Les Pieds-Noirs/42

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 288-300).


CHAPITRE XLII

Nick et Calamité


Le Corbeau de la rivière Rouge avait une aversion enracinée pour les établissements des blancs. Son chez lui, c’était le désert. Pour maison, il lui fallait le Nord-ouest, pour plafond le ciel, pour plancher le sol. Il n’éprouvait jamais le mal du logis, parce qu’il n’était jamais hors du logis, excepté quand, un moment, du haut d’une éminence, il jetait un coup d’œil sur les habitations éloignées. Tom trouvait tout ce qui était nécessaire à son ménage dans sa vaste demeure ; le bois pour faire la cuisine, et se chauffer quand le temps était rigoureux, le poisson et la viande pour satisfaire son appétit quand il avait faim, une couche de branchages ou de gazon pour se reposer, avec la nuit pour rideau quand il était au lit. Le Corbeau avait un grand, très-grand établissement, exempt de loyer et de taxes. Ses relations de famille étaient aussi très-étendues, puisqu’il formait le lien d’union entre deux races d’hommes. Blancs et rouges étaient ses frères ; chose singulière pourtant, il n’entretenait aucun compagnonnage dans le genre humain. Ses plaisirs et ses peines, ses craintes et ses espérances, il les tirait des chambres de son cerveau. Il avait une tendresse naturelle pour ce qui avait forme de cheval ; ses idées étaient très-élastiques à l’égard de cette espèce de propriété. Pour lui, la nature avait fait les chevaux comme elle avait fait les arbres, et il se croyait autant de droit de couper les uns que de prendre les autres. Tom ne pouvait comme de raison, rester longtemps en place. Aussi ne resta-t-il qu’un jour ou deux au fort où Saül Vander avait été laissé pour se rétablir, et partit-il, sa carabine sur l’épaule, en battant des ailes, croassant et sifflant de la manière la plus diabolique.

Trois jours après les scènes racontées dans le dernier chapitre, on pouvait voir cet être nomade, tenant par une lanière d’écorce d’arbre, un gros et lourd cheval. Il le contemplait avec autant de surprise que de satisfaction ; car c’était une proie qui venait de lui échoir. De curieux tableaux étaient peints sur la robe de l’animal : d’un côté une assez bonne image d’un baril ; de l’autre, un Indien que l’artiste avait voulu représenter ivre ou endormi.

Après avoir examiné avec ravissement ce merveilleux phénomène, Tom Slocomb poussa un violent et discord croassement, qui fit bondir le cheval en arrière.

— Serpents à sonnettes ! tu es une beauté rare, n’est-ce pas ? Tu avais pour maître quelque fantasque personnage, n’est-ce pas ? Tu ne connais point le Corbeau de la rivière Rouge, n’est-ce pas ? Allons, viens, n’aie pas peur. Il n’y a rien ici pour t’effrayer ! Tu appartiens à un marchand de whiskey, je pense. Pas de tours ! tiens-toi tranquille. Couah ! couah !

Les échos de la voix de Slocomb n’avaient pas cessé de se faire entendre, quand on lui cria d’une grande distance :

— Hé ! hé ?

— Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ? répliqua Tom.

Allongeant son regard, il aperçut Nick Whiffles, précédé de Calamité, le museau rasant la terre.

— Eh bien ! vous voyez qui je suis, à moins que vous n’ayez la berlue, répondit Nick. Quant à ce que je veux, je ne sais pas trop si je veux un oiseau comme vous. Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Nick Rôdeur, je suis heureux de vous voir. Vous êtes…

— Arrêtez là, Corbeau ! Rôdeur est un nom que je n’ai jamais possédé. Les Whiffles sont une famille notée noble et notoire ; et je ne souffrirai pas qu’on me prive de l’honneur de leur appartenir.

— Montagnes Rocheuses ! quelle différence cela fait-il ? Il ne m’arrive pas une fois sur dix de me tromper sur les noms. À quoi bon s’en inquiéter, du reste ? Donnez-moi un morceau de n’importe quoi à manger, un coin de terre pour m’étendre, un bout de ciel bleu pour me couvrir, et je suis le plus fortuné mortel.

