Les Pionniers/Chapitre 23

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 226-235).


CHAPITRE XXIII.


Au secours ! maîtres, au secours ! il y a un poisson pris dans les mailles du filet, comme les droits d’un pauvre homme dans les formes de la loi.
Périclès de Tyr. (Tragédie attribuée à Shakespeare)



Les progrès de la belle saison devenaient enfin aussi rapides qu’ils avaient été lents jusque alors. Pendant la journée, l’air était uniformément doux et favorable à la végétation, et si les nuits étaient encore fraîches, elles n’étaient plus accompagnées de gelée. Les buissons retentissaient du chant de mille oiseaux ; les feuilles du peuplier américain tremblaient dans les bois, les arbres des forêts commençaient à se revêtir de leur parure ; le chêne tardif poussait même ses premiers boutons, et le martin-pêcheur épiait sa proie sur les bords du lac.

Ce lac était renommé par l’abondance et la qualité des poissons qu’il nourrissait. À peine la glace avait-elle disparu, que des barques s’y étaient montrées, portant des pêcheurs armés de lignes qui offraient un appât séducteur aux habitants de ses ondes. Mais la pêche à l’hameçon était un moyen trop lent pour l’impatience de Richard Jones, et comme la saison venait d’arriver où la pêche à la seine était permise, d’après les dispositions de la loi que le juge Temple avait sollicitée lui-même, il annonça son intention de se donner ce divertissement la nuit suivante.

— Et vous y assisterez, cousine Bess, ajouta-t-il, et vous aussi, miss Grant, et je vous ferai voir, monsieur Edwards, ce que c’est que pêcher ; car ce n’est pas pêcher que de passer des heures entières, comme le cousin ’Duke, à se griller sous un soleil ardent, ou à se morfondre devant un trou fait à la glace pour prendre une malheureuse truite saumonée, et souvent même pour ne rien prendre, après toute cette mortification de la chair. Non, non, parlez-moi d’une bonne seine de cinquante à soixante toises de longueur ; donnez-moi de bons rameurs pour conduire la barque, placez-moi Benjamin au gouvernail, et vous me verrez tirer les poissons de l’eau par milliers. Or, voilà ce que j’appelle pêcher.

— Vous ne connaissez pas le plaisir de la pêche à la ligne, Dickon, répondit Marmaduke, ou vous ménageriez davantage le poisson. Je vous ai vu, après avoir pêché à la seine, en laisser sur les bords du lac de quoi nourrir une demi-douzaine de familles affamées, pendant huit jours.

— Et croyez-vous que personne ne les ait ramassés ? répliqua le shérif. Mais je ne veux pas entrer en discussion avec vous sur ce sujet ; je dis seulement que je pêcherai cette nuit à la seine, et j’invite toute la compagnie à y assister pour qu’elle décide entre vous et moi.

Pendant le reste de la journée, Richard fut occupé exclusivement de ses préparatifs pour cette occasion importante ; et, dès que le soleil eut quitté l’horizon, il monta sur une barque avec les pêcheurs qu’il avait choisis, pour se rendre sur une pointe située sur la rive occidentale du lac. La promenade ne pouvait qu’être agréable, car la soirée était douce et belle, le terrain sec et ferme, et Marmaduke se mit en marche avec sa fille, miss Grant et Edwards, pour aller joindre les pêcheurs en côtoyant les bords du lac.

— Il est temps de partir, leur dit-il, car nous avons un bon mille de distance, la lune sera couchée avant que nous y arrivions, et il faut que nous y soyons à temps pour voir la pêche miraculeuse de Richard.

— Voyez, dit Edwards, ils cherchent déjà à allumer leur feu. Ne l’avez-vous pas vu briller un instant et disparaître, comme la clarté que nous donne une mouche-à-feu[1] ?

