Les Précurseurs (Rolland)/Aux écrivains d’Amérique

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Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 52-55).

XI

Aux écrivains d’Amérique



(Lettre à la revue The Seven Arts, New-York, octobre 1916)

Je me réjouis de la fondation d’une jeune revue où l’âme américaine prenne conscience de sa personnalité. Je crois à ses hautes destinées ; et les événements actuels rendent urgent qu’elles se réalisent. Sur le Vieux Continent, la civilisation est menacée. À l’Amérique de soutenir le flambeau vacillant !

Vous avez un grand avantage sur nos nations d’Europe : vous êtes libres de traditions, libres de ces fardeaux de pensée, de sentiments, de manies séculaires, d’idées fixes intellectuelles, artistiques, politiques, qui écrasent le Vieux Monde. L’Europe actuelle sacrifie son avenir à des querelles, des ambitions, des rancunes, dix fois, vingt fois recuites ; et chacun des efforts pour y mettre fin ne fait qu’ajouter quelques mailles de plus au réseau de la fatalité meurtrière qui l’enserre, — fatalité des Atrides, attendant vainement que, comme dans les Euménides, la parole d’un Dieu vienne rompre sa loi sanglante. En art, si nos écrivains doivent leur forme parfaite et la netteté de leur pensée à la solidité de nos traditions classiques, ce n’est pas sans de lourds sacrifices. Trop peu de nos artistes sont ouverts à la vie multiple du monde. L’esprit se parque en un jardin fermé, — peu curieux des grands espaces où coule à flots précipités la rivière qui traversa naguère son enclos et qui, maintenant élargie, arrose toute la terre.

Vous êtes nés sur un sol que n’encombrent ni n’enferment les constructions de l’esprit. Profitez-en. Soyez libres ! Ne vous asservissez pas aux modèles étrangers. Le modèle est en vous. Commencez par vous connaître.

C’est le premier devoir : que les individualités diverses qui composent vos États osent s’affirmer en art, librement, sincèrement, totalement, sans fausse recherche de l’originalité, mais sans souci de ce qu’ont exprimé les autres avant vous, sans peur de l’opinion. Avant tout, oser regarder en soi, jusqu’au fond. Longuement. En silence. Bien voir. Et ce qu’on a vu, oser le dire tel qu’on l’a vu. Ce recueillement en soi, ce n’est pas s’enfermer dans une personnalité égoïste. C’est plonger ses racines dans l’essence de son peuple. Tâchez d’en éprouver les souffrances et les aspirations. Soyez la lumière projetée dans la nuit de ces puissantes masses sociales, qui sont appelées à renouveler le monde. Ces classes populaires, dont l’indifférence artistique vous oppresse parfois, ce sont des muets qui, ne pouvant s’exprimer, s’ignorent. Soyez leur voix ! En vous entendant parler, elles prendront conscience d’elles-mêmes. Vous créerez l’âme de votre peuple, en exprimant la vôtre.

Votre seconde tâche, plus vaste et plus lointaine, sera d’établir entre ces libres individualités un lien fraternel, de construire la rosace de leurs multiples nuances, de tresser la symphonie de ces voix variées. Les États-Unis sont faits des éléments de toutes les nations du monde. Que cette riche formation vous aide à pénétrer l’essence de ces nations et à réaliser l’harmonie de leurs forces intellectuelles ! — Aujourd’hui, sur le Vieux Continent, on assiste au lamentable et ridicule antagonisme de personnalités nationales, voisines et proches parentes, ne différant que par des nuances, comme la France et l’Allemagne, qui se nient mutuellement et veulent s’entredétruire. Disputes de clochers, où l’esprit humain s’acharne à se mutiler. Pour moi, je le dis hautement, non seulement l’idéal intellectuel d’une nation unique m’est trop étroit ; mais celui de l’Occident réconcilié me le serait encore ; mais celui de l’Europe unie me le serait encore. L’heure est venue pour l’homme, — l’homme sain, vraiment vivant, — de marcher délibérément vers l’idéal d’une humanité universelle où les races européennes du Vieux et du Nouveau Mondes mettent en commun le trésor de leur âme avec les vieilles civilisations de l’Asie — de l’Inde et de la Chine — qui ressuscitent. Toutes ces formes magnifiques de l’humanité sont complémentaires les unes des autres. La pensée de l’avenir doit être la synthèse de toutes les grandes pensées de l’Univers. Que cette union féconde soit la mission de l’élite américaine, placée entre les deux Océans qui baignent les deux continents humains, — au centre de la vie du Monde !

En résumé, nous attendons de vous, écrivains et penseurs américains, deux choses : — d’abord, que vous défendiez la liberté, que vous gardiez ses conquêtes et que vous les élargissiez : liberté politique et liberté intellectuelle, renouvellement incessant de la vie par la liberté, ce grand fleuve de l’esprit, toujours en marche.

En second lieu, nous attendons de vous que vous réalisiez, pour le monde, l’harmonie des libertés diverses, l’expression symphonique des individualités associées, des races associées, des civilisations associées, de l’humanité intégrale et libre.

Vous avez de la chance : une jeune vie ruisselante, d’immenses terres libres à découvrir. Vous êtes au début de votre journée. Point de fatigues de la veille. Point de passé qui vous gêne. Derrière vous, seulement, la voix océanique d’un grand précurseur, dont l’œuvre est comme le pressentiment homérique de la vôtre à venir, — votre maître : Walt Whitman. — Surge et Age.


(Revue mensuelle, Genève, février 1917.)