Les Pittoresques (Eekhoud)/Johnny

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Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 32-38).


JOHNNY

 
Un jour allait, trottant dans la brume et la boue,
Bousculé par la foule, effleuré par la roue
Des chariots et des cabs, à l’heure où la Cité
Gronde comme un volcan en pleine activité, —
Un enfant de dix ans dont le charmant visage
À l’album de Prudhon aurait joint une page ;
Dont les haillons troués, mieux que des oripeaux,
Par leur pli fantaisiste auraient tenté Carpeaux.
Ce n’était qu’un gamin, un voyou, un rough même
Pour nous, les raffinés ; une énigme, un problème,
Un de ces moineaux francs, êtres sans feu ni lieu,
Glanant la miette avare à la table de Dieu.
Il avait de grands yeux expressifs, d’un brun sombre,

D’où le regard jaillit comme un éclair de l’ombre ;
La lèvre aux plis rieurs et le nez effronté,
L’air nerveux de l’enfant qui pousse en liberté.
Le hâle dans son cou mettait des reflets d’ambre.
Les vents et les frimas, les neiges de décembre,
Ces nuits où le corbeau grelotte en croassant,
N’avaient point moissonné ce pauvre être innocent.
Et les propos fangeux des adeptes du crime
— La misère a là-bas le mal pour synonyme,
Le refuge est souvent le seuil de la prison —
L’endormaient sans ternir son cœur à leur poison.

Il vous aurait semblé que cet enfant de Londres,
Sur qui l’horreur du nord chaque hiver venait fondre,
Ce paria dormant sous les arches des ponts
Et n’ayant pour planchers, pour murs et pour plafonds
Que les pavés gluants, la dalle humide et grise,
Un banc que balayait le flot de la Tamise,
Venait, comme Mignon, de ces bords plus cléments,
Du pays de l’azur, des fleurs et des amants,
Où les riches s’en vont avec les hirondelles
(Que n’ai-je l’or comme eux ou les ailes comme elles !),
Tant ses cheveux crépus étaient noirs et soyeux,
Tant son timbre de voix était mélodieux.


Donc il marchait gaîment, se glissait dans la foule,
Suivait le tourbillon, roulait avec la houle,
Ouvrait à chaque pas ses grands yeux étonnés,
Riait de tel passant possesseur d’un gros nez,
D’un cocher maladroit dont le cheval s’emballe,
D’un monsieur rouge et gros, d’une miss sèche et pâle.
Le gamin est flâneur.
Le gamin est flâneurIl se mêle aux badauds.

Pour un chien qu’on écrase, il grimpe sur le dos
Du premier portefaix n’ayant point de main libre.
Celui-ci fait en vain des efforts d’équilibre,
Sous le poids qui s’ajoute à celui qu’il portait.
Il vocifère, il jure… Et le gamin se tait.
Il voulait voir, il voit. Il domine la scène.
C’est en vain comme un fou que l’homme se démène,
Saint Christophe aurait eu plus facile, je crois,
De se débarrasser du Christ et de sa croix.

Le chien est mort. Voilà que le groupe s’éloigne.

Mais qu’est-ce ? Tout à coup l’enfant sent une poigne
Qui le prend au collet.
Qui le prend au colletAttiré par les cris

Du portefaix geignant, un constable a surpris
Le gamin curieux sur son observatoire.
Demmit ! le polisson ! — La main velue et noire
Rejette lourdement l’enfant sur le pavé.

Pour les badauds encore un lièvre de levé !
 
En un clin d’œil aussi se presse la cohue
Des carrefours voisins, instinctive accourue.
Détaillants, ouvriers, colporteurs et bourgeois,
Ménagères, portiers, débouchent à la fois,
S’arrêtent sans rien voir, mais restent tout de même,
Écarquillant les jeux, bouche béante. Extrême
Jouissance pour eux d’être au drame présents :
Il paraît qu’on arrête un voleur de dix ans.