— Le voilà qui brille comme un feu de joie, s’écria Élisabeth ; je gagerais que c’est l’impatient Richard qui a allumé cette flamme. Mais la voilà déjà qui devient moins vive. C’est un emblème de la plupart de ses projets.

— Vous avez bien deviné, ma fille, dit Marmaduke ; à la lueur du feu, j’ai vu Richard y jeter une brassée de broussailles, elle s’est consumée en un instant, mais elle va donner au feu une activité plus durable. Le voyez-vous maintenant briller de nouveau ? voyez comme il jette un beau cercle de lumière sur la surface de l’eau !

La vue du feu fit doubler le pas aux piétons, car les deux jeunes amies elles-mêmes désiraient arriver à temps pour voir tirer le filet. La lune s’était cachée derrière un bois de pins situés à l’ouest ; quelques légers nuages couvraient d’un voile la plupart des étoiles, et l’on n’avait d’autre clarté que celle qui était produite par le bûcher composé de broussailles, de branches et de racines, qui avait été préparé pendant la journée par ordre de Richard.

Ils arrivèrent enfin à peu de distance du lieu du rendez-vous, et Marmaduke fit faire une halte à quelques pas, pour écouter la conversation des pêcheurs. Ils étaient assis par terre, autour du feu, à l’exception de Richard et de Benjamin. Le shérif s’était emparé d’une grosse souche faisant partie de celles qu’on avait apportées pour former le bûcher ; et le majordome, debout, les bras croisés contre le feu, était tantôt éclairé par un torrent de lumière, tantôt enveloppé dans un tourbillon d’épaisse fumée.

— Vous pouvez regarder comme une affaire sérieuse, monsieur Jones, disait Benjamin, de pêcher dans un lac un poisson de quinze à vingt livres, mais c’est une pauvre chose, après tout, pour un homme qui a halé à bord des requins.

— Il me semble, répondit Richard, que lorsqu’on prend, d’un coup de filet, un millier de perches de l’Otsego, sans compter les brochets, les carpes, les tanches et autres poissons, ce n’est pas une trop mauvaise pêche. On peut trouver quelque plaisir à harponner un requin, mais une fois qu’il est pris, à quoi est-il bon ? Or, de tous les poissons que je viens de vous nommer, il n’y en a pas un qui ne soit digne de la bouche d’un roi.

— Fort bien, monsieur Jones ; mais écoutez la philosophie de la chose. Serait-il raisonnable de s’attendre à trouver dans ce petit étang, où il y a à peine assez d’eau pour noyer un homme des poissons tels que ceux qui vivent dans le profond Océan, où tout le monde sait…, c’est-à-dire quiconque a été marin, qu’on voit des baleines aussi grandes que le plus grand de tous ces pins ?

— Doucement, Benjamin, doucement ; songez-vous qu’il y a quelques-uns de ces pins qui ont deux cents pieds de hauteur et même davantage ?

— Deux cents, deux mille, qu’importe ? n’y ai-je pas été ? ne l’ai-je pas vu ? je vous ai dit qu’il y en a d’aussi grandes que le plus grand de ces pins, et je ne m’en dédirai pas.

Pendant ce dialogue, qui était évidemment la suite d’une plus longue discussion, on voyait Billy Kirby, nonchalamment étendu devant le feu, et qui se servait d’un éclat de bois en guise de cure-dent, secouer de temps en temps la tête d’un air d’incrédulité en écoutant les merveilles racontées par Benjamin. Mais en ce moment il paraît qu’il jugea à propos de faire connaître ce qu’il en pensait.

— J’ai dans l’idée, dit-il, qu’il y a dans ce lac assez d’eau pour la plus grosse baleine qu’on ait jamais inventée. Quant aux pins, je crois que je dois m’y connaître, car j’en ai abattu plus d’un qui avait, entre souche et cime, soixante fois la longueur du manche de ma hache ; en bien ! Ben-la-Pompe, je vous dirai que si le vieux pin qui est sur le haut de la montagne de la Vision, et vous pouvez le voir d’ici, car la lune donne encore sur ses dernières branches, je vous dirai que s’il était planté dans l’endroit le plus profond du lac, il y aurait encore assez d’eau pour que le plus grand vaisseau qui ait jamais été construit pût voguer par-dessus, sans toucher à ses branches ; et je le crois comme je vous le dis.