— Votre dernière remarque sent son véritable trappeur. Un petit morceau de terre pour matelas, un bout de ciel bleu pour couverte sont de bonnes choses. J’en ai essayé pendant des nuits, des semaines, des mois et des années. J’étais né pour cette vie, oui bien.

— Donc vous êtes de la famille des Rôdeurs. Vous ne me paraissez guère propre à autre chose qu’à rôder, ce qui n’est pas un reproche, car un homme qui n’est pas un franc trappeur du Nord-ouest n’est rien.

— C’est très-bien. Mais ce n’est pas une raison pour écorcher mon nom.

— Est-ce que je suis fait comme les autres, moi ? Je suis une ligne de division, un grand phénomène naturel, un épouvantable fléau, une catastrophe finale ! Je vais à l’est et je vais à l’ouest, au nord, au sud, et je ne me soucie de personne. Je suis la terreur de la terre ! Je suis seul et inabordable ! un ours arctique, un cheval de mer, un rhinocéros monstre, le roi des chats sauvages, le terrible Corbeau de la rivière Rouge ! Couah ! couah !

— Avez-vous aperçu quelques signes de Peaux-rouges ? s’enquit Nick, en s’étendant sur le sol.

— Oh ! j’en tue plus ou moins chaque jour, répondit tranquillement Tom.

— Silence, corbeau ! et conduis-toi comme une créature humaine. Je ne suis pas venu ici pour rien. Je cherche cette fille. Calamité et moi avons entrepris la besogne, et nous voulons la terminer, s’il nous reste assez de temps avant l’heure où nous serons appelés à lever les fers en l’air ; nous ne voudrions pourtant pas lâcher, ô Dieu, non !

— Je sais que vous êtes le véritable piéton du Nord ! Vous avez assez d’esprit pour un homme seul ; connu ! Mais votre chat sauvage n’a pas les yeux aussi clairs que d’habitude.

— Non, dit tristement Nick ; il a perdu l’appétit et s’en va de jour en jour. Cependant, il tient bon encore et fait de son mieux. Hier matin, il a flairé une piste et ne l’a pas quittée une minute depuis ; je parierais que c’est la bonne. Eu premier lieu, voyez-vous, je lui ai montré des vêtements de la fillette, pour lui faire comprendre ce que je voulais. Il les a sentis et m’a dit : Je sais. Nous sommes partis, comme ça ; il s’est mis sur la trace. J’en suis certain. Mais ça me fait de la peine de le voir marcher, courir avec tant de patience et de fidélité, tandis qu’il est malade, bien malade !

— Les chiens ont leurs maladies comme les êtres humains, dit philosophiquement Tom Slocomb. Mais c’est étrange qu’ils aiment tant leurs maîtres.

— C’est ce que je me suis dit plus d’une fois, repartit Nick. L’homme est un ingrat qui méprise l’amitié d’un chien. Comment peut-on avoir le cœur de maltraiter la créature obéissante, dont les yeux attentifs sont constamment tournés sur nous pour lire dans nos pensées ! Maudits soient les gens civilisés et incivilisés qui battent les chiens ! Qui est aussi fidèle, aussi affligé, aussi prêt à nous secourir qu’un chien, quand nous sommes en difficulté ? Trouvez-moi une vermine humaine qui vaille cet animal !

Whiffles parlait avec une chaleur et un zèle qui faisaient honneur à la bonté de son caractère. Calamité se leva lentement et regarda fixement devant lui, en allongeant son museau au-dessus du gazon. Nick remarqua ce mouvement. Le chien aspira l’air et écouta. Puis, mécontent, sans doute, de sa recherche, il avança dans la direction qui attirait son attention. Le trappeur observa, avec un vif chagrin, que les membres de Calamité avaient perdu de leur élasticité.

— Quelqu’un me suit, je le gagerais, dit le trappeur avec assurance. Mais ça ne me surprend pas. Je m’attends bien à ce que les coquins aient des espions, sous forme d’indiens, de bois-brûlés ou de blancs renégats.

