommage que nous rendions aux dieux, en leur offrant un peu de fumée ; ce qui est digne de leur impalpable essence. »

Et le mystérieux savant bourre une pipe sacrificatrice qui va bientôt satisfaire les narines de quelque invisible roi de l’Éther.

Je regarde autour de moi. Malgré les livres qui s’étalent, les cahiers et les lettres entassés, l’atelier a je ne sais quelle allure sereine rappelant les clairs sanctuaires des divinités olympiennes.

— Hélas ! nous sommes bien déchus, continue M. Louis Ménard. Cette pipe seule nous fait supérieurs aux antiques. »

Sur les murs, d’anciennes toiles pâlissent ; là, intarissablement, ce solitaire déversa pour lui seul cette âme d’idylle héroïque qu’Hésiode, Théocrite et Virgile nourrirent des plus délicats souvenirs des siècles morts. Mais les dieux eux-mêmes habitent l’atelier. La Beauté virile, personnifiée en Jupiter, fait face à Apollon, la jeunesse éternelle. Vénus, regarde, en se détournant un peu, Diane ; car l’amour a toujours eu peur de la chasteté. Là, M. Louis Ménard est assis sous le buste d’Homère, rangeant des lettres de famille, pleines de discussions sur la vie et les hauts faits d’Héraclès, de Tiphaon et de cette prudente Athéné.

Avec ses longs cheveux, gris parfois, qui encadrent son triangulaire visage, où les yeux luisent comme les torches des mystes aux initiations, le poète hiérophante m’apparaît semblable à ces sages d’Alexandrie qui expliquaient à leurs disciples sous les colonnades les légendes des forces éternelles et les miracles des daimons.

— Je ne suis point un prêtre, m’affirme ce païen moderne ; mon culte aux dieux est tout intérieur.

— On m’a assuré qu’avant de lire Sophocle vous sacrifiiez à Aphrodite des colombes. Voici l’anecdote : Vous voulûtes un jour enseigner le grec au sonore poète José-Maria de Heredia. Au moment d’ouvrir Sophocle, vous avez sorti tout à coup de votre poche deux tourterelles… « Nul ne saura vraiment le grec, disiez-vous, si, avant de s’y appliquer, il n’offre les entrailles de ces oiseaux à la charmante Vénus. Nous mangerons à nous deux le reste. » Mais M. de Heredia fronça les sourcils et répondit avec un impardonnable scepticisme : « Mon ami, je n’aime pas le pigeon. »

— Ce n’est point exact, répliqua en souriant mon subtil interlocuteur. Je ne tordrais pas le cou à un poulet, et seules les exigences de ma santé me défendent d’être végétarien… Au temps des premiers sacrifices, lorsqu’on amenait le bœuf vers l’autel jonché d’herbes sacrées, l’animal happait d’une langue avide cette proie. Alors la pontife indigné lançait une hache à la victime. Le peuple qu’offusquait la vue du sang, mettait en accusation le sacrificateur ; mais il répondait que seule la hache était criminelle et en dernier ressort la hache était acquittée comme irresponsable… Les sacrifices furent un compromis entre la gourmandise des hommes et leur terreur de verser le sang.

— Mais vous avez prié les Immortels ?

— J’ai prié Hermès, le dieu des trouvailles inattendues, et il ne m’a fait rencontrer que des épingles à cheveux et des crayons ; cependant je lui ai rendu le grand service de révéler aux modernes son véritable sens : le crépuscule.

— Le culte païen disparaît donc tout à fait ?

— Je suis peut-être le dernier qui, mystiquement, rende hommage aux dieux d’Homère. Pendant la Renaissance, — M. Despois l’a raconté, — il y eut un renouveau du paganisme. Les longues discussions du Concile de Trente permettaient à certains cardinaux de sourire en pensant dans leur âme qu’on ne pourrait déraciner la foi aux puissances de l’Olympe. Mais l’idée juive de l’unité a triomphé. Pour recréer un paganisme populaire, il faudrait que l’on admît la pluralité des causes et que cette idée, descendant dans les masses, fit naître de nouvelles légendes… Au fond, cependant, le polythéisme existe, c’est le culte des morts…

— Le spiritisme ?

— Non, je pense que les spirites s’abusent ; mais je puis croire que ceux qui vécurent interviennent dans nos affaires pour nous protéger.

— En effet, mais j’ai peine à comprendre qu’on puisse adorer les dieux qui eux sont sans forme, qui n’existent pas.

— Mais les dieux ont un corps. Artémis la chasseresse, c’est le croissant de la lune, semblable à un arc. Apollon, c’est le soleil. Si tous deux président à la mort, c’est que les hommes disparaissent par l’accumulation des jours et des nuits. Le dieu juif lui-même, Jéhova, c’est le simoun. Quiconque a parcouru, dans Hésiode, la lutte de Jupiter et des Titans, s’est vite aperçu que c’est une tempête qu’il a voulu décrire.

— N’avez-vous jamais été tenté de devenir chrétien ?