— Avez-vous jamais vu un vaisseau, Kirby ? avez-vous jamais vu un vaisseau ? Avez-vous jamais vu autre chose que des barques d’écorce ou de planches flottant sur cette goutte d’eau douce ?

— Oui, j’en ai vu ; je puis le dire sans mentir.

— Mais avez-vous jamais vu un vaisseau de ligne, un vaisseau de ligne anglais ? Où avez-vous vu un vaisseau régulièrement construit, ayant étambord et éperon ; gabords et contre-hiloires ; passe-avant, écoutilles et gouttières ; gaillard d’arrière et gaillard d’avant ? Dites-moi où vous avez vu de pareils vaisseaux à trois mâts et à trois ponts ?

Cette question produisit beaucoup d’effet sur tous ceux qui l’entendirent. Richard lui-même dit souvent par la suite que c’était bien dommage que Benjamin ne sût pas lire, parce que s’il l’avait su, il aurait été un excellent officier de marine, et qu’il n’était pas étonnant que les Anglais vainquissent si souvent les Français sur mer, puisque tous les marins anglais, jusqu’au dernier, connaissaient si bien toutes les parties d’un vaisseau. Billy Kirby fut le seul qui ne s’en laissa pas imposer par cet étalage d’érudition. Il était intrépide, n’aimait pas les étrangers ; et se levant brusquement, il se plaça en face de Benjamin, les bras croisés sur sa poitrine, et n’hésita pas à lui répondre, à la grande surprise des autres auditeurs :

— Où j’en ai vu ? dit-il ; j’en ai vu sur la rivière North et sur le lac Champlain. J’y ai vu des sloops qui donneraient du fil à retordre aux plus fameux vaisseaux du roi George. J’en ai vu qui avaient des mâts de quatre-vingt-dix pieds de hauteur, et j’ai abattu plus d’un pin qui a servi à en faire. Je voudrais être capitaine d’un de ces navires, et vous trouver à bord d’un de vos vaisseaux de ligne d’Angleterre, je vous ferais voir de quel bois est fait un Yankie, et si le cuir d’un Vermontois n’est pas aussi épais que celui d’un Anglais.

— Il faut avancer, dit Marmaduke, ou la querelle deviendra sérieuse. Benjamin est un rodomont entêté qui ne cède jamais à personne, et Billy Kirby est un enfant des forêts qui croit qu’un Américain vaut six Anglais. Ne laissons pas Dickon dans la nécessité d’interposer son autorité comme shérif.

L’apparition du juge Temple et de sa compagnie produisit sinon une pacification, du moins une cessation d’hostilités. Obéissant aux ordres de M. Jones, les pêcheurs se disposèrent à entrer dans la barque qu’on avait placée à quelque distance, avec le filet tout arrangé sur une petite plate-forme ajustée sur la poupe. Richard fit quelques reproches aux nouveau-venus sur leur lenteur ; mais enfin toutes les passions se turent et furent remplacées par un calme aussi tranquille que celui qui régnait sur les belles eaux qu’on allait dépouiller d’une partie de leurs trésors.

La nuit était devenue si sombre que les objets que ne pouvait atteindre la lumière produite par le feu allumé sur la rive étaient alors non seulement indistincts, mais invisibles. Jusqu’à une certaine distance, on voyait briller les eaux du lac dont la surface réfléchissait, comme en tremblant, la lueur rougeâtre de la flamme ; mais à environ cent pieds du rivage, une barrière impénétrable de ténèbres arrêtait la vue. À peine deux ou trois étoiles se montraient-elles entre deux nuages ; et les lumières qu’on apercevait dans le village semblaient à une distance incommensurable. De temps en temps, lorsque l’éclat du feu diminuait, ou que l’horizon s’éclaircissait, on voyait les montagnes se dessiner de l’autre côté du lac, mais alors leur ombre tombait sur le sein des eaux et y redoublait l’obscurité.