— Qu’ils viennent ! je m’attacherai à vous aussi longtemps que je pourrai battre des ailes, et croasser un croassement. Il est dans ma nature, voyez-vous, d’avoir le pied dans toutes les escarmouches. Si quelque danger vous menace, vous pouvez compter sur moi. Qu’est-ce que fait maintenant le chien ?

— Il écoute. Calamité à l’oreille fine. Il se fie beaucoup à ses merveilleuses facultés pour entendre et sentir. La nuit approche. Mon avis est qu’il y aura des difficultés avant demain matin. Je vous suis obligé de vos offres amicales, et j’espère que vous les remplirez comme un homme, si vous jugez convenable de rester dans ma compagnie.

— Certainement. Pour ma violette, ma fleur des prairies, mon thym sauvage, je ne vous quitterai pas jusqu’au dernier moment.

— Il me semble que je suis sur la bonne piste. Si les sentinelles de Mark Morrow sont aux environs, nous les déjouerons. Mais avant de partir, je dois vous prévenir, Corbeau, que si vous venez avec moi vous récolterez plus de coups que de piastres, oui bien, je le jure, votre serviteur !

— Nick Whiffles, le Corbeau de la rivière Rouge n’a jamais été un lâche, quels que puissent être ses autres défauts.

À ce moment Calamité revint. Nick lui présenta des aliments ; mais il les refusa.

— Pauvre bête ! murmura Nick. Il est trop malade pour voyager. Il nous faut, néanmoins, avancer, pour nous tenir à l’abri des difficultés qui nous menacent.

— Et si j’allais voir un peu ce qui se passe, est-ce que ça ne vaudrait pas mieux ? demanda Tom.

— Je n’ose presque pas me fier à vous, car vous êtes malheureux dans vos reconnaissances. Cette étrange habitude que vous avez de battre des coudes et de croasser ne manque jamais de nous mettre en difficulté. Qu’est-ce que vous allez faire de cet animal ? En l’emmenant, vous laisserez une piste qui aidera diantrement un ennemi à nous suivre.

— Je couperai ma couverte et en attacherai les morceaux à ses pieds, répliqua Tom.

— Faites comme vous voudrez, mais, à votre place, je lâcherais la bête. Il y a ici de quoi fourrager pour elle.

— Va pour cette idée, répondit Tom, abandonnant le cheval. En avant, maintenant !

Calamité, qui se tenait sur ses hanches, s’élança aussitôt sur la piste. D’abord, ses pas furent légers, rapides, joyeux, s’il est permis de s’exprimer ainsi. Mais ils ne tarderont pas à s’alourdir. Au bout d’une heure, le pauvre chien ne marcha plus qu’en boitant et en ayant de la peine à suivre son maître. La douleur était peinte sur le visage de Nick.

— J’entends du bruit, dit Slocomb. C’est derrière nous. Il faut que je voie ce que c’est.

Sans attendre une réponse, le Corbeau rétrograda. Mais, au bout de quelques minutes, il revint, et s’écria d’un ton ennuyé :

— Je veux être pendu si cet animal de cheval avec sa galerie de tableaux sur les flancs ne nous a pas suivis tout le temps !

— C’est malheureux, mais qu’y faire ? La pauvre bête n’aime sans doute pas la solitude. Tout conspire contre nous.

Calamité qui s’était couché durant cette halte temporaire, se dressa sur les pattes de devant et poussa un aboiement, dont le son sourd et prolongé rappelait les beaux jours du molosse.

— Le cheval ! suggéra Tom.

— Non, répliqua Nick. Il ne hurlerait pas pour le cheval, car il sait que les chevaux ne font pas de mal. C’est autre chose qu’un cheval.

— Il est furieusement malade, s’il allait devenir enragé ! fit Tom.

— Non, non ! répondit le trappeur, avec un hochement de tête incrédule. Calamité ne deviendra jamais fou. Il ne voudrait pas me jouer un si vilain tour, ô Dieu, non !

— Il a la mine sombre et découragée. C’est mauvais signe. Mais avancez un peu et laissez-moi ici. Je veux m’assurer si les nègres rouges sont réellement à nos trousses.

