Les Pieds-Noirs/19

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 127-133).


CHAPITRE XIX

Fuite et poursuite


Quand Le Loup et Kenneth eurent disparu dans l’ombre, le trappeur Wilson se rapprocha pour délivrer ses compagnons ; mais Nick lui ordonna de renoncer pour le moment à ce projet.

— Ne bougez pas, lui dit-il, car un de ces brigands nous reluque. Oh ! je ne me laisserai pas prendre à leurs manigances.

— C’est bien la plus longue journée que j’aie passée, répondit Wilson. Mes cheveux ont dû en blanchir : Je me demande comment le bon Dieu a pu créer de pareils êtres. Mais, sans doute, ils servent à quelque chose, car il n’est rien dans l’univers qui ait été créé en vain. L’espérance et la crainte sont difficiles à supporter, n’est-ce pas, Nick Whiffles ?

— Ne le sais-je pas ? répondit Nick ; n’ai-je pas reçu une foule de leçons de l’expérience ? Ce n’est point pour la première fois que je suis captif. J’ai eu une petite difficulté avec chaque tribu, depuis le Nebraska jusqu’ici. Un jour les vilains m’ont attaché à un arbre, puis ils ont élevé un bûcher sous moi avec l’intention de me faire cuire à petit feu. Je n’ai jamais été bien gras, et je n’aurais pas rendu assez de jus pour m’arroser. Aussi fus-je bientôt aussi chaud qu’une fournaise. C’est un élément mal commode que le feu ; il vous saisit avec une rapidité inouïe, oui, bien…

Nick suspendit son exclamation favorite pour donner cours à un gémissement de douleur, puis il continua :

— En peu de temps, je sentis la moelle de mes os qui bouillait. Ça faisait un drôle de glou-glou, allez ! Si jamais vous avez la chance de vous trouver dans ma position d’alors, vous me comprendrez joliment mieux. Je me tournais d’un côté, puis de l’autre ; mais ça ne faisait pas un brin de différence, car j’étais jusqu’au cou dans cette maudite difficulté. Je criais, me tortillais comme une anguille, donnais aux Peaux-rouges tous les noms que je pouvais inventer. Ils riaient, les sans-cœur ! « Vous ne savez pas comment tuer un de vos semblables, leur dis-je ; eh bien ! entassez du bois, enfumez-moi comme un renard et ne faites pas de mon corps un plat de bouilli. Ça ne vaut rien, le bouilli. Vous ne vous connaissez pas en cuisine. Vous êtes des nigauds, des chenapans, des lâches. J’en ai tué une fameuse quantité des vôtres, leur dis-je pour les irriter. Vos braves ne sont que des vieilles femmes, des propres à rien. Déliez-moi, et je me battrai avec les quatre plus vaillants d’entre vous. Oui bien, je le jure. » Que pensez-vous qu’ils firent ? Ils rirent plus fort, les crapules, et me piquèrent avec des tisons embrasés. Oui, par Dieu ! Mais il paraît que mon temps n’était pas venu. Mon vieux ami, Buck Bison, — vous avez entendu parler de Buck Bison ? — fondit à cet intéressant moment, comme un coup de tonnerre, sur les nègres rouges. Il était accompagné d’une douzaine de trappeurs qui se battirent comme des diables ! Ah ! c’était beau ! c’était beau ! fallait voir ça ; ô Dieu, oui ! Ça me ragaillardit, rien que d’y penser. Comme ils écrasèrent les vermines ! et comme ils jetèrent au vent les charbons enflammés ! Je sautai dans une rivière… Quelle délicieuse sensation ! le paradis, quoi ! j’en jouis encore. Comme je criais après ces scélérats d’indiens qui eurent la mauvaise fortune de s’échapper ! Mais je leur ai bien rendu depuis capital et intérêts, oui bien, je le jure, votre serviteur !

— Comment avez-vous le courage de parler ? dit Wilson. Pour moi, je ne pense qu’au danger où nous sommes ; mon corps est tout couvert de sueur. Regardent-ils encore ? Je n’y tiens plus. Il est temps. Profitons de l’occasion, ou…

— Chut ! fit Nick ; j’entends des pas. On pourrait bien nous écouter. Silence ! Encore ce même bruit… qu’est-ce ? Le diable vient maintenant, j’imagine.

La dernière remarque de Nick s’appliquait à un objet animé qui s’approchait à quatre pattes, comme un animal, quoiqu’il appartînt évidemment à l’espèce humaine. Il marchait avec une rapidité et une agilité extrêmes.

— C’est le diable en personne ! murmura Slocomb.

— Psit ! fit une voix.

— Abram Hammet ! exclama Nick.

— En vérité, ne prononce pas un mot, car les oreilles des gentils sont bien fines. Écoute mon conseil, et je te délivrerai des mains des Philistins.

— Vous valez mieux que je ne pensais, je le jure, oui bien. Je me joindrai aux quakers dès que j’en trouverai une assemblée, oui, par Dieu ! Larguez, larguez moi ça !