Benjamin était invariablement chargé de gouverner la barque de Richard et de jeter le filet, toutes les fois que le shérif ne jugeait pas à propos de présider lui-même à la pêche, et en cette occasion le soin des rames avait été confié à Billy Kirby, et à un jeune homme d’une vigueur reconnue, quoique non comparable à celle du bûcheron. Les autres pêcheurs devaient se tenir près des cordes pour tirer le filet sur le rivage. Les arrangements du départ furent bientôt faits, et Richard, comme l’aurait dit Benjamin, donna le signal pour pousser au large.

Élisabeth suivit des yeux pendant quelques instants la marche de la barque, qui s’éloignait du rivage, en laissant filer une des cordes du filet ; mais bientôt elle disparut dans les ténèbres, et l’oreille seule pût juger de ses opérations. Pendant toutes ces manœuvres, on affecta le plus grand silence, afin de ne pas effrayer les poissons, qui, disait Richard, n’approcheraient pas vers la lumière s’ils entendaient le moindre bruit.

La voix rauque de Benjamin était la seule qui se fît entendre au milieu des ténèbres, tandis qu’il criait d’un ton d’autorité : — Appuyez sur la rame de bâbord, ferme sur la rame de tribord ; allez d’ensemble ! — et qu’il donnait tous les ordres qu’il jugeait nécessaires pour jeter convenablement son filet. Ces dispositions préliminaires prirent quelque temps ; car Benjamin, qui se piquait d’être habile pêcheur, ne voulait pas risquer sa réputation, et il savait que le succès de la pêche dépend, en grande partie, de la manière dont le filet est jeté.

Le bruit que fit le filet, en tombant dans l’eau, annonça la fin de l’opération, et à l’instant même Richard, saisissant un tison embrasé, courut se placer sur la gauche du foyer à une distance égale de celle du point d’où la barque était partie sur la droite, de sorte que le feu en formait le centre. On entendit alors Benjamin s’écrier : — Droit sur M. Jones ! force de rames, et nous verrons quels goujons il y a dans cet étang.

On entendit alors le bruit des rames, et celui de la seconde corde qu’on lâchait en avançant ; bientôt la barque reparut dans le cercle de lumière, et un moment après elle aborda au rivage. Plusieurs mains s’étendirent pour recevoir la corde attachée au filet de ce côté ; et d’autres pêcheurs saisissant également celle qui était restée au point du départ, on commença à tirer de part et d’autre, Richard se tenant au centre, et donnant ses ordres à droite et à gauche, suivant que l’occasion l’exigeait, pour régulariser le travail. Marmaduke et sa compagnie étaient placés près de lui, de manière à pouvoir jouir de l’ensemble des opérations, qui approchaient lentement de leur fin.

Tout en tirant le filet, on commençait à faire des conjectures sur le résultat de la pêche, les uns disant que le filet était aussi léger qu’une plume, les autres prétendant qu’il était aussi lourd qu’une demi-douzaine de troncs de pins. Comme les cordes avaient plusieurs centaines de pieds de longueur, le shérif n’attacha pas d’abord grande importance à cette différence d’opinion ; mais ensuite, voulant en juger par lui-même, il alla plus d’une fois d’une corde à l’autre, et les tira de ses propres mains, pour voir quelle résistance il éprouverait.

— Comment ! Benjamin, s’écria-t-il, la première fois qu’il fit cette épreuve, vous avez mal jeté le filet ! mon petit doigt suffirait pour tirer la corde.

