Les Précurseurs (Rolland)/Ave, Cæsar, morituri te salutant

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Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 100-105).

XVI

Ave, Cæsar, morituri te salutant

(Dédié aux spectateurs héroïques et à l’abri)


Dans une scène de son terrible et admirable livre, le Feu, où Henri Barbusse a noté ses souvenirs des tranchées de Picardie, et qu’il a dédié « à la mémoire de ses camarades tombés à côté de lui à Crouy et sur la cote 119 », il représente deux humbles poilus qui viennent en permission à la ville voisine. Ils sortent de l’enfer de boue et de sang, leur chair et leur âme ont subi pendant des mois des tortures sans nom ; ils se retrouvent en présence de bourgeois bien portants, à l’abri, et, naturellement, débordant d’exaltation guerrière. Ces héros en chambre accueillent les rescapés, comme s’ils revenaient de la noce. Ils ne cherchent pas à savoir ce qui se passe là-bas. Ils le leur apprennent : « Ça doit être superbe, une charge, hein ? Toutes ces masses d’hommes qui marchent comme à la fête, qu’on ne peut pas retenir, qui meurent en riant !… » (p. 325). Les poilus n’ont qu’à se taire : « Ils sont (dit l’un d’eux, résigné), au courant mieux que toi des grands machins et de la façon dont se goupille la guerre, et après, quand tu reviendras, si tu reviens, c’est toi qui auras tort au milieu de toute cette foule de blagueurs, avec ta petite vérité… » (p. 133).

Je ne crois pas qu’une fois la guerre finie, quand les soldats reviendront en masse dans leurs foyers, ils se laisseront si facilement donner tort par les fanfarons de l’arrière. Dès à présent, leur parole commence à s’élever, singulièrement âpre et vengeresse ; le livre puissant de Barbusse en est un formidable témoignage.

Voici d’autres témoignages de soldats, moins connus, mais non moins émouvants. Aucun n’est inédit. Je me suis fait une loi de n’user, pendant la guerre, d’aucune confession orale, ou écrite, que j’aie personnellement reçue. Ce que mes amis, connus ou inconnus, me confient, est un dépôt sacré, dont je ne ferai emploi que s’ils me le permettent, et quand les conditions le leur permettront. Les témoignages que je reproduis ici ont été publiés à Paris, sous l’œil d’une censure, cependant rigoureuse pour les rares journaux qui sont restés indépendants. C’est une preuve que ce sont là choses connues, qu’il est inutile ou impossible de voiler.

Je laisse parler ces voix. Toute appréciation est superflue. Elles sonnent assez clair.

De Paul Husson : L’Holocauste (Paris, collection de « Vers et Prose », F. Lacroix, 19, rue de Tournon ; — achevé d’imprimer, 10 janvier 1917.) — C’est le carnet d’un soldat d’Île-de-France, qui « part sans enthousiasme, haïssant la guerre et si peu guerrier. Soldat, il fit ce que chacun fit ».

P. 19 : « Au nom de quel principe moral supérieur ces luttes nous sont-elles imposées ? Pour le triomphe d’une race ? Que reste-t-il de la gloire des soldats d’Alexandre ou de César ? Pour lutter ainsi, il faut croire. Croire que l’on combat pour la cause de Dieu, d’une grande justice, ou aimer la guerre. Nous ne croyons pas ; nous n’aimons ni ne savons faire la guerre. Et pourtant, des hommes se battent et meurent qui ne croient ni à la cause de Dieu, ni à la grande justice, qui n’aiment pas la guerre et qui meurent face à l’ennemi… Beaucoup, inconscients, vont à la mort sans penser, d’autres, avec, au cœur, l’angoisse du sacrifice inutile et la connaissance de la folie des hommes… »

P. 20 : Dans la tranchée : « … C’était des malédictions contre la guerre, tous la haïssaient… D’aucuns disaient : Français ou Allemands, ce sont des gens comme nous, ils souffrent et ils peinent. Ne songent-ils pas à rentrer chez eux aussi ? » — Et ils citaient ce fait : à un homme réformé, parce qu’il avait deux doigts coupés, ils avaient dit, traversant un village : « Vous heureux, vous heureux, pas aller à la guerre… »

P. 21 : « … Je ne suis ni celui qui croit à l’avènement de la Beauté, de la Bonté, de la Justice… Ni celui qui redore les idoles du passé, symboles des forces obscures qu’il convient d’adorer en silence. Je ne suis ni soumis, ni croyant. — J’aime la Pitié, car nous sommes des malheureux, et il fait bon être consolés, même bourreaux et bouchers, si ce n’est du mal dont nous souffrons, c’est du mal que nous avons fait ou que nous ferons : nécessité de faire souffrir ; tuer ; être tué… ».