Le couteau de chasse de Hammet passa rapidement entre les poignets et les chevilles de Nick. Ses liens tombèrent et le sang retenu et stagnant commença à dégoutter. Ce soulagement subit causa une sorte de faiblesse au trappeur. Un instant il vit trouble, suivant son expression ; mais ce ne fut que l’affaire de quelques secondes, son esprit élastique se redressa ferme et sûr.

— Étranger, n’oubliez pas l’Ours polaire du Nord ! dit pitoyablement Slocomb. Venez déchaîner le grand Corbeau de la grosse Rivière. Hâtez-vous ; il ne peut attendre davantage.

Abram rendit à Tom le service qu’il réclamait. Celui-ci bondit en ouvrant la bouche pour lancer un « couah ! » triomphal ; mais la large main du quaker s’abattit sur ses lèvres.

— Ours et buffles ! je m’oubliais et j’allais réveiller l’enfer, proféra le Corbeau.

Une exclamation de Nick interrompit son soliloque.

— Encore ce damné gamin ! Il va nous donner du fil à retordre, par Rien !

Ces paroles étaient à l’adresse de Le Loup, qui parut malheureusement à ce moment critique. Abram l’apercevant, se précipita sur lui avec la promptitude d’un tigre et le saisit à la gorge.

— Tiens-toi tranquille, lui dit-il, et on ne te fera point de mal ; mais si tu cries, je ne réponds pas de ta vie.

L’avertissement n’était pas nécessaire ; car le nœud que les doigts d’Hammet avaient formé autour du col du jeune Indien l’empêchait d’articuler.

— En route ! dit le quaker soulevant Le Loup dans ses bras, comme si c’eût été un enfant et l’emportant avec lui.

— Puis-je croasser, maintenant ? s’enquit Tom Slocomb, quand ils furent à une cinquantaine de mètres du camp indien.

— En vérité, garde-t’en bien, répliqua Abram ; si tu donnes l’alarme aux gentils, ils te poursuivront à cheval, ne le sais-tu pas ?

— C’est fâcheux, reprit mélancoliquement Slocomb. Je ne puis me retenir plus longtemps, je vous le dis.

— N’allez pas nous jeter dans une diablesse de difficulté avec votre langue, fit Nick d’un ton bourru. Quand nous serons hors de la portée de ces vermines, vous pourrez hurler tout à votre aise, comme un maudit Indien, si vous voulez. Jusque-là, motus !

— Mais, monsieur, dit Slocomb à Hammet, pourquoi vous fatiguer à charrier ce bagage inutile ? Finissez-en plutôt sur-le-champ avec ce petit reptile. Il est plus aisé de le faire à présent que quand il aura grandi.

— Je ne crois pas à la violence, répondit le quaker, resserrant son étreinte sur les chairs palpitantes de Le Loup. Le métier de tueur n’est pas le mien.

— Donnez-le moi et je lui servirai sa dernière maladie. Vous avez le cœur trop tendre, étranger ; c’est une faiblesse que je suis fâché de remarquer dans un être aussi fort et aussi solidement membré. Où est votre arme ?

— Ce garçon doit vivre, répondit tranquillement Abram.

Déposant Le Loup à terre et s’adressant à lui :

— N’aie pas peur, jeune païen ; je te préserverai du péril ; mais il faut aussi que je t’empêche de nous nuire. Marche à mon côté : ne cherche pas à t’échapper et tout ira bien. Pour toi, qui t’appelles le Corbeau, ne fais pas de mal à ce garçon, je te l’enjoins.

— Loup, dit Nick, si tu veux garder ta peau, file droit. Et si tu t’avises de faire le méchant, je prendrai soin de ta correction.

— En vérité, je t’engage à l’obéissance, ajouta Abram en allongeant la main vers la gorge du jeune homme encore rougie par l’empreinte de ses doigts.

Le Loup recula, tira son couteau. Ses noires prunelles étincelèrent comme des rubis, ses muscles frémirent de ressentiment, et ses traits contractés annoncèrent une détermination incroyable pour son âge. Le quaker le contempla avec un mélange d’étonnement et d’admiration.

— Enfant, dit-il, ton bras est faible ; mais ton esprit est fort.

— Cet esprit est né en lui, remarqua Nick. Il est ce qu’il est et ne changera jamais ; il est assez grand pour un corps qui aurait deux fois sa taille. Si son caractère est si sauvage maintenant, que sera-ce quand il aura toute sa croissance ?

— N’accuse pas la nature, répondit Abram. Tu es né pour être Nick Whiffles ; lui, pour être Le Loup, fils du Pied-noir vagabond.

— Je ne philosophe pas beaucoup. Trapper et chasser voilà mes affaires, à moi ; mais je sais que vous ne pourrez l’amender.

— C’est assez, répliqua Hammet.

Et apostrophant l’Indien :

— Jeune païen ne nous arrête point par ton obstination.