— Croyez-vous donc tirer une baleine, monsieur Jones ? répondit le majordome. Je vous dis que le filet a été bien jeté, et si la pêche n’est pas bonne, il faut que le lac soit peuplé de diables au lieu de poissons.

Mais Richard reconnut bientôt sa méprise en voyant, à quelques pas devant, Billy Kirby qui tirait la corde avec une telle vigueur, qu’il ne laissait rien à faire à ceux qui étaient placés derrière lui.

Quelques moments après, Élisabeth vit le bout des deux bâtons de la seine sortir du sein des ténèbres. Cette vue fit faire de nouveaux efforts aux pêcheurs, et bientôt ceux qui tiraient les deux cordes se rapprochèrent insensiblement du point central pour fermer ainsi le filet et en faire une espèce de sac.

— Courage, camarades ! s’écria Richard, courage ! il ne faut plus que tirer le filet à terre, et tout ce qu’il contient est à nous.

— Ho hé ! oh ! ho hé ! cria Benjamin en tirant une des cordes.

— Ho hé ! oh ! ho hé ! répéta Billy Kirby en tirant l’autre.

Le filet étant alors près du rivage, on entendit dans l’eau une agitation qui annonçait les efforts que faisaient les prisonniers pour regagner leur liberté.

— Tirez ! tirez ferme ! s’écria Richard ; les coquins voudraient nous échapper, mais il faut qu’ils nous paient de nos peines.

Le filet commençait à paraître à la surface de l’eau, et par la quantité de poissons qui étaient pris dans les mailles, on pouvait juger de celle qu’il devait contenir.

— Tirez donc à l’autre corde ! s’écria Kirby qui déployait à lui seul plus de vigueur que quatre de ses camarades ; Je suis sûr que nous avons là dedans un millier de perches.

Et en parlant ainsi, oubliant, dans l’enthousiasme du moment, le froid de la saison, il se jeta dans le lac dont l’eau lui venait au-dessus de la ceinture, et fit des efforts surnaturels pour aider à en tirer le pesant filet. Les deux jeunes amies étaient les seules personnes de la compagnie qui fussent alors dans l’inaction, car Edwards et Marmaduke lui-même, voyant les difficultés qu’opposait la pesanteur du filet, avaient mis la main aux cordes comme les autres.

Enfin, et après bien des efforts, le filet fut traîné sur le sable, et les victimes nombreuses qu’il contenait furent déposées sur un élément qui devait amener promptement la fin de leur existence.

Chacun était dans la joie ; Élisabeth et Louise elles-mêmes éprouvèrent un mouvement de plaisir en voyant deux mille captifs tirés ainsi du fond du lac, et déposés à leurs pieds comme autant de prisonniers. Mais Marmaduke, quand le premier moment du triomphe fut passé, ramassa une perche du poids d’environ deux livres, la regarda quelques instants en ayant l’air de faire des réflexions mélancoliques, et la rejetant ensuite, il se retourna vers sa fille.

— C’est prodiguer d’une manière insensée les bienfaits de la Providence, dit-il. Ces poissons que vous voyez amoncelés en si grande quantité, Bess, et qui seront servis demain sur les tables les plus pauvres de Templeton, seraient un mets recherché sur celles des rois et des épicuriens. Il n’y a pas dans l’univers entier de meilleur poisson que les perches[2] de l’Otsego. Elles réunissent la saveur[3] de l’alose[4] à la fermeté du saumon.

— Mais, mon père, dit Élisabeth, n’est-ce pas un grand bonheur que le pauvre puisse jouir des faveurs de la Providence ?