Nick consentit distraitement et reprit sa marche. Une heure se passa avant qu’il fût rejoint par Slocomb. Calamité se soutenait avec une difficulté extrême.

— Quelles nouvelles ? demanda le trappeur, d’un ton mélancolique.

— Juste ce que vous prédisiez. Huit ou dix vermines sont à notre poursuite. Si je ne me trompe, ce sont ces damnés de Pieds-noirs dont nous nous sommes débarrassés, grâce à ce solennel quaker. Ils ont au moins un pouce d’épais de peinture sur le corps. Je m’en suis approché si près que, ma foi, j’étais mal à l’aise, car vous savez que les reptiles me haïssent comme le poison. Le plus grand phénomène du monde connu a rasé de près sa destruction. Ne serait-ce pas une terrible chose si la ligne de division était effacée ? Où en trouverait-on une autre ? où chercherait-on une autre catastrophe ? Dans quel coin du Nord-ouest découvririez-vous un autre Corbeau ? Ô Dieu ! je suis plein de puissance. Elle pétille au bout de mes doigts ; elle se précipite comme l’eau froide le long de mon dos ; elle danse des fandangos dans mes nerfs ; elle…

— Il y a plus de vent dans ton cerveau que dans celui de tout autre, s’écria Nick d’un ton fâché.

Mais, aussitôt, il reprit avec affliction :

— Corbeau, vous ne savez pas tout ce que je ressens pour cet animal. Il n’est pas de la classe commune des chiens, voyez-vous ? Il est particulier dans son genre. Par quelque maudite méprise, l’âme d’un brave bomme a été logée dans le corps d’un chien. Cette créature devrait n’avoir que deux jambes, et vous avez sans doute remarqué qu’elle en a quatre. L’âme d’un homme, ai-je dit ? Dieu bénisse votre simplicité ! Il n’y a pas beaucoup d’âmes assez grosses pour remplir la tête de ce chien ; pas beaucoup qui soient restées comme lui inébranlables dans leurs principes de loyauté, de sincérité et de franchise !

— Je n’ai rien de particulier contre lui, quoiqu’il ne m’ait pas fait les yeux doux, la première fois que je l’ai vu avec cet ange. C’est une sorte de chat sauvage, mais on doit dire qu’il est fidèle. Il ne forme pas une ligne de division, continua philosophiquement Slocomb, mais c’est tout de même une très-bonne espèce de mâtin.

— Mâtin ! répéta Nick courroucé ; pas plus mâtin que vous !

— Comme vous voudrez, comme vous voudrez !

Le cheval, abandonné par le Corbeau, arriva, à cet instant, à un galop furieux.

— Mauvais signe ! dit Tom ; hâtons-nous !

Calamité se traîna à quelques pas de distance et tomba. Il se releva pourtant et essaya de lutter contre cette défaillance, mais ce fut pour tomber encore.

— Il faut le laisser, dit Slocomb.

Nick ne répondit pas. Il s’était assis près du pauvre chien qui faisait de nouveaux efforts pour se remettre sur les pattes et aboyait plaintivement.

— Debout ! debout ! cria le Corbeau. Les Indiens approchent. J’entends déjà le bruit de leurs pas.

Nick leva la tête en disant :

— Mais je ne puis le laisser !

— Avez-vous envie de perdre votre chevelure ! repartit Tom avec impatience.

— Si j’abandonne jamais Calamité, que la Providence m’abandonne aussi ! s’écria Whiffles indigné. Si j’étais mourant et près de rendre le dernier soupir, pensez-vous qu’il me déserterait ? Imaginez-vous que les Indiens, les tomahawks elles fusils l’obligeraient à se séparer de moi ? Supposez-vous qu’il serait fâché d’unir son sort au mien ?

La voix du trappeur tremblait d’émotion, et ses yeux, si peu habitués qu’ils fussent aux larmes, commençaient à s’humecter. Sa large main caressait doucement la tête de son compagnon.

— C’est ça qui m’aime ! dit-il. Je ne sais ce que c’est : une âme peut-être. Il n’importe ! quoi que ce soit, son affection pour moi est si grande, qu’il a mieux aimé mourir que de se séparer de moi. Ensemble, nous avons mangé, ensemble nous avons bu et dormi dans le désert, toujours les meilleurs et les plus sincères amis. Tous les nègres rouges de l’univers ne pourront nous séparer.