— On a essayé de me convertir. Voici comment. J’avais accompagné jusqu’au cimetière le cortège funèbre d’un ami. Là je rencontrai une demoiselle jeune et inconnue qui me fit l’éloge de celui qui était mort avec tous les sacrements de l’Église. Je lui répondis : « Heureux ceux qui ont la foi ! » Ce mot la frappa. Elle m’écrivit une lettre où une très lucide intelligence se révélait : « Il m’a semblé, me disait-elle, qu’il y avait quelque tristesse dans cette parole et que, près de la tombe de celui qui était sans doute votre ami, les grandes pensées de la mort et de l’éternité vous avaient troublé. » En même temps cette demoiselle me recommandait des livres pieux. Je les lui retournai en la remerciant et je lui affirmai que je croyais au Christ comme elle, puisque j’admets tous les dieux…

« Tenez, si vous en voulez la preuve, voici une lettre que j’adressais à ma mère, alors qu’elle me félicitait, me croyant revenu à des croyances orthodoxes :

… « J’aime mieux vivre en communion avec le peuple entier des esprits. Tu me diras que c’est du polythéisme. C’est vrai, mais le Christ a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde » et il avait raison, car il est le Dieu du monde intérieur. Le monde extérieur a aussi ses dieux. Le soleil, les astres, les éléments et ceux que les physiciens appellent les forces de la nature sont des puissances redoutables… Mais il doit y avoir des formules magnétiques ou magiques pour diriger ces forces. On a beau dire que les lois de la nature sont immuables : entre le tonnerre et la maison sur laquelle il tombe, on peut placer un paratonnerre. Qui sait si telle formule d’exorcisme, telle prière n’a pas une force analogue ? Je suis convaincu que la prière énergique d’une mère peut se placer entre son enfant et la mort comme un paratonnerre. Je me souviens d’une balle qui a passé dans mes cheveux, à l’heure où l’on priait pour moi, et je crois que sans cette prière la balle aurait été plus bas. Qui sait même si la prière ne peut pas effacer les faits accomplis… ? Souvent quand nous rêvons d’un malheur et que nous remercions les Dieux en nous réveillant, qui sait si plus d’une fois ces malheurs n’étaient pas très réels ? Le rêve et la réalité ne sont pas si différents que les puissances suprêmes ne changent parfois la réalité en rêve. Mais c’est là une idée tout à fait mystique, et si l’on y croyait d’une manière absolue on deviendrait fou… »

M. Louis Ménard s’interrompt en souriant et il fouille d’autres paquets jaunis d’où il extrait une controverse amusante ; le tournoi du frère et de la sœur, de Louis et d’Anne pour et contre les dieux de l’art païen, pour et contre les saints de l’art chrétien.

La lettre de Louis d’abord :


« Ma chère Anna,


» Ce matin, j’ai été admis à pénétrer dans le conseil des grands dieux de la terre, honneur qui m’est accordé de temps en temps ; je les entendis qui se disaient : « Vous ne savez pas la nouvelle, Anna Ménard nous méprise, elle trouve nos histoires drolatiques, c’est son expression ! — A-t-elle réellement tenu ce langage, dit Vénus ? je ne l’avais pas entendue, bercée que j’étais par le mélodieux bruissement d’ailes de mes colombes. Eh bien ! ma foi ! si les hommes nous méprisent tant pis pour eux. Depuis qu’ils ont brisé nos magnifiques statues, les sculpteurs d’aujourd’hui ne font plus que de la « ripopée ». Parlez-moi du fameux Milo ! — Alors Jupiter qui rassemble au loin les nuages, lui répondit : « Tu as raison, fille de l’écume, toi, que les physiciens d’aujourd’hui appellent, je ne sais pourquoi, l’attraction. Les mortels ne savent plus dessiner ; que ce soit là leur punition. Les autres dieux feront ce qu’ils voudront, mais quant à moi, malgré les blasphèmes d’Anna, je veux continuer à répandre ma rosée céleste sur la terre féconde. — Tu as sagement parlé, père des Dieux et des hommes, répondit le divin Soleil, que nous importe l’encens des mortels ? Ne nous suffit-il pas d’entendre à chaque aurore l’hymne universel de la nature renaissante ? Et toi, Vénus au doux sourire, qu’importe que l’homme t’oublie ? Les chants de l’oiseau des bois répondent aux concerts des étoiles quand les perles de ta chevelure en tombant dans la prairie la couvrent d’un tapis de fleurs.

» Mais, dit alors Minerve, pourquoi Anna Ménard ne lit-elle pas les poëmes d’Homère ? Il me semble que cela lui donnerait des idées moins saugrenues sur l’Olympe et ses habitants. — On craint qu’elle ne devienne savante comme toi, ma fille, dit Jupiter ; on trouve que je t’ai fait donner une éducation trop soignée. Les parents d’Anna, en examinant ses chaussettes, ont cru remarquer qu’elles prenaient une teinte bleuâtre fort alarmante et ont déclaré que la femme devait rester plongée dans l’ignorance. Amen. »


Pendant cette lecture, je regardais les frises du Parthénon reproduites sur le mur ; puis mes yeux s’arrêtèrent plus bas sur une madone peinte enguirlandée de fleurs.