— Le pauvre est toujours prodigue quand il est dans l’abondance, répondit M. Temple, et il est bien rare qu’il songe au lendemain. Mais s’il existe quelque créature qu’il soit permis de détruire en si grande quantité à la fois, il faut convenir que c’est la perche. Pendant l’hiver, la glace la protège contre les attaques de l’homme, car jamais elle ne mord à l’hameçon, et jamais on ne la voit pendant les mois de chaleur. On présume qu’elle se retire alors dans les profondeurs du lac où l’eau est toujours plus fraîche. Ce n’est que pendant le printemps et l’automne, et seulement pendant quelques jours de ces deux saisons, qu’elle se montre dans des endroits où il est possible de la prendre à la seine. Mais, comme les autres trésors de la nature, elle commence déjà à disparaître, grâce à l’extravagante profusion de l’homme.

— Disparaître ! cousin ’Duke, s’écria le shérif ; vous appelez cela disparaître, quand vous en avez vu plus d’un millier à vos pieds, sans compter je ne sais combien de centaines d’autres poissons ? mais c’est votre manière accoutumée. D’abord c’étaient les arbres, ensuite ce furent les daims, après cela le sucre d’érable, et aujourd’hui ce sont les poissons. Un jour, vous parlez de canaux dans un pays où l’on trouve un lac ou une rivière à chaque demi-mille, uniquement parce que l’eau ne coule pas précisément du côté que vous le voudriez ; un autre, vous rêvez de mines de charbon, quand un homme qui a de bons yeux, des yeux comme les miens, voit ici plus de bois qu’il n’en faudrait pour en fournir pendant cinquante ans à la ville de Londres. Cela n’est-il pas vrai, Benjamin ?

— À l’égard de Londres, squire, répondit le majordome, ce n’est pas une petite ville, et si l’on pouvait en transporter ici les maisons, et les mettre à la suite les unes des autres, je crois qu’elles pourraient faire le tour de ce lac. Et cependant, j’ose dire que la forêt que nous avons en face pourrait lui fournir du bois bien longtemps, attendu que les habitants de Londres brûlent principalement du charbon.

— Puisque nous voilà encore sur le charbon, cousin ’Duke, dit Richard, cela me rappelle que j’ai à vous parler d’une affaire très-importante ; mais ce sera pour demain matin. Je sais que vous avez dessein de faire une excursion dans la partie occidentale de votre patente ; je vous accompagnerai, et je vous conduirai dans un endroit où une partie de vos projets pourra se réaliser. Je ne vous en dirai pas davantage en ce moment, car il y a des oreilles ouvertes autour de nous ; vous saurez seulement que c’est un secret qui m’a été révélé ce soir, et qui est de plus d’importance pour votre fortune que tous vos domaines réunis.

Marmaduke ne fit que rire de cette nouvelle importante, car ce n’était pas la première fois qu’il entendait Richard Jones se livrer à des rêves que le dernier rayon du jour faisait évanouir ; et le shérif, le regardant avec un air de dignité, comme s’il eût en pitié de son peu de foi, ne chercha pas à le convaincre, mais, appelant Benjamin, il ne songea plus qu’à l’affaire qui l’occupait en ce moment.

D’après l’ordre de Richard, Benjamin et une partie des pêcheurs préparèrent le filet pour le jeter une seconde fois, et les autres divisèrent les différentes espèces de poissons, pour qu’il fût plus facile d’en faire ensuite la distribution d’usage.



  1. Fulgore lanternière (fulgora lanternaria). C’est un insecte plus abondant en Amérique qu’en Europe, où nous avons cependant aussi la fulgora europœa.
  2. La perche de l’Otsego est cette variété de persèque que les Anglais appellent bass. Nous ne saurions inventer un terme pour un poisson dont il n’existe que l’équivalent dans les eaux d’Europe.
  3. Peut-être le mot saveur ne rend-il qu’imparfaitement the richness de l’alose américaine. Rich, en gastronomie anglaise, est un adjectif qui exprime des jus exquis dans les mets, etc.
  4. De tous les poissons que l’auteur ait jamais goûtés, il pense que celui dont il est fait mention ici est le meilleur.