P. 22 : « Aplati par terre, tandis que les obus sifflant au-dessus de nous passent, je pense : Mourir ! Pourquoi mourir sur ce champ de bataille ?… Mourir pour la civilisation, la liberté des peuples ? Des mots, des mots, des mots. On meurt parce que les hommes sont des bêtes sauvages qui s’entretuent. On meurt pour des ballots de marchandises et des questions d’argent. L’art, la civilisation, la culture latine, germaine ou slave, sont également belles. Il faut tout aimer !… »

P. 59 : « … Nous haïssons, comme Baudelaire, les armes des guerriers… La grande époque, ce fut celle que nous vécûmes avant la guerre. Le claquement des drapeaux, les longs défilés guerriers et les sons du canon et les fanfares ne peuvent nous faire admirer l’assassinat collectif et le servage infâme des peuples… Jeunes hommes aujourd’hui couchés dans le tombeau, on effeuille des fleurs sur vos tombes, on vous proclame immortels. Que vous importent les paroles vaines ! Elles passeront plus vite que vous êtes passés. — Quelques années encore, cependant, et vous n’étiez plus aussi. Mais ces quelques années de vie, ç’aurait été votre univers et votre puissance… »


De André Delemer : Attente (1er article du no 4, mars 1917, de la revue : Vivre, dirigée par André Delemer et Marcel Millet, Paris, 68, boulevard Rochechouart.)

« S’il avait été donné au patriarche d’Iasnaïa Poliana de prolonger une vie déjà si tourmentée,… il eût frémi devant la tragédie des jeunes générations, le vieux Tolstoï ; sa pitié infinie se fût crispée douloureusement devant nos destinées ; nous qui fûmes soudain précipités au cœur de l’énorme guerre, nous qui exaltions notre amour en la vie, nous qui portions comme un talisman infaillible notre espoir dans le futur, qui poussions avec ferveur ce grand cri d’affirmation vitale :

« Vivre… notre jeunesse ! » — Quelle ironie saignante ces deux mots contiennent, et quels horizons ils évoquent soudain !… Tous les bonheurs que nous n’avons pas eus, les joies dont nous avons été frustrés, parce qu’un soir il fallut prendre un fusil ! On écrira dans vingt ans ce que nous avons souffert et à quoi correspond la Passion actuelle, cependant que c’est tous les jours que nous mourons ! Nous avons un amer privilège : celui d’avoir vécu une convulsion ; nous avons été la rançon des erreurs du passé et un gage pour la quiétude du futur. Mission splendide et cruelle à la fois, qui exalte et qui révolte, parce que le spasme présent nous meurtrit et nous sacrifie !… — Aujourd’hui, les paumes déchets pantelants que rejette la fournaise sanglante savent l’amertume des lauriers, et un peu de fierté les défend d’une gloire illusoire et éphémère, ils connaissent à présent les déceptions des attitudes, et ils ont sondé le vide de certains rêves. Le feu a dévoré le décor, dépouillé tout clinquant ; ils se retrouvent face à face avec eux-mêmes, un peu plus conscients peut-être, sûrement plus sincères et plus désabusés, car il y a des plaies cachées à panser et de grandes douleurs à bercer dans l’ombre ! Le temps qui passe leur laisse une amertume dans la bouche… Comme elle sera douloureuse, la transition, et comme elles seront nombreuses les épaves ! Déjà une angoisse nouvelle étreint : c’est celle qui pèsera, au grand retour de ceux qui luttent encore. Ô l’oppressante angoisse devant les ruines et les morts qui encombrent les champs de bataille ! Comme elle déprimera les jeunes volontés et annihilera les beaux courages ! Époque trouble et confuse où les hommes tâtonneront opiniâtrement pour chercher des routes plus sûres et trouver des idoles moins cruelles !…

… « Jeune homme de ma génération, c’est à toi que je pense à l’heure où j’écris ces lignes, à toi que je ne connais pas, sinon que tu te bats encore ou que tu es revenu abîmé de la tranchée ardente… Je t’ai rencontré dans la rue, honteux presque, dissimulant avec peine une infirmité, et j’ai lu dans tes yeux, mon ami, une telle détresse intérieure ! Je sais les minutes crispées que tu as vécues et je sais qu’une telle épreuve endurée en commun finit par donner une même âme… Je sais tes doutes : tes inquiétudes sont miennes. Je sais qu’obsédante cette interrogation te possède : « Après ? » Tu demandes, toi aussi, ce qu’on voit des hauteurs et ce qui va s’annoncer. Je te comprends ; oui, après ?… Vivre ! tu chantes au cœur de chacun. Vivre ! tu es le cri de notre époque cruelle. Je l’ai entendu, cet humble mot prodigieux, si fervent, aux lèvres des blessés qui sentaient si pressante et si lourde l’approche conquérante de la mort ! Je l’ai retrouvé dans la tranchée, bégayé à voix basse comme une prière ! — Jeune homme, notre heure est pathétique : survivant de l’effroyable guerre, il faut que ta vitalité s’affirme et que tu vives. Dépouillé de tous les mensonges, délivré de tout mirage, tu te retrouves seul et nu ; devant toi, la route large et blanche s’étend immense. En route ! les horizons t’appellent. Laisse derrière toi le vieux monde et ses idoles, et marche de l’avant sans te retourner pour écouter les voix attardées du passé ! »

Au nom de ces jeunes gens et de leurs frères sacrifiés dans tous les pays du monde qui s’entretuent, je jette ces cris de douleur à la face des sacrificateurs. Qu’ils la soufflettent de leur sang !


(Revue Mensuelle, Genève, mai 1917.)