— Et la réponse ? demandai-je.

— La voici :



« Mon cher Louis,


» Ces jours derniers j’ai été admise à pénétrer dans le séjour des âmes des peintres morts depuis longtemps et à écouter leur conversation. J’entendis Raphaël qui disait : « Vous ne savez pas la nouvelle ? Louis Ménard nous méprise, il trouve que nous ne savons pas dessiner. C’est Vénus qui lui a mis ces idées-là dans la tête. Il paraît qu’elle a eu l’aplomb de dire en plein Olympe que depuis le fameux Milo on ne fait plus que de la « ripopée » et Louis Ménard s’est empressé de répéter ces blasphèmes. — Louis a-t-il réellement parlé de la sorte ? dit alors Angelico de Fiésole. Je ne l’avais pas entendu, occupé que j’étais à écouter l’hymne harmonieuse de mes anges. Ô mes belles saintes, est-ce donc en vain que depuis tant de siècles, vous priez agenouillées avec une inaltérable ferveur ! Les hommes nous outragent et nous méprisent. Voilà maintenant qu’on vous trouve laides et mal dessinées. — Mais, dit Léonard de Vinci, pourquoi s’étonner des blasphèmes de Louis, nos vierges n’ont pas cessé d’être belles, elles n’ont même pas tressailli en entendant dire qu’elles étaient laides, car leur suave beauté est au-dessus des jugements humains. — Tu as sagement parlé, reprit Raphaël, elles ne se courroucent pas des blasphèmes des hommes, car leurs regards ne se retournent sur la terre que pour y répandre leurs bienfaits et de divines inspirations. — C’est très bien ! dit Michel-Ange, qui jusqu’alors n’avait pas ouvert la bouche, mais moi je pense que si Louis Ménard avait quelquefois étudié nos œuvres, il trouverait que nous faisons autre chose que de la « ripopée », et je lui souhaite de nourrir à notre égard des idées un peu moins saugrenues. — Amen. »


— Avez-vous recruté des disciples ? questionnai-je.

— Jamais, ou plutôt un — Lamé… Ce fut épouvantable, il mourut fou. Une nuit il vint chez moi. « Je viens de prier Brahma toute la journée, me dit-il, et il m’a révélé que vous étiez le Saint-Esprit et X… le Verbe. — Vous me faites beaucoup trop d’honneur, répondis-je, mais je pense qu’il serait mieux de vous aller coucher. » Tranquillement il reprit : « Vous vous trompez, si vous me croyez insensé. Je me conforme à votre symbolisme. N’êtes-vous pas le Saint-Esprit, vous qui m’avez fait découvrir le sens des mythes religieux, et X… n’est-il pas le Verbe, lui qui m’apprend le sanscrit ? » J’insistai pour qu’il se reposât. Le lendemain j’avertis ses amis, mais lorsque je lui rendis visite, il était déjà trop tard. Il s’était jeté par la fenêtre en s’écriant : « Maintenant je suis heureux comme les dieux. Je mets les bras en croix et je m’élance dans l’éternité ! »

« Droz ne voulait pas croire à cette mort extraordinaire : « Je savais bien qu’il était fou, me disait-il, mais je croyais que c’était comme vous. »

Soyons en paix, M. Louis Ménard ne sera jamais fou. Il a résisté à la lecture des néoplatoniciens et il aime trop ses livres pour se jeter de son quatrième étage. D’ailleurs, la prudente Athéné le conseille et le retient. Il n’irait pas aussi loin que ces jeunes hommes dont je ne révélerai pas l’anonymat et que j’ai surpris ayant sur leurs vêtements blancs une peau de panthère pour rendre aux nymphes invisibles habitant le lac du bois de Boulogne le culte qui leur était dû à Eleusis. Parmi les lettrés je sais encore M. François de Nion, qui, je l’en soupçonne, quoique bon chrétien, a réservé un coin de son jardin de Chatou au subtil Dionysos ; le néo-paganisme a sa plus noble prophétesse dans Madame Adam, récemment convertie aux idées de réincarnation que professe l’occultisme ; et, je n’en doute pas, Mademoiselle Holmès, dont le cœur appartient aux divinités olympiennes, doit-être disposée à écrire l’Ode Triomphale du paganisme, qui ne renaît que pour mieux mourir[1]


  1. Il faut citer vers la fin du dix-huitième siècle Quintus Aucler qui tenta de restaurer un paganisme néo-platonicien, gnostique et occultiste ; il voulait que l’on observât les anciennes fêtes païennes et appelait Jupiter le Sacré Quaternaire par qui tout existe et qui meut la nature — Quintus Aucler a écrit, à la gloire des Dieux, la Threicie. De nos jours M. L. P., sénateur, écrivain des moins inconnus et ancien rédacteur à la « Nouvelle Revue », rend hommage dans ses appartements à son génie protecteur, une idole d’Athènè.