En disant ces mots, Nick plaça avec sollicitude son bras sous le corps du chien et le souleva comme il eut fait d’un enfant malade.

— Bon dieu, qu’allez-vous faire maintenant ? demanda Slocomb surpris.

— L’emporter ! répliqua Nick, résolument.

— Alors, vous êtes perdu !

— Perdu, soit ! Ce chien ferait ça pour moi, s’il le pouvait ; je ne serai pas pire qu’un chien.

— Comme vous voudrez. Mais les Indiens sont à nos talons. Je suis un volcan, une convulsion, un éclat de tonnerre ! Néanmoins, il est des choses qu’un être de ma trempe ne peut exécuter, quoique je veuille battre des ailes et croasser jusqu’à la fin.

La nuit devenait plus sombre. Un réseau de nuages s’était amoncelé à la partie des cieux où le premier croissant de la lune glisse silencieusement dans l’espace. Une forte brise agitait les rameaux des arbres ; et les branchages brisés craquaient, éparpillés par son souffle. Les étoiles jetaient çà et là un pâle et lugubre scintillement sur les feuilles. Parfois, le vent apportait aux oreilles, le rugissement, à demi-humain d’une panthère, auquel répondait comme une sinistre symphonie la voix lamentable d’un loup.

La contrée que parcouraient Nick et son compagnon était assez accidentée. Dans quelques places, de grands bois la couvraient ; dans d’autres, des broussailles et des arbres nains. Ils arrivèrent à un endroit marécageux, qui s’épanouissait en pente sur la droite jusqu’à un hayon ou étang.

Surchargé par son fardeau, Nick enfonçait presque à chaque pas dans la terre molle et détrempée.

— Il nous faut appuyer à gauche, dit Slocomb, en examinant les lieux. Il y a longtemps que le cheval a fait une oblique, et nous devons nous en rapporter à son instinct. Venez de ce côté ; le sol y est plus ferme. Il est étonnant que les gueux restent si tranquilles ! Je m’attendais à ce qu’ils pousseraient plus tôt leur cri de guerre. Si vous laissiez là le chien !

La tête de Calamité reposait sur le bras de son maître près de son visage. Il ouvrit ses yeux fatigués et les fixa tendrement sur ceux de Nick. La pauvre bête semblait dire :

— N’est-ce pas que nous ne nous séparerons point ?

Le Corbeau marmottait entre ses dents :

— Montagnes Rocheuses ! quel drôle d’homme c’est ça ! Risquer sa vie pour un chien ! le porter dans ses bras ! a-t-on jamais vu !

Nick suivit Tom en silence. Sa charge était pesante, mais il ne se plaignait pas. Parfois, au contraire, il se sentait heureux de prouver son affection au malheureux animal qui avait partagé sa bonne et mauvaise fortune.

Ils firent ainsi quatre ou cinq milles, sans être inquiétés par ceux qui les poursuivaient. L’espérance rentrait dans le cœur de Whiffles. Il roidissait ses muscles pour ne point ralentir le pas. Tom arpentait rapidement le terrain, mais le trappeur lui rendait enjambée pour enjambée et ne le perdait pas un instant de vue. Des efforts aussi violents ne pouvaient durer longtemps sans produire leur effet naturel. La lassitude finit par s’emparer de Nick. Sa respiration devint saccadée ; il souillait comme un cheval surmené ; le jeu de ses membres se faisait difficile ; sa marche était moins assurée. Ils atteignirent, pourtant, un bas-fond où les arbres étaient plus épais, l’obscurité plus profonde. Le Corbeau s’arrêta.

— Je ne comprends pas ça, Nick Whiffles, dit-il. Il y a quelque chose de louche là dedans. Les Indiens n’ont pas l’habitude de laisser les gens leur échapper, quand ils ont découvert une piste fraîche. Ils nous préparent quelque plat de leur façon. C’est moi qui vous le dis. Pourtant, il y a encore moyen de nous tirer d’affaire sans grand’peine, si vous voulez vous débarrasser de votre chat sauvage. Nous sommes chacun pour nous ici. Vous pour vous ; moi pour moi ; lui pour lui. Qu’est-ce que cela ? J’ai entendu un craquement.