Mais, pressé d’en finir, l’homme de la police,
De l’air d’un loup-cervier qui rendrait la justice,
Secoua le petit en lui criant : « Ton nom ? »
Et tous les assistants de répéter : « Ton nom ?
— John ! répondit l’enfant, Johnny ! » fit-il entendre
D’une voix suppliante. Il ne pouvait comprendre
Ce que cet homme noir et correct lui voulait.
Pour la première fois Londres lui parut laid.


Dans l’air qui l’entourait il flairait la menace.
L’instinct lui révélait que cette populace
Ne demandait pas mieux que de le voir souffrir.
Les poings leur démangeant de frapper, de meurtrir,
Des gaillards vigoureux, gens de la pire espèce,
Se bousculaient poussant des « Hélas ! » et des « Qu’est-ce ? »
Prenaient l’air indigné d’honnêtes citoyens
Tenant en leur pouvoir le dernier des vauriens.
En lâches, en sournois, ils pinçaient le pauvre être,
Lui tiraient les cheveux, prétendaient le connaître,
L’accusaient de forfaits qu’eux seuls auraient commis.
En un instant l’enfant avait mille ennemis
S’acharnant après lui, agressifs ou farouches.
Pas un mot de pitié ne sortait de leurs bouches.
Les femmes soupiraient, mais auraient regretté
De voir le prisonnier remis en liberté.

Lorsque sous l’échafaud le spectateur avide
Guette le couperet, le cœur lui bat. Livide,
Il veut fermer les yeux. Mais il était trop tard :
Il a pu, malgré lui, repaître son regard
De ce tronc pantelant, de cette tête folle
Faisant des bonds affreux lorsque l’âme s’envole ;
Il a pu voir le sang par gerbes projeté


Sur la place en sifflant. Et cette volupté
Que les Romains goûtaient en exposant aux bêtes
Des Chrétiens résignés ou de braves athlètes,
Volupté d’Espagnol devant le torero
Retombant éventré, volupté de bourreau,
Sans oser l’avouer nous la goûtons encore :
Hypocrite, on jouit de ce que l’on déplore !

Et Johnny, secoué, frappé, se tait toujours,
Pauvre oiseau qu’ont saisi les serres des vautours !
« Ta mère ? a dit l’agent de sa voix rauque. — Et vite,
Car je m’empresserai de lui rendre visite. —
Que fait-elle, ta mère ? Un excellent métier,
Qui consiste sans doute à prendre sans payer ? »

Johnny lève les yeux, car, au delà des nues,
Bien au-dessus des toits et des murailles nues,
Des étages géants par les hommes construits,
Des entrepôts, des docks, Babels d’ombre et de bruits ;
Plus haut que ce ciel gris où montent les fumées
Des forges qu’on dirait par l’enfer allumées,
Une ange tout en blanc, que l’éther pur soutient,
Devrait se trouver là pour dire : « Mère vient ! »


« Est-ce Whitechapel ou quelque autre repaire
D’où j’irai dénicher un jour ton gueux de père ? »
Poursuivait l’orateur.
Poursuivait l’orateurQuel homme ! Quel humour !
Les femmes lui lançaient une œillade d’amour,
Les hommes trépignaient en se poussant du coude
Et riaient aux éclats.
Et riaient aux éclats« Holà, morveux ! Il boude ! »
Grognaient-ils, et leurs mains sur le dos du petit
Applaudissaient l’agent qui montrait tant d’esprit.
« Fort bien ! fait l’homme noir d’un ton plein d’importance,
Johnny, nous te donnons un gîte et la pitance.
Tu me suivras. Un cab ! »
Tu me suivras. Un cab ! Un cocher d’accourir.
Et tous de s’écarter.
Et tous de s’écarter.Johnny, tu peux mourir
Maintenant, car adieu la liberté folâtre.
Notre société, cette avare marâtre,
Te punit d’être né, de courir, de chanter.
Tu ne demandais rien : elle va t’adopter
À sa façon, savoir en te mettant à l’ombre.
Tu prenais trop de place à l’air.
Tu prenais trop de place à l’airLe pauvre encombre.