Comme il achevait ces mets, des cris tumultueux retentirent.

— Ce sont les sauvages ! exclama Nick. Ils ont découvert notre évasion ; il faut jouer des jarrets.

— Écrasons ce vermisseau ! fit Slocomb.

— Non ; on ne touchera pas à un cheveu de sa tête. Pourvoyez à votre sûreté et ne vous inquiétez pas de moi, dit le quaker.

— Je ne vous quitterai pas, répondit Nick. Je n’ai jamais laissé un ami dans une difficulté et ne le ferai jamais. On a bien mal parlé de moi, je le sais. Il m’arrive parfois de raconter de longues histoires, c’est un fait ; mais je n’ai jamais déserté le poste du danger quand l’honneur me commandait d’y rester. Ce ne sera ni le feu, ni les fagots, ni les coups de fusils, ni les coups de couteaux qui feront commettre à Nick Whiffles une bassesse. Lâchez ce misérable louveteau.

Le couteau de l’Indien retomba dans sa gaine.

— Ne me forcez pas, dit-il à Abram, et je ne ferai pas obstacle à votre fuite. Vous êtes brave ; vous avez, comme le buffle, le cœur grand et plein de sang. Les Pieds-noirs sont debout, leur colère est vive ; leur cri de guerre résonnera bientôt dans le désert. Le Loup vous suivra jusqu’à ce que vous lui ordonniez de s’arrêter. Il vous montrera qu’il est digne de confiance.

— Allons ! cria Hammet, et son buste colossal se mit en mouvement avec une célérité merveilleuse.

Les autres l’imitèrent.

Les clameurs des Indiens volaient derrière eux, tantôt proches, tantôt lointaines.

— Ce dernier hurlement était bien près ; j’en ai les oreilles assourdies, dit Nick au bout de quelques minutes.

— En vérité, il était très-près, répliqua froidement le quaker. Continue de fuir, ami Whiffles, et garde à ton côté ce garçonnet. Je vais m’arrêter un petit moment. Peut-être apprendrai-je à combien s’élève le nombre de nos ennemis.

— Mais vous n’êtes pas un homme de combat ? Si l’un d’eux s’emparait de vous ?

— Le Seigneur me délivrerait, je l’espère, de sa main. Ne sois pas en peine, ami trappeur, et fais ce que je te dis.

Le Corbeau avait pris l’avance. Nick fit quelques pas ; mais, poussé par une irrésistible curiosité, il s’arrêta derrière un arbre pour épier Hammet. Cependant son intention échoua d’abord. Le quaker, étendu tout de son long dans les broussailles, était invisible. Whiffles n’en continua pas moins à regarder du côté où Abram s’était retiré.

— Loup, dit-il à l’Indien, immobile près de lui, veille comme moi.

On ne tarda pas à entendre un frôlement de branchages qui annonçait l’approche d’un homme filant à toutes jambes.

— La vermine galope comme un cheval, murmura Nick. Que peut lui vouloir un homme de paix et de charité ? Je m’en vais, toutefois, l’examiner avec attention ; car il ne m’arrive pas souvent de prendre des leçons gratuites sur la manière de saigner avec élégance et dextérité, oui bien, je le jure, votre serviteur !

Le coureur touchait presque à l’endroit où notre ami Whiffles avait vu disparaître Abram, lorsque, tout à coup, une ombre gigantesque sembla jaillir du sol. Au milieu de la demi-obscurité, un bras décrivit un arc de cercle. Une percussion, comme celle que produirait un coffre effondré par un coup violent, résonna et un bruit mal, lourd, y succéda. Nick s’élança vers le lieu de cette scène. Le quaker essuyait tranquillement sa hache sur l’herbe. Un Indien gisait étendu à ses pieds. Nick ouvrit de grands yeux ; mais n’apercevant pas de blessure sur le cadavre, quoique des flots de sang lui coulassent de la bouche et des narines ;

— Je croyais, dit-il à Hammet, que vos principes s’opposaient à l’effusion du sang.

— En vérité, j’ai peut-être renversé un peu durement cette créature, répondit-il avec douceur.

— Durement ! vous avez fait trembler la terre. C’en est fait de la vermine. Mais ne l’avez-vous pas frappée, monsieur ?

— Moi, frapper ! Ne vous ai-je pas dit que frapper n’était pas mon métier ? Cependant, si j’ai fait usage d’une violence inconvenante, je m’en repens et j’espère qu’elle ne me sera pas rappelée au jour du jugement dernier. Reprends ton chemin, ami Whiffles ; dans une minute, je serai à toi.

Nick obéit. Mais, dès qu’il eut mis quelque distance entre le quaker et lui, un nouveau bruit sourd et particulier, comme celui d’une hache sur une substance à la fois molle et esquilleuse lui causa un tressaillement. Abram Hammet le rejoignit aussitôt : il était calme et béat, comme d’habitude.

Le Loup avait la poitrine gonflée. Ses yeux dardaient des éclairs.