— Allez ! répondit Nick, et s’il vous est impossible de sortir de difficulté en ma compagnie, songez à vous.

— Chut ! Je crois voir une ombre qui rampe, là, à gauche, entre les arbres… voyez-vous ? À terre ! à terre ! Le fléau du Nord-ouest va s’abattre sur un des maudits persécuteurs de la race blanche.

Nick tomba à genoux en tirant son couteau de chasse.

Le Corbeau disparut dans les buissons. Un instant après, le trappeur entendit un hurlement de douleur. Tom Slocomb avait frappé juste. Exalté par son triomphe, il se mit à tambouriner, avec ses côtes pour caisse, ses coudes pour baguettes, en exécutant une série de ces horribles croassements pour lesquels il avait un si malheureux penchant.

— Le diable emporte l’imbécile ! s’écria Nick. Avec les meilleures intentions du monde pour aider un semblable, il vous le jette toujours dans une maudite petite difficulté !

Entendant du bruit, Calamité, que Nick avait déposé sur le gazon, s’agita péniblement, parvint à se relever, tourna la tête du côté de l’ennemi, fit quelques pas en avant et retomba sur le flanc avec un gémissement.

— Pauvre ami, c’est impossible ! dit mélancoliquement Whiffles. Tu n’as pas plus de force qu’un enfant. J’ai vu le jour où deux de ces scélérats de Peaux-rouges étaient une régalade pour toi ; maintenant, la plus vile de ces viles vermines auraient bon marché de toi. Après tout, ainsi vont les choses. Aujourd’hui debout, demain à bas.

Une immense et stridente clameur retentit. L’indiscrétion de Tom avait éveillé les sauvages jusque-là disséminés et silencieux. Leurs hurlements partaient de différents points ; et quelques-uns évidemment très-rapprochés.

— Il n’y a pas une minute à perdre ! dit chaleureusement le Corbeau. Debout et sauvons-nous ! Les Indiens nous entourent de toute part. Nous sommes suivis, traqués, happés ! Je suis un fléau ! je suis une catastrophe ! Je suis la dernière maladie des Pieds-noirs ! Couah ! couah ! couah !

— Pour l’amour de Dieu, restez tranquille ! Votre satané bruit augmente la difficulté à chaque minute.

— Arrivez ! ce n’est plus le temps de faire l’enfant avec votre chien !

— Cher animal ! murmura Nick, reprenant Calamité dans ses bras. Ça me coupe comme avec un couteau de te voir dans cet état ! Mais je ferai pour toi tout ce qu’un ami peut faire pour un autre.

Whiffles courut aussi vite qu’il put avec un pareil embarras. Les pas des poursuivants résonnaient à leurs oreilles, Tom Slocomb tira un pistolet de sa ceinture, se retourna, et d’un ton énergique, dit à son compagnon :

— Il n’y a qu’un moyen d’en finir ; c’est de brûler la cervelle à votre chat sauvage, Mettez-le à terre où vous recevrez une balle à travers le bras !

Slocomb amorça l’arme et visa Calamité.

— Arrête ! tonna Nick. Ne touche pas à un poil de sa tête, ou je te tue comme un Indien meurtrier… Oui, pardieu !

— Puissamment drôle ! Superlativement rare ! Vous êtes devenu fou, monsieur, et autant vaudrait pour vous être égorgé et scalpé. Mais je ne vous quitterai pas sans leur avoir donné une peignée ! répliqua Tom d’une voix qui témoignait de l’étendue de son étonnement.

— Je ne puis aller plus loin, dit le trappeur ; je m’arrête ici et j’y combattrai. Nick Whiffles ne tombera pas sans laisser derrière lui des marques qui montreront qu’il était le vrai franc trappeur du Nord.

Il plaça aussi mollement que possible son précieux fardeau sur le gazon, et renouvela l’amorce de sa carabine qu’il posa sur ses genoux. Des cris affreux remplissaient la forêt. Tom Slocomb fit encore une tentative pour ébranler la résolution du chasseur.

— Non, c’est inutile, répliqua tranquillement celui-ci. Quand j’ai décide quelque chose, je le fais. L’amitié est une chose qu’on ne peut violer, entre homme et homme ou homme et bête. Cent fois, cette créature a risqué sa vie pour Nick Whiffles, n’est-ce pas assez ? Je n’ai, d’ailleurs, dans tout le pays, ni femme, ni enfant, ni parent, et je doute, ajouta-t-il avec une touchante vivacité, qu’il y ait au monde un être animé qui m’aime autant que ce chien !

Calamité souleva sa tête et fixa ses yeux sur son maître, tandis qu’il prononçait ces paroles ; leur surface vitreuse était éclairée d’une lueur à demi humaine qui parlait plus éloquemment que le dévouement humain.

— Te laisser ! lui dit Nick, comme si Calamité eût été doué d’une intelligence parfaite ; te laisser ! mais je n’y pense pas, mon pauvre, pauvre vieux camarade ! Nous avons eu bien des difficultés ensemble ; peut-être serons-nous pour en avoir beaucoup encore, Ah ! je me souviens de ce que je sentis, quand tu me saisis par le collet dans l’eau, et me toua à la grève. Ton haleine sur ma joue était plus agréable que l’haleine d’une femme. Ah ! ce fut une diablesse de petite difficulté que celle-là !

Tout en causant, le trappeur avait l’œil au guet. Il se projeta un peu en avant, épaula sa carabine et tira. La voix d’un Indien se perdit dans le cri de guerre des Pieds-noirs. Le sauvage sauta de six pieds en l’air et retomba pour ne plus se relever. La balle de Nick lui avait traversé la poitrine.

Calamité essaya un de ces grondements qui le rendaient si terrible quand il était excité par la vue d’un ennemi. Mais son effort aboutit à une plainte qui brisa le cœur de Whiffles.

— Couah ! couah ! couah ! fit le Corbeau se précipitant dans le fourré sur la droite.

Un moment après, on l’entendit décharger sa carabine et presque aussitôt ses pistolets. Une autre kyrielle de croassements succéda à ces détonations et Tom revint, en courant, vers le lieu où Nick attendait l’apparition d’un autre ennemi.

— C’est la dernière chance, cria t-il. Vite, suivez-moi, ou demain, votre chevelure pendra dans la hutte d’un Pied-noir !

Tom achevait à peine, qu’un coup de feu ébranla l’écho des bois. Nick Whiffles tomba la face contre terre.

— Tué, mille tonnerres ! exclama Slocomb.

La vie du chien parut alors se rallumer. Il se dressa et envoya un hurlement si plein de chagrin et de mélancolie, que le Corbeau en fut ému.

— Ils mourront ensemble, Nick et le chat sauvage ! dit-il. Voici les Indiens ! Ils arrivent comme une troupe de démons.

Nick se releva soudain, saisit sa carabine qui lui avait échappé et la déchargea avec une promptitude et une sûreté de coup d’œil inconcevables. Un Pied-noir chancela, tourna sur lui même et s’affaissa. Le reste de la bande s’arrêta un instant.

— Dis à mes amis que tu m’as laissé dans une maudite petite difficulté, dit Nick d’une voix défaillante. Dis à Iverson que je ne délaisse jamais un ami, que cet ami ait quatre pieds ou deux. Au revoir, l’ancien ! C’en est fait de moi, vois-tu ! Au revoir ! Si tu rencontres Bouton-de-rose, dis-lui aussi que j’ai pensé à elle jusqu’à mon dernier soupir. Il n’y a pas eu de difficulté assez grande pour chasser son souvenir de mon esprit.

Les doigts du trappeur lâchèrent la carabine ; et il tomba sur son chien qui aboya faiblement. Quand Tom partit, poursuivi par une demi-douzaine de Peaux-rouges, Calamité léchait le visage de son maître avec une sollicitude qui attestait la profondeur de sa gratitude et de son affection.