Les Précieuses ridicules/Édition Louandre, 1910/Notice et Préface

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Les Précieuses ridicules/Édition Louandre, 1910
Les Précieuses ridicules, Texte établi par Charles LouandreCharpentier1 (p. 194-200).


LES PRÉCIEUSES RIDICULES,

COMÉDIE EN UN ACTE.



NOTICE.


On sait que dans les premières années du règne de Louis XIII, une femme aimable et spirituelle, Catherine de Vivonne, épouse du marquis de Rambouillet, ouvrit dans son hôtel, à Paris, un cercle qui fut assidûment fréquenté par les femmes de la noblesse, les gens de cour et les gens de lettres. Ce cercle, semi-mondain, semi-littéraire, qui devait exercer sur la société et le langage du dix-septième siècle une si grande influence, compta successivement ou tour à tour parmi ses hôtes les plus assidus, Voiture, Balzac, Segrais, la Rochefoucauld, Condé, Corneille, Pascal, Bossuet, Cotin et Chapelain, c’est-à-dire des hommes d’esprit, des hommes de génie, de beaux esprits et quelques sots. Par malheur, encouragés par la réserve de ceux qui leur étaient supérieurs, les beaux esprits prirent le haut pas, donnèrent le ton, et exercèrent autour d’eux la dictature du pédantisme. Les femmes, toujours trop promptes à se laisser séduire par l’afféterie, rivalisèrent avec les hommes ; et de ridicule en ridicule, tous, hommes ou femmes, en arrivèrent bientôt à vouloir réformer, en les raffinant, les sentiments et le langage.

« Ils laissoient au vulgaire, dit la Bruyère, l’art de parler d’une manière intelligible. Une chose dite entre eux peu clairement en entraînoit une autre encore plus obscure, sur laquelle on enchérissoit par de vraies énigmes, toujours suivies de longs applaudissements. Par tout ce qu’ils appeloient délicatesse, sentiments, et finesse d’expression, ils étoient enfin parvenus à n’être plus entendus, et à ne s’entendre pas eux-mêmes. Il ne falloit, pour servir à ces entretiens, ni bon sens, ni mémoire, ni la moindre capacité ; il falloit de l’esprit, non pas du meilleur, mais de celui qui est faux, et où l’imagination a trop de part. »

Les femmes qui brillaient dans cette société si bien définie par la Bruyère, et qu’on désigna sous le nom de précieuses, donnèrent le ton à la cour, à la haute société parisienne, et à la province elle-même. Irréprochables sous le rapport des mœurs, les précieuses acquirent une très-grande considération ; elles devinrent les arbitres suprêmes du bon ton et du bon langage ; et l’une des plus célèbres d’entre elles, madame de Rambouillet, reçut du haut de la chaire catholique un solennel hommage. « Souvenez-vous, dit Fléchier, dans l’oraison funèbre de l’abbesse d’Hyères ; souvenez-vous, mes frères, de ces cabinets que l’on regarde encore avec tant de vénération, où l’esprit se purifioit, où la vertu étoit révérée sous le nom de l’incomparable Arthénice (madame de Rambouillet), où se rendoient tant de personnages de qualité et de mérite qui composoient une cour choisie, nombreuse sans confusion, modeste sans contrainte, savante sans orgueil, polie sans affectation. »

Attaquer la sentimentalité romanesque des précieuses, ridiculiser leur afféterie et celle des gens de lettres qui s’étaient faits leurs courtisans, c’était donc, de la part de Molière, non-seulement un acte de haute raison et de bon goût, mais encore un acte de courage, puisqu’il s’en prenait d’une part à des écrivains qui jouissaient d’une grande faveur, et de l’autre à des femmes à qui leur position sociale assurait un grand crédit. Aussi, pour atténuer ce qu’il y avait de téméraire dans sa critique, Molière eut-il soin, dans le titre de sa pièce, d’ajouter au mot précieuses l’épithète ridicules, donnant de la sorte à entendre qu’il faisait deux catégories ; qu’il acceptait, avec le public de son temps, le nom de précieuse, comme honorable pour une femme, lorsqu’il impliquait, suivant la remarque de Geoffroy, l’idée d’une noble fierté, la délicatesse du sentiment, la finesse de l’esprit, et l’instruction : mais qu’il le vouait a l’ironie et aux sarcasmes de la foule, lorsqu’il ne représentait que l’exagération de la pruderie, l’hypocrisie de la délicatesse, et la vanité du bel esprit. Cette habile distinction, qui mettait pour ainsi dire l’auteur à couvert vis-à-vis de la bonne compagnie, n’affaiblissait en rien la portée satirique de la pièce ; car en exagérant chez de simples bourgeoises l’entêtement des prétentions littéraires, les visions romanesques et la fatuité du langage, il frappait à la fois, dans ce qu’ils avaient d’affecté, les hôtels de Bouillon, de Lougueville et de Rambouillet, qui avaient donné le ton, et la bourgeoisie, qui exagérait comme toujours, en les copiant, les ridicules de la haute société.

On peut penser que Molière, en composant cette pièce, n’eut pas seulement en vue de corriger un travers de mœurs, mais aussi de protester contre les tentatives faites de toutes parts autour de lui pour énerver et affadir la langue, sous prétexte de la rendre plus correcte et plus polie. Écrivain de grand style, aux formes simples, aux mots à la fois justes et pittoresques, admirateur de Montaigne et de Rabelais, Molière sentait que la langue primesautière du seizième siècle était menacée dans son originalité et sa verdeur, par cette pruderie philologique qui se détournait sans cesse de la pensée pour se perdre dans les détours sans fin de la métaphore. Esprit positif, il voulait qu’on appelât chaque chose par son nom ; il n’admettait pas dans la même langue deux langages différents, l’un à l’usage des gens d’esprit ou de science, l’autre à l’usage de tout le monde, et comme il pensait toujours en écrivant, il voulait que la phrase fût toujours aussi l’expression exacte de la pensée. On peut donc, en se plaçant à ce point de vue que nous croyons vrai, considérer les Précieuses, non-seulement comme une excellente comédie, mais, qu’on nous passe le mot, comme un excellent cours de grammaire. Entre Molière et les précieuses, la véritable guerre était surtout une guerre philologique. « Somaize, dit M. Aimé Martin, raconte que plusieurs précieuses, s’étant réunies chez Claristène (M. Le Clerc), résolurent de réformer l’orthographe, afin que les femmes pussent écrire aussi correctement que les hommes. Pour exécuter cette entreprise, Roxalie (madame Le Roi) dit qu’il falloit faire en sorte que l’on pût écrire de même que l’on parloit. Il fut donc décidé qu’on diminueroit tous les mots, et qu’on en ôteroit toutes les lettres superflues. — Somaize donne ensuite plusieurs exemples de la nouvelle orthographe, où les mots sont pour la plupart écrits tels qu’on les écrit aujourd’hui, d’après le système de Voltaire. »

Plusieurs commentateurs ont dit que la critique de Molière avait porté à l’affectation et au mauvais goût un coup mortel, et que le langage précieux ne survécut point à la représentation des Précieuses ; c’est là une erreur contre laquelle il importe de protester. Si grandes qu’aient été la verve et l’ironie de notre auteur, elles ne purent triompher complètement du néologisme métaphorique mis à la mode par l’hôtel de Rambouillet. Quelques- unes des phrases inventées par les Arthénice et les Claristène du dix -septième siècle sont restées dans notre vocabulaire ; et, comme preuve, il suffit de citer les expressions suivantes, consignées par Saumaize dans le Dictionnaire des précieuses : cheveux d’un blond hardi ; bureau d’esprit ; humeur communicative ; compréhension dure ; front chargé de nuages; esprit bien meublé ; intelligence épaisse, etc. Voltaire retrouvait encore dans plusieurs de ses contemporains le véritable style de Cathos et de Madelon, et il en notait soigneusement quelques nuances dans ce passage :

« L’un (Toureil), en traitant sérieusement de nos lois, appelle un exploit un compliment timbré. L’autre (Fontenelle), écrivant à une maîtresse en l’air, lui dit : — Votre nom est écrit en grosses lettres sur mon cœur... je veux vous faire peindre en Iroquoise, mangeant une demi-douzaine de cœurs, par amusement. — Un troisième (La Motte), appelle un cadran au soleil un greffier solaire, une grosse rave, un phénomène potager. Ce style a reparu sur le théâtre même où Molière l’avait si bien tourné en ridicule. » Voltaire pouvait ajouter, sans exagération, qu’il s’était aussi toujours maintenu dans notre littérature ; en effet, en suivant depuis l’origine jusqu’à notre époque, à travers les modes changeantes de notre esprit national, les traditions de l’hôtel de Rambouillet, on voit ces traditions passer de Marivaux à Dorât, de Dorât à Delille, qui par son horreur du mot simple et vrai, n’est souvent qu’un précieux descriptif, et de Delille aux romantiques, dont la plupart n’ont été, à proprement parler, que des précieux werthérisés.

Quelque justes qu’aient été les critiques de Molière, elles ont cependant trouvé, de notre temps même, et parmi des hommes de goût et de talent, de très-ardents contradicteurs.

« M. Rœderer, dans son Histoire de la société polie, a beaucoup insisté, dit M. Génin, sur l’injustice prétendue de Molière, et sur les éminents services rendus au langage par la coterie de madame de Rambouillet. Cette thèse a fait fortune, par un air piquant et paradoxal. Que l’hôtel de Rambouillet ait exercé une grande influence sur la langue française, je ne prétends pas le nier ; mais que cette influence ait été salutaire, c’est ce qui est très-contestable. Pour moi, je suis d’un avis opposé. Ce n’est pas ici le lieu de discuter ce point : je me contenterai de dire en bref que les précieuses ont réformé ce que, les trois quarts du temps, elles ne comprenaient pas ; et qu’à la franche allure, à l’ampleur native de notre langue, elles ont substitué un esprit de circonspection étroite, des habitudes guindées, maniérées, en un mot, une préciosité qui est devenue son caractère essentiel, et dont il est à craindre qu’elle ne puisse jamais se débarrasser. C’est payer bien cher une douzaine de mots dont les précieuses ont enrichi le dictionnaire. Molière en écrivant s’est constamment affranchi de leur joug ; autant en a fait la Fontaine : mais qui oserait aujourd’hui écrire la langue de la Fontaine et de Molière ? Celle de Rabelais ou de Montaigne, il n’en faut point parler : ce sont trésors à jamais fermés nous sommes condamnés à les admirer de loin sans en pouvoir approcher, condamnés à écrire et à parler précieux. Molière, dans son instinct de vieux Gaulois , avait parfaitement senti la portée de cette société polie et de son œuvre. Il l’attaqua dès son premier pas dans la lice ; et lorsque la mort vint le surprendre, elle le trouva encore occupé à combattre les précieuses ou les femmes savantes. » — Nous nous rangeons complètement pour notre part à l’avis de M. Génin, et si nous avons cru devoir insister sur ces détails, c’est non-seulement à cause de l’extrême importance des Précieuses, comme morceau de critique littéraire, mais aussi parce qu’il nous semble que Molière n’a point été suffisamment apprécié, nous ne dirons pas comme le réformateur de la langue, mais comme le défenseur de sa clarté, de sa force, de sa logique et de sa justesse. Et s’il est convenu d’après l’autorité de Boileau, que Malherbes eut le premier la gloire d’enseigner le pouvoir d’un mot mis à sa place, Molière ne doit pas avoir une gloire moins grande pour avoir enseigné le premier le ridicule d’un mot mal placé.

Quelques historiens littéraires, Voltaire entre autres, ont dit que les Précieuses avaient été jouées pour la première fois en province. C’est une erreur ; cet ouvrage, suivant la remarque de Geoffroy, ne pouvait avoir de sel et de succès que dans la capitale, qui était le siège du mal. C’est là en effet qu’il fut donné, le 18 novembre 1659. Le succès fut immense ; tout l’hôtel de Rambouillet assista à la première représentation, et dès le lendemain, les acteurs doublèrent le prix des places, et donnèrent deux représentations par jour. Cette vogue se soutint pendant quatre mois. La pièce fut envoyée au roi, qui se trouvait alors au pied des Pyrénées, et la cour ratifia pleinement le jugement de la ville. Il en fallait beaucoup moins pour exciter la colère et l’envie ; aussi l’auteur fut-il accusé, par les uns, d’avoir tiré le canevas de sa pièce des Mémoires de Guillot Gorju, mémoires qu’il avait achetés, disait-on, de la veuve de ce célèbre joueur de farces ; par les autres, d’avoir tout simplement copié l’abbé de Pure. « Déjà — nous citons M. Bazin — les comédiens italiens avaient représenté sur leur théâtre une pièce écrite en leur langue par l’abbé de Pure, et ayant pour titre les Fausses Précieuses. Que Molière n’ait pas eu besoin de copier l’abbé de Pure, comme ses ennemis le dirent, c’est ce dont nous sommes pleinement certain ; mais toujours est-il que, sur cette partie des mœurs de son temps, la première qu’il ait osé aborder, une autre moquerie avait précédé, avait encouragé la sienne. »

Deux anecdotes relatives à la première représentation des Précieuses, ont été rapportées dans la plupart des éditions de Molière. L’une est relative à un vieillard, qui se serait écrié du milieu du parterre : « Courage, Molière, voilà la bonne comédie ! » — L’autre est relative à Ménage, qui en sortant du théâtre, aurait dit à Chapelain : « Monsieur, nous approuvions, vous et moi, toutes les sottises qui viennent d’être critiquées si finement et avec tant de bon sens ; mais, pour me servir de ce que saint Rémi dit à Clovis, il nous faudra brûler ce que nous avons adoré, et adorer ce que nous avons brûlé. »

L’authenticité de ces deux faits a été révoquée en doute ; et comme ils n’ont en définitive que très-peu d’importance, nous les mentionnons seulement pour mémoire, sans les discuter. Ce qui paraît plus certain, c’est que Molière, éclairé par le grand succès qu’il venait d’obtenir aurait dit : «Je n’ai plus que faire d’étudier Plaute et Térence, ni d’éplucher des fragments de Ménandre. Je n’ai qu’à étudier le monde. » Le secret de la gloire et du génie de ce grand homme était tout entier dans ces derniers mots.


PRÉFACE DE L’AUTEUR


C’est une chose étrange qu’on imprime les gens malgré eux. Je ne vois rien de si injuste, et je pardonnerais toute autre violence plutôt que celle-là.

Ce n’est pas que je veuille faire ici l’auteur modeste, et mépriser, par honneur, ma comédie. J’offenserais mal à propos tout Paris, si je l’accusais d’avoir pu applaudir à une sottise. Comme le public est le juge absolu de ces sortes d’ouvrages, il y aurait de l’impertinence à moi de le démentir ; et, quand j’aurais eu la plus mauvaise opinion du monde de mes Précieuses ridicules avant leur représentation, je dois croire maintenant qu’elles valent quelque chose, puisque tant de gens ensemble en ont dit du bien. Mais, comme une grande partie des grâces qu’on y a trouvées dépendent de l’action et du ton de voix, il m’importait qu’on ne les dépouillât pas de ces ornements ; et je trouvais que le succès qu’elles avaient eu dans la représentation était assez beau pour en demeurer là. J’avais résolu, dis-je, de ne les faire voir qu’à la chandelle, pour ne point donner lieu à quelqu’un de dire le proverbe ; et je ne voulais pas qu’elles sautassent du théâtre de Bourbon dans la galerie du Palais. Cependant je n’ai pu l’éviter, et je suis tombé dans la disgrâce de voir une copie dérobée de ma pièce entre les mains des libraires, accompagnée d’un privilège obtenu par surprise. J’ai eu beau crier : Ô temps ! ô mœurs ! on m’a fait voir une nécessité pour moi d’être imprimé, ou d’avoir un procès ; et le dernier mal est encore pire que le premier. Il faut donc se laisser aller à la destinée, et consentir à une chose qu’on ne laisserait pas de faire sans moi.

Mon Dieu ! l’étrange embarras qu’un livre à mettre au jour, et et qu’un auteur est neuf la première fois qu’on l’imprime ! Encore si l’on m’avoit donné du temps, j’aurois pu mieux songer à moi, et j’aurois pris toutes les précautions que messieurs les auteurs, à présent mes confrères, ont coutume de prendre en semblables occasions. Outre quelque grand seigneur que j’aurois été prendre malgré lui pour protecteur de mon ouvrage, et dont j’aurois tenté la libéralité par une épître dédicatoire bien fleurie, j’aurois tâché de faire une belle et docte préface ; et je ne manque point de livres qui m’auraient fourni tout ce qu’on peut dire de savant sur la tragédie et la comédie, l’étymologie de toutes deux, leur origine, leur définition et le reste.

J’aurois parlé aussi à mes amis, qui, pour la recommandation de ma pièce, ne m’auroient pas refusé, ou des vers français, ou des vers latins. J’en ai même qui m’auroient loué en grec, et l’on n’ignore pas qu’une louange en grec est d’une merveilleuse efficace à la tête d’un livre. Mais on me met au jour sans me donner le loisir de me reconnoître ; et je ne puis même obtenir la liberté de dire deux mots pour justifier mes intentions sur le sujet de cette comédie. J’aurois voulu faire voir qu’elle se tient partout dans les bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes qui méritent d’être bernés[1] ; que ces vicieuses imitations de ce qu’il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie ; et que, par la même raison les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s’offenser du Docteur de la comédie, et du Capitan ; non plus que les juges, les princes et les rois, de voir Trivelin[2], ou quelque autre, sur le théâtre, faire ridiculement le juge, le prince ou le roi : aussi les véritables précieuses auroient tort de se piquer, lorsqu’on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme j’ai dit, on ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de Luyne veut m’aller relier de ce pas : à la bonne heure, puisque Dieu l’a voulu.

  1. Ce passage est d’autant plus adroit que Molière attaquoit une coterie fort puissante. Les deux provinciales méritent d’être bernées, mais elles ont copié d’excellentes choses. Il est clair cependant que ces excellentes choses sont précisément celle que Molière va couvrir de ridicule. (Aimé Martin.)
  2. Le Docteur, le Capitan, et Trivelin, étoient trois personnages ou caractères appartenant à la farce italienne. (Aimé